Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 113-118).


CHAPITRE XVII

Pas assez grand


Je n’avais jamais été aussi cruellement déçu. Tous mes rêves s’étaient évanouis en moins de quelques minutes ; moi qui croyais avant peu carguer les voiles du grand perroquet, et visiter de nouveaux pays, j’étais repoussé, chassé du navire où j’avais cru me faire admettre, et sur lequel j’avais fondé tant d’espérances.

Mon premier sentiment fut une humiliation profonde ; j’étais persuadé que tous les passants devinaient ma déconvenue ; et les matelots, dont je voyais la figure se tourner de mon côté, me paraissaient avoir une expression railleuse, qui mettait le comble à ma douleur. Je n’eus pas la force d’endurer plus longtemps un pareil supplice, et je m’en fus de l’endroit où il m’était imposé.

D’énormes caisses, des futailles, des ballots de marchandises étaient rassemblés sur le quai, et laissaient entre eux un espace assez grand pour qu’on pût s’y introduire ; je me faufilai dans l’un de ces étroits passages qui m’offraient un asile, et j’y fus caché à tous les gens du port, qui, de leur coté, disparurent à mes yeux. Une fois à l’abri de tous les regards, je ressentis le bien-être que l’on éprouve au sortir du péril, tant il est agréable d’échapper au ridicule, alors même qu’on est certain de ne pas l’avoir mérité.

Parmi les caisses au milieu desquelles je me trouvais, il y en avait une assez petite pour me servir de siége ; j’allai m’y asseoir, et me cachant le visage dans mes mains, je m’abandonnai à mes tristes réflexions.

Que me restait-il à faire ? Devais-je renoncer à la marine, retourner à la ferme, et vivre chez mon oncle ?

C’était, me direz-vous, le meilleur parti à prendre, le plus sage, surtout le plus naturel. Peut-être avez-vous raison ; mais si la pensée en vint à mon esprit, elle s’éloigna aussitôt, et n’influa nullement sur ma conduite.

« Je ne reculerai pas comme un lâche, me disais-je en moi-même ; ils ne m’ont pas abattu ; je suis entré dans la voie que je veux suivre, et j’irai jusqu’au bout. Ils ont refusé, il est vrai, de m’admettre sur l’Inca, mais c’est un petit malheur ; il y a d’autres vaisseaux dans le port, on les compte par vingtaines, et il est possible que plus d’un soit enchanté de m’avoir. Dans tous les cas, je ferai une nouvelle tentative avant de renoncer à mes projets.

« Pourquoi me refuserait-on ? continuai-je poursuivant mon monologue. Pourquoi ? je le demande. Quel motif aurait-on de repousser mes services ? je travaillerais de si bon cœur ! Peut-être n’ai-je pas la taille nécessaire ? Les autres m’ont comparé à un épissoir, à un chevillot ; je ne sais pas ce que cela veut dire, mais il est certain que cette comparaison injurieuse signifiait que je n’étais pas assez grand pour être admis dans l’équipage. Pour faire un matelot, je le comprends ; mais un mousse ! la chose est différente. J’ai entendu dire qu’il y en avait de plus jeunes que moi ; il est vrai qu’ils pouvaient être moins petits. Quelle taille ai-je donc ? Si j’avais seulement un mètre pour le savoir au juste ! Il faut que je sois bien distrait pour ne m’être pas mesuré avant de quitter la ferme. »

Le cours de mes pensées fut interrompu en ce moment par la vue de quelques chiffres grossièrement tracés à la craie sur l’une des caisses voisines. Après les avoir examinés avec attention, je vis qu’ils marquaient un mètre vingt centimètres, et je compris qu’ils se rapportaient à la longueur de la caisse. Peut-être le charpentier les avait-il faits pour se rendre compte de son ouvrage, peut-être pour l’instruction des matelots qui devaient charger le navire.

Quoi qu’il en soit, ils me donnèrent le moyen de connaître ma taille à deux centimètres près, et voici de quelle façon : je me couchai par terre, en ayant soin de placer mes pieds de niveau avec l’une des extrémités de la caisse, je m’étendis de tout mon long, et je posai ma main à l’endroit où atteignait le dessus de ma tête. Hélas ! il n’arrivait pas à l’autre bout du colis ; j’eus beau m’allonger de toutes mes forces, tendre le cou, étirer mes jointures, il s’en fallait d’au moins cinq centimètres que je n’eusse en hauteur la longueur de cette caisse. J’avais donc à peine un mètre quinze ; c’était bien peu pour un garçon plein d’audace, et je me relevai tout confus de cette découverte.

Avant d’en acquérir la certitude, j’étais vraiment bien loin de me croire d’aussi petite taille. Quel est celui qui, à douze ans, ne s’imagine pas qu’il est bien près d’être un homme ! Je ne pouvais plus me faire illusion ; un mètre quinze centimètres ! Il n’était pas étonnant que Jacques Waters m’eût appelé marmouset, et ses camarades épissoir et chevillot.

Le découragement s’était emparé de mon âme ; pouvais-je, en bonne conscience, renouveler mes démarches ? Quel est le capitaine qui voudrait m’accepter ? un vrai Lilliputien ! Je n’avais jamais vu de mousse qui eût un mètre quinze. À vrai dire, je n’en avais jamais vu absolument parlant. Tous ceux qui en remplissaient les fonctions, à bord des schooners qui visitaient notre port, avaient la taille d’un homme, et pour ainsi dire en avaient l’âge. Il n’y avait donc plus d’espérance, et rien autre chose à faire que de rentrer au logis.

Toutefois, j’allai me rasseoir sur ma petite caisse, afin de réfléchir à ce parti désespéré. J’ai toujours eu l’esprit inventif, même dès ma plus tendre enfance, et je trouvai bientôt de nouvelles combinaisons qui devaient me permettre d’exécuter mes projets dans toute leur étendue. On m’avait parlé d’hommes et d’enfants qui s’étaient cachés à bord d’un vaisseau, et qui n’avaient abandonné leur refuge qu’au moment où l’on se trouvait en pleine mer, c’est-à-dire quand on ne pouvait plus les renvoyer.

À peine ces audacieux personnages m’étaient-ils revenus à l’esprit, que je fus décidé à suivre leur exemple. Quoi de plus facile que d’entrer furtivement dans l’un des navires dont le port était rempli, dans celui même dont on m’avait chassé d’une façon si injurieuse. Il était le seul, à vrai dire, qui parût sur le point de mettre à la voile ; mais il y en aurait par douzaines qui dussent partir en même temps que lui, que je lui aurais encore donné la préférence.

Il est aisé de le comprendre ; c’était me venger des railleries dont j’avais été l’objet, surtout des insultes du second, que de jouer un pareil tour à ces messieurs, et d’être embarqué sur l’Inca en dépit de leurs dédains. J’étais bien sûr qu’ils ne me jetteraient pas par-dessus le bord ; à l’exception de l’homme en vareuse, on n’avait pas été méchant. Les matelots avaient ri, c’était bien naturel ; mais ils avaient fait entendre des paroles de pitié, dès qu’ils avaient su que je n’avais ni père ni mère.

Il était donc résolu que je partais pour le Pérou ; et cela dans le grand vaisseau d’où l’on m’avait chassé.