À bord et à terre/Chapitre 12

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 148-161).


CHAPITRE XII.


Sonnez, trompettes ! — Levez l’ancre ; déployez les voiles ! Les bannières impatientes flottent déjà du côté de la mer. Comme si c’était le ciel qui nous envoyait cette brise favorable, notre léger esquif semble avoir puisé la vie à ce souffle divin ; tant il court rapidement.
Pineney.


Notre brave bâtiment, la Crisis, avait, ce qui arrive souvent, fait une action d’éclat par le pur effet du hasard. Si cet exploit, au lieu d’avoir lieu en 1800, avait été effectué en 1519, le fameux passage d’où nous venions de sortir se serait appelé le détroit de la Crisis ; ce qui eût mieux valu après tout que le nom bâtard qu’il porte aujourd’hui, nom qui n’est ni anglais, ni portugais. Le navire s’était perdu, comme un voyageur dans une forêt, et il se retrouvait plus près de sa destination que personne n’aurait osé l’espérer. Les courants infernaux avaient été la principale cause de notre méprise, mais cette fois ils nous avaient servi au lieu de nous nuire. Quiconque s’est trouvé momentanément perdu dans une lande, dans un bois, ou même dans une ville, sait combien la tête tourne facilement en pareille occasion, et il comprendra comment nous avions pu nous tromper ainsi nous-mêmes.

Je me rapellerai toujours la sensation délicieuse que j’éprouvai en jetant les yeux autour de moi, lorsque la Crisis entra en plein Océan, à la chute du jour. Nous plongeâmes dans la vaste mer Pacifique, dont les vagues majestueuses venaient battre le rivage, hautes comme des montagnes, il est vrai, mais éclairées par un soleil radieux, sous un ciel splendide. Ce spectacle réjouissait tous les cœurs, et jamais commandement ne résonna plus agréablement à mon oreille que celui que donna gaiement le capitaine, de mettre du monde sur les bras du vent. Cet ordre fut transmis au moment convenable, et le navire écumant doubla le dernier promontoire avec la rapidité du plus agile coursier. Nous mîmes alors les bonnettes, et, au coucher du soleil, nous étions pleinement au large, avançant vers le nord avec autant de voiles que nous en pouvions porter, et heureux d’avoir si admirablement échappé au voisinage de la Terre de Feu et de ses mers orageuses.

Je ne m’arrêterai pas sur notre traversée le long des côtes occidentales de l’Amérique du Sud ; un voyage dans la mer Pacifique était, en 1800, tout autre chose que ce qu’il est aujourd’hui. La domination de l’Espagne était encore dans toute sa force, et les relations avec tout autre pays que la mère-patrie étaient sévèrement prohibées. Il y avait, il est vrai, une sorte de commerce qu’on appelait le commerce forcé avec le continent espagnol, admise en vertu de cette morale élastique qui sait accommoder à la politique moderne la maxime des voleurs de grand chemin : la bourse ou la vie. Suivant divers casuistes en honneur aujourd’hui parmi nous, surtout dans l’atmosphère des journaux des états commerçants, un peuple qui peut faire le commerce et qui ne le veut pas doit y être contraint. Au commencement du siècle, nos moralistes industriels étaient moins hardis dans l’expression de leurs sentiments, bien que leur pratique ne laissât rien à désirer aux théories modernes les plus avancées. On équipait, on armait et on lançait des navires d’après ce louable principe avec autant de confiance et de succès que si l’on eût professé hautement les doctrines que l’on mettait en pratique.

