Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 238-243).


CHAPITRE XL

La rat scandinave ou rat normand


Si la présence d’un seul rat avait suffi pour me priver de repos, jugez un peu de ce que je devais ressentir après avoir acquis la certitude qu’il y avait dans mon voisinage une bande entière de ces rongeurs. Il y en avait beaucoup plus que je n’en avais chassé de ma cellule, car je me rappelais qu’en fermant l’issue par laquelle une partie de la légion était entrée, j’avais distingué bien d’autres cris et bien d’autres grattements. Quel pouvait être leur nombre ? J’avais entendu dire que, dans certains vaisseaux, la quantité de rats qui se réfugient à fond de cale est surprenante. On m’avait dit également que ces rats de navire sont de l’espèce la plus féroce, et que poussés par la faim, ce qui leur arrive souvent, ils n’hésitent pas à se jeter sur des créatures vivantes, et ne redoutent ni les chats ni les chiens.

Ils commettent de grands dégâts parmi les objets de la cargaison, et constituent pour l’armateur un véritable fléau, surtout quand on n’a pas eu soin de bien nettoyer le navire avant d’en faire l’arrimage.

Cette espèce est désignée en Angleterre sous le nom de rat de Norvége, parce qu’elle y a été introduite par les vaisseaux norvégiens. Mais qu’elle soit originaire de la Scandinavie ou d’ailleurs, peu importe, car elle est maintenant répandue sur toute la surface de la terre. Je ne crois pas qu’il y ait un point du globe où un vaisseau quelconque ayant touché, ce rongeur ne s’y rencontre en abondance. S’il est vraiment sorti du Nord, il faut que tous les climats lui soient également favorables, puisqu’il pullule dans les régions les plus chaudes de l’Amérique, où il prospère d’une façon toute spéciale. Dans les Indes occidentales, aussi bien que dans les autres parties du nouveau monde, tous les ports en sont tellement infestés, qu’en certains endroits leur destruction est l’objet d’une lutte constante ; et malgré la prime qui est offerte par les municipalités, malgré le carnage qui s’en fait quotidiennement, ces rats n’existent pas moins par légions innombrables dans les ports d’Amérique, dont les quais en bois paraissent être leur asile ordinaire.

En général cette espèce n’est pas très-grosse ; on y trouve d’énormes individus, mais ce n’est jamais qu’un fait exceptionnel. C’est moins par la taille que par l’audace qu’elle se distingue ; et son appétit féroce joint à sa fécondité, la rend, comme je le disais tout à l’heure, un véritable fléau. Chose remarquable : dès que le rat normand apparaît dans un endroit, il n’en reste plus d’autres au bout de quelques années ; d’où l’on a conclu avec raison qu’il détruit ses congénères[1]. Il ne craint ni les belettes ni les fouines ; s’il est moins fort que ces derniers animaux, il compense cette infériorité par le nombre, qui est chez lui de cent contre un, relativement à celui de ses adversaires. Les chats eux-mêmes en ont peur, et choisissent une victime de meilleure composition ; jusqu’aux chiens qui s’éloignent du rat de Norvége, à moins d’avoir été dressés d’une manière spéciale à son attaque.

Un fait particulier au rat normand est la science innée de ses intérêts, qui l’empêche de se commettre chaque fois qu’il n’est pas sûr d’un avantage. Est-il peu nombreux dans un endroit, ce rapace effronté devient timide ; se croit-il en danger, il se claquemure dans son trou et se tient sur la réserve. Mais dans les pays neufs, où il a ses coudées franches, il pousse la hardiesse jusqu’à braver la présence de l’homme. Sous les tropiques il agit à ciel ouvert, et ne prend pas la peine de se cacher. À la vive clarté de la lune équatoriale, on voit ces rats normands se diriger par cohortes nombreuses vers l’endroit de leurs rapines, sans s’inquiéter des passants. Ils se dérangent un peu à votre approche, et reforment leurs colonies derrière vos talons, avec la même tranquillité que s’ils exerçaient une industrie légale.

J’ignorais tous ces détails à l’époque de ma lutte avec les rats de l’Inca ; mais j’en savais assez pour être fort inquiet de cet odieux voisinage ; et lorsque j’eus renvoyé de ma cabine cette légion de bêtes maudites, je fus très-loin de me sentir l’esprit léger. « Ils reviendront, me disais-je, peut-être en plus grand nombre ; et si le malheur veut qu’ils aient faim, ils seront peut-être assez féroces pour m’attaquer. Je n’ai pas vu tout à l’heure que ma personne les effrayât ; ils montaient sur moi avec une audace qui n’est pas rassurante. » Malgré la violence avec laquelle je les avais éconduits, je les entendais trotter près de ma cellule et crier avec rage. On aurait dit qu’ils se battaient. Que deviendrais-je si dans leur fureur ils allaient m’assaillir ? D’après ce qu’on m’avait raconté, la chose était possible ; je vous laisse à penser quelle était mon impression. L’idée que je pouvais servir de pâture à cette bande vorace me causait une frayeur bien plus grande que celle que j’avais eue d’être noyé au moment de la tempête. Il n’est pas de genre de mort que je n’eusse préféré à celui-là ; rien que d’y songer, mon sang se figeait dans mes veines, et mes cheveux se hérissaient.

Je restai à genoux, dans la position que j’avais prise pour chasser les rats en frappant avec ma jaquette ; et je me demandais vainement ce qu’il me restait à faire. La première chose était de combattre le sommeil, qui aurait été ma perte. Mais comment faire pour rester éveillé ? Je sentais déjà les dents de cette légion infernale pénétrer dans mes chairs ; l’agonie était affreuse, et cependant j’avais de la peine à m’empêcher de dormir.

L’excès de fatigue, l’émotion elle-même, qui épuisait mes forces, m’empêchaient de prolonger la lutte. Mes yeux se fermaient déjà ; et si je m’endormais, ce serait d’un sommeil de plomb. Je pourrais être victime d’un cauchemar qui paralyserait mes membres, et ne me réveiller que lorsqu’il ne serait plus temps.

J’en étais là, souffrant mille tortures de cette effroyable inquiétude, quand une idée bien simple me traversa l’esprit : c’était de replacer ma jaquette à l’entrée du vide par où pénétraient les rats, ce qui fermerait le passage.

Il n’y avait plus à combattre l’ennemi, plus à espérer de le détruire ; j’avais pu y compter lorsque je pensais n’avoir à faire qu’à un ou deux antagonistes ; mais à présent qu’il s’agissait d’une légion il fallait y renoncer. Le meilleur parti à prendre était de visiter ma cabine avec soin, et d’en boucher les fissures qui pourraient permettre à un rat de s’y introduire ; de cette manière je serais à l’abri d’une invasion, et je pourrais céder au sommeil qui m’accablait.

Sans plus tarder, j’enfonçai ma veste dans l’ouverture que laissaient entre elles les deux futailles ; je bouchai les fentes du plancher, en y fourrant mon étoffe de laine ; et tout surpris de n’avoir pas eu plus tôt cette bonne idée, je m’étendis sur ma couche, cette fois avec l’assurance de pouvoir dormir sans crainte.

  1. Le rat normand, qui a détruit en France, comme partout, les races qui ont pu l’y précéder, et qui dévore les individus de sa propre famille, est à son tour exterminé par le rat tartare ou surmulot.—Voir l’Esprit des bêtes, Toussenel, pages 272 et suivantes, t. I, deuxième édition. (Note du traducteur.)