Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 208-211).


CHAPITRE XXXIV

La coupe


Ce n’était qu’un rêve, il était matériellement impossible qu’un crabe me fût monté sur le bras ; j’en avais la certitude, et cependant je ne pouvais m’empêcher de croire que je l’avais bien réellement senti. J’éprouvais encore à ma main, et sur ma poitrine qui était nue, cette sensation particulière que vous produit un animal dont les griffes se traînent sur vous ; et je pensais, en dépit de moi-même, qu’il y avait dans mon rêve quelque chose de réel.

L’impression avait été si vive, qu’en m’éveillant, J’avais étendu les bras, et tâtonné sur ma couverture, pour y saisir le monstre qui avait failli m’étrangler.

Encore tout endormi, j’avais cru que c’était un crabe ; à mesure que j’avais repris mes sens, je m’étais prouvé que la chose n’était pas possible. Et pourquoi cela ? un crabe pouvait très-bien se loger dans la cale d’un vaisseau ; il avait pu être apporté avec le lest, ou par un matelot, comme objet de curiosité ; avoir échappé à celui qui l’avait pris, et s’être réfugié dans les fentes du bois, dans les trous, dans les coins nombreux que présente un navire. Il pouvait trouver sa nourriture dans l’eau qui s’accumule sous la cale ; ou peut-être les crabes ont-ils la faculté de vivre simplement d’air comme les caméléons ?

Toutefois en y réfléchissant je repoussai de nouveau cette idée, que je qualifiai d’absurde ; c’était mon rêve qui me l’avait mise dans la tête ; sans lui je n’aurais jamais songé qu’il y eût des crabes autour de moi, et s’il s’en était trouvé, j’aurais mis la main dessus. Il y avait, il est vrai, dans ma cabine, deux crevasses assez larges pour qu’il pût y passer un crabe de n’importe quelle taille ; mais j’y avais couru tout de suite, et un animal d’une pareille lenteur n’avait pas eu le temps de s’échapper. C’était impossible, il n’y avait pas de bête dans ma cellule, et pourtant quoique chose avait rampé sur moi, j’en étais moralement sûr.

Quant à mon rêve, il n’y avait là rien d’étonnant : c’était la suite des impressions que j’avais ressenties pendant la tempête ; et plus j’y pensais, plus je le trouvais naturel.

En consultant ma montre, je m’aperçus qu’au lieu de dormir huit heures, comme je le faisais d’habitude, mon sommeil en avait duré seize, et je ne m’étonnai plus d’avoir tant d’appétit. Impossible de me contenter de la ration que je m’étais prescrite ; c’était au-dessus de mes forces, et je ne cessai de manger qu’après avoir fait disparaître quatre biscuits bien comptés. J’avais entendu dire que rien n’aiguise la faim comme le mal de mer, et j’en avais la preuve ; mes quatre biscuits empêchaient à peine mon estomac de crier, et si je n’avais pas redouté la famine, j’en aurais mangé trois fois plus.

J’avais également soif, et bus deux ou trois rations ; mais cette petite débauche n’avait rien d’inquiétant ; j’avais plus d’eau qu’il n’en fallait pour terminer le voyage. Toutefois à condition de ne pas la gaspiller ; et si j’en buvais peu, il s’en perdait beaucoup. Je n’avais rien pour la recevoir, ni verre, ni tasse ; quand j’ôtais mon fausset, le liquide jaillissait avec force, bien plus vite que je n’y mettais les lèvres, bien plus vite que je ne pouvais l’avaler ; il m’étranglait, j’étais forcé de reprendre haleine, je m’inondais le visage, et trempais mes habits, à mon grand déplaisir et au grand préjudice de mes rations.

Il me fallait un vase quelconque. J’avais bien pensé à l’une de mes bottines, dont je n’avais pas besoin ; mais il me répugnait de m’en servir pour cet usage.

Pressé par la soif, comme je l’avais été, j’y aurais bu sans scrupule ; mais à présent que j’avais de l’eau, je pouvais boire à mon aise, et faire le délicat. Cependant j’en vins à me dire qu’on peut nettoyer une chose quand elle est sale, et qu’il valait mieux sacrifier un peu d’eau pour laver ma bottine, que d’en perdre une quantité chaque fois qu’il fallait boire.

J’allais mettre ce projet à exécution, lorsqu’une idée bien meilleure me passa par la tête ; pourquoi ne pas faire une tasse avec le drap qui me servait de couverture ? Il était imperméable, je l’avais déjà remarqué ; l’eau qui jaillissait de ma futaille restait sur ma couche sans en pénétrer l’étoffe ; et j’étais obligé de l’en ôter comme j’aurais fait d’un vase. Je pouvais en tailler un morceau, lui donner une forme quelconque, et m’en servir au besoin.

Je coupai donc une bande assez large de mon drap, j’en fis un cornet auquel je donnai plusieurs tours pour en augmenter l’épaisseur, et dont je fermai la pointe en l’attachant avec un reste de mes lacets de bottines. J’eus alors une coupe d’un nouveau genre, qui me rendit autant de service qu’un verre de Bohême ou qu’une tasse du Japon ; désormais je bus tranquillement, sans avaler de travers, sans m’inonder, et sans perdre une goutte du précieux liquide dont ma vie dépendait.