À bord et à terre/Chapitre 1

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 7-18).

À BORD ET À TERRE.



CHAPITRE PREMIER.


Et moi ! la joie de ma vie est partie avec la force de mon esprit et le feu de mon cœur. Un peu de neige a remplacé ces boucles noires qui se jouaient sur mon front, et ces arbres chéris sous lesquels folâtrait mon enfance, ombragent aujourd’hui mon tombeau.
Mistress Himams.



Je suis né dans une vallée assez voisine de la mer. Mon père avait été marin dans sa jeunesse, et mes souvenirs les plus anciens se rattachent à l’histoire de ses aventures et à l’intérêt qu’elles m’inspiraient. Il avait servi dans la guerre de la révolution. Entre autres scènes auxquelles il assista, il était à bord du Trumbull, lors du combat qu’il soutint contre le Watt, la plus belle action navale de cette guerre ; et il avait un grand plaisir à en raconter les incidents. Blessé dans la bataille, il en portait encore les traces dans une balafre qui défigurait légèrement un visage qui, sans cette apostrophe, aurait été remarquablement beau. Ma mère, après la mort de mon pauvre père, parlait toujours de cette balafre comme d’une tache de beauté. Si mes souvenirs ne me trompent pas, c’était lui faire beaucoup d’honneur ; car elle faisait grimacer la figure d’une manière qui n’était rien moins qu’agréable, surtout lorsque celui à qui elle appartenait était de mauvaise humeur.

Mon père mourut dans la ferme où il était né ; il en avait hérité de son grand-père, émigrant anglais, qui l’avait achetée au colon hollandais qui l’avait établie originairement en défrichant les bois. Ce lieu s’appelait Clawbonny, mot très-hollandais suivant les uns, très-peu hollandais suivant les autres, mais que de temps en temps on s’aventurait aussi à soupçonner d’origine indienne. En tout cas, s’il y avait du bon dans son nom, ce n’était pas sans raison, car nulle part on n’eût trouvé de plus jolie ferme, et, ce qui n’arrive pas toujours dans ce monde pervers, elle était aussi bonne que jolie. Elle consistait en trois cent soixante-douze acres d’excellentes terres labourables ou de belles prairies, et en plus de cent acres de collines assez bien boisées. Le premier membre de notre famille qui l’habita avait construit une maison solide en pierres à un seul étage, qui porte la date de 1707. Chacun de ses successeurs y avait fait quelques additions, et le tout ressemblait à un amas de chaumières jetées çà et là sans aucun égard pour l’ordre et pour la symétrie. Il y avait pourtant un vestibule, une grande porte et une pelouse. La pelouse pouvait avoir six acres d’un sol aussi noir que de la suie, et huit ou dix ormes y couraient les uns après les autres, comme s’ils avaient été semés a la volée.

Si en voyant Clawbonny on soupçonnait que c’était la résidence d’un agriculteur aisé, ce n’était pas qu’on y remarquât ces prétentions à l’élégance si communes aujourd’hui. La maison avait à l’intérieur un air de comfort substantiel auquel l’intérieur répondait. Les plafonds étaient bas, il est vrai, et les chambres assez petites ; mais ces chambres étaient chaudes en hiver, fraîches en été, propres et bien rangées dans tous les temps. Les parloirs avaient des tapis ; il en était de même des corridors et des principales chambres à coucher, et il y avait un vieux sopha d’indienne avec de bons coussins bien rembourrés, ainsi que des rideaux pareils, dans « le grand parloir, » nom que nous donnions à l’appartement principal, car avant l’an 1796, ou, du moins, du plus loin que je me rappelle, le nom de salon n’avait pas pénétré dans notre vallée.

