Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 244-248).


CHAPITRE XLI

Rêve et réalité


À peine avais-je posé la joue sur mon traversin, que je me trouvai dans la terre des songes ; quand je dis la terre, c’était de la mer que je rêvais. Ainsi qu’à mon premier cauchemar, j’étais au fond de l’Océan, et d’horribles monstres crabiformes se disposaient à me dévorer.

De temps en temps ces crabes fantastiques étaient changés en rats, et je me croyais en pleine réalité ; il me semblait qu’une multitude de ces ignobles créatures se pressait autour de moi dans une attitude belliqueuse ; je n’avais que ma jaquette pour me défendre, et j’en usais pour éloigner l’ennemi, en frappant de tous côtés ; mes coups tombaient comme grêle, et cependant sans atteindre les rats. Ceux-ci, voyant que tous mes efforts ne leur faisaient aucun mal, en devenaient plus hardis ; et l’un d’eux, beaucoup plus gros que les autres, encourageait ses compagnons et commandait l’attaque. Ce n’était pas même un rat, c’était le spectre de celui que j’avais tué, qui excitait ses camarades en leur criant vengeance.

Pendant quelque temps, je réussis à éloigner mes adversaires (je parle toujours de mon rêve) ; mais je sentais mes forces défaillir, et si l’on ne venait pas m’assister, j’allais être vaincu. Je regardai autour de moi, en appelant au secours de toutes mes forces ; mais j’étais seul, personne ne pouvait m’entendre.

Mes assaillants s’aperçurent que mes coups se ralentissaient, qu’ils étaient moins nombreux et moins forts ; et, à un signal donné par le spectre de ma victime, la légion sauta sur ma couverture : j’avais des rats en face de moi, à gauche, à droite, par derrière ; ils me serraient de tous côtés. Je fis un nouvel effort pour me servir de ma jaquette, mais sans aucun avantage ; la place des rats que j’avais repoussés était reprise immédiatement, et par un plus grand nombre, qui surgissaient des ténèbres.

Je laissai retomber mon bras ; toute résistance était vaine. Je sentis les odieuses créatures me ramper sur les jambes et sur le corps ; elles se groupèrent sur moi comme un essaim d’abeilles qui s’attache à une branche ; et leur pesanteur, après m’avoir fait chanceler, m’entraîna lourdement. Toutefois cette chute parut devoir me sauver. Aussitôt que je fus par terre, les rats s’enfuirent, tout effrayés de l’effet qu’ils avaient produit.

Enchanté de ce dénoûment, je fus quelques minutes sans pouvoir me l’expliquer ; mais bientôt mes idées s’éclaircirent, et je vis avec bonheur que toute la scène précédente n’avait été qu’un rêve. Il s’était dissipé sous l’impression de la chute qu’il me semblait avoir faite, et qui m’avait réveillé si à propos.

Cependant ma joie fut de très-courte durée : tout dans mon rêve n’était pas illusion ; des rats s’étaient promenés sur moi ; il y en avait encore dans ma cellule ; je les entendais courir, et avant que je pusse me lever, l’un d’eux me passa sur la figure.

Comment avaient-ils fait pour entrer ? Le mystère de leur apparition était une nouvelle cause de terreur. Avaient-ils repoussé la veste pour s’ouvrir un passage ? Non ; celle-ci était à sa place, telle que je l’y avais mise. Je la retirai pour en frapper autour de moi et chasser l’horrible engeance. À force de cris et de coups, j’y parvins comme la première fois ; mais je restai plus abattu que jamais, car je ne m’expliquais pas comment ils avaient pu entrer dans ma cellule, malgré mes précautions.

Je fus d’abord très-intrigué ; puis je finis par trouver le mot de l’énigme. Ce n’était pas par l’ouverture que fermait l’habit qu’ils avaient pénétré, c’était par une autre dont ils avaient rongé le tampon, sans doute insuffisant.

Ma curiosité pouvait être satisfaite ; mais mes alarmes n’en étaient pas moins grandes ; au contraire, elles n’en devenaient que plus vives. Quelle obstination chez ces rats ! Qu’est-ce qui pouvait les attirer dans ma cabine, où ils ne recevaient que des coups, et où l’un d’eux avait trouvé la mort ? Cela ne pouvait être que l’envie de me dévorer.

J’avais beau me creuser l’esprit, je ne voyais pas d’autre motif à leur entêtement.

Cette conviction réveilla tout mon courage ; je n’avais dormi qu’une heure ; mais il fallait avant tout réparer ma forteresse et augmenter mes moyens de défense. J’enlevai l’un après l’autre tous les morceaux d’étoffe qui bouchaient les fentes, les ouvertures de ma cabine, et je les remis avec plus de solidité ; j’allai même jusqu’à tirer de la caisse, où elles étaient renfermées, deux pièces de drap, pour augmenter l’épaisseur de mes tampons. Il y avait précisément à côté de cette caisse une multitude de crevasses qui me donnèrent beaucoup de peine, et qu’après avoir remplies du mieux possible, je fortifiai d’un rouleau d’étoffe, posé debout et violemment enfoncé dans une encoignure qui se trouvait là : celle qui résultait du vide par où je m’étais introduit dans ma triste cachette. Une fois ma nouvelle redoute érigée, il n’y avait plus moyen, même pour un rat, de pénétrer dans ma cellule ; je pouvais dormir tranquille. Le seul désavantage de ce bastion, était de me masquer la boîte où j’avais mon biscuit, et de m’empêcher d’y arriver facilement. Toutefois je m’en étais aperçu avant la complète érection du fort, et j’avais sorti de la caisse une quantité de biscuits suffisante pour vivre pendant quinze jours. Lorsqu’elle serait épuisée, je dérangerais ma pièce d’étoffe, et avant que les rats aient pu venir, je serais approvisionné pour la quinzaine suivante.

Il s’écoula deux heures avant que j’eusse terminé ces nouvelles dispositions ; car je mettais le plus grand soin à réparer mes murailles ; c’était une affaire sérieuse, non pas un jeu, que de se défendre contre un pareil ennemi.

Lorsque ma clôture fut aussi rassurante que possible, je me disposai à dormir, bien certain cette fois que ce serait pour un long somme.