Les gardes-côtes étaient l’argument qu’employaient de leur côté les autorités espagnoles dans cette question délicate ; mais l’argument était loin d’être péremptoire. Un vieux proverbe dit que le vice est deux fois plus actif que la vertu ; la vertu sommeille, tandis que le vice travaille avec ardeur. Si cela est vrai, c’est surtout en ce qui concerne les contrebandiers et les officiers de la douane. Grâce à cette circonstance et à plusieurs autres causes, il est certain que les bâtiments anglais et américains trouvaient moyen de dépouiller les habitants de l’Amérique, sans avoir recours aux procédés violents, aujourd’hui discrédités, qu’employaient les Dampier, les Wood, les Rogers et les Drake. Comme je ne veux pas tromper les lecteurs, quelques torts que j’aie pu avoir vis-à-vis des lois espagnoles, je dois avouer que nous fîmes une ou deux affaires en avançant vers le nord, débarquant certains articles dont nous avions fait l’emplette à Londres, et recevant à bord des dollars en échange de notre civilité. Je ne sais si je dois chercher à justifier la part que j’ai prise à ces transactions irrégulières, je pourrais presque dire régulières ; — car, eussé-je été disposé à murmurer, cela n’eût diminué en rien la contrebande. Le capitaine Williams était naturellement silencieux, et il n’était pas facile de savoir au juste son opinion théorique sur la contrebande ; mais en ce qui touche la pratique, je n’ai jamais eu aucun motif de douter qu’il ne fût fortement attaché au principe de la liberté du commerce. Quant à Marbre, il me rappelait certain éditeur d’un journal bien connu à New-York, lequel est intimement convaincu que tout ce qui existe au ciel et sur la terre, le soleil, la lune et les étoiles, l’espace qui est au-dessus de nos têtes et les profondeurs qui sont sous nos pieds, l’univers, en un mot, a été créé pour fournir matière à des articles de journal. Le digne officier croyait, lui aussi, de bonne foi que les côtes, les baies, les rades et les ports étaient destinés par la nature à introduire des marchandises à terre, lorsque les droits ou les prohibitions ne permettaient pas de procéder d’une manière plus légale. La contrebande, à son point de vue, était plus honorable que le commerce régulier, parce qu’elle exigeait plus d’adresse.

Je ne raconterai pas en détail les opérations de la Crisis, dans les cinq mois qui suivirent sa sortie du détroit de Magellan. Il me suffira de dire qu’elle jeta l’ancre à divers points de la côte, que tout ce qui sortit des écoutilles fut débarqué, et que tout ce qui fut reçu à bord fut descendu à fond de cale. Sept fois des gardes-côtes nous firent la chasse, nous eûmes le bonheur de leur échapper, bien qu’ayant essuyé à trois reprises leur feu roulant. Je remarquai que le capitaine désirait ménager autant que possible ces représentants de la loi ; car il nous ordonnait toujours de viser aux agrès. J’ai pensé depuis que tette modération tenait à un principe assez commun de demi-vertu, qui lui permettait de faire la contrebande, mais qui l’engageait à s’abstenir de sacrifier la vie des hommes. Il n’est rien de plus dangereux que ces moitiés d’honnêtes gens.

Après avoir enfin quitté le territoire espagnol, nous gouvernâmes au nord, dans le but louable d’échanger contre des pelleteries de valeur une certaine quantité de verroteries, de couteaux grossiers, de poêles, et autres ustensiles domestiques. En un mot, nous nous dirigeâmes vers la contrée qui pourrait bien un jour s’affranchir de l’autorité maternelle, à moins qu’il ne lui arrive avant peu de subir le sort du Texas, ou, ce qui revient à peu près au même, du Maine. À cette époque, aucune partie de la côte nord-ouest n’était encore occupée par les blancs, et je n’éprouvai aucun scrupule à trafiquer avec les naturels du pays qui venaient avec leurs peaux, dès que nous avions jeté l’ancre, les considérant comme légitimes propriétaires du pays et de tous ses produits. Nous employâmes plusieurs mois à ce trafic, retirant partout quelque profit pour nous dédommager de nos peines.

