À bord et à terre/Chapitre 6

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 70-83).


CHAPITRE VI.


Que les vagues écumantes confondent et emportent la navigation !
Macbeth.


Pauvre capitaine Robbins ! à peine eut-il recouvré ses forces physiques qu’il commença à ressentir ces angoisses morales qui étaient inséparables de la perte de son bâtiment. Marbre, qui, depuis qu’il était descendu au rang de second lieutenant, était disposé à être plus communicatif que jamais avec moi, me donna à entendre que notre ancien commandant avait sondé le capitaine Digges pour voir si on pourrait le décider à se rendre au bâtiment naufragé, mais il avait reconnu bientôt qu’il n’y fallait pas songer, et qu’un bâtiment de première classe de Philadelphie pouvait mieux employer son temps qu’à recueillir les débris d’un naufrage. Le John, avec tout ce qu’il contenait, fut donc abandonné à son sort. Marbre, toutefois, était d’avis que le dernier ouragan avait dû le briser en mille pièces, et livrer ses débris à l’Océan. Jamais nous n’en entendîmes parler, ni ne recouvrâmes un seul des objets qu’il contenait.

Nombreuses furent les discussions entre le capitaine Robbins et ses deux lieutenants sur les erreurs d’estime qui les avaient entraînés si loin de leur route. À cette époque, la navigation n’était pas une chose aussi simple qu’elle l’est devenue depuis. Il est vrai qu’on mesurait parfois la distance de la lune à bord des grands bâtiments allant aux Indes ; mais ce n’était pas une habitude journalière, comme les observations actuelles du matin et de l’après-midi pour obtenir le temps, et, par le moyen du chronomètre, la longitude. Et puis nous étions sortis trop récemment des Îles pour avoir grand besoin d’un surcroît de travail ; et les « courants infernaux » nous avaient donné assez de fil à retordre. Marbre était un très bon navigateur, malgré la simplicité de son extérieur et sa rudesse apparente : il montra une grande délicatesse dans ses procédés à l’égard de son ancien commandant, lui promettant de faire tout ce qu’il pourrait, quand il serait de retour chez lui, pour éclaircir la question. Pour Kite, il n’en savait pas long, et il avait la discrétion de se taire presque toujours. Cette modération n’en rendit notre traversée que plus agréable.

Le Tigris était très-bon voilier ; il était un peu plus grand que le John, et portait douze canons de neuf. Par suite des additions faites à son équipage, pour un motif ou pour un autre, il était alors monté de près de cinquante hommes. Le capitaine Digges avait certains goûts belliqueux, et longtemps avant que nous fussions à la hauteur du Cap, il nous avait tous divisés en compagnies, et dressés à l’exercice du canon. Il avait aussi eu une affaire avec quelques pros, et il aimait à parler de la leçon qu’il avait donnée à ces misérables. Je crus un moment qu’il était jaloux de nos exploits ; mais ce pouvait être pure imagination de ma part ; car il loua beaucoup notre courage. Les nouvelles particulières qu’il avait reçues sur l’état des relations entre la France et les États-Unis, donnaient un nouvel élan à ses penchants guerriers, et lorsque nous arrivâmes à Sainte-Hélène, son navire était en très-bon état de défense pour un bâtiment marchand. Le capitaine se ravitailla dans cette île, mais il n’apprit rien d’intéressant. Les habitants avec lesquels nous eûmes des rapports ne savaient que le nom des bâtiments qui avaient fait le voyage des Indes depuis un an, et le prix de la viande fraîche et des légumes. Napoléon les civilisa soixante-dix ans plus tard.

Nous fîmes bonne route de Sainte-Hélène aux latitudes calmes, mais elles se trouvèrent être plus calmes encore qu’à l’ordinaire. Nous les traversâmes pourtant avec un peu de patience, et tout alla très-bien jusqu’au moment où nous arrivâmes dans la latitude des Îles du Vent. Marbre me fit un jour l’observation que, pour un homme qui croyait à l’existence de quelque danger pour le commerce américain dans cette partie de l’Océan, le capitaine Digges s’approchait de l’île française de la Guadeloupe plus qu’il n’était nécessaire ou prudent.

