À bord et à terre/Chapitre 7

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 84-95).


CHAPITRE VII.


Oh ! n’oublie pas l’heure où traversant et forêts et vallées, nous retournâmes avec notre chef dans le manoir de ses pères. Pas une brise ne soupirait dans la boiseuse sierra ; la lune éclairait les créneaux d’un pâle rayon, et la nature reposait calme et silencieuse autour de la maison des truants qui s’élevait devant nous.
Mistress Hemans.


Nous nous trouvions à bord d’un bâtiment côtier de l’est, appelé la Marthe Wallis, allant de James’ River à Boston. Les hommes de quart nous avaient vus, car la vigilance est bien plus grande à bord des bâtiments côtiers qu’à bord de ceux qui vont aux Indes ; et la raison en est toute simple : on court plus de dangers. Aussi sur ces derniers navires, les hommes de quart la nuit ne se font pas scrupule de dormir, et c’est une tolérance presque générale. D’après le calcul que je fis, ce devait être M. Marbre qui était de quart au moment où nous passâmes devant le Tigris. Je ne doutai pas qu’il ne fût alors à faire un somme sur la cage à poulets, mais ce que je ne puis m’expliquer encore, c’est que l’homme placé au gouvernail n’ait pas entendu le cri que nous poussâmes tous ensemble. Il me semble qu’il était assez fort pour arriver jusqu’à la terre.

Il est rare que des naufragés ne soient pas reçus avec bonté. L’accueil qui nous fut fait à bord de la Marthe Wallis fut tout ce que je pouvais désirer, et le capitaine nous promit de nous mettre à bord du premier bâtiment côtier, allant à New-York, qu’il rencontrerait : il s’écoula plus d’une semaine avant qu’il pût tenir parole. Le calme nous prit dès que le vent nord-ouest s’éleva, et pendant neuf jours nous ne pûmes entrer dans le détroit de Vineyard. Nous y rencontrâmes un navire que le patron connaissait, et comme c’était un bâtiment côtier faisant régulièrement le service entre Boston et New-York, il nous prit à bord, et ne nous traita pas moins bien que la Marthe Wallis. Nous fûmes tous reçus sur l’arrière, mangeant de la morue, du bon bœuf, de l’excellent porc, avec de la pâte et de la mélasse presque à discrétion. Ce fut là que nous apprîmes les nouvelles les plus récentes de la guerre contre la France, et ce qui se passait aux États-Unis. Quatre jours après, Rupert et moi, nous débarquions à New-York, ne possédant absolument de tout ce que nous avions emporté que ce que nous avions sur nous. Ce n’était pas ce qui nous inquiétait beaucoup ; car j’allais retrouver l’abondance à la maison, et Rupert était certain de ne manquer de rien, tant qu’il m’aurait ainsi que son père.

Cependant je ne m’étais jamais séparé des pièces d’or que Lucie m’avait données. Au moment d’entrer dans le canot pour prendre terre au cap, j’avais mis autour de moi la ceinture qui contenait mon petit trésor, et je ne l’avais plus quittée. C’était un souvenir de la chère enfant qui me l’avait donné ; mais je voulais en faire usage sans y renoncer à tout jamais. Je savais que, dans les occasions critiques, il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Je demandai où demeuraient les propriétaires du John et je me rendis droit à la maison de banque. Je racontai mon histoire, mais je découvris que Kite m’avait précédé. Trois jours après l’ouragan, le Tigris avait eu un bon vent qui l’avait conduit jusque sous les quais mêmes de Philadelphie, d’où la plus grande partie de l’équipage du John était venue à New-York sans délai. Par des communications qu’il avait eues avec la terre au cap, le pilote avait appris que son canot n’avait pas reparu, et on avait regardé notre perte comme certaine. Des relations en avaient paru dans les journaux, et je commençai à craindre que la fatale nouvelle ne fût arrivée à Clawbonny. De petites notices nécrologiques avaient même été publiées sur Rupert et sur moi, sans doute à la demande charitable de M. Kite. Nous étions traités avec indulgence au sujet de notre escapade ; et il y avait une très-belle phrase sur ma fortune et sur le bel avenir qui m’était réservé.