Nous allâmes au nord jusqu’au cinquante-troisième degré, et c’est ce que j’ai su de plus positif sur notre dernière situation. Je pensais alors que nous avions jeté l’ancre dans quelque baie du continent ; mais, depuis, j’ai été disposé à croire que c’était près d’une des îles qui abondent sur ces bords accidentés. Nous y trouvâmes un excellent mouillage, où nous fûmes conduits par un pilote du pays, qui nous aborda à une distance de plusieurs lieues en mer, et qui savait assez d’anglais pour expliquer au capitaine qu’il nous conduisait dans un lieu où nous aurions des peaux de loutre à foison, et il ne nous trompa point, bien que jamais guide de plus mauvaise mine n’eût pu être soupçonné de vouloir tromper des chrétiens. Il nous conduisit dans une petite baie où nous trouvâmes beaucoup d’eau, un bon ancrage et un bassin uni comme la surface d’un lac. Toutefois, le vent du nord-ouest eût pu y être très-sensible, si l’effet ne s’en était trouvé amorti par une petite île située à l’entrée, qui laissait de part et d’autre une issue suffisante pour communiquer aisément avec la mer. Le bassin lui-même était un peu étroit, il est vrai, mais il suffisait pour un seul navire. Il pouvait avoir trois cents toises de diamètre, et je n’ai jamais vu une étendue d’eau, qui ne fût pas l’œuvre de l’homme, se rapprocher autant de la forme d’un cercle. Dans un pareil endroit, le lecteur imagine bien que nous ne voulûmes pas nous aventurer sans avoir pris les précautions convenables ; Marbre fut envoyé d’abord pour reconnaître les lieux et pour sonder, et ce fut sur son rapport que le capitaine Williams se décida à faire entrer notre bâtiment.

À cette époque, les navigateurs sur la côte nord-ouest devaient se prémunir avec soin contre les trahisons et les violences des naturels ; aussi la situation de notre rade était-elle de nature à nous inspirer quelque défiance ; car, étant amarrés au centre, nous ne nous trouvions qu’à une portée de flèche du rivage, dans tous les sens, excepté du côté de l’étroite entrée du bassin. C’était un ancrage excellent contre les dangers de la mer, mais peu rassurant contre ceux dont pouvaient nous menacer les sauvages. C’est ce que nous reconnûmes dès que nous eûmes jeté l’ancre ; mais, n’ayant l’intention de rester que le temps nécessaire pour nous procurer les peaux qu’on nous avait dit être prêtes pour le premier bâtiment qui paraîtrait, nous nous en fiâmes à notre vigilance pour notre sûreté dans l’intervalle.

Je n’ai jamais pu fixer dans ma mémoire les expressions barbares des sauvages, plus barbares encore, qui habitent ces lointaines régions. Notre pilote avait certainement un nom de son pays, mais ce nom n’eût pu être prononcé sans beaucoup d’efforts par une langue chrétienne, et nous l’appelâmes le Plongeur, à cause de la manière dont il s’était enfoncé dans l’eau en entendant un coup de fusil que Marbre avait tiré uniquement pour décharger son arme. À peine étions-nous entrés dans le petit bassin, que le Plongeur nous quitta, et il revint une heure après dans un canot chargé jusqu’au bord de peaux magnifiques ; il était accompagné de trois sauvages qui avaient l’air aussi farouche et aussi cupide que lui. Ces auxiliaires reçurent de nous, cette après-midi même, à raison de diverses petites circonstances, les sobriquets d’Échalas, de Pot d’Étain et de Nez Fendu ; ce n’étaient, certes, pas des noms héroïques, mais ceux qui les portaient n’avaient rien en effet de ce caractère héroïque que présente souvent l’homme dans l’état sauvage. Je ne saurais dire à quelle tribu appartenaient ces dignes acolytes, et je ne connais de leur histoire et de leurs mœurs que le peu de faits que j’ai pu observer personnellement. Je fis quelques questions au capitaine, afin d’obtenir des renseignements sur ce point ; mais, tout ce que je pus savoir, c’est que ce peuple attachait une grande valeur aux couvertures de lit, aux grains de collier, à la poudre, aux poëles et aux vieilles bagues, et qu’ils évaluaient au contraire très-bas les peaux de loutre et d’autres animaux. Je fus encore moins heureux en m’adressant à M. Marbre, qui me répondit brusquement qu’il n’était pas naturaliste, et qu’il ne savait rien de ces créatures, ni des animaux sauvages en général. Mais, quelque dégradés que fussent ces hommes, ils ne nous en parurent pas moins dignes de trafiquer avec nous. Le commerce, comme la misère, nous fait quelquefois faire connaissance avec d’étranges compagnons.