J’ai vécu trop longtemps, j’ai vu de trop près les hommes et les choses, pour croire que mon pays et mes compatriotes aient toujours raison, quoi qu’ils fassent, uniquement parce qu’il plaît aux journaux et aux membres du congrès de l’affirmer. Quiconque a été quelque peu sur mer ne peut lire sans beaucoup de défiance, dans les gazettes du jour, le récit de tout ce que le commerce des États-Unis a eu à souffrir de la part des autorités de tel ou tel port, par la prise de tel bâtiment, ou l’emprisonnement de tels officiers ou de tel équipage. La liste des griefs est interminable. En règle générale, il est plus sûr d’affirmer que les parties lésées méritaient tout ce qui leur est arrivé, que de les croire l’innocence même. L’empressement avec lequel ces appels à leur sympathie sont accueillis par les bons habitants de la république fait qu’ils se multiplient de plus en plus ; et la mère qui encourage ceux de ses enfants qui rapportent a bientôt les oreilles rebattues de plaintes et d’inventions de tout genre. Néanmoins c’est un fait hors de toute contestation que le commerce américain servit de pâture à presque toutes les nations belligérantes de l’Europe, entre le commencement de la guerre de la révolution française et sa fin. Les vols commis ainsi au préjudice de cette nation, sous un prétexte ou sous un autre, furent si énormes, qu’ils donnent une apparence de justice rétributive, sinon de droit moral, aux banqueroutes récentes de certains de nos États. La Providence redresse singulièrement tous les torts dans sa marche invariable, et, si l’on allait au fond des choses, on verrait que l’esprit du mal n’a fait autre chose que mettre en œuvre les matériaux fournis directement ou indirectement par les victimes. Des déprédations commises au préjudice des États-Unis, il n’y en eut point de plus criantes que celles de la grande république, sa sœur, à la fin du dernier siècle, et elles eurent un caractère si atroce et si hardi, que j’avoue qu’elles militent un peu contre ma théorie d’admettre que la France doit très-peu de la « dette suspendue ; » mais j’explique cette dernière circonstance par la réparation partielle qu’elle fit par le traité de 1831. Pour l’Angleterre, c’est différent. Elle nous a entraînés dans une guerre par les effets de ses ordres donnés en conseil et de ses blocus sur le papier, et elle nous a forcés à dépenser cent millions pour nous faire rendre justice. J’aimerais à voir les comptes balancés, non par le démon qui a suggéré également les brigandages en pleine mer et la suspension ou répudiation des dettes de l’état, mais par le grand juge qui inscrit sur un registre tous nos actes de cette nature. Que les corsaires soient à terre ou qu’ils soient sur l’Océan, ce sont toujours des corsaires, de même que toute réunion d’êtres humains est à peu près la même dans toutes les situations. À tout prendre, je ne sais pas si, en fait d’honnêteté, la balance ne penche pas tant soit peu en faveur des états non-payants ; car, enfin, on peut emprunter avec l’intention de rembourser, quoique ensuite on soit dans l’impossibilité de le faire ; tandis que je n’ai jamais ouï-dire que le capteur d’un bâtiment ait jamais rendu rien du produit de sa prise, quand il pouvait faire autrement. Mais revenons à nos aventures.

Nous étions exactement dans la latitude de la Guadeloupe, avec la brise ordinaire, quand au point du jour, un brig d’assez mauvaise mine fut signalé. Le capitaine Digges braqua sur lui sa meilleure lunette, celle dont il ne se servait que dans les grandes occasions, et il prononça que c’était un croiseur français, très-probablement un corsaire. Tous ceux qui avaient le droit d’émettre une opinion furent de son avis.

Le Tigris, sous ses bonnettes de hunier, marchait alors à raison de sept nœuds. Le brig allait à la bouline et cherchait évidemment à se mettre dans nos eaux. Il marchait à raison de neuf nœuds, et devait nous avoir rejoints avant midi. On n’était pas d’accord, sur le gaillard d’arrière, sur ce qu’il convenait de faire. On finit par s’arrêter au parti de diminuer de voile et d’attendre le brig, ce qui paraissait moins dangereux que de paraître l’éviter. Le capitaine Digges tira les dernières lettres qu’il avait reçues ; je le vis qui les montrait au capitaine Robbins, et les deux officiers se mirent à les commenter avec beaucoup de chaleur. J’avais été chargé de je ne sais plus quelle corvée près de la cage à poules sur laquelle ils étaient assis, et j’entendis une partie de leur conversation. Je conclus de ce qu’ils disaient que les procédés de ces demi-pirates étaient souvent équivoques, et que les Américains ne savaient s’ils devaient se défendre que lorsqu’il était trop tard.

— Les drôles en viennent quelquefois à l’abordage, avant que vous soupçonniez ce dont il s’agit, dit le capitaine Robbins.

