Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 118-125).


CHAPITRE XVIII

Entrée furtive


Mais comment faire pour m’introduire à bord ; comment surtout m’y cacher à tous les yeux ?

Telles étaient les difficultés qui s’offraient à mon esprit ; rien n’était plus facile que de me rendre sur le pont, comme je l’avais fait une heure avant ; mais je serais certainement vu par quelqu’un, peut-être même par le second, et renvoyé à terre, ainsi que la première fois.

Si j’avais pu gagner l’un des matelots, obtenir qu’il me fourrât dans un coin où personne ne serait allé ? Mais comment acheter sa discrétion ? Avec quoi la payer ? je n’avais pas du tout d’argent ; mon sloop et mes habits, qui ne valaient pas grand’chose, formaient tout mon avoir. Je songeais à me défaire de mon navire ; mais je pensai, en y réfléchissant, qu’un matelot n’attacherait aucun prix à un objet qu’il pouvait faire lui-même. Il n’y avait pas d’espoir de séduire un marin avec un pareil joujou.

Mais attendez ! j’avais une montre, une vieille montre en argent dont la valeur ne devait pas être bien grande, quoiqu’elle fût assez bonne, et qu’elle me vînt de ma mère. Celle-ci en avait laissé une autre infiniment plus belle, une montre en or d’un prix considérable ; mais mon oncle se l’était appropriée, et m’avait permis en échange de me servir de l’ancienne ; par bonheur, je la portais tous les jours ; elle se trouvait dans mon gousset. N’était-ce pas un cadeau suffisant pour qu’un matelot consentit à me passer en contrebande, et à me cacher dans un coin du navire ? La chose était possible ; à tout hasard je résolus d’essayer.

Il fallait pour cela que je pusse me trouver seul avec Jack, ou avec un autre, afin de lui communiquer mes intentions, et ce n’était pas là ce qu’il y avait de plus facile ; cependant cela pouvait être et je ne m’éloignai pas de l’Inca dans la prévision qu’un des hommes de l’équipage se rendrait à la ville, et que je trouverais le moyen de lui parler.

Mais, en supposant que ma prévision ne se réalisât pas, il me restait l’espoir de me faufiler à bord sans le secours de personne. À la chute du jour, lorsque les matelots auraient quitté l’ouvrage et seraient dans l’entre-pont, qui est-ce qui me verrait dans l’ombre ? Je passerais inaperçu auprès de la sentinelle, je me glisserais par l’une des écoutilles, je descendrais dans la cale, et une fois au milieu des tonneaux et des caisses, je ne redouterais plus rien.

Mais une double inquiétude se mêlait à cette combinaison et troublait mon espoir : l’Inca resterait-il jusqu’à la nuit, et ne serais-je pas retrouvé par les domestiques de mon oncle avant que je me fusse introduit dans ma cachette ?

Je dois avouer que la première de ces craintes n’était pas des plus vives ; l’écriteau, qui la veille avait attiré mes regards, était au même endroit, et c’était toujours demain que le vaisseau devait partir. Il y avait encore sur le quai une foule de marchandises qui appartenaient à l’Inca, et je savais, pour l’avoir entendu dire, que les vaisseaux qui doivent faire un long voyage partent rarement le jour qui avait été fixé. J’avais donc à peu près l’assurance que mon navire ne mettrait à la voile au plus tôt que le lendemain, et cela me donnait la chance d’y entrer à la nuit close.

Restait l’autre danger ; mais après y avoir réfléchi, la crainte qu’il m’inspirait s’évanoui également. Les gens de la ferme ne s’apercevraient de mon absence qu’après la journée faite ; ils n’auraient pas d’inquiétude avant que la nuit fût noire ; puis le temps de se consulter, d’arriver à la ville, en supposant qu’on devinât la route que j’avais prise, et je serais embarqué depuis longtemps lorsque les domestiques de mon oncle se mettraient sur ma piste.

Complétement rassuré à cet égard, je ne songeai plus qu’à prendre les dispositions nécessaires à l’accomplissement de mon entreprise.

Je pensais qu’une fois installé dans le vaisseau, il me faudrait y rester vingt-quatre heures, même davantage, sans révéler ma présence, et je ne pouvais pas être jusque-là sans manger. Mais comment faire pour se procurer des vivres ? J’ai dit plus haut que je n’avais pas un sou, et vous savez qu’on n’achète rien sans argent.

Tout à coup mes yeux tombèrent sur mon sloop : si je le vendais ? On m’en donnerait bien quelque chose. Il ne me serait plus d’aucun usage ; autant valait m’en séparer.

Je sortis du monceau de caisses et de futailles où j’avais trouvé asile, et me promenai sur le quai, en cherchant un acheteur pour ma petite embarcation. Un magasin de joujoux, rempli d’objets nautiques, s’offrit bientôt à mes regards ; j’y entrai avec empressement, et après avoir débattu le prix pendant quelques minutes, je reçus un shilling ; et ce fut une affaire faite. Mon petit sloop, bien fait et bien gréé valait de cinq à six shillings, et, dans toute autre circonstance, je ne m’en serais pas défait, même pour une somme plus forte ; mais le juif auquel je m’étais adressé vit à mon premier mot que j’avais besoin d’argent, et comme tous ses pareils il spécula sans honte sur l’embarras où je me trouvais.

