À bord et à terre/Préface

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 2-5).


PRÉFACE.


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L’auteur a publié tant d’histoires vraies que le monde a prises pour des fictions, et tant de fictions qui ont été reçues comme des histoires véritables, qu’il a résolu de ne pas s’expliquer aujourd’hui sur ce sujet. Libre à chacun de ses lecteurs de croire autant ou aussi peu qu’il voudra des aventures qu’il va lire, suivant ses idées, ses préjugés, sa connaissance ou son ignorance du monde. Si quelqu’un est disposé à jurer qu’il sait exactement où est situé Clawbonny, qu’il connaît le vieux M. Hardinge, bien plus, qu’il l’a souvent entendu prêcher, qu’il en prête serment, on ne demande pas mieux. S’il s’écarte un peu de la vérité, ce ne sera pas le premier acte de cette nature qui aura eu le même défaut.

Il est possible que certaines personnes pointilleuses demandent le cui bone d’un pareil livre ; voici la réponse : tout ce qui peut donner à l’esprit des idées claires et précises sur les événements, sur la société, sur l’histoire, dans leurs rapports soit avec les masses, soit avec les individus, est utile. Ce qui est nécessaire, c’est que les portraits soient vrais, quand même les originaux n’existeraient pas. Les connaissances que nous acquérons, même par des lectures futiles, nous servent souvent d’une manière et dans des occasions que nous ne soupçonnions pas à l’époque où nous les acquérions.

La plus grande partie peut-être de nos opinions personnelles sont fondées sur des préjugés. Ces préjuges naissent de l’impossibilité où nous sommes de tout voir et de tout connaître par nous-mêmes. Le mortel le plus favorisé reçoit de confiance plus de la moitié de ce qu’il apprend ; et il n’est pas sans utilité pour ceux qui peuvent ne jamais se trouver en position de connaître personnellement certaines phases dans l’histoire des peuples ou des individus, d’avoir des tableaux qui les leur mettent en quelque sorte sous les yeux. C’est le grand bienfait de la littérature légère en général, parce qu’il est possible de rendre ce qui est purement fictif plus utile même que ce qui est strictement vrai, en évitant les extravagances, en peignant avec fidélité, et, comme aurait dit notre ami Marbre, en généralisant avec une certaine mesure.

Les États-Unis, depuis le commencement de ce siècle, ont éprouvé des changements importants. Quelques-uns de ces changements ont été des améliorations ; d’autres, à mon avis, tout le contraire. Ce dernier fait ne peut être connu que par ouï-dire de la génération qui entre dans la vie sociale, et les pages suivantes pourront jeter quelque jour sur la double face de la question, en présentant les choses telles qu’elles étaient. La population de la République s’élève aujourd’hui à plus de dix-huit millions d’âmes ; en 1800, elle n’était guère de plus de cinq millions. De six cent mille âmes, la population de l’État de New-York s’est élevée à deux millions sept cent mille. En 1800, la ville de New-York avait soixante mille habitants ; aujourd’hui, en comprenant Brooklyn et Williamsburg qui alors, à vrai dire, n’existaient pas, elle en compte au moins quatre cent mille. Ces changements numériques sont prodigieux, et ils ont produit des changements d’une autre sorte. Quoiqu’une augmentation de nombre n’implique pas nécessairement un plus haut degré de civilisation, on doit raisonnablement s’attendre à une grande amélioration dans les usages ordinaires de la vie. Tel a été le résultat ; et pour ceux qui connaissent l’État actuel des choses, les pages suivantes feront probablement ressortir la différence.

Quoique l’amélioration morale dans la société américaine n’ait pas marché même de pair avec celle qui est purement matérielle, il y a cependant des points essentiels sur lesquels elle a été évidente. De toutes les possessions britanniques sur le continent d’Amérique, l’état de New-York, après avoir été conquis sur les Hollandais, reçut en grande partie l’organisation sociale de la métropole. Même sous les Hollandais, il avait imité quelques-unes des particularités caractéristiques de ses patrons. Sans doute quelques colonies du sud avaient leurs caciques et leur noblesse demi-féodale, demi-sauvage, mais ce système dura peu ; l’excentricité de cette portion du pays provenant surtout de l’existence de l’esclavage domestique sur une large échelle. À New-York, c’était différent. Colonie conquise, elle conserva l’empreinte des institutions de la métropole plus profondément gravée qu’aucun des établissements qui commencèrent par des concessions accordées à des propriétaires, ou en vertu de chartes émanées de la couronne. C’était strictement, et ce fut toujours une colonie royale, jusqu’à l’heure de la séparation. Les conséquences sociales de cet état de choses se manifestèrent dans les habitudes de ses habitants jusqu’au moment où le torrent de l’immigration apporta avec lui des habitudes différentes, sinon tout à fait contraires. De ces deux sources divergentes découlèrent deux opinions bien tranchées : l’une qui porte le cachet profond de son origine anglaise et puritaine, l’autre qui est un reflet des usages et des opinions des états du Centre proprement dits.

Cette observation a pour but d’aller au-devant de certaines critiques qui seront faites sans doute sur quelques-uns des incidents de notre histoire ; car on n’exige pas toujours des aristarques américains qu’ils connaissent leur sujet. Il n’en est que trop qui justifient la repartie d’un plaisant à un de ses voisins qui croyait avoir la science infuse parce qu’il avait été au « conventicule » — et au « moulin » aussi. Nous pouvons tous obtenir quelques notions sur la partie d’un sujet qui est placée immédiatement sous nos yeux ; le difficile, c’est de comprendre ce que nous n’avons aucun moyen d’étudier.

Quant aux incidents nautiques de cet ouvrage, nous avons cherché à être aussi exact que nos autorités nous le permettaient. Nous savons combien il importe d’écrire ce que le monde croit vrai, plutôt que ce qui est vrai en effet, et nous ne sachons pas avoir aucune erreur palpable de cette nature à nous reprocher.

Faut-il avertir le lecteur que notre histoire n’est pas terminée dans cette première partie ? le plan de l’ouvrage ne le permettait pas ; mais nous pouvons assurer à ceux qui y prendraient quelque intérêt, que la saison ne se passera pas sans que la fin soit publiée. Le pauvre capitaine Wallingford est aujourd’hui dans sa soixante-cinquième année, et il a hâte d’en finir. Il a trop souffert pour n’avoir pas droit à quelque repos dans ses vieux jours.

L’auteur ne prend pas sur lui la responsabilité de toutes les opinions émises par le héros de cette histoire, et il le dit une fois pour toutes. Il n’est pas étonnant qu’un homme né pendant la révolution ne pense pas, sur une foule de points, comme les hommes de l’époque actuelle. C’est précisément dans cette différence d’opinions que consiste ce qu’on pourrait appeler la morale de l’ouvrage.


1er juin 1844.