— Ce ne sera pas moi qu’ils prendront ainsi par surprise, répondit Digges après un moment de réflexion : Miles, écoutez ; allez dire au cuisinier de remplir d’eau ses marmites, et de la faire bouillir au plus vite ; puis prévenez M. Marbre que je l’attends ici. Allons, vite, jeune homme, et donnez-lui un coup de main.

J’obéis, cherchant à deviner pourquoi le capitaine avait besoin d’une si grande quantité d’eau chaude, que l’équipage allait être obligé de manger son dîner froid ; mais les marmites n’étaient pas à moitié pleines, que je vis M. Marbre et Neb tirer une pompe à incendie de la chaloupe, et la placer près de la cuisine. M. Marbre dit alors à Neb de visser le manche en cuir, et alors une demi-douzaine de matelots reçurent l’ordre de remplir la pompe d’eau de mer. Le capitaine Digges vint en personne commander la manœuvre, et Neb sauta sur la pompe, en agitant le manche en l’air avec tous les transports d’un nègre. Le capitaine s’amusa beaucoup de son zèle, et il le nomma capitaine des tirailleurs.

— Maintenant, moricaud, dit le capitaine en riant, vise un peu ce cap de mouton ; vise au beau milieu ; allons, à la pompe, mes garçons, et que Neb montre son adresse.

Neb visa si juste que du premier jet il atteignit le point indiqué, et le capitaine enchanté le confirma sur-le-champ dans ses fonctions. Il eut pour consigne de ne pas quitter la pompe, quoi qu’il arrivât. Bientôt après le signal fut donné de faire branle bas. C’est un mot qui résonnait d’une manière assez lugubre à nos jeunes oreilles, et bien que je ne croie pas manquer de fermeté, je me remis, je l’avoue, à penser à Clawbonny, à Grace, à Lucie ; oui, et même au moulin. Mais ce ne fut l’affaire que d’une minute, et, dès que je fus à l’œuvre, je n’y songeai plus. Nous fûmes une heure à faire nos apprêts, et alors le brig n’était qu’à un demi-mille, loffant sur notre hanche sous le vent. Comme nous avions diminué de voile, le brig ne manifesta aucune intention de nous envoyer une bordée pour nous faire mettre en panne. Il semblait disposé à rendre politesse pour politesse.

— Chacun à son poste ! fut le commandement qui suivit. J’étais placé sur la grande hune et Rupert sur celle de misaine. Nous avions pour consigne de réparer les avaries ; et le capitaine apprenant que nous étions accoutumés au maniement des armes à feu nous donna à chacun un mousquet, avec ordre de tirer dès qu’on commencerait à s’escrimer en bas. Comme nous avions déjà vu le feu une fois, nous nous considérions comme des vétérans, et en montant à notre poste, nous échangions ensemble des signes d’intelligence et de satisfaction. Mon poste était le meilleur des deux, car je pouvais voir le brig approcher, la voile de perroquet de fougue me masquant peu la vue, tandis que le grand hunier était pour le pauvre Rupert un rideau impénétrable. Sous le rapport du danger, il n’y avait pas grande différence entre les différents postes, d’autant plus que les Français avaient la réputation de tirer dans les agrès.

Dès que tout fut prêt, le capitaine d’une voix sévère ordonna le silence. Le brig était alors à portée de la voix. Je voyais très-bien ses ponts ; ils étaient couverts d’hommes. Je comptai ses canons, il n’en avait que dix, et tous, à ce qu’il me parut, d’un calibre moindre que les nôtres. Une circonstance cependant me paraissait suspecte : les hommes qui couvraient son gaillard d’avant semblaient être occupés derrière les bastingages pour cacher leur présence à l’équipage du Tigris. J’avais envie de sauter sur un galhauban et de me laisser glisser sur le pont pour faire connaître cet indice menaçant ; mais j’avais entendu dire que c’était un devoir impérieux de rester à son poste en face de l’ennemi, et je n’aimais pas à quitter le mien. Les novices sont toujours portés à s’exagérer leurs droits et leurs devoirs, et je n’échappai pas à la règle commune. Mais je crois qu’il y a quelque mérite à avoir agi comme je l’ai fait. Pendant toute la traversée, j’avais tenu un journal, et j’avais toujours sur moi un crayon et du papier pour prendre des notes. J’écrivis donc à la hâte ce peu de mots sur un chiffon de papier : — « L’avant du brig est couvert d’hommes armés cachés derrière les bastingages. » Je roulai le billet autour d’une petite pièce de cuivre, et je le jetai sur le gaillard d’arrière. Le capitaine entendit le bruit que fit la pièce en tombant, il regarda en haut, — rien n’attire plus vite l’attention d’un officier que ce qui vient d’une hune, — et il me vit montrer du doigt le billet. Je fus récompensé de ma peine par un geste d’approbation. Le capitaine lut ce que j’avais écrit, et je vis bientôt Neb et le cuisinier occupés à remplir la pompe d’eau bouillante. Ils n’eurent pas plus tôt fini qu’une place convenable fut choisie sur le gaillard d’arrière pour ce singulier instrument de guerre, et alors une voix nous héla du brig.