Ce n’était pas que les journaux fussent alors ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Les nouvelles étaient données à mesure qu’elles arrivaient, et la concurrence n’avait pas encore fait naître le besoin d’en inventer. Nos gazettes n’étaient pas encore de mauvaises imitations des gazettes anglaises ; car le talent et l’esprit ne sont pas à assez bas prix aux États-Unis pour qu’on puisse en faire de bonnes. Les citoyens étaient censés aussi avoir quelques droits en opposition à ceux de la presse. Le bon sens public n’avait pas encore été perverti à force d’entendre fausser les saines notions du juste et de l’injuste, et l’on ne mettait pas en avant, pour s’affranchir de l’obligation de faire respecter la loi, que personne ne s’inquiétait de ce que disaient les journaux. C’est pour ce motif que j’eus le bonheur de ne pas lire mille histoires sur mon caractère, mon humeur, mes faits et gestes, etc. Néanmoins j’étais imprimé tout vif, et j’avoue qu’il y avait de quoi frissonner de lire l’annonce de sa mort en termes aussi positifs, quoique je fusse à peu près sur d’être vivant et bien portant.

Les propriétaires du John me firent beaucoup de questions sur la manière dont le bâtiment s’était perdu, et ils parurent satisfaits de mes réponses. Je montrai alors mes pièces d’or, et je demandai à emprunter quelque argent en les laissant en dépôt. Cette partie de ma proposition fut repoussée, et l’on me remit un bon de cent dollars, en me disant que je le rembourserais quand il me plairait. Sachant que j’avais Clawbonny et un très-joli revenu pour en répondre, j’acceptai sans difficulté et je me retirai.

Rupert et moi, nous avions alors le moyen de nous équiper convenablement, mais tout en conservant le costume de marin. Nous nous rendîmes ensuite au bassin d’Albany pour savoir si le Wallingford y était ou non. On nous dit que le sloop venait de partir à l’instant même, ayant à bord un nègre avec les effets de son jeune maître ; un pauvre diable qui était parti pour Canton avec le jeune M. Wallingford, et qui retournait dans l’Ulster pour raconter les tristes événements à la famille.

Nous nous étions flattés d’arriver à Clawbonny avant l’annonce de notre mort. Cette nouvelle nous laissait peu d’espoir. Par bonheur, un paquebot de l’Hudson, un des meilleurs voiliers du fleuve, était sur le point de mettre à la voile, et quoique le vent tînt bon au nord, le patron promit de remonter avec la marée jusqu’à notre crique en moins de quarante-huit heures. C’était tout ce que le Wallingford pouvait faire. Nous mîmes notre petit bagage sur le paquebot, et une demi-heure après nous voguions à pleines voiles.

Mon anxiété était si vive que je ne pus me décider à quitter le pont jusqu’au moment où il fallut jeter l’ancre à cause de la marée. Dès qu’il avait fait nuit, Rupert avait été tranquillement dormir. Je me décidai enfin à suivre son exemple. Le lendemain matin, en remontant, je trouvai le bâtiment dans la baie de Newburgh avec un vent favorable. Vers midi, je distinguai l’embouchure de la crique et le Wallingford qui y entrait ; mais au même instant ses voiles disparurent derrière les arbres.

En abordant un demi-mille au-dessus de la crique, il y avait un chemin de traverse qui conduisait si directement à la maison, qu’en le prenant, je pouvais espérer encore d’arriver en même temps que Neb. J’indiquai l’endroit au capitaine qui nous avait extorqué notre secret et qui se prêta de très-bonne grâce à notre désir. Je crois qu’il serait entré dans la crique même, si nous le lui avions demandé. Dès que nous fûmes à terre avec le sac contenant notre garde-robe, — un seul avait suffi amplement pour nous deux et nous le portions alternativement, — nous partîmes de toute la vitesse de nos jambes. Rupert lui-même semblait voler ; il comprenait enfin toute la peine qu’il avait dû causer à son excellent père et à sa bonne sœur, la chère enfant !

