Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 126-130).


CHAPITRE XIX

Hourra ! nous sommes partis !


À peine était-je accroupi derrière ma futaille que je tombai dans un profond sommeil ; toutes les cloches de Cantorbery ne m’auraient pas réveillé. On sait combien ma nuit avait été mauvaise ; la précédente n’avait guère mieux valu ; car John et moi, nous étions partis de grand matin pour aller au marché. Puis la fatigue, surtout les émotions m’avaient complétement épuisé ; bref, je dormais comme un sabot, excepté toutefois que je dormis bien plus longtemps.

On avait dû cependant faire assez de bruit pour réveiller un mort ; les poulies avaient grincé, les hommes crié, les caisses et les tonneaux s’étaient heurtés avec violence, le tout à mes oreilles ; mais je n’avais rien entendu.

« La nuit doit toucher à sa fin, » pensai-je en m’éveillant. Je sentais que mon sommeil avait été de longue haleine, et j’aurais cru que nous étions au matin sans les profondes ténèbres qui m’environnaient de toute part. Lorsqu’après être descendu je m’étais caché derrière le tonneau, j’avais observé que la lumière pénétrait dans la cale, et maintenant je ne distinguais plus rien autour de moi ; il y faisait noir comme dans un four ; il fallait que la nuit fût terriblement sombre.

Mais quelle heure était-il ? Chacun des matelots devait être dans son hamac, et dormir du profond sommeil que donne un rude travail.

Je crus cependant qu’on remuait au-dessus de ma tête. J’écoutai, il n’était pas besoin d’avoir l’ouïe fine pour en acquérir la certitude ; on jetait sur le pont des masses pesantes qui, en tombant, ébranlaient tout le navire, et dont je ressentais le contrecoup. Enfin des voix confuses parvinrent à mon oreille, je crus distinguer des paroles qui ressemblaient à un signal, puis le refrain : « Enlève ! ohé ! enlève ! » que les matelots chantaient en chœur. Il n’y avait plus à en douter, on finissait le chargement du navire.

Je n’en fus pas très-surpris : le capitaine faisait terminer l’arrimage afin de pouvoir profiter du vent ou de la marée.

Je continuai de prêter l’oreille, et m’attendais à ce que le bruit cessât bientôt ; mais les heures se succédaient sans amener la fin de ce tintamarre.

« Comme ils sont laborieux, pensai-je. Il faut qu’ils soient terriblement pressés ! Je le crois du reste ; c’est aujourd’hui qu’ils auraient dû partir, et ils veulent sans doute mettre à la voile de très-bonne heure. Tant mieux pour moi ; plus ils se dépêcheront, plus tôt je serai délivré de cette position détestable. Dans quel mauvais lit j’ai couché ; cependant, je n’en ai pas perdu l’appétit, car déjà la faim me talonne. »

En disant ces mots, je lirai de ma poche mon biscuit et mon fromage, auxquels je fis honneur, bien que je n’eusse pas l’habitude de manger pendant la nuit.

Les caisses se remuaient toujours au-dessus de ma tête ; loin de diminuer, le bruit augmentait. « Quelle rude besogne pour ces pauvres matelots ! m’écriai-je ; il est probable qu’ils auront double paye. »

Tout à coup les chants cessèrent ; un profond silence régna sur le navire ; du moins je n’entendis plus aucun bruit.

« Ils seront allés se coucher, supposai-je ; et cependant il va bientôt faire jour. Mais puisqu’ils vont dormir, pourquoi ne pas faire comme eux : ce sera toujours autant de gagné. »

Je m’étendis le mieux que je pus dans mon étroite cachette, où je dormais parfaitement lorsqu’un nouveau tapage me réveilla en sursaut.

« Comment, encore ! ce n’était pas la peine de se coucher, me dis-je à moi-même ; il n’y a pas plus d’une heure qu’ils sont allés trouver leurs hamacs, et les voilà qu’ils retravaillent ! c’est un singulier navire ! Peut-être la moitié de l’équipage a-t-elle dormi pendant que l’autre veillait ; et ce sont probablement ceux qui ont fini leur somme qui viennent relever leurs camarades. »

Cette conjecture me laissa l’esprit en repos. Mais il m’était impossible de me rendormir, et je continuai de prêter l’oreille.

Jamais nuit de décembre ne m’avait paru plus longue ; les hommes continuaient leur travail ; ils se reposaient pendant une heure, se remettaient à l’ouvrage et le jour ne paraissait pas.

Je commençai à croire que je rêvais, que je prenais les minutes pour des heures. Mais j’avais alors un appétit féroce ; car à trois reprises différentes j’étais tombé sur mes provisions avec une faim qui les avait épuisées.

Tandis que je finissais d’avaler mon biscuit et mon fromage, le bruit cessa complétement ; j’écoutai, rien ne frappa mes oreilles, et je m’endormis au milieu du silence le plus complet.

Le navire était bruyant quand je m’éveillai ; mais d’une manière bien différente. C’était le cric-cric-cric d’un tourniquet, joint au cliquetis d’une chaîne, dont le bruit m’emplissait d’aise. Vous comprenez ma joie : du petit coin où je me trouvais à fond du cale, tout cela ne m’arrivait qu’affaibli par la distance, mais néanmoins d’une manière assez distincte pour m’apprendre qu’on levait l’ancre, et que le navire allait s’éloigner du port.

J’eus de la peine à retenir un cri de joie ; cependant je gardai le silence dans la crainte d’être entendu ; il n’était pas encore temps d’annoncer ma présence, on m’aurait tiré de ma cachette, et renvoyé à terre sans plus de cérémonie. Je restai donc aussi muet qu’un poisson, et j’écoutai avec bonheur la grande chaîne racler rudement l’anneau de fer de l’écubier.

Au bout d’un temps plus ou moins long, dont je n’appréciai pas la durée, le cliquetis et le raclement cessèrent, et un bruit de nature différente les remplaça tous deux ; on aurait cru entendre le vent s’engouffrer et gémir ; mais on se serait trompé : c’était le murmure puissant des vagues qui se brisaient contre les flancs du vaisseau. Jamais harmonie délicieuse n’a produit sur moi d’impression plus agréable, car ce murmure annonçait que l’Inca était en mouvement. Nous étions donc enfin partis !