— Quelle est cette voile ?

Le Tigris de Philadelphie revenant de Calcutta. — Et quel est ce brig ?

La Folie, corsaire français. — D’où venez-vous ?

— De Calcutta. — Et vous ?

— De la Guadeloupe. — Où allez-vous ?

— À Philadelphie. — Ne portez pas si près ; quelque accident pourrait arriver.

— Qu’est-ce que vous dites ? un accident ? je n’entends pas bien, je vais approcher davantage.

— Au large, vous dis-je ! Voilà votre bâton de foc qui est presque engagé dans mon gréement d’artimon.

— Au large ! qu’est-ce que cela veut dire ? Allons, mes enfants, c’est le moment !

Ces derniers mots avaient été prononcés en français. — Loffe un peu et démasque ses mâts ! cria notre capitaine. Allons, Neb, à ton tour, seringue-les, mon garçon, et voyons ce que tu sais faire.

La pompe fit un mouvement à l’instant où les Français commençaient à s’élancer sur leur beaupré ; et au moment où six à huit d’entre eux étaient sur l’extrémité, ils reçurent en poupe la décharge d’eau bouillante, qui les prit en quelque sorte en échelon, de telle façon que l’inondation fut complète. L’effet fut instantané ; les trois Français qui étaient en tête, voyant la retraite impossible, se jetèrent incontinent dans la mer, préférant l’eau froide à l’eau bouillante, et la chance de se noyer à la certitude d’être échaudés. Je pense que tous les trois furent retirés de l’eau par leurs compagnons, mais je n’en jurerais pas ; les autres ayant le beaupré devant eux, se rejetèrent, comme ils purent, sur le gaillard du brig, en montrant par la manière dont ils plaçaient leurs mains, qu’ils savaient bien à quel danger ils laissaient leur arrière exposé dans la retraite. De bruyants éclats de rire partirent de tous les côtés du Tigris, et le bâtiment, mettant la barre au vent, tourna comme une toupie, comme s’il avait été échaudé lui-même[1].

Nous nous attendions à recevoir une bordée, mais le brig s’en abstint ; il réfléchit sans doute que nous avions la batterie la plus forte, et qu’il pourrait bien perdre à ce jeu-là. Il vira donc de bord à son tour, et les deux bâtiments se trouvèrent exactement dos à dos. Le capitaine Digges donna ordre de mettre deux canons aux sabords de retraite, et bien lui prit, car il n’était pas dans la nature qu’après avoir été traités de la sorte, nos amis du brig ne montrassent pas quelques signes de mauvaise humeur. Les bâtiments pouvaient être à trois encâblures l’un de l’autre quand nous reçûmes une bordée. J’entendis le boulet traverser en sifflant la voile de perroquet de fougue, puis frapper une hune entre les agrès du vent et la tête du mât, faire un trou au hunier, et, continuant sa route, aller donner contre quelque chose de plus solide que de la toile. Je pensai aussitôt à Rupert et à la hune de misaine, et je regardai avec inquiétude sur le pont pour voir s’il était blessé.

— Ho ! de la hune de misaine ! cria le capitaine Digges, où le boulet a-t-il frappé ?

— Dans la tête du mât, répondit Rupert d’une voix ferme ; il n’y a point d’avarie, commandant.

— Maintenant à votre tour, capitaine Robbins, et qu’ils s’en souviennent !

Nos deux pièces partirent à la fois, et, quelques secondes après, trois acclamations retentirent sur notre bord. Le petit hunier m’empêchait alors de voir le brig, mais j’appris ensuite que nous l’avions démâté. Ainsi se termina le combat dont la plus grande gloire revint à Neb. On me dit, quand je redescendis, que son visage avait été littéralement dilaté de joie pendant tout le temps, quoiqu’il fût exposé en plein au feu de la mousqueterie, sa bouche se fendant d’une oreille à l’autre. Neb fut avec raison fier du succès qu’il avait obtenu, et il décrivait la retraite de nos ennemis d’une manière si comique et avec une pantomime si expressive que ses récits burlesques firent pendant longtemps l’amusement de l’équipage. Il est certain que les pauvres diables avaient dû être à moitié bouillis.