Clawbonny ne m’avait jamais paru plus admirable que dans ce moment. La maison enfoncée dans sa riante vallée, les vergers commençant à perdre leurs fleurs, les belles et vertes prairies dont l’herbe veloutée se balançait au souffle du vent du sud, les champs de blé et de graines de toute espèce, les troupeaux ou ruminant dans la plaine, ou formant des groupes à l’état de repos sous l’ombrage des arbres, tout indiquait l’abondance et la paix. Et pourtant c’était cette résidence heureuse et tranquille que j’avais quittée volontairement pour aller me battre contre des pirates dans le détroit de la Sonde, pour faire naufrage sur les côtes de Madagascar, courir le plus grand risque dans un canot à la hauteur de l’Île-de-France, et n’échapper que par miracle à une mort horrible sur les côtes de mon propre pays !

À peu de distance de la maison était un bosquet touffu dans lequel j’avais construit avec Rupert un petit pavillon d’été où nous aimions à venir nous reposer dans l’après-midi. Nous n’en étions qu’à trois cents pas quand nous vîmes nos sœurs entrer dans le bois, prenant évidemment la direction du pavillon. Au même moment j’aperçus Neb qui arrivait par le chemin conduisant à la crique. Le pauvre garçon marchait à pas de tortue, comme s’il voulait retarder l’instant où il serait obligé de s’expliquer. Après un moment de consultation nous nous décidâmes à nous rendre droit au bosquet, et à devancer ainsi Neb, qui devait passer trop près du pavillon pour ne pas être vu et reconnu. Nous rencontrâmes plus d’obstacles que nous ne l’avions prévu, notre mémoire nous servant mal. Arrêtés par des broussailles, nous n’arrivâmes que lorsque le nègre était déjà en présence de ses deux maîtresses.

En les voyant tous trois, je ne pus retenir un mouvement d’effroi. Neb lui-même, dont la figure était ordinairement luisante comme du vernis, était presque blême. Le pauvre diable ne pouvait parler, et quoique Lucie le secouât de toutes ses forces pour en tirer quelque explication, il ne répondait que par des larmes ; elles coulaient par torrents de ses yeux, et enfin il se jeta à terre et se mit à sangloter.

— Est-ce la honte de s’être enfui ? s’écria Lucie ; ou serait-il arrivé quelque malheur à nos frères ?

— Il ne pourrait le savoir, puisqu’il n’était pas avec eux ; cependant je suis toute tremblante.

— Ce n’est pas à cause de moi, chère sœur, dis-je alors sans me montrer ; nous voici, Rupert et moi, et, grâce à Dieu, sains et saufs.

Les deux amies poussèrent un cri perçant et ouvrirent leurs bras. Rupert et moi, nous n’hésitâmes plus, et nous nous y précipitâmes. Je ne sais comment cela se fit, mais quand je repris mon sang-froid, je me trouvai dans les bras de Lucie, et Rupert dans ceux de Grace. Cette petite méprise fut bientôt rectifiée, et chaque frère embrassa sa sœur, comme le demandaient les liens du sang et les convenances. Elles donnèrent alors un libre cours à leurs larmes, et protestèrent que c’était vraiment le premier moment de bonheur qu’elles avaient goûté depuis notre départ, il y avait près d’un an.

Quant à Neb, le pauvre diable était sur la route où il s’était enfui au son de ma voix, les yeux fixés sur nous comme quelqu’un frappé de stupeur et qui doute encore. Sûr enfin de notre identité, le nègre se jeta de nouveau à terre, se roulant de tous les côtés, et poussant littéralement des beuglements de joie. Après s’être livré à ces transports caractéristiques, il sauta sur ses pieds, et courut comme un trait vers la maison, en criant de toute la force de ses poumons, comme s’il était certain que la bonne nouvelle qu’il apportait lui assurerait son pardon : — Maître Miles être de retour ! — Maître Miles être de retour !