Peu importe, j’étais pourvu de fonds qui me paraissaient considérables, et avisant une boutique de comestibles, j’y employai la somme entière : j’achetai du fromage pour six pence, du biscuit de mer pour six et demi, je bourrai mes poches de mon emplète, et je retournai m’asseoir au milieu des colis où j’avais passé une partie du jour. C’était l’heure où l’on dînait à la ferme, j’avais faim, et j’attaquai mon fromage et mon biscuit de manière à singulièrement alléger ma cargaison.

Lorsque le soir approcha, il me parut convenable d’aller flâner aux environs du vaisseau, afin de reconnaître les lieux ; je voulais m’assurer de l’endroit où il était le plus facile d’escalader le bastingage, et combiner les moyens qui me permettraient le plus sûrement d’arriver à mon but. Mais si les matelots m’apercevaient ? Cela m’était bien égal ; ils ne pouvaient pas m’empêcher de me promener sur le quai, et j’étais bien sûr qu’il ne soupçonneraient pas mes intentions. En supposant qu’ils voulussent recommencer leurs railleries, j’en profiterais pour leur répondre, et cela me donnerait le temps de mieux voir ce que je voulais observer.

Je quittai de nouveau ma place, et me promenai çà et là, d’un air d’indifférence. Tout en allant et venant, sans faire la moindre attention à ce qui se passait autour de moi, j’arrivai en face de l’Inca, et m’arrêtai pour en examiner la poupe. L’arrimage devait toucher à sa fin ; car le pont du navire était presque au niveau du quai, preuve que son chargement était à peu près complet. Toutefois la hauteur du plat-bord m’empêchait de distinguer ce qui se passait sur le pont. Je vis néanmoins qu’il me serait facile de gagner les haubans d’artimon, une fois que j’aurais franchi le plat-bord, et c’est à ce moyen que je m’arrêtai, comme celui qui me paraissait le meilleur. À vrai dire, il me faudrait mille précautions pour ne pas faire de bruit en exécutant mon escalade ; j’étais perdu si les ténèbres n’étaient pas assez profondes, ou si j’éveillais l’attention du matelot faisant l’office de sentinelle ; je serais pris, soupçonné, peut-être châtié comme voleur. Mais j’étais résolu à tout risquer, dans l’espoir de réussir.

Un calme profond régnait à bord de l’Inca. Pas une parole, pas l’ombre d’un mouvement ; quelques ballots qui gisaient encore sur le quai, me tirent supposer que l’arrimage n’était pas terminé ; mais personne ne travaillait, les abords de l’écoutille et le passavant étaient déserts. Où pouvaient être les matelots ?

J’avançai tout doucement, et fis un pas sur la planche qui conduisait au navire ; de ce poste avancé j’aperçus la grande écoutille, ainsi qu’une partie de l’embelle ; mais je ne vis pas la vareuse du monsieur en drap bleu, ni les vêtements tachés de graisse de l’équipage.

Je prêtai l’oreille en retenant mon haleine ; un bruit confus m’arriva du navire ; je distinguai des voix, probablement celle des matelots qui s’entretenaient de chose et d’autre. J’en étais là quand un individu apparut tout à coup à l’ouverture du passavant. Il portait un vase énorme où fumait quelque chose ; c’était sans doute de la viande, et je compris pourquoi on avait déserté l’embelle.

Moitié par curiosité, moitié pour obéir à l’idée qui me passait dans la tête, je franchis l’embarcadère, et me glissai furtivement sur l’Inca. J’aperçus les matelots à l’extrémité du navire : les uns assis sur le tourniquet, les autres sur le pont même, tous ayant leur couteau à la main et leur assiette sur les genoux. Grâce au plat fumant qu’apportait le cuisinier, et sur lequel s’attachaient tous les regards, personne ne tourna les yeux de mon côté.

« Maintenant ou jamais ! » murmurai-je en moimême ; puis, entraîné par une force irrésistible, je traversai le pont à la hâte, et me dirigeai vers le grand mât.

J’étais maintenant sur le bord de la grande écoutille ; c’est ce que j’avais voulu. On en avait retiré l’échelle ; mais il s’y trouvait la corde qui avait servi à descendre les marchandises ; elle était attachée au palan, et atteignait au fond de la cale.

Je m’emparai de cette corde, et la saisissant à deux mains, je glissai jusqu’en bas, aussi doucement que possible. Ma bonne étoile voulut que je ne me brisasse pas les os ; néanmoins je l’échappai belle ; j’en fus quitte pour une chute assez rude qui me fit toucher le fond de la cale un peu plus tôt qu’il ne l’aurait fallu ; malgré cela, je fus debout immédiatement, et après avoir grimpé sur des ballots et des caisses qui n’étaient pas encore à leur place, j’allai me cacher derrière une grosse futaille, où je me blottis dans l’ombre.