J’ai souvent vu nos Indiens, depuis qu’ils ont été corrompus par leurs rapports avec les blancs et par l’usage du rhum ; mais jamais je n’ai vu des êtres qui m’aient semblé aussi bas sur l’échelle de l’humanité que les sauvages du nord-ouest ; ils me firent l’effet d’être les Hottentots de notre continent ; ils n’étaient cependant pas sans avoir les moyens de se faire respecter. Sous le rapport physique, ils étaient forts et actifs, et il y avait, dans leur physionomie, certains traits de férocité que toute leur cupidité et toute leur adresse ne pouvaient réussir à dissimuler ; mais je ne pus découvrir dans leur costume, dans leurs usages et dans leurs allures, la moindre trace de cet honneur chevaleresque qui jette une teinte si brillante sur les mœurs, d’ailleurs si cruelles, des guerriers de la partie orientale du continent. Du reste, l’usage des armes à feu ne leur étant pas inconnu, ces marchands étaient trop familiarisés avec les bâtiments des hommes civilisés, pour avoir quelque crainte superstitieuse de notre pouvoir.

Le Plongeur et ses compagnons nous vendirent cent trente peaux de loutre dans l’après-midi même ; c’était déjà une compensation suffisante du risque que nous avions couru en entrant dans ce bassin inconnu. On parut de part et d’autre satisfait du résultat du troc, et on nous fit entendre qu’en prolongeant notre séjour, nous pouvions espérer six ou huit fois le même nombre de peaux. Le capitaine était enchanté de l’opération avantageuse que nous venions de faire, et, ayant vu se réaliser toutes les promesses du Plongeur, il se décida à rester dans le même parage un jour ou deux, afin d’y faire de plus amples provisions. Dès que cette résolution fut communiquée aux sauvages, ils témoignèrent beaucoup de joie. Pot d’Étain et Nez Fendu furent envoyés à terre pour en donner avis, tandis que le Plongeur et l’Échalas restèrent à bord, dans les termes de la meilleure intelligence avec tout l’équipage ; mais, les gentlemen de la côte nord-ouest étant bien connus pour leur friponnerie, tout le monde reçut l’ordre d’avoir les yeux ouverts sur nos deux hôtes, le capitaine Williams étant bien décidé à les châtier vigoureusement s’il les surprenait à faire quelqu’un de leurs tours habituels de prestidigitation.

Marbre et moi, nous remarquâmes que le canot dans lequel partirent les messagers n’allait pas à la mer, mais entrait dans une petite crique qui communiquait avec l’ouverture de la baie. Comme le service ne nous retenait pas à bord, nous demandâmes au capitaine la permission d’aller explorer cet endroit, et en même temps de faire une reconnaissance plus approfondie de la rade. Notre demande nous ayant été accordée, nous descendîmes dans le canot avec quatre hommes, tous bien armés, et nous nous disposâmes pour notre petite expédition. L’Échalas, vieil Indien, sec, à tête grise, mais ayant les muscles aussi forts que d’épaisses lanières, était seul sur le pont, pendant que cette opération s’effectuait. Il examinait attentivement toutes nos manœuvres, et, quand il nous vit descendre dans l’embarcation, il se laissa glisser sur le flanc du canot du plus grand sang-froid, et prit place à l’arrière avec autant de calme et de dignité que s’il eût été capitaine. Marbre n’entendait pas la plaisanterie sur la discipline en pareille occasion ; aussi la familiarité et l’impudence du procédé ne lui plurent-elles qu’à demi.

— Qu’en pensez-vous, Miles ? me demanda-t-il avec un peu d’humeur. Prendrons-nous avec nous cet orang-outang desséché, ou faut-il lui faire prendre un bain pour le blanchir un peu ?

— Laissez-le, je vous en conjure, monsieur Marbre. Je suis sûr qu’il veut nous être utile, mais que, seulement, il s’y prend mal pour nous le témoigner.

— Utile ! il n’a pas plus de valeur que la carcasse d’une baleine dépouillée de toute son huile. Je vous assure, Miles, que nous n’aurions pas de grands efforts à faire pour dépouiller ce lapin maigre.