Au bout de quelques minutes le calme se rétablit assez parmi nous quatre pour permettre les questions et les réponses. J’appris avec joie qu’on n’avait pas reçu la nouvelle de notre mort. M. Hardinge se portait bien, et était occupé à remplir les devoirs de son saint ministère. Il avait dit à Grace et à Lucie le nom du bâtiment sur lequel nous étions partis, mais il n’avait point parlé de la manière pénible dont il nous avait entrevus, au moment où nous levions l’ancre pour quitter le port. Grace demanda alors solennellement le récit de nos aventures. Rupert, à qui la question s’adressait principalement en sa qualité d’aîné, fut l’orateur dans cette occasion, ce qui me permit d’observer l’effet qu’il produisait sur nos compagnes. Il affecta d’être modeste ; cependant il me parut qu’il s’étendait avec quelque complaisance sur le boulet qui s’était logé si près de lui en haut du mât de misaine ; il parla du sifflement qu’il avait fait, et de l’ébranlement produit par la violence du coup. Il eut aussi l’impudence de parler de ma bonne fortune de m’être trouvé de l’autre côté de la hune, quand le boulet avait traversé mon poste, tandis que je suis convaincu qu’il passa beaucoup plus près de moi que de lui. Quoi qu’il en soit, il raconta l’histoire à sa manière, et avec tant d’éloquence que je m’aperçus que Grace était toute pâle. L’effet produit sur Lucie fut tout différent. Cette excellente créature comprit, je crois, mon embarras, car elle se mit à rire, et interrompant son frère : — Allons, dit-elle, laissons là le boulet et parlons d’autre chose. Rupert rougit ; car il avait essuyé plus d’une fois, dans son enfance, de pareils accès de franchise de sa sœur ; mais il ne laissa point percer le dépit qu’il ne pouvait manquer de ressentir.

S’il faut dire la vérité, mon attachement pour Rupert avait reçu une assez forte atteinte. Il avait montré tant d’égoïsme pendant le voyage, avait escamoté si habilement tant de corvées pour les laisser retomber sur le pauvre Neb, et avait été si peu, dans la pratique, le marin qu’il dépeignait si bien avec sa langue, que je ne pouvais pas fermer plus longtemps les yeux sur quelques-uns des défauts de son caractère. Je l’aimais encore, mais par habitude, et peut-être parce qu’il était le fils de mon tuteur et le frère de Lucie ; et puis je ne pouvais me dissimuler que Rupert n’était rien moins que franc. Il commentait, il exagérait, il embellissait tout, s’il n’allait pas jusqu’à inventer. Je n’étais pas assez âgé pour savoir que la plupart des opinions qui sont en circulation dans le monde ne sont que des vérités plus ou moins tronquées ; que rien n’est plus rare qu’un récit exact et sans ornements ; que les vérités et les mensonges voyagent de compagnie, tellement confondus, comme dit Pope dans son Temple de la renommée, que jamais l’œil d’un mortel ne peut les distinguer.

Dans son récit de notre voyage, Rupert avait laissé de fausses impressions dans l’esprit de ses auditeurs sur plus de cinquante points. Il avait fait mousser nos deux petites escarmouches beaucoup plus que la vérité ne le permettait, et il avait négligé de rendre justice à Neb dans l’une et l’autre affaire. Il louait dans la conduite du capitaine Robbins précisément ce qui était blâmable par rapport à la perte du John, et il critiquait des mesures qui ne méritaient que des éloges. Je savais que Rupert n’était pas marin ; et j’étais assez convaincu alors qu’il ne le deviendrait jamais ; mais je ne pouvais expliquer toutes ses inexactitudes en les imputant à l’ignorance. La manière dont il savait se poser en toute occasion comme l’acteur principal dénotait tant d’adresse en même temps que, tout en sentant qu’il trompait, je n’aurais trop su comment le contredire. Il s’y prenait si ingénieusement pour présenter les faits et les commenter, que je me surpris plus d’une fois à croire ce qu’en réalité je savais être faux.