J’ai toujours regardé cette affaire entre la Folie et le Tigris comme le commencement réel des hostilités dans la quasi guerre de 1798, 1799 et 1800. D’autres événements la supplantèrent dans l’esprit public, mais nous autres, du bâtiment, nous ne cessâmes jamais de la regarder comme d’un grand intérêt national ; elle défraya les journaux pendant neuf grands jours.

Depuis ce temps, jusqu’à notre arrivée près de la côte, il ne se passa rien de remarquable. Nous étions arrivés à la hauteur du cap de Virginie, et nous portions vers la terre par un bon vent, quand nous signalâmes une voile en terre de nous. L’inconnu porta sur nous, dès qu’il nous vit, pour nous parler. Il y eut une longue discussion à propos de ce bâtiment, pendant qu’il approchait, entre le capitaine Digges et son premier lieutenant ; celui-ci disait qu’il connaissait le navire, que c’était un bâtiment de Philadelphie, du genre du nôtre, faisant le commerce de Indes, et qu’il s’appelait le Gange, tandis que le capitaine soutenait que si c’était le Gange, il était changé à en être devenu méconnaissable. En approchant, l’étranger tira un coup de canon, et arbora une flamme et un pavillon américain. En l’examinant avec plus d’attention, nous vîmes dans l’allure de notre voisin tant de signes qui indiquaient un vaisseau de guerre. que nous crûmes plus sage de mettre en panne. L’autre navire passa sous notre poupe, et vint se ranger un peu par notre hanche du vent. Pendant cette manœuvre, nous vîmes sa poupe où il y avait quelques emblèmes nationaux, mais aucun nom ; c’était un vaisseau de guerre, et il portait le pavillon américain ! Rien de pareil n’existait quelques mois auparavant quand nous étions partis, et le capitaine Digges brûlait d’impatience d’apprendre les détails ; il fut bientôt satisfait.

— N’est-ce pas le Tigris ? demanda-t-on à l’aide d’un porte-voix.

— Oui ; et ce vaisseau ?

— Est le Gange, vaisseau des États-Unis, capitaine Dale, venant du cap de Delaware, en croisière. Soyez le bienvenu à votre retour dans votre pays, capitaine Digges. Nous pouvons avoir besoin de vos services.

Digges se mit à siffler et le mystère fut éclairci. C’était bien le Gange, autrefois bâtiment du commerce, comme on l’avait dit, mais acheté lors de la formation d’une nouvelle marine, et le premier vaisseau de guerre qui eût été lancé sous le gouvernement du pays, tel qu’il avait existé depuis l’adoption de la constitution, il y avait neuf ans. Les corsaires français avaient forcé la république à faire un armement, et on équipait un nombre considérable de vaisseaux, les uns achetés, comme le Gange, les autres construits exprès.

Le capitaine Digges se rendit à bord du Gange, et comme je maniais un avirons sur sa chaloupe, j’eus l’occasion de voir aussi ce navire. Le capitaine Dale, homme fortement charpenté, ayant tout à fait l’aspect d’un marin, en uniforme bleu et blanc, reçut notre commandant en lui prenant cordialement la main, et il rit de bon cœur en apprenant l’histoire de l’abordage et de l’eau bouillante. Ce respectable officier ne se donnait pas des airs de bravade, mais il déclara que les forbans qui infestaient les îles ne tarderaient pas, suivant lui, à recevoir leur compte ; le congrès ne badinait pas, et le pays tout entier semblait se réveiller. Toutes les fois que cela arrive aux États-Unis, c’est ordinairement moins pour suivre l’impulsion aveugle de l’opinion populaire, que pour prendre une direction nouvelle et meilleure. Dans les pays où les masses ne comptent pour rien dans le jeu régulier de la machine gouvernementale, toute fermentation tend plus ou moins à la démocratie ; mais, parmi nous, elle n’a d’autre effet que de mettre en avant des hommes de mérite, qui se tenaient à l’écart, et d’épurer le patriotisme au lieu d’en faire un instrument de désordre.

