Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 217-223).


CHAPITRE XXXVI

Un odieux intrus


Je fus longtemps sans pouvoir m’endormir, j’étais préoccupé de la disparition mystérieuse de mon biscuit. Je dis mystérieuse, parce que j’étais convaincu de ne l’avoir pas mangé ; il fallait s’expliquer le fait d’une autre manière. Je n’y pouvais rien comprendre ; j’étais seul dans la cale ; personne n’y pénétrait ; qui donc aurait pu toucher à mon biscuit ? Mais j’y pensais maintenant : et le crabe de mon rêve ? peut-être avait-il existé. Je n’étais pas allé au fond de la mer, pas plus que je n’étais mort, je l’avais rêvé, c’était incontestable ; mais ce n’était pas une raison pour que le reste de mon cauchemar fût un mensonge, et le crabe qui avait rampé sur moi, avait pu manger mon souper.

Ce n’était pas sa nourriture habituelle, je le savais bien ; mais à fond de cale, et n’ayant pas de choix, il avait pu se nourrir de biscuit à défaut d’autre chose.

Ces réflexions, et la faim qui me dévorait, me tinrent éveillé pendant longtemps ; je finis toutefois par m’endormir, mais d’un mauvais sommeil, d’où je me réveillais en sursaut toutes les quatre ou cinq minutes.

Dans l’un des intervalles où j’étais éveillé, il me sembla percevoir un bruit qui n’avait rien de commun avec tous ceux que j’entendais ordinairement. La mer était paisible, et ce bruit inaccoutumé, non-seulement résonnait au-dessus du murmure des vagues, mais se distinguait à merveille du tic tac de ma montre, qui n’avait jamais été plus sonore.

C’était un léger grattement, il était facile de s’en rendre compte, et il provenait du coin où gisaient mes bottines ; quelque chose en grignotait le cuir ; était-ce le crabe ?

Cette pensée me réveilla tout à fait ; je me mis sur mon séant ; et l’oreille au guet, je me préparai à tomber sur le voleur ; car j’avais maintenant la certitude que la créature que j’entendais, que ce fût un crabe ou non, était celle qui m’avait pris mon souper.

Le grignotement cessa, puis il revint plus fort ; et certes il partait de mes bottines.

Je me levai tout doucement afin de saisir le coupable, dès que le bruit allait reprendre, car il avait cessé.

Mais j’eus beau retenir mon haleine, y mettre de la patience, rien ne se fit plus entendre. Je passai la main sur mes bottines, elles étaient à leur place ; je cherchai dans le voisinage, tout s’y trouvait comme à l’ordinaire ; je tâtonnai sur mon tapis, je fouillai dans tous les coins : pas le moindre vestige d’un animal quelconque.

Fort intrigué, comme on peut croire, je prêtai l’oreille pendant longtemps ; mais le bruit mystérieux ne se renouvela pas, et je me rendormis pour me réveiller sans cesse, comme j’avais fait d’abord.

On gratta, on grignota de plus belle, et j’écoutai de nouveau. Plus que jamais j’étais certain que le bruit avait lieu dans mes bottines ; mais, au moindre mouvement que j’essayais de faire, le bruit s’arrêtait, et je ne rencontrais que le vide.

« Ah ! m’y voilà, me dis-je à moi-même ; ce n’est pas un crabe ; celui-ci a des allures trop lentes pour m’échapper aussi vite ; cela ne peut être qu’une souris. Il est bizarre que je ne l’aie pas deviné plus tôt ; c’est mon rêve qui m’a fourré le crabe dans la tête ; sans cela j’aurais su tout de suite à quoi m’en tenir, et me serais épargné bien de l’inquiétude. »

Là-dessus je me recouchai, avec l’intention de me rendormir, et de ne plus me préoccuper de mon petit rongeur.

Mais à peine avais-je posé la tête sur le rouleau d’étoffe qui me servait de traversin, que les grignotements redoublèrent ; la souris dévorait mon brodequin, et à l’ardeur qu’elle y mettait, le dommage ne tarderait pas à être sérieux. Bien que mes chaussures me fussent inutiles pour le moment, je ne pouvais pas permettre qu’on les rongeât de la sorte, et me levant tout à coup, je me précipitai sur la bête.

Je n’en touchai pas même la queue, mais je crus entendre que la fine créature s’esquivait en passant derrière la pipe d’eau-de-vie, qui laissait un vide entre sa paroi extérieure et les flancs du vaisseau.

Je tenais mes bottines, et je découvris avec chagrin que presque toute la tige en avait été rongée. Il fallait que la souris eût été bien active pour avoir fait tant de dégât en aussi peu de temps ; car au moment où j’avais cherché mon biscuit, les bottines étaient encore intactes ; et cela ne remontait pas à plus de quatre ou cinq heures. Peut-être plusieurs souris s’en étaient-elles mêlées ; la chose était probable.

Autant pour n’être plus troublé dans mon sommeil que pour préserver mes chaussures d’une entière destruction, j’ôtai ces dernières de l’endroit où elles étaient, et, les plaçant auprès de ma tête, je les couvris d’un pan de l’étoffe sur laquelle j’étais couché ; puis, cette opération faite, je me retournai pour dormir à mon aise.

Cette fois, j’étais plongé dans un profond sommeil, lorsque je fus réveillé par une singulière sensation : il me semblait que de petites pattes me couraient sur les jambes avec rapidité.

Réveillé complétement par cette impression désagréable, je n’en restai pas moins immobile, pour savoir si la chose se renouvellerait.

Je pensais bien que c’était ma souris qui cherchait mes bottines ; et, sans en être plus content, je résolus de la laisser venir jusqu’à portée de mes doigts, sachant bien qu’il était inutile de courir après elle. Mon intention n’était pas même de la tuer ; je voulais seulement lui pincer l’oreille ou la serrer un peu fort, de manière à lui ôter l’envie de venir m’importuner.

Il se passa longtemps sans que rien se fît sentir ; mais à la fin j’espérai que ma patience allait être récompensée : un léger mouvement de la couverture annonçait que l’animal avait repris sa course, et je crus même entendre le frôlement de ses griffettes. La couverture s’ébranla davantage, quelque chose se trouva sur mes chevilles et bientôt sur ma cuisse. Il me sembla que c’était plus lourd qu’une souris ; mais je ne pris pas le temps d’y penser, car c’était le moment, ou jamais, de s’emparer de l’animal. Mes mains s’abattirent, et mes doigts se refermèrent…. quelle méprise, et quelle horreur !

Au lieu d’une petite souris, je rencontrai une bête de la grosseur d’un chaton ; il n’y avait pas à s’y tromper, c’était un énorme rat.