Dès que l’histoire de nos exploits fut terminée, nous eûmes tout le loisir d’observer les changements qu’une année avait opérés dans nos personnes. Rupert, comme le plus âgé, était le moins changé ; il était arrivé de très-bonne heure à sa croissance ; seulement il avait pris un peu de carrure. Il avait laissé croître à bord une petite paire de moustaches, qui lui donnait un air un peu plus mâle, ce qui ne gâtait rien, soit dit en passant, et, à tout prendre, il avait plutôt gagné. Lucie en convint à moitié, tout en faisant beaucoup de réserves ; Grace ne dit rien, mais il était évident qu’elle était du même avis. Quant à moi, j’avais alors près de six pieds, ce qui n’était pas mal pour un garçon qui n’avait pas encore dix-huit ans ; mais je m’étais aussi élargi. Grace dit que j’avais perdu mon air gentil et délicat ; et Lucie, tout en riant et en rougissant, protesta que je commençais à avoir l’air d’un grand ours. Pour dire la vérité, j’étais assez content de ma personne ; je ne portais pas la moindre envie à Rupert, et je savais que je le ferais passer sous mon épaule quand je le voudrais. Je supportai donc tous les quolibets de pied ferme, et, quoique le point de mire des plaisanteries de ces demoiselles, je ne perdis pas contenance un seul instant. Dès que je cessai d’être sur la sellette, Lucie me dit à demi-voix :

— Voilà ce que c’est que de s’en aller, Miles ; si vous étiez resté ici, le changement se serait opéré si graduellement qu’on ne s’en serait pas aperçu, et on ne dirait pas aujourd’hui que vous êtes un ours.

Je la regardai fixement : elle devint pourpre ; une expression de regret se peignit sur sa figure, et elle ajouta tout bas : — mais je n’en crois rien au moins.

C’était alors le tour de Grace, et mon attention se porta sur ma sœur. Quoique bien jeune encore, elle n’avait plus l’air d’une enfant ; c’était presque une jeune femme posée et réfléchie. Elle avait beaucoup gagné pour l’extérieur, quoique un air d’excessive délicatesse donnât lieu de douter si un être si frêle n’était pas fait pour un autre monde que celui-ci.

Lucie supporta l’examen avec succès ; elle était femme de la tête aux pieds. En elle rien d’idéal, rien de positivement poétique ; c’était tout simplement une femme charmante. Honnête, sincère, pleine de cœur, elle était d’une vivacité et d’un enjouement qui donnaient une mobilité apparente à son humeur et à son caractère ; et cependant personne n’avait des principes plus arrêtés, un jugement plus certain sur tous les sujets qui étaient de sa compétence, et n’était plus constant dans ses affections que Lucie Hardinge. Grace elle-même subissait alors son influence, quoique à la première vue on eût pu croire que c’était elle qui devait diriger son amie plus simple et plus réservée.

Il y avait plus d’une heure que nous goûtions le plaisir de nous retrouver ensemble, sans qu’il eût été question de nous rendre à la maison. Lucie rappela alors à Rupert qu’il n’avait pas encore embrassé son père. Elle venait de le voir descendre de cheval à la porte de son cabinet. Sans doute il avait appris le retour des enfants prodigues, et il ne fallait pas tarder davantage à aller implorer son pardon.

M. Hardinge nous accueillit sans montrer de surprise, et encore moins de ressentiment. C’était l’époque où il avait calculé que nous devions revenir, et aucune passion mauvaise ne pouvait trouver accès dans son cœur. Nous reçûmes solennellement sa bénédiction ; et, je ne rougis pas de le dire, dans un siècle où il est de bon ton de faire parade de son impiété, et où le respect humain cherche à tourner en ridicule celui qui s’humilie pour demander la bénédiction du Tout-Puissant par l’entremise des ministres de ses autels, — je me mis à genoux pour la recevoir, — oui, je me mis à genoux et je fondis en larmes ; à genoux par humilité, en larmes par contrition.