L’air à la fois bienveillant et ferme du capitaine Dale me plut extrêmement, et j’avais un demi-désir de demander sur-le-champ à servir son bord. Si j’avais suivi cette impulsion, il est probable que mon avenir aurait été tout autre. Je serais entré en qualité de midshipman ; et, commençant si jeune, quoique déjà avec une assez bonne dose d’expérience, j’aurais été nommé lieutenant au bout d’un an ou deux, et si j’avais survécu à la rafle de 1801, je serais aujourd’hui l’un des plus anciens officiers de la marine. La Providence en ordonna autrement, et le lecteur jugera par la suite de cette histoire, si j’ai lieu de le regretter ou de m’en applaudir.

Dès que le capitaine Digges eut pris un verre ou deux de vin avec son ancienne connaissance, nous retournâmes à bord, et les deux bâtiments appareillèrent ; le Gange portant vers le nord est et nous vers le cap Delaware. Nous arrivâmes sous le cap May le soir même, à une distance de cinq milles. Un pilote vint du cap dans un canot, et il nous atteignit quand il faisait nuit. Le capitaine Robbins brûlait de débarquer, car il était important pour lui d’annoncer lui-même la triste nouvelle de son naufrage. Par suite d’un arrangement fait avec les deux hommes qui montaient le canot, notre ancien commandant, Rupert et moi, nous nous préparâmes à quitter le bâtiment, quelque tard qu’il fût. Nous avions été pris pour augmenter le nombre des rameurs, mais nous devions rejoindre le navire dans la baie, s’il était possible, sinon, à la ville. Un des motifs du capitaine Robbins pour partir, c’est que le vent semblait passer au nord ; il y avait eu déjà des rafales du nord-ouest, et tout le monde savait que si le vent venait à souffler sérieusement de ce côté, le bâtiment pouvait être une semaine à remonter la rivière ; alors les nouvelles dont il était porteur n’auraient pu manquer de le précéder. Nous partîmes donc précipitamment, n’emportant avec nous que de quoi changer de linge, et quelques papiers nécessaires.

Le premier coup de vent véritablement nord-ouest nous atteignit cinq minutes après que nous avions quitté le Tigris, et lorsque ce bâtiment était encore visible, ou plutôt que nous pouvions voir les lumières dans les fenêtres des chambres, pendant qu’il faisait vent arrière. Bientôt les lumières disparurent, sans doute parce qu’il loffait de nouveau. Les symptômes devenaient si menaçants que les matelots du pilote proposèrent de faire un effort pour rejoindre le navire ; mais c’était aisé à dire ; le bâtiment pouvait filer vers le cap Henlopen, à raison de six à sept nœuds ; et comment arriver jusqu’à lui, sans avoir aucun moyen de faire des signaux ? Je crois que le capitaine Robbins aurait accédé à leur demande, s’il avait vu quelque probabilité de succès. Dans l’état des choses, il ne restait d’autre alternative que de forcer de rames pour atteindre la terre. Nous avions pour nous guider le phare allumé sur le cap, et ce fut dans cette direction que nous cherchâmes à maintenir le canot.

Les changements de vent du sud-est au nord-ouest sont très communs sur la côte d’Amérique ; presque toujours ils sont soudains, d’où est venu le proverbe que le vent nord-ouest « commence par la fin ; » nous en eûmes la preuve : il n’y avait pas une demi-heure qu’il avait commencé à souffler qu’il avait forcé le navire le plus ardent à prendre deux ris à ses huniers. Nous avançâmes pourtant d’un mille dans cette demi-heure, mais ce ne fut pas sans les plus grands efforts. Nos deux matelots étaient des rameurs vigoureux et expérimentés, et ils faisaient des prodiges ; Rupert et moi, nous ne restions pas non plus les bras croisés ; mais, dès que la mer monta, tout ce que nous pûmes faire, ce fut de maintenir le canot stationnaire.

C’était épuiser ses forces en pure perte ; nous essayâmes toutefois l’expédient de porter en descendant vers le nord, dans l’espoir de nous trouver plus sous le vent de la terre, et, par conséquent, dans des eaux plus calmes, mais nous n’y gagnâmes rien. Nous étions toujours à plus d’une grande lieue du phare. Enfin Rupert, totalement épuisé, laissa tomber son aviron, et tomba haletant sur le banc. Le capitaine Robbins prit sa place, en lui disant de se mettre au gouvernail. Je ne puis comparer notre situation dans ce moment terrible qu’à celle d’un homme qui, s’accrochant des pieds et des mains pour gagner le sommet d’un roc à pic, sent, au moment où il est sur le point de l’atteindre, que ses forces l’abandonnent et qu’il va tomber. La mort pour nous ne serait pas aussi immédiate, mais elle était presque aussi certaine. Derrière nous était l’Atlantique, immense et courroucé, sans un seul pouce de terre visible entre nous et le rocher de Lisbonne. Nous n’avions aucune espèce de vivres, quoique, par bonheur, il y eût une petite barrique d’eau fraîche dans le canot. Les matelots du cap May avaient apporté leur souper avec eux ; mais ils avaient fait leur repas, tandis que nous autres, nous avions quitté le Tigris à jeun, dans l’espoir de nous régaler à terre.

