Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 249-256).


CHAPITRE XLII

Profond sommeil


Mon espoir ne fut pas trompé ; je dormis pendant douze heures, non pas toutefois sans faire d’horribles rêves ; je me battis avec les rats, avec les crabes, et mon sommeil fut bien loin de me donner le repos que j’en attendais. J’aurais à cet égard aussi bien fait de ne pas dormir, je ne crois pas que ma fatigue en eût été plus grande ; mais j’eus à mon réveil une satisfaction bien vive, en ne trouvant dans ma cellule aucun des intrus qui avaient rempli mes rêves, et en m’assurant que mes fortifications n’avaient souffert aucune atteinte.

Les jours suivants se passèrent dans la même quiétude ; sous le rapport de mes dangereux voisins, et j’en éprouvai une sorte de bien-être qui ne fut pas sans douceur.

Quand la mer était calme, j’entendais mes rats courir au dehors en créatures affairées, trottiner sur les caisses, grignoter les marchandises et pousser de temps en temps des cris de rage, comme s’ils s’étaient dévorés entre eux. Mais leur voix et leurs pas ne me causaient plus de terreur, depuis que j’avais le certitude qu’ils ne viendraient plus dans ma cabine.

Lorsque par hasard j’étais forcé de déranger mes tampons, j’avais bien soin de les replacer au plus vite, pour que les fines créatures ne pussent pas même se douter qu’une issue avait été libre. Mais s’il me rassurait contre l’invasion étrangère, ce calfeutrage était, d’autre part, une cause de grande souffrance. La chaleur était excessive, et comme pas un souffle d’air ne pénétrait dans ma cellule, j’étais comme dans un four. Nous étions probablement sous l’équateur, tout au moins dans la région des tropiques, et c’est à cela que nous devions notre atmosphère paisible ; car sous cette latitude le vent est bien plus calme que dans la zone tempérée. Une fois cependant nous y éprouvâmes une tempête qui dura vingt-quatre heures ; elle fut suivie comme à l’ordinaire du soulèvement des flots, et je crus encore que nous allions faire naufrage.

Cette fois je n’eus pas le mal de mer ; j’étais habitué au mouvement des vagues, mais je fus horriblement bousculé par le roulis, poussé contre la futaille, rejeté contre le flanc du navire, et meurtri comme si j’avais reçu la bastonnade. Les secousses du bâtiment faisaient jouer les caisses et les barriques ; mes tampons se dérangeaient et finissaient par tomber ; la peur de l’invasion me reprenait aussitôt, et je passais tout mon temps à me relever de mes chutes, pour boucher les crevasses qui se renouvelaient sans cesse.

Mieux valait, après tout, s’occuper à cela que de n’avoir rien à faire ; la nécessité d’entretenir mes remparts m’aida à passer le temps ; et les deux jours que dura la tempête, y compris le soulèvement des flots qui en est la suite, me parurent beaucoup moins longs que les autres. Je souffrais bien davantage quand il me fallait rester oisif, en proie aux tortures que l’isolement et les ténèbres me causaient alors, et qui devenaient si vives que je craignais d’en perdre la raison.

Vingt jours s’étaient écoulés depuis que j’avais établi mon bilan ; je le voyais à la taille qui me servait d’almanach. Sans cette indication, j’aurais pensé qu’ils y avait bien trois mois, pour ne pas dire trois ans, tant les journées m’avaient paru longues.

Pendant ce temps-là, j’avais strictement observé la loi que je m’étais faite à l’égard de ma nourriture. Malgré la faim que j’avais eue, et qui souvent m’aurait permis d’absorber en une fois la part de toute la semaine, je n’avais jamais excédé ma ration. Que d’efforts cette observance rigoureuse m’avait coûtés ! Combien chaque jour il me fallait de courage pour diviser mon biscuit, et pour mettre à part la moitié qui s’attachait à mes doigts, et que réclamait mon estomac ! Mais j’avais triomphé de moi-même, à l’exception du lendemain de la première tempête, où, il vous en souvient, j’avais mangé quatre biscuits en un seul repas ; et je me félicitais d’avoir bravé les exigences d’un appétit dévorant.

Quant à la soif, je n’en avais pas souffert ; ma ration d’eau était suffisante, et plus d’une fois je ne l’avais pas même absorbée complétement.

J’en étais là, quand la provision de biscuits que j’avais faite, se trouva enfin épuisée. « Tant mieux, pensais-je, c’est une preuve que le vaisseau marche, puisqu’il y en avait pour quinze jours, autant de moins à passer dans mon cachot. » Il fallait retourner au magasin, reprendre des biscuits pour une nouvelle quinzaine, et tout d’abord retirer la pièce de drap qui me fortifiait de ce côté.