Quand nous fûmes tous un peu plus calmes, et qu’un repas substantiel nous eût été servi, M. Hardinge demanda à son tour le récit de tout ce qui s’était passé. Ce fut à moi qu’il s’adressa ; et je fus forcé de remplir le rôle d’historien, un peu contre mon gré ; mais il n’y avait pas moyen de s’en défendre, et je m’en acquittai avec simplicité, et certainement de manière à produire des impressions bien différentes de celles qu’avait causées le récit de Rupert. Je crus une ou deux fois remarquer une expression de chagrin sur la figure de Lucie, et de surprise sur celle de Grace. Je suis certain que je ne cherchai pas à me faire valoir, et que je ne fis autre chose que de rendre justice à Neb. Mon histoire ne fut pas longue ; je sentais que, malgré moi, je contredisais Rupert. Quant à lui, il était tout à fait à son aise, et ne paraissait même pas remarquer ces contradictions. Il y a des gens qui ne reconnaissent pas la vérité, même quand elle leur crève les yeux.

M. Hardinge exprima son bonheur de nous revoir, et bientôt après il se hasarda à demander si nous en avions assez de ce que nous avions vu du monde. C’était une question à bout portant, et je crus devoir y répondre franchement. Loin d’en avoir assez, je lui dis que mon ardent désir était d’être admis à bord de l’un des bâtiments porteurs de lettres de marque, qu’on équipait alors en si grand nombre aux États-Unis, et de faire un voyage en Europe. Rupert tint un langage différent ; il avoua qu’il s’était trompé sur sa vocation, et qu’il était prêt à entrer dans une étude d’homme de loi. Je fus renversé d’entendre mon ami convenir aussi tranquillement de son incapacité comme marin ; car c’était la première fois qu’il s’exprimait ainsi devant moi. J’avais remarqué chez lui un certain manque d’énergie dans des occasions qui demandaient de l’activité, mais non un manque de courage ; et j’avais attribué l’espèce de lassitude qu’il manifestait parfois, au changement d’état, et peut-être même de nourriture ; car l’homme, cette créature semblable à Dieu, n’est après tout qu’un animal, et il subit les influences de ses besoins tout aussi bien que le bœuf ou le cheval.

Ce fut avec une véritable satisfaction, dans laquelle je n’entrais pour rien, que M. Hardinge entendit cette déclaration de son fils, mais il ne fit aucune remarque, voulant nous laisser savourer le plaisir de nous retrouver à Clawbonny, sans l’assaisonner de sermons ou d’avis. La soirée se passa d’une manière délicieuse ; les jeunes filles riant de tout leur cœur de nos descriptions burlesques, de la manière de vivre à bord d’un bâtiment et de nos diverses aventures en Chine, à l’Île Bourbon et ailleurs. Ruppert était très-amusant, quand il le voulait, et il savait faire rire aux larmes, tout en conservant son sérieux, ce qui est le meilleur moyen d’y réussir.

Neb fut introduit après le souper, et il fut censuré et loué tout à la fois ; censuré pour avoir abandonné les dieux domestiques, loué pour n’avoir pas quitté son maître. Ses descriptions des Chinois, de leurs costumes, de leurs queues, de leurs souliers, étaient si drôles que M. Hardinge même s’en amusa comme un enfant ; jamais, depuis un siècle qu’ils étaient construits, les murs de Clawbonny n’avaient été témoins d’une soirée plus délicieuse.

Le lendemain j’eus un entretien particulier avec mon tuteur qui commença par me rendre une sorte de compte de mes biens pendant l’année qui venait de s’écouler. J’écoutai dans une attitude respectueuse et avec assez d’intérêt, ce qui fit grand plaisir à M. Hardinge. Tout était dans l’état le plus prospère ; l’argent comptant s’accumulait, et je vis qu’à ma majorité j’en aurais assez pour acheter un bâtiment, si j’en avais envie. Je me promis secrètement de me mettre, d’ici là, en état de le commander ; mais mon tuteur parla peu de l’avenir. Il se contenta d’exprimer l’espoir que je me donnerais le temps de réfléchir avant de prendre un parti définitif sur l’état que j’embrasserais. Je ne répondis à cette insinuation qu’en inclinant respectueusement la tête.

Pendant le mois qui suivit, ce fut à Clawbonny une joie et des transports sans cesse renaissants. Nous avions peu de familles à visiter dans les environs, et M. Hardinge proposa une excursion lointaine, mais il fut repoussé avec perte ; j’aimais jusqu’à la moindre pierre de Clawbonny, et rien ne pouvait nous être plus agréable que de vivre entre nous. Rupert faisait des lectures aux demoiselles, sous la direction de son père, tandis que je consacrais la plus grande partie de mon temps à des exercices gymnastiques.