À la fin le capitaine Robbins consulta les matelots, et leur demanda ce qu’ils pensaient de notre situation. J’étais assis entre ces deux hommes, qui, depuis notre départ, n’avaient pas desserré les lèvres, nageant comme des géants. Tous deux étaient jeunes, quoique déjà, ainsi que je l’appris plus tard, ils fussent tous deux mariés. Chacun d’eux avait une femme qui, sur la plage, attendait inquiète le retour du canot. Lorsque le capitaine leur adressa la parole, je tournai la tête, et je vis que celui qui était derrière moi, le plus âgé des deux, était en larmes. Je ne saurais exprimer ce que je ressentis à cette vue. C’était un homme accoutumé à la fatigue et aux périls, qui faisait les efforts les plus énergiques pour se sauver et nous avec lui, et à qui notre position semblait assez critique pour que son émotion se manifestât d’une manière qui frappe toujours, quand c’est un homme qui pleure. L’imagination du mari se représentait sans doute l’angoisse de sa femme en ce moment, et peut-être les longs jours de chagrin qui devaient suivre. Je ne crois pas qu’il songeât à lui, isolément de sa femme, car jamais il n’y eut de matelot plus décidé, ni plus intrépide, comme il le montra par la suite.

Il me parut que les deux matelots avaient une sorte de répugnance invincible à renoncer à l’espoir d’atteindre la terre. Nous formions un fort équipage pour un canot, et notre embarcation, quoique petite, était excellente ; cependant rien n’y faisait. Vers minuit, après trois heures d’efforts surnaturels, je ne pus résister plus longtemps, l’aviron s’échappa de mes mains. Le capitaine n’était guère en meilleure disposition, et les deux matelots ne pouvaient faire plus que de maintenir le canot à peu près à la même place, encore leurs forces les trahissaient-elles à leur tour. Il ne restait donc d’autre ressource que d’abattre du côté du large dans l’espoir de rencontrer encore le Tigris. Nous savions qu’il courait avec l’amure à tribord quand nous l’avions quitté, et comme il était certain qu’il chercherait à ranger la terre le plus possible, il y avait encore une chance qu’il avait viré vent arrière pour se tenir éloigné d’Henlopen, qu’il avait le cap au nord nord-est, et qu’il louvoyait par le travers de l’embouchure de la baie. C’était un dernier rayon d’espoir, et il fallait bien chercher à en profiter.

Les deux matelots firent tourner le canot sur lui-même, et cherchèrent à courir devant la lame, autant que possible. Mais parfois une de ces vagues qui nous donnaient la chasse finissait par nous atteindre dans sa course précipitée, et remplissait à moitié l’embarcation. C’était une nouvelle besogne pour nous ; Rupert et moi, nous n’étions plus guère occupés qu’à vider le canot. Cependant, malgré le danger, rien ne pouvait m’empêcher de jeter les yeux du côté où bouillonnait la mer agitée pour chercher le Tigris. Cinquante fois je crus le voir, et chaque fois la trompeuse image disparaissait dans l’espace. Le vent portait directement vers la baie, et, en traversait l’embouchure, nous trouvâmes trop de houle pour le recevoir par notre travers, et nous fûmes forcés, malgré notre répugnance, à nous éloigner pour éviter d’être submergés. Cette pénible anxiété durait depuis une demi-heure, le canot semblant parfois près de s’élancer hors de l’eau en fuyant devant la rafale, quand, au moment où nous nous y attendions le moins, Rupert s’écria qu’il voyait le Tigris !