Nous avions des vergers, des prairies, des plaines autour de nous, tandis que les greniers, les granges, toutes les dépendances de la ferme, étaient, comme le bâtiment, en pierre de taille, et toutes dans le meilleur état. Indépendamment de la ferme qu’il tenait de mon grand père, libre de toute charge, garnie de provisions et d’ustensiles de toute espèce, mon père avait rapporté de la mer quelque quatorze ou quinze mille dollars qu’il avait placés sur bonnes hypothèques dans le pays. Ma mère lui avait apporté deux mille sept cents livres sterling, placées aussi solidement ; et après deux ou trois grands propriétaires fonciers et autant de négociants retirés d’York, le capitaine Wallingford passait généralement pour un des habitants les plus à leur aise de l’Ulster. Je ne sais pas exactement à quel point cette réputation était méritée ; ce que je sais, c’est que je ne vis jamais que l’abondance la mieux entendue sous le toit paternel, et que jamais non plus les pauvres ne s’en allaient les mains vides. Il est vrai que notre vin était fait avec des groseilles ; mais il était délicieux, et la cave en était toujours assez bien garnie pour que nous pussions ne le boire que lorsqu’il avait trois ou quatre ans. Cependant mon père avait une petite collection à lui, à laquelle il n’avait recours que dans les grandes occasions, et je me rappelle avoir entendu dire au gouverneur George Clinton, qui devint ensuite vice-président, qui était de l’Ulster, et qui quelquefois s’arrêtait en passant à Clawbonny, que c’était d’excellent madère des Indes orientales. Quant au bordeaux, au bourgogne et au Champagne, c’étaient des vins alors inconnus en Amérique, ou qui ne paraissaient que sur les tables de quelques-uns des principaux négociants ou de quelque riche propriétaire ayant beaucoup voyagé. Si je dis que le gouverneur George Clinton s’arrêtait quelquefois pour goûter le madère de mon père, ce n’est pas pour me faire passer pour plus que je n’étais. Ce qui est certain, c’est que les propriétés héréditaires de ma famille nous donnaient une considération locale qui nous plaçait au-dessus de la classe des fermiers. Si nous avions habité une grande ville, nos relations ordinaires auraient été avec ceux qui sont regardés comme étant d’un ou deux échelons au-dessous de la classe la plus élevée. Ces distinctions étaient beaucoup plus marquées immédiatement après la guerre de la révolution qu’elles ne le sont aujourd’hui, et elles le sont encore plus aujourd’hui que personne, sauf les plus heureux, ou les plus méritants, suivant que la fortune en décide, n’est disposé à en convenir.

Mon père fit la connaissance de ma mère pendant qu’il était à Clawbonny pour se guérir des blessures qu’il avait reçues dans le combat entre le Trumbull et le Walt. J’ai toujours supposé que c’était la grande raison pour laquelle ma mère pensait que la grande balafre qui sillonnait la joue gauche de mon père lui allait si bien. La bataille avait eu lieu en juin 1780, et le mariage fut célébré dans l’automne de la même année. Mon père n’alla plus en mer qu’après ma naissance, qui eut lieu le jour même où Cornwallis capitula à Yorktown. Ces événements combinés réveillèrent le jeune marin ; il sentit qu’il avait une famille à élever, et il voulut faire à son tour à l’ennemi quelques-unes de ces taches de beauté dont sa femme était si fière. Il prit donc du service à bord d’un corsaire, fit deux ou trois heureuses croisières, et put à la paix acheter un brig, qu’il monta, en sa double qualité de patron et de propriétaire, jusqu’à l’année 1790, où il fut rappelé sous le toit paternel par la mort de mon grand-père. En sa qualité de fils unique, le capitaine, c’était ainsi qu’on appelait toujours mon père, hérita de la ferme et de tout ce qu’elle contenait, comme nous l’avons déjà dit, tandis que les six mille livres sterling qui étaient disponibles, furent le partage de mes deux tantes, qui étaient mariées à des hommes de leur condition dans des comtés voisins.

Depuis ce temps mon père ne retourna pas sur mer. Il ne quitta plus la ferme, à l’exception d’un seul hiver qu’il passa à Albany comme représentant du comté. De son temps, c’était un honneur de représenter un comté et de tenir des fonctions de l’état ; quoique l’abus du principe électif, pour ne pas dire de la puissance qui nomme, ait depuis modifié si profondément les choses. Alors, un membre du congrès était quelque chose ; aujourd’hui, c’est tout simplement un membre du congrès.

De cinq enfants qu’elle avait eus, il ne restait que ma sœur Grace et moi pour consoler ma mère dans son veuvage. Le cruel accident qui la plaça dans cette condition, la pire de toutes pour une femme qui avait été l’épouse la plus heureuse, arriva en 1794, lorsque j’avais treize ans et ma sœur onze. Il peut être à propos d’en dire quelques mots.