La Grace et Lucie fit une ou deux croisières assez longues sur le fleuve, et enfin je conçus l’idée de conduire toute la société à New-York à bord du Wallingford ; ma sœur ni son amie ne connaissaient New-York, ni n’avaient même jamais vu un vaisseau. Les sloops qui sillonnaient l’Hudson, quelquefois une goélette, étaient pour elle toute la marine, et je commençais à me reprocher de laisser dans une si profonde ignorance des personnes à qui je prenais un si vif intérêt. Elles convinrent aussi que depuis que j’étais marin, leur désir de voir un trois-mâts avec tous ses agrès était augmenté au centuple.

M. Hardinge regarda d’abord ma proposition comme une plaisanterie, mais Grace mourait d’envie de voir une grande ville, et toutes les fois que la conversation venait sur ce chapitre, Lucie semblait pensive, quoiqu’elle gardât le silence, dans la crainte d’entraîner son père dans une trop grande dépense, si bien que le bon ministre finit par donner son consentement. Voici les arrangements qui furent pris pour que la dépense ne fût pas trop forte : le voyage, aller et retour, devait être fait à bord du Wallingford ; les scrupules de M. Hardinge n’allaient pas jusqu’à refuser le passage pour lui et ses enfants sur le sloop qui ne prenait jamais rien aux personnes qui allaient à la ferme ou qui en revenaient. Quant à la nourriture, on y avait droit à Clawbonny ; il importait peu qu’elle fût prise à bord du sloop ou à la maison. Ensuite il y avait à New-York une mistress Bradfort, veuve jouissant d’une honnête aisance, qui était sa cousine germaine, et c’était toujours chez elle qu’il logeait, lorsqu’il se rendait à l’assemblée annuelle de l’église épiscopale protestante, comme il est de rigueur de dire aujourd’hui ; — je m’étonne que quelque ultra n’ait pas encore imaginé d’introduire dans le Symbole des Apôtres cette formule : Je crois à la sainte Église catholique épiscopale protestante, etc.

La bonne veuve l’avait pressé plusieurs fois d’amener avec lui Grace et Lucie, sa maison de Wall-Street étant assez grande pour recevoir des hôtes beaucoup plus nombreux. — Oui, dit M. Hardinge, voilà comment il faudra nous arranger. Je logerai avec mes deux filles chez mistress Bradfort, et les jeunes gens iront se loger à la taverne. Il faut espérer que le nouvel Hôtel de la Cité, qui semble assez grand pour loger un régiment, pourra bien les contenir. J’écrirai ce soir même à ma cousine pour ne pas la prendre à l’improviste.

La réponse de mistress Bradfort ne se fit pas attendre ; et le lendemain même du jour où on la reçut, toute la maison, compris Neb, s’embarqua sur le Wallingford. Quelle différence entre cette traversée et celle qui l’avait précédée ! Alors j’avais le sentiment de ma faute, et mon cœur restait sur le rivage avec les deux jeunes filles ; aujourd’hui tous ceux que j’aimais étaient avec moi. Est-il besoin de dire que Grace et Lucie étaient enchantées de tout ce qu’elles voyaient ? Les Highlands surtout les jetèrent dans l’extase, quoique depuis j’aie vu assez le monde pour reconnaître, avec presque tous les touristes expérimentés, que c’est relativement la partie la moins remarquable de ce beau fleuve ; car d’autres portions de notre globe offrent un caractère de grandeur plus frappant, tandis que nulle part on ne peut trouver dans un aussi petit espace un paysage aussi charmant que celui que présentent les autres parties de l’Hudson.