Marbre fut si content de ce trait d’esprit qu’il redevint de bonne humeur, et permit au drôle de rester avec nous. Je me rappelle, comme si c’était hier, les pensées qui traversèrent mon esprit dans ce moment, tandis que le canot se dirigeait vers la crique. Je regardais la créature demi-humaine qui était assise en face de moi, et j’admirais les décrets de la divine Providence, qui permettait qu’un être qui avait reçu de Dieu une portion de son ineffable nature, tombât dans une situation aussi dégradante. J’avais vu des animaux en cage qui m’avaient paru tout aussi intelligents, j’avais vu des singes, des babouins, ces nombreuses familles qui semblent parodier la nature humaine, dont l’aspect était tout aussi agréable à l’œil. L’Échalas semblait presque entièrement dépourvu d’idées ; pour ses échanges, il s’en était rapporté complètement aux soins du Plongeur, que nous supposâmes avoir quelque parenté avec lui, et les objets qu’il reçut en échange de ses peaux n’amenèrent pas sur sa physionomie morne et renfrognée la plus légère marque de satisfaction. Si jamais il y avait eu, entre l’émotion et lui, quelque point de contact, il n’en subsistait plus maintenant la moindre trace, et cette apathie n’était pas le stoïcisme bien connu des Indiens de l’Amérique, mais semblait une insensibilité complète ; et cependant cet homme avait une âme, une étincelle de la flamme immortelle qui sépare l’homme des autres êtres de la création !

Le bassin où la Crisis était mouillée était entouré de toute part de forêts ; les arbres mêmes, en beaucoup d’endroits, avançaient sur l’eau, et, lorsqu’ils étaient en feuilles, ils couvraient d’un rideau impénétrable tout ce qui pouvait se passer à l’intérieur. On ne découvrait aucune apparence d’habitation quelconque, et, quand nous approchâmes du rivage, Marbre fit remarquer que les sauvages pouvaient ne venir en cet endroit que quand ils avaient déterminé un navire à entrer dans la baie pour trafiquer avec eux.

— Non, non, ajouta l’officier en tournant la tête dans tous les sens, afin d’examiner avec soin toute la baie, il n’y a pas de wigwam dans les environs ; ce n’est qu’un comptoir, et, heureusement pour nous, on n’y trouve pas de douaniers.

— Mais on y trouve des contrebandier, je l’imagine, monsieur Marbre, si l’on peut appeler contrebande le fait de s’emparer de la propriété d’autrui à son insu. Je n’ai jamais vu un coquin ayant plus mauvaise mine que celui à qui nous avons donné le sobriquet de Plongeur ; je crois qu’il avalerait une de nos cuillers de fer plutôt que de ne pas l’emporter.

— Oui, vous ne vous trompez pas à son égard, maître Miles, comme Neb vous appelle ; mais le drôle ici présent n’a pas assez de cervelle pour discerner sa propriété de celle d’un autre. Je l’introduirais dans notre soute à pain, sans craindre qu’il eût assez d’intelligence pour savoir manger. Je n’ai jamais vu tant de nullité sur une figure humaine ; un idiot des basses régions de l’est l’entortillerait dans un marché, avec autant de facilité qu’en peut avoir un colporteur à faire aller ses horloges de bois.

Telle était l’opinion de Marbre sur la sagacité de l’Échalas, et, à dire la vérité, c’était aussi, en grande partie, la mienne. Nos hommes sourirent de ces remarques ; les marins sont toujours disposés à rire des plaisanteries du second ; et leurs regards témoignèrent combien leurs pensées s’accordaient avec les nôtres. Pendant ce temps, le canot avançait, et il atteignit bientôt l’embouchure de la petite crique.

Nous trouvâmes la passe longue, mais étroite et sinueuse ; comme la baie, elle était garnie d’arbres et de buissons, qui empêchaient de rien voir à terre, d’autant plus que les rives avaient dix ou quinze pieds d’élévation. À raison de cette circonstance, Marbre nous proposa d’aborder des deux côtés de la crique, et d’en suivre à pied les détours, jusqu’à une certaine distance, afin de mieux reconnaître les lieux. Nous nous disposâmes aussitôt. Marbre et un des hommes de l’équipage débarquèrent avec leurs armes d’un côté, tandis que Neb et moi, également armés, nous abordions sur l’autre bord. Les deux hommes qui restaient reçurent l’ordre de nous suivre dans le canot, pour être prêts à nous prendre à bord, dès que nous le demanderions.

