Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 212-216).


CHAPITRE XXXV

Disparition mystérieuse


J’avais déjeuné si copieusement, que je résolus de ne pas dîner ce jour-là ; mais la faim m’empêcha d’accomplir cette bonne résolution. Trois heures ne s’étaient pas écoulées, que je me surpris tâtonnant aux environs de ma caisse, et me trouvai bientôt un biscuit à la main. Toutefois, je m’imposai l’obligation de n’en manger qu’une partie et de garder le reste pour mon souper.

Je fis deux parts de mon biscuit ; j’en mis une de côté, et je mangeai la seconde, que j’arrosai d’un peu d’eau.

Vous trouvez peut-être singulier que je ne prisse pas une goutte d’eau-de-vie, ce qui m’aurait été facile, puisque j’en avais une tonne à ma disposition. Mais elle aurait pu contenir tout aussi bien du vitriol sans que je m’en fusse moins inquiété ; généralement je n’aimais pas les liqueurs ; et celle-ci en particulier m’avait paru si mauvaise, que je n’avais pas envie d’y revenir ; c’était sans doute une pipe de cette eau-de-vie de qualité inférieure que l’on embarque pour les matelots. J’en avais pris une fois ; et non-seulement elle m’avait donné des nausées, mais tellement enflammé la bouche et l’estomac, que j’avais bu deux quartes d’eau sans apaiser ma soif. Cette épreuve m’avait suffi pour me mettre en garde contre les spiritueux, et je n’avais nulle envie de recommencer.

Lorsque vint le soir, ce que m’annoncèrent ma montre et mon envie de dormir, je voulus naturellement souper avant de me mettre au lit.

Ce dernier acte de ma journée consistait à changer de position, et à tirer sur moi deux plis du drap qui me servait de couverture, afin de me préserver du froid.

J’avais été gelé pendant la première semaine, car nous étions partis en hiver, et la découverte de cette bonne grosse étoffe m’avait été fort précieuse ; toutefois au bout de quelque temps, elle me devint moins utile ; l’air de la cale s’atiédissait de jour en jour ; et le lendemain de la tempête j’eus à peine besoin de me couvrir.

Ce brusque changement de température me surprit tout d’abord ; mais avec un peu de réflexion, je me l’expliquai d’une manière satisfaisante. Sans aucun doute, pensai-je, nous nous dirigeons vers le Sud, et nous approchons de la zone torride.

Je ne comprenais pas bien ce que signifiait cette expression ; mais j’avais entendu dire que la zone torride, ou les tropiques, se trouvait au midi de l’Angleterre, et qu’il y faisait plus chaud qu’aux heures les plus brûlantes de nos plus beaux étés. On m’avait dit également que le Pérou était une contrée méridionale ; et pour y arriver il fallait sans aucun doute franchir cette zone ardente.

Cela m’expliquait la chaleur qu’il faisait maintenant dans la cale ; il y avait à peu près une quinzaine que nous étions sortis du port ; en supposant que nous eussions fait deux cents milles par jour, et il n’est pas rare qu’un navire fasse davantage, nous devions être bien loin des côtes de la Grande-Bretagne, et par conséquent avoir changé de climat.

Ce raisonnement, et toutes les pensées qu’il avait fait naître, m’avaient occupé toute la soirée ; j’étais enfin arrivé à la conclusion que je viens de dire, lorsque les aiguilles de ma montre annonçant qu’il était dix heures, je me disposai à souper.

Je tirai d’abord ma ration d’eau pour ne pas manger mon pain sec, et j’étendis la main pour saisir la part de biscuit que j’avais mise de côté. Il y avait parallèlement à la grande poutre qui soutenait la cale, et qui passait au-dessus de ma tête, une sorte de tablette où je plaçais mon couteau, ma tasse et le bâton qui me servait d’almanach. Je connaissais tellement bien cette planchette que je n’avais pas besoin de lumière pour y trouver ce que j’y mettais.

Vous comprenez dès lors quelle dut être ma surprise lorsqu’en étendant la main, je ne trouvai pas le biscuit que j’étais sûr d’avoir gardé.

J’avais ma tasse ; mon couteau était à sa place ; mon calendrier s’y trouvait également, ainsi que les bouts de cuir dont je m’étais servi pour diviser ma jauge ; mais pas vestige du précieux morceau que je conservais pour ma collation du soir.

L’aurais-je mis autre part ? je ne croyais pas. Afin d’en être sûr, j’explorai tous les coins de ma cellule, je secouai l’étoffe qui me servait de matelas, je fouillai dans mes poches, dans mes bottines que je ne portais plus et qui gisaient à côté de mon lit ; je ne laissai pas un pouce de ma cellule sans l’avoir tâté soigneusement ; et je ne trouvai de biscuit nulle part.

C’était moins la valeur de l’objet que l’étrangeté de sa disparition, qui me faisait mettre tant d’activité dans mes recherches. Qu’avait pu devenir ce biscuit ?

Est-ce que je l’avais mangé ? Il y avait des instants où je commençais à le croire. Peut-être, dans un moment de distraction, l’avais-je avalé sans y penser. Dans ce cas-là j’en avais totalement perdu le souvenir ; et la chose ne m’avait pas profité ; car mon estomac n’était pas moins vide que si je n’avais rien mangé depuis le matin.

Je me souvenais parfaitement d’avoir rompu mon biscuit, d’en avoir réservé pour le soir une moitié que j’avais mise entre ma tasse et mon couteau. Il fallait bien que je l’en eusse ôtée, puisqu’elle n’y était plus. Je ne l’avais pas fait tomber par accident, car je ne me rappelais pas avoir fouillé sur la tablette, jusqu’au moment où j’avais voulu prendre l’objet dont la disparition m’avait frappé. En outre, s’il fût tombé de sa place, je l’aurais trouvé en cherchant sur mon tapis. Il n’avait pu rouler sous le tonneau ; car j’avais rempli tous les vides de ce côté-là, en y fourrant des morceaux de drap pour que ma couche fût plus unie.

Toujours est-il que mon biscuit avait disparu, soit par ma faute, soit autrement. Si je l’avais mangé, il était dommage de l’avoir fait avec si peu de réflexion ; car ce moment d’absence m’avait privé de tout le bénéfice du repas.

Je fus longtemps à me demander si je tirerais un autre biscuit de la caisse, ou si je me coucherais sans souper. La faim était vive, la tentation bien forte ; mais la crainte de l’avenir décida la question, et, appelant toute ma fermeté à mon aide, j’avalai mon eau claire, replaçai ma tasse sur la tablette, et m’étendis sur ma couche.