Il y avait un moulin précisément à l’endroit où le ruisseau qui traverse notre vallée se décharge dans une petite rivière tributaire de l’Hudson. Ce moulin était sur nos terres, et c’était une source de grand agrément et de quelque profit pour mon père ; c’était là que se moulait tout le grain qui se consommait à plusieurs milles à la ronde, et le produit lui servait à engraisser ses cochons et ses bœufs, de manière à leur assurer une réputation méritée. C’était également là que venaient se concentrer toutes les productions de la ferme, à cause d’une petite crique qu’y formait l’Hudson, d’où un sloop partait chaque semaine pour la ville. Mon père passait la moitié du temps à son moulin ou sur le bord de l’eau, surveillant ses ouvriers, donnant ses instructions sur le gréement du sloop, qui était aussi sa propriété, et sur l’arrangement du moulin. Il était certainement ingénieux, et quelquefois il avait suggéré des idées utiles à l’ouvrier qui venait au besoin réparer le moulin ; mais il était loin d’être aussi habile mécanicien qu’il s’en flattait. Il avait inventé une nouvelle manière d’arrêter la roue, et de la remettre en mouvement à volonté ; quelle était cette invention, c’est ce que je n’ai jamais su ; car, depuis le fatal accident, personne n’en parla jamais à Clawbonny. Un jour, pour convaincre l’ouvrier de l’excellence de cette amélioration, mon père arrêta la machine, puis il s’étendit sur la roue pour montrer à quel point il était sur de son invention. Il était en train de se moquer de son compagnon, qui secouait la tête en le voyant s’exposer ainsi, quand le ressort qui retenait la machine vint à manquer ; l’eau fit irruption, et la roue se mit à tourner, emportant avec soi mon malheureux père. Je fus témoin oculaire de cette scène, et je vis la figure de mon père, au moment où il passait devant moi, encore empreinte d’une expression de triomphe. La roue n’avait fait qu’un tour, quand l’ouvrier réussit à arrêter la machine. Elle se trouva ramenée à sa position primitive, et je poussai un cri de joie en voyant mon père debout sur ses pieds, comme s’il n’était rien arrivé. Et en effet il se serait tiré d’affaire, quoique la tête eût dû lui tourner de reste, sans une circonstance : il s’était cramponné à la roue avec la ténacité d’un marin, car lâcher prise, c’eût été s’exposer à tomber d’une hauteur de près de cent pieds, et il passa entre la roue et le plancher qui était dessous sans se faire aucun mal, quoiqu’il n’y eût qu’un ou deux pouces d’intervalle ; mais en se relevant, sa tête alla donner contre une poutre qui lui fracassa la tempe. Tout cela avait été si rapide, que le corps inanimé semblait se tenir droit, l’habit s’étant accroché sans doute à la tête de quelque clou. Ce fut le premier chagrin sérieux de ma vie ; j’avais toujours regardé mon père comme partie inhérente de l’univers, et jamais je n’avais regardé sa mort comme une chose possible. Une nouvelle révolution, qui aurait remis le pays sous la domination britannique, m’aurait paru moins étonnante : une cruelle réalité m’apprit alors combien je me trompais.

Bien des mois se passèrent avant que je cessasse de voir cet affreux spectacle dans mes rêves ; à mon âge, toutes les sensations étaient nouvelles, et une douleur profonde prit possession de mon cœur. Grace et moi, nous restions des journées entières à nous regarder, les yeux remplis de larmes qui coulaient le long de nos joues, langage muet, mais éloquent, qu’aucune expression n’aurait pu rendre plus énergique ; même aujourd’hui, je ne puis penser au désespoir de ma mère sans trembler. On l’envoya chercher, et elle arriva sans connaître toute l’étendue de son malheur ; à la vue du cadavre, elle jeta un cri… Non, je n’oublierai jamais ces accents déchirants. Elle resta évanouie pendant plusieurs heures, et enfin sa douleur trouva des paroles. Il n’y a point d’expressions de tendresse que son cœur de femme ne prodiguât au corps insensible. Elle l’appelait — « son Miles, » — « son cher Miles, » — « son bien-aimé ! » — Un moment on eût dit qu’elle voulait tirer le mort de son sommeil léthargique, et elle dit solennellement : Père ! ô le plus chéri des pères ! — faisant un appel au père de ses enfants, le plus expressif, le plus énergique de tous les termes de tendresse qu’une femme puisse employer, — ouvre les yeux et regarde tes enfants ; ne veux-tu donc plus qu’ils te voient jamais !