— Laissez l’Échalas dans le canot, Miles, me cria Marbre à travers la crique, tandis que j’allais mettre pied à terre. Je fis en effet un signe à ce sauvage ; mais quand j’eus atteint le haut du rivage, je m’aperçus que le drôle était à mes côtés. Il était si difficile de se faire comprendre d’une pareille créature sans le secours de la parole, qu’après une ou deux tentatives infructueuses pour le congédier par signes, j’abandonnai la partie, et je marchai en avant de manière à me maintenir en ligne avec mes compagnons. Neb m’offrait d’empoigner le vieux coquin, et de le porter dans le canot ; mais je crus plus prudent d’éviter tout ce qui pouvait ressembler à de la violence. Nous continuâmes donc notre route suivis de cet étrange compagnon.

Il n’y avait rien toutefois qui fût de nature à exciter nos alarmes ou à éveiller notre défiance. Nous nous trouvions dans une forêt vierge, avec sa nature sauvage, son humidité, ses ombrages épais, ses arbres morts ou tombés, et son terrain si accidenté. Du côté de la crique où je me trouvais, il n’y avait pas la moindre trace de pas humains, et Marbre nous appela bientôt pour nous dire qu’il n’y en avait également aucun vestige de son côté. Je crois que nous fîmes ainsi environ un mille, sûrs de ne pas nous égarer au retour à l’aide de la crique dont nous suivions les bords. Enfin on nous cria du canot qu’il n’y avait plus assez d’eau pour permettre d’avancer. Marbre et moi, nous descendîmes ensemble du rivage, pour remonter à bord. L’Échalas se coula à son ancienne place, en gardant toujours le même silence.

— Je vous avais dit de ne point emmener cet orang-outang, dit nonchalamment Marbre en s’asseyant près de nous après nous avoir aidés à virer de bord. J’aimerais mieux avoir affaire à un serpent à sonnettes qu’à un pareil ourson.

— C’est plus aisé à dire qu’à faire, Monsieur ; l’Échalas tient à moi comme une vraie sangsue.

— Le drôle semble se trouver au mieux de sa promenade. Je ne lui ai jamais vu une physionomie aussi aimable que celle qu’il a en ce moment.

Cette observation me fit sourire et excita mon attention. Pour la première fois, je vis quelque chose de semblable à une expression humaine dans les traits de l’Échalas, qui paraissait éprouver une sensation voisine de la satisfaction.

— Je pense plutôt qu’il s’était imaginé que nous allions abandonner les chaudières du bâtiment, et qu’il craignait de se passer de souper. Maintenant il voit bien que nous retournons, et il se dit sans doute qu’il n’ira pas se coucher l’estomac vide.

Marbre trouva ma conjecture fondée, et nous changeâmes de conversation. Nous nous étonnions de n’avoir rien trouvé près de la crique qui ressemblât à une habitation, et de n’avoir découvert ni l’un ni l’autre le moindre signe qui annonçât la présence de l’homme. On devait raisonnablement s’attendre à rencontrer au moins les traces d’un campement. Chacun plongeait un regard curieux sur le rivage pendant que nous descendions la crique, mais nous ne vîmes pas plus de traces humaines qu’en la montant.

Arrivés à la baie, comme nous avions encore plusieurs heures de jour, nous en fîmes le tour, sans plus de succès. Enfin Marbre nous proposa de pousser jusqu’à la petite île boisée, située un peu en dehors de l’entrée de la rade, pensant que les sauvages pouvaient bien y être campés, vu que la position en était beaucoup plus commode pour observer la pleine mer, qu’aucun point de l’intérieur de la baie. Pour cela, il fallut passer près du bâtiment, et nous y fûmes hélés par le capitaine, qui désirait savoir le résultat de notre examen. Dès qu’il eut appris nos intentions, il nous fit approcher, voulant nous accompagner en personne. En descendant dans le canot, qui était assez étroit et un peu trop chargé à cause de l’Échalas, le capitaine Williams fit signe à ce personnage de sortir. Il eût pu s’adresser tout aussi bien à l’un des bancs. Riant de la stupidité ou de l’obstination du sauvage, car nous ne savions trop comment qualifier sa conduite, nous dirigeâmes le canot vers l’entrée de la baie, à une distance de deux cents verges à peu près, jusqu’à ce que notre quille vînt heurter contre les bas-fonds de l’îlot.