Chose bizarre ! tandis que je procédais à cette opération, une anxiété singulière s’empara de mon esprit, ma poitrine se serra : c’était le pressentiment d’un grand malheur, ou plutôt l’effroi causé par un bruit que je ne pouvais attribuer qu’à mes odieux voisins. Bien souvent, et même près qui toujours, des bruits semblables avaient résonné autour de ma cabine ; mais aucun ne m’avait fait cette impression, et vous allez le comprendre : les grignotements que j’entendais alors m’arrivaient de la caisse où étaient mes biscuits.

C’est en tremblant que je retirai l’étoffe qui masquait mon garde-manger ; en tremblant de plus en plus que j’étendis les mains pour les plonger dans la boîte.

Miséricorde !… elle était vide !

Pas tout à fait cependant, mes doigts en y fouillant s’étaient posés sur un objet lisse et moelleux qui avait fui tout à coup : c’était un rat ; je retirai ma main prestement. À côté de lui, j’en avais senti un autre, puis un troisième, une tablée tout entière.

Ils s’échappèrent dans toutes les directions ; quelques-uns rebondirent contre ma poitrine, tandis que les autres, se heurtant aux parois de la caisse, poussaient des cris aigus.

Ils furent bientôt dispersés ; mais, hélas ! de toute ma réserve de biscuits, je ne trouvai plus qu’un tas de miettes que les rats étaient en train de faire disparaître lors de mon arrivée.

Cette découverte me foudroya, et je restai quelque temps sans avoir conscience de moi-même.

Les conséquences d’un pareil événement étaient faciles à prévoir : la faim, avec toutes ses horreurs, était en face de moi. Les débris qu’avaient laissés les hideux convives, et qui auraient été dévorés comme le reste, si j’étais venu seulement une heure plus tard, ne suffiraient pas pour me soutenir pendant huit jours ; qu’arriverait-il ensuite ?

Plus d’espoir ! la mort était certaine, et quelle mort !

Terrifié par cette horrible perspective, je ne pris pas même les précautions nécessaires pour empêcher les rats de remonter dans la caisse. J’étais condamné à mourir de faim, j’en avais la certitude, à quoi bon différer l’exécution de l’arrêt ? Autant mourir tout de suite que d’attendre la fin de la semaine. Vivre quelques jours en pensant à un supplice inévitable, était plus affreux que la mort ; et la pensée du suicide me vint de nouveau à l’esprit.

Néanmoins elle ne me troubla qu’un instant ; je me rappelais qu’à l’époque où je l’avais eue pour la première fois, ma position était encore plus affreuse, la mort plus imminente ; que j’y avais cependant échappé comme par miracle ; et je me disais que le salut était encore possible. Je n’en voyais pas le moyen, mais la Providence me l’indiquerait, et en appelant toutes mes forces à mon aide je pourrais peut-être sortir de cette épreuve. Toujours est-il que le souvenir du passé, et les réflexions qui en découlaient, me rendirent un peu d’espoir ; c’était une lueur bien vague, bien faible assurément, mais qui suffit à réveiller mon courage et à me tirer de mon état de prostration. Les rats commençaient à se rapprocher de la caisse pour y continuer leur repas, et la nécessité de leur en défendre l’accès me rendit mon énergie.

Ils n’avaient pas touché à mes fortifications ; c’était par derrière qu’ils avaient pénétré dans le magasin, en passant sur la caisse d’étoffe que je leur avais ouverte. Il était fort heureux qu’ils eussent rencontré la planche que j’avais mise au fond de la boîte pour empêcher mes vivres de tomber, car sans cela je n’aurais pas retrouvé une miette de biscuits ; mais ce n’était qu’une question de temps : dès que les rats savaient que derrière cette planche il y avait à faire bombance, ils n’avaient pas hésité à la ronger pour en venir aux biscuits, et nul doute que ce ne fût avec la connaissance du contenu de la caisse et l’intention d’en profiter, qu’ils avaient mis tant d’ardeur à pénétrer dans ma cellule, d’où ils pouvaient d’un bond s’installer dans la boîte.

Combien je regrettais de n’avoir pas mieux protégé mon magasin ! J’en avais eu la pensée ; mais je ne me figurais pas que ces maudits rongeurs s’y introduiraient par derrière ; et tant qu’ils n’entraient pas dans ma cabine, je croyais n’avoir rien à craindre de leur voracité.

Il était trop tard pour y songer ; comme tous les regrets, les miens étaient inutiles ; et poussé par l’instinct qui vous porte à prolonger votre existence, en dépit des idées de suicide que vous avez pu concevoir, je rangeai sur la tablette qui était dans ma cabine les débris que les rats avaient laissés dans la caisse. Je me calfeutrai de nouveau, et me couchai pour réfléchir à ma situation, que ce nouveau malheur rendait plus sombre que jamais.