Mais tout était inutile ; sous nos yeux était étendu le cadavre inanimé, aussi insensible que si l’esprit de Dieu n’y avait jamais habité. Ma pauvre mère ne faisait que baiser cette balafre si précieuse qui se trouvait justement du côté de la tête qui avait été le plus endommagé : elle eût voulu le rappeler à la vie par ses caresses, mais rien n’y fit. Le soir même, le corps fut porté dans notre demeure, et trois jours après dans le cimetière, à côté de trois générations d’ancêtres, à un mille seulement de Clawbonny. Le service funèbre fit aussi sur moi une impression profonde. Nous avions dans la vallée quelques membres fervents de l’église d’Angleterre, et le vieux Miles Wallingford avait été amené à y faire une acquisition, parce qu’une des églises de la reine Anne était tout près de la ferme. C’est dans cette petite église, humble édifice en pierre avec une haute voûte en pointe, sans cloche, sans clocher, sans sacristie, que trois générations de notre famille avaient été successivement baptisées, et, en y comprenant mon père, enterrées successivement. Le bon M. Hardinge, le juste par excellence, lut le service funèbre sur le corps de celui que son propre père avait baptisé dans le même lieu. Les choses ont bien changé depuis ; mais alors il n’y avait presque aucune famille auprès de nous qui n’eût en quelque sorte des droits héréditaires à notre affection. Il en était ainsi de notre ministre dont le père avait marié mon grand-père et ma grand’mère ; le fils avait également marié mon père, et il lui rendait aujourd’hui les derniers devoirs. Grace et moi, nous sanglotâmes à fendre le cœur, tout le temps que nous fûmes dans l’église, et ma pauvre petite sœur se pâma littéralement au moment où elle entendit la première pelletée de terre tomber sur le cercueil. Notre mère n’eût jamais pu supporter cette épreuve : elle resta toute la journée enfermée chez elle, à genoux et en prières.

Le temps adoucit nos regrets ; mais ma mère, qui était d’une sensibilité rare, ne se remit jamais entièrement ; elle avait aimé trop bien, trop exclusivement, pour jamais songer à un second mariage, et elle semblait ne vivre que pour les enfants de Miles Wallingford ; car je crois vraiment qu’ils lui étaient plus chers en cette qualité que parce qu’ils étaient les siens propres. Sa santé s’altéra de plus en plus, et trois ans après l’accident du moulin, M. Hardinge la déposa à côté de mon père. Grace et moi nous fûmes avertis du malheur qui nous menaçait un grand mois avant qu’il arrivât. M. Hardinge nous amena l’un et l’autre au chevet du lit de la mourante, pour nous faire entendre ses derniers avis et assister à une scène qui ne peut jamais produire qu’une impression salutaire.

— Vous avez baptisé ces deux chers enfants, mon bon monsieur Hardinge, dit-elle d’une voix affaiblie, et vous les avez signés du signe de la croix, eu mémoire de la mort du Christ pour eux ; et maintenant je demande à votre amitié de veiller sur eux à cette époque la plus critique de leur vie, lorsque les impressions sont plus profondes, et que partant elles sont reçues plus facilement. Dieu vous récompensera de vos soins bienveillants pour les enfants orphelins de vos amis. — Le bon ministre, qui vivait plus pour les autres que pour lui-même, fit la promesse qu’on lui demandait, et l’âme de ma mère s’envola tranquille vers les cieux.

Ni ma sœur ni moi nous ne ressentîmes cette perte aussi vivement que la première ; ma mère était si bonne, d’une piété si douce et si fervente, que nous ne pouvions douter que sa mort ne fût autre chose qu’un passage à un état d’existence plus heureux. Elle était délivrée de vives souffrances ; et je me rappelle qu’en jetant un dernier regard sur ces traits chéris, j’éprouvai une sorte de joie en pensant que la douleur n’exerçait plus d’empire sur son corps, et que son âme jouissait d’une félicité parfaite. Les regrets vinrent ensuite, il est vrai ; ils vinrent avec toute leur amertume, et ils furent plus que partagés par Grace.