Nous n’eûmes aucune peine à aborder, et Neb, qui précédait le détachement, fit bientôt entendre un cri, signe de quelque découverte. Chacun de nous se tint prêt à se servir de ses armes, croyant rencontrer un campement de sauvages, mais notre attente fut trompée. Tout ce que le nègre avait découvert, c’était la preuve non équivoque d’une occupation antérieure, et même, à en juger d’après certains signes, assez récente. Les traces étaient considérables, couvrant près de la moitié de l’intérieur de l’île ; mais on avait laissé subsister un rideau d’arbres et de buissons assez épais pour dérober complètement le lieu à tous les regards du dehors. Beaucoup d’arbres avaient été brûlés sur pied ; nous crûmes d’abord que c’était pour faire du feu, mais un examen plus approfondi nous convainquit que cela avait eu lieu par accident plutôt qu’à dessein.

Nous ne fîmes d’abord aucune découverte dans ce campement qui ne semblait pas avoir servi dans toute son étendue depuis de longues années, bien que les traces de feux nombreux, les vestiges de pas, ainsi qu’une source située au centre, indiquassent une occupation récente sur ce point. Mais un examen plus attentif nous fit apercevoir certains objets que nous vîmes avec autant d’intérêt que d’étonnement. Marbre fit la première découverte. Il était impossible à des marins de se tromper sur la nature de l’objet, qui n’était autre que la tête d’un gouvernail contenant encore le trou de la barre, et qui pouvait avoir appartenu à un bâtiment de deux cent cinquante ou de trois cents tonneaux. Nous nous mîmes alors tous à l’œuvre, et, en peu de minutes, nous trouvâmes dispersés autour de nous des fragments de planches, des alonges, des varangues et autres parties d’un bâtiment, toutes plus ou moins brûlées, et dépouillées de tout le métal qui pouvait s’y trouver. Les clous même avaient été détachés à force de persévérance et de travail. On n’avait laissé que le bois, qui était de chêne, de cèdre et d’acacia : ce qui prouvait que ce malheureux navire avait une certaine valeur. Nous ne pouvions guère en douter d’ailleurs, car il n’y avait qu’un bâtiment de commerce du nord-ouest qui eût pu remonter la côte aussi haut, et ce genre de bâtiment est toujours parfaitement conditionné. D’ailleurs l’acacia, bois inconnu des constructeurs de navires en Europe, ne nous révélait que trop l’origine du bâtiment qui avait eu un si triste sort.

Nous étions d’abord trop absorbés par notre importante découverte pour nous occuper de l’Échalas. À la fin je me retournai vers le sauvage, pour voir quel effet elle produisait sur lui. Il examinait évidemment nos démarches ; mais ses sentiments, s’il y en avait chez une pareille créature, étaient enveloppés d’un masque épais de stupidité, qui défiait toute ma pénétration. Il nous voyait prendre examiner et rejeter les débris les uns après les autres ; il nous entendait causer, bien que dans une langue qui lui était étrangère, sans cesser de témoigner la plus complète impassibilité. Il finit cependant par apporter au capitaine une bûche à demi brûlée, et la lui mit devant les yeux, comme s’il commençait à prendre quelque intérêt à nos recherches. Il se trouva que c’était un morceau de bois ordinaire, qui avait appartenu à un des hêtres de la forêt, et qui faisait partie des restes d’un bûcher. Son action nous fit plaisir, mais le drôle ne comprit pas le motif de l’intérêt que nous lui témoignions. Il ne savait évidemment rien de ce qui concernait le bâtiment étranger.