C’était bien lui, en effet, le cap tourné vers le nord-est, luttant contre la mer furieuse, sous ses huniers avec tous les ris pris, et se cramponnant à la terre tant qu’il le pouvait. À peine faisait-il assez de jour pour distinguer ces circonstances, quoiqu’il ne fût qu’à une encâblure de nous quand il fut aperçu pour la première fois. Malheureusement il nous restait sous le vent, et il courait de l’avant avec tant de vitesse, qu’il était probable qu’il nous dépasserait, à moins que nous ne fissions tous force de rames. Nous saisîmes aussitôt les avirons, cherchant à nous porter droit sous le vent du Tigris, et à nous ranger sous sa hanche pour y recevoir une corde.

Nous nagions avec fureur. Trois fois la lame nous avait couverts, rendant l’embarcation de plus en plus pesante ; mais le capitaine nous dit de ne pas nous en inquiéter, et de nager toujours, chaque minute étant précieuse. Comme je ne me retournai point, — et je ne le pouvais guère, — je ne vis plus le navire qu’au moment où, à cent verges de nous, sa sombre carène se montra tout à coup, s’élevant en l’air par un de ces élans soudains qui semblent lui imprimer une double vitesse. Le capitaine Robbins s’était mis à héler dès qu’il s’était cru assez près pour être entendu ; mais que pouvait la voix humaine, au milieu de ce concert affreux des vents sifflant à travers les cordages, pendant que les mugissements de l’Océan y faisaient un accompagnement terrible ! Grand Dieu ! quel désespoir s’empara de nous, à cette nouvelle idée qui se présenta presque simultanément à nos esprits, que nous ne parviendrions pas à nous faire entendre ! Tous les cinq, sans nous être concertés, nous nous mîmes à pousser à la fois un cri prolongé pour tirer de leur stupeur ceux qui étaient près de nous, et à qui il était si facile de nous préserver de la plus horrible de toutes les morts, — la faim ! — Nous étions déjà sous le vent du navire, quoique presque dans son sillage, et notre unique chance était de le rejoindre. Le capitaine nous cria de faire un dernier effort, et, courbés sur nos avirons, nous semblions dévorer l’espace. Une sorte de frénésie doublait nos forces, et sans doute nous aurions réussi, si une nouvelle lame n’était venue nous couvrir et remplir le canot jusqu’aux bancs. Il ne restait d’autre alternative que de céder et de vider l’eau.

J’avoue que je sentis des larmes couler le long de mes joues à la vue du bâtiment qui allait s’enfoncer dans les ténèbres. Ce fut ce qui arriva bientôt, et je crois qu’il n’y en eut pas un seul parmi nous qui ne se regardât comme à jamais perdu. Nous continuâmes néanmoins notre travail ; et employant les seaux, les gourdes, les chapeaux, nous parvînmes à vider le canot, quoique sans autre but que de prévenir une mort immédiate. J’entendis un des matelots qui faisait sa prière. Le nom de sa femme revenait plusieurs fois dans ses demandes à Dieu. Quant au pauvre capitaine Robbins, qui avait déjà été si éprouvé une première fois, il ne disait rien et inclinait la tête sous les décrets de la Providence.

Dans cet état, nous avions dû dériver d’une lieue sous le vent, les hommes du cap May regardant toujours le phare, qui disparaissait à l’horizon, et nous les yeux toujours fixés vers la mer, dans la sombre attente de ce qui nous était réservé de ce côté, quand le cri de : une embarcation ! retentit à nos oreilles comme le son de la trompette dernière. Un schooner venait sur nous, et il était assez près pour nous voir, quoique, par suite d’une remarque qui avait attiré tous nos regards dans la direction du phare, aucun de nous ne l’eût aperçu. Il était trop tard pour éviter la secousse, car la voix était à peine arrivée jusqu’à nous que le taille-mer du schooner vint frapper notre frêle embarcation, et l’enfonça dans la mer comme si elle eût été de plomb. Dans de pareils moments, on ne s’amuse pas à réfléchir ; on agit. Je saisis une soubarbe, puis elle m’échappa. En tombant dans l’eau, ma main rencontra un objet auquel elle se cramponna, et le schonner s’élevant sur l’eau dans cet instant, un des hommes de l’équipage me saisit par les cheveux. C’était la jambe d’un de nos pauvres matelots que j’avais empoignée. Débarrassé de mon poids, cet homme fut bientôt à l’avant du bâtiment, et il aida à me sauver. Quand nous fûmes à bord et que nous nous comptâmes, nous étions tous sauvés, à l’exception du capitaine Robbins. Le schooner vira de bord et passa une seconde fois sur les débris du canot ; mais nous n’entendîmes plus jamais parler de notre vieux commandant !



  1. Historique ; cet incident est arrivé dans la guerre de 1703.