À la mort de mon père, je ne m’étais jamais inquiété de la manière dont il avait disposé de ses biens. J’avais entendu dire quelque chose de son testament, et des formalités qu’il avait fallu remplir à ce sujet ; mais peu de jours après la mort de ma mère, M. Hardinge eut une conversation sérieuse avec Grace et avec moi pour nous apprendre les dispositions qui avaient été prises. Mon père m’avait légué la ferme, le moulin, le sloop, les provisions et les ustensiles, en toute propriété, sous la réserve de l’usufruit pour ma mère jusqu’à ma majorité. Alors, je devais lui donner une aile de la maison où elle pouvait se loger convenablement, ainsi que certains privilèges sur les récoltes de tous genres, et lui payer une rente de trois cents livres sterling. Grace avait quatre mille livres sterling placées à intérêt ; et tout le reste des biens meubles, qui pouvaient monter à cinq cents dollars, étaient à moi. Comme la ferme, le sloop, le moulin, produisaient un revenu net de plus de mille dollars, déduction faite de tout ce qui était nécessaire pour le ménage, je me trouvais dans une très-belle position, au point de vue matériel, surtout élevé, comme je l’avais été, dans des habitudes aussi simples que celles qui régnaient à Clawbonny.

Mon père avait confié notre tutelle à M. Hardinge et à ma mère, en même temps qu’il les avait nommés ses exécuteurs testamentaires, et tous ces pouvoirs devaient être réunis sur la tête du dernier vivant. Ce fut ainsi que Grace et moi nous devînmes les pupilles du ministre seul. Nous en étions contents l’un et l’autre, car nous aimions sincèrement ce digne homme, et ses enfants ne nous étaient pas moins chers ; deux étaient d’un âge qui correspondait au nôtre, Rupert Hardinge ayant à peine un an de plus que moi, et Lucie, sa sœur, six mois de moins que Grace. Nous étions tous quatre fortement attachés l’un à l’autre, et il en avait été ainsi depuis l’enfance, M. Hardinge ayant dirigé mon éducation dès l’âge le plus tendre.

Je ne puis dire toutefois que Rupert Hardinge parût devoir jamais donner à son père la satisfaction qu’il est si facile à un enfant studieux, actif et bien dirigé, de procurer à ses parents. J’étais de beaucoup le plus avancé des deux, et M. Hardinge avait déclaré, un an avant la mort de ma mère, que j’étais en état d’entrer dans un collège ; mais ma mère avait voulu attendre pour m’envoyer à Yale, où était l’institution choisie par mon père, que mon petit camarade pût m’y accompagner ; car elle voulait lui faire donner aussi une éducation complète, pour seconder les vues de son père qui le destinait à l’église. Ce délai, accordé dans des intentions si bienveillantes, eut pour effet de changer par la suite toute mon existence.

Mon père, à ce qu’il paraît, me destinait à la profession d’avocat, dans le désir bien naturel de me voir un jour occuper quelque poste honorable dans l’état ; mais tout travail d’esprit me répugnait, et je fus ravi d’apprendre que mon entrée au collège était différée d’un an. Il est vrai que j’apprenais vite, mais c’était presque malgré moi ; j’étais passionné pour la lecture, mais pour les lectures frivoles plutôt d’instructives. Quant à Rupert, sans être absolument dépourvu de moyens, et quoiqu’il fût même très adroit en de certaines choses, il haïssait l’étude encore plus que moi, et toute espèce de contrainte bien plus encore. Son père, qui avait une piété sincère, avait trop de respect pour son ministère pour vouloir faire entrer son fils de force dans l’église ; mais tout son espoir était que les inclinations de son fils, guidées par la Providence, prendraient cette direction ; il s’expliquait rarement à ce sujet, mais j’eus occasion de découvrir le fond de sa pensée dans mes entretiens familiers avec ses enfants. Cette idée charmait Lucie, et elle pensait avec ivresse au moment où son frère officierait dans la même chaire où son père et son aïeul avaient dirigé le service divin pendant un demi-siècle ; espace de temps qui pour nous, enfants, était presque l’éternité. Et si la chère fille formait ce désir pour son frère, c’était dans son intérêt spirituel plutôt que temporel, car la cure ne valait que cent cinquante livres sterling, assez mal payées, avec un petit presbytère assez commode et une glèbe de vingt-cinq acres d’assez bonne terre, que, dans ce temps-là, ce n’était pas un péché pour un ministre de faire cultiver par deux esclaves mâles qui, avec deux esclaves femelles, faisaient partie de la succession qui lui était revenue de sa mère.