Nous arrivâmes à New-York sans accident, et j’eus le suprême bonheur de montrer à mes compagnes la Prison d’État, le Bear-Market (marché aux ours), et les cloches de Saint-Paul et de la Trinité, — de la vieille Trinité, connue c’était la mode d’appeler une église qui n’était bâtie que depuis quelques années, et que, dans ma jeunesse, j’étais habitué à regarder comme aussi magnifique qu’elle était vénérable. Cet édifice a déjà disparu pour faire place à un autre auquel on prodigue les épithètes de splendide, de vaste, que sais-je ? et qui bientôt sera remplacé à son tour, jusqu’à ce que notre goût en fait d’architecture d’église soit à peu près formé.

Wall-Street, en 1799, était bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui. À la place où tant de temples grecs sont consacrés à Plutus, était une rangée de maisons modestes, provinciales, si l’on veut, mais beaucoup moins pourtant, à mon avis, que ces habitations équivoques de briques et de marbre, qui affichent beaucoup plus de prétentions, sans être plus respectables. C’était là que demeurait mistress Bradfort. Les changeurs de monnaie étaient alors inconnus, ou du moins ils n’étaient pas assez nombreux pour former une colonie et une sorte de coalition entre eux. Les banques elles-mêmes ne croyaient pas nécessaire d’être à une portée de fusil l’une de l’autre — c’est tout au plus s’il y en avait deux — pour se défendre mutuellement. Nous avons vu adopter toutes sortes d’expédients, dans cette rue de bénédiction, pour défendre les bourses, depuis le temple qui primitivement devait être assez petit pour n’admettre que les dollars et ceux qui devaient les garder, jusqu’à l’édifice qui devait contenir assez de fripons pour qu’on pût dormir tranquille, d’après ce principe familier qu’il n’y a rien de tel que des voleurs pour prendre les voleurs. Tout cela n’y a rien fait, et si l’on a obtenu quelques résultats, c’est lorsqu’on a eu recours tout bonnement au procédé classique d’employer des honnêtes gens. Mais pardonnez ce radotage à un vieillard, et revenons auprès d’une veuve aimable qui n’avait pas encore quarante ans.

Mistress Bradfort reçut M. Hardinge de manière à nous convaincre tous qu’elle était ravie de le voir. Elle avait préparé une chambre pour Rupert et pour moi, et nous fîmes de vains efforts pour nous en défendre : il fallut accepter son hospitalité. En moins d’une heure, nous étions tous installés, et nous pouvions nous regarder comme chez nous.

Je ne m’étendrai pas sur le bonheur qui suivit. Trop jeunes pour aller dans le monde, si ce qu’on appelle monde avait alors existé à New-York, nous étions du moins d’âge à voir les curiosités. Je suis tenté de rire en me rappelant en quoi elles consistaient. Il y avait un muséum dont voudrait à peine une ville de l’ouest ayant quinze ou vingt ans d’existence ; un cirque dirigé par un nommé Ricketts ; le théâtre de John-Street, très-modeste édifice consacré à Thespis ; et un lion — c’est littéralement de l’animal que je veux parler — qui était tenu dans une loge hors de la ville, afin que ses rugissements ne troublassent pas le peuple. Nous vîmes toutes ces merveilles, le théâtre même compris, l’indulgent M. Hardinge n’ayant pas vu d’inconvénient à nous y laisser aller sous la conduite de mistress Bradfort. C’était un plaisir tout nouveau pour nous tous ; car bien que nous eussions été en Chine, nous n’avions jamais été au spectacle.

On a bien raison de dire : vanité des vanités, tout est vanité ! Quiconque vivra autant que j’ai vécu verra la plupart de ses opinions, et même de ses goûts, changer. Rien peut-être, excepté la révélation, n’est plus propre à nous rappeler que cette vie d’épreuves n’est qu’un passage, que de voir combien ce que nous avons désiré le plus, ce qui a été le but de notre ambition, a occupé peu de temps notre esprit, et dans un intérêt souvent si futile ! À cinquante ans, l’illusion commence à s’évanouir ; et bien que nous puissions continuer à vivre et même à être heureux, bien aveugle est celui qui n’aperçoit pas la fin de sa route, et ne prévoit pas quelques-uns des grands résultats auxquels elle doit aboutir. Mais voilà des considérations auxquelles nous étions loin de songer en 1799.