En parcourant les alentours de ce campement abandonné, nous trouvâmes les traces d’un sentier qui conduisait au rivage ; elles étaient trop évidentes pour qu’on pût s’y méprendre, et elles aboutissaient à la mer du côté opposé à celui par lequel le Plongeur avait fait entrer la Crisis, et sur un point qu’on ne pouvait découvrir du lieu où nous étions à l’ancre. Nous y trouvâmes dans une espèce de plage de débarquement plusieurs des débris plus considérables du bâtiment naufragé, ceux qu’on n’avait pas jugé nécessaire de porter au feu parce qu’il ne s’y trouvait pas de métal. Parmi des objets de cette nature se trouvaient une portion de la quille, qui avait presque trente pieds de longueur, les chevilles de la carlingue, la carlingue, avec les varangues, le tout tenant encore ensemble. Ce fut là seulement que nous trouvâmes un peu de métal, et uniquement parce que le fragment était trop lourd et trop considérable pour pouvoir être transporté. Nous regardâmes avec soin dans tous les sens, espérant découvrir quelque indice du désastre dont ce lieu avait été le théâtre ; ce fut sans succès pendant quelque temps. Mais à la fin, en rôdant à quelque distance de la côte, je m’assis sur une pierre plate qu’on avait placée sur la roche vive qui couvrait la plus grande partie de l’île, évidemment afin de servir de siège. Me trouvant mal assis, je déplaçai la pierre pour la mettre d’aplomb, et je découvris qu’elle posait sur une ardoise provenant de la table de loch. Cette ardoise était couverte de caractères encore très-lisibles, et bientôt tous mes compagnons furent autour de moi, impatients de savoir ce qui y était écrit. La triste inscription était conçue en ces termes :

« Le brig américain la Loutre de Mer, capitaine John Squires, attiré par artifice dans cette baie, le 9 juin 1797, et surpris par les sauvages dans la matinée du 11. Le capitaine, le second lieutenant et sept hommes de l’équipage tués sur la place. Le brig pillé d’abord, puis traîné jusqu’ici et brûlé jusqu’à fleur d’eau pour en retirer le fer. David King, premier lieutenant, et six autres, savoir George Lunt, Henry Webster, Stephen Stimpson, et John Harris, matelots, Bill Flint, cuisinier, et Peter Doolitle, mousse, encore vivants, mais Dieu seul sait quel sort leur est réservé. Je mettrai cette ardoise sous la pierre sur laquelle je suis assis maintenant, dans l’espoir que nos amis pourront être ainsi avertis un jour de ce qui nous est arrivé. »

Nous nous regardions les uns les autres, frappés de stupéfaction. Le capitaine et Marbre se rappelèrent en effet avoir entendu dire qu’un brig, nommé la Loutre, faisant le commerce dans ces parages, s’était perdu, et maintenant une révélation qui tenait presque du miracle nous mettait dans le secret des causes de sa disparition.

Attiré par artifice ! répétait le capitaine, en parcourant des yeux l’écrit, qui s’était si admirablement conservé, dans une situation où il aurait dû mille fois être découvert. — Oui, oui, je commence à comprendre toute l’affaire. Si nous avions un peu de vent, Messieurs, je mettrais à la voile cette nuit même.

— Cela n’en vaudrait guère la peine, capitaine Williams, répondit le premier lieutenant, puisque nous sommes maintenant sur nos gardes, et que je suis bien certain qu’il n’y a pas de sauvages dans notre voisinage. Au contraire, le Plongeur et ses amis ont trafiqué avec nous très-loyalement, et il est à croire qu’ils ont encore d’autres peaux à nous donner. Ce gaillard-là, que notre équipage a baptisé du nom de l’Échalas, prend la chose si froidement que je le crois dans l’ignorance complète de tout ce qui concerne la Loutre, qui peut bien après tout avoir été pillée par une autre bande.

Ces observations étaient assez raisonnables, et elles firent effet sur l’esprit du capitaine. Il se décida toutefois à mettre l’Échalas à l’épreuve, en lui montrant l’ardoise, et en lui faisant subir un examen aussi scrupuleux que pouvait le permettre le langage des gestes. Un spectateur indifférent n’eût pu s’empêcher de rire en voyant nos efforts pour mettre l’Indien en défaut. Nous faisions des gestes, des grimaces, des contorsions de tout genre, tout fut inutile : l’Échalas demeura aussi impassible que les débris avec