Moi aussi j’avais une douzaine d’esclaves ; c’étaient des nègres qui, comme race, étaient dans la famille depuis presque aussi longtemps que Clawbonny. La moitié de ces esclaves étaient vraiment laborieux et utiles ; mais les autres savouraient toutes les douceurs de l’otium cum dignitate ; c’était une espèce de mobilier à nourrir, à habiller et à loger, sans parler de quelque menu fretin qui frétillait dans nos cuisines, se roulait sur l’herbe toute la journée, dévorait les fruits d’été à discrétion, et l’hiver se tenait tellement blotti dans le coin de la cheminée que, comme certain bel esprit du barreau de New-York le dit un jour des mines de charbon de l’est, j’aurais été tenté de les déclarer incombustibles. Ces nègres avaient tous le nom patronymique de Clawbonny : c’étaient Hector Clawbonny, Venus Clawbonny, César Clawbonny, Rose Clawbonny qui, par parenthèse, était noire comme un corbeau, Romée Clawbonny, et Juliette, vulgairement appelée July Clawbonny ; puis Pharaon, Putiphar, Samson et Nabuchodonosor, toujours Clawbonny pour finir. Neb, comme on appelait par abréviation celui qui portait le même nom que le roi herbivore de Babylone, était à peu près de mon âge, et il avait été longtemps mon compagnon de jeux. Même alors, lorsqu’on crut à propos de lui faire commencer les travaux plus sérieux qui devaient marquer son humble carrière, j’allais souvent le chercher pour qu’il m’accompagnât à la pêche, à la chasse, ou dans des parties de bateau que je faisais sur l’Hudson. Par suite de ces rapports et de la franche cordialité qui caractérisait mes manières à cette époque, il en vint à m’aimer comme un frère ou un camarade. Il n’est pas aisé de décrire l’attachement d’un esclave dans lequel s’est confondu tout à la fois le dévouement d’un ami, la sollicitude d’un frère et l’aveuglement d’un amant. Je crois en vérité que Neb était plus fier de se regarder comme appartenant à muster Miles, que je ne pouvais l’être de rien de ce que j’avais en propre. Neb en même temps aimait la vie vagabonde, et il m’encourageait beaucoup ainsi que Rupert à perdre dans l’oisiveté des heures que nous ne devions retrouver jamais. La première fois que je fis l’école buissonnière, ce fut sous le patronage de Neb, qui sut m’amorcer et me faire quitter mes livres pour aller cueillir la noisette sur la montagne, en me donnant cette bonne raison, que les noisettes valaient tous les livres du monde.

J’ai oublié de mentionner que la mort de ma mère, qui arriva dans l’automne, amena un changement immédiat dans l’intérieur de notre ménage. Grace, qui n’avait que quatorze ans, était trop jeune pour le diriger, et je ne pouvais guère être utile pour donner des avis. M. Hardinge, se conformant aux prescriptions d’une lettre que notre ange de mère lui avait écrite en recommandant de ne la remettre que le lendemain de son enterrement, afin de donner plus de poids à sa prière, quitta le presbytère, et vint demeurer à Clawbonny avec ses enfants. Ma mère savait que sa présence serait de la plus grande utilité pour les orphelins qu’elle laissait après elle ; tandis que les petites économies qu’il ferait ainsi sur ses dépenses de ménage permettraient au bon ministre de mettre de côté de cent à deux cents livres sterling pour Lucie, qui autrement pouvait, à sa mort, se trouver sans aucune ressource.

Ces nouveaux arrangements firent grand plaisir à Grace ainsi qu’à moi ; car elle aimait Lucie autant que j’aimais Rupert, et pour dire la vérité, que je l’aimais elle-même. On n’eut pas trouvé dans tout l’état quatre êtres plus heureux. Auparavant, nous nous voyions tous les jours ; à présent nous nous voyions à toute heure. Le soir, nous nous séparions de bonne heure, il est vrai, chacun ayant sa petite chambre à part ; mais c’était pour nous réunir encore de meilleure heure le lendemain, et pour reprendre ensemble nos amusements. De travail, il n’en fut pas question pendant un mois ou deux ; nous courions à travers champs, nous abattions des noix, nous cueillions des fruits, nous voyions faire la récolte ; nous prenions le plus d’exercice possible, au grand avantage de notre santé.

Je puis dire sans vanité qu’il aurait été difficile de rencontrer quatre figures plus capables d’attirer l’attention que les nôtres à la fin de 1797. Rupert Hardinge ressemblait à sa mère, et ses traits étaient aussi remarquables que ses mouvements gracieux. Il avait naturellement un air de distinction, dont il savait tirer avantage, et une facilité d’élocution, un entrain qui rendaient sa société, sinon instructive, du moins agréable. Je n’étais pas mal de mon côté, quoique loin d’avoir l’extérieur séduisant de mon jeune ami. Sous le rapport de la force, de l’énergie, de l’activité, j’avais certainement l’avantage sur lui, comme sur presque tous les jeunes gens de mon âge. Mes cheveux étaient d’un brun foncé ; ils tombaient en boucles autour de mon cou, et les ciseaux eurent beaucoup de peine à réprimer leurs écarts. C’était la seule chose que j’eusse de vraiment bien. Ils ne perdirent jamais toute leur beauté, et même aujourd’hui, quoique blancs comme la neige, ils sont encore remarqués. Mais c’était Grace surtout qui commandait l’attention. Sa figure rayonnait de sensibilité : c’était une de ces physionomies où la nature se plaît parfois à imprimer ce caractère tout à la fois de douceur, d’éclat, de vérité, qu’on attribue aux anges. Son teint était plus clair que le mien ; ses yeux d’un bleu céleste, ses joues de la teinte de la plus pâle des roses, et son sourire si plein de douceur et d’expression que maintes fois il a maîtrisé mes mouvements d’humeur et de vivacité. S’il y avait quelque chose à dire, c’est que peut-être elle était un peu trop frêle ; quoique ses membres délicats eussent pu servir de modèle au ciseau d’un sculpteur.

Lucie avait aussi une grande perfection, surtout de taille, quoique dans la part si large de beauté qui a été faite à la jeunesse de ce pays, elle eût été à peine remarquée dans une nombreuse assemblée de jeunes Américaines. Néanmoins l’expression de sa figure était agréable, et il y avait un contraste piquant entre l’ébène de ses cheveux, le bleu foncé de ses yeux, et la blancheur éblouissante de sa peau. Son teint était coloré, et variait suivant la nature de ses émotions. Quant aux dents, on eût pu voyager des semaines entières sans en trouver de pareilles ; et quoiqu’elle parût ne pas s’en douter, elle avait une manière naturelle de les montrer, qui eût donné du piquant à une physionomie beaucoup moins agréable. Sa voix, son sourire, quand elle était heureuse et sans soucis, respiraient le plaisir.

Ce serait peut-être aller trop loin que d’affirmer qu’aucun être humain ait été jamais complètement indiffèrent sur l’effet produit par sa personne. Cependant je ne crois pas qu’aucun de nous, Rupert seul excepté, ait donné une seule pensée à ce sujet, du moins en ce qui le concernait personnellement, avant l’époque dont je parle en ce moment. Je savais, je voyais, je sentais que ma sœur était plus belle que toutes les jeunes filles de son âge et de sa condition que j’avais vues auprès d’elle, et j’en étais fier et heureux. Je savais que je lui ressemblais sous quelques rapports, mais je n’avais pas la vanité de croire que je fusse à beaucoup près aussi bien qu’elle. Mon amour-propre, si j’en avais alors — je n’en manquai pas, mais un an ou deux plus tard — quoi qu’il en soit, en 1797, mon amour-propre se portait plutôt sur ma force physique, sur ma taille, sur mes proportions athlétiques, extraordinaires pour un enfant de seize ans. Je n’aurais pas échangé ces qualités mâles contre vingt fois la bonne mine de Rupert, et une pensée d’envie ne traversa jamais mon esprit à cet égard. Je pensais qu’il pouvait être bien pour un ministre d’être un peu délicat et d’avoir de beaux traits ; mais pour quelqu’un qui voulait courir le monde, comme j’avais déjà l’intention de le faire, la force, la santé, le courage et la vigueur étaient beaucoup plus à désirer que la beauté.

Je ne m’étais jamais demandé si Lucie était jolie. Je voyais qu’elle était agréable ; je m’imaginais qu’elle me le paraissait même plus qu’à aucun autre, et je ne regardais jamais sa figure ouverte et enjouée sans un sentiment de sécurité et de bonheur. Quand ses yeux rencontraient les miens, c’était avec une expression de franchise qui disait aussi éloquemment que des yeux peuvent parler, qu’elle n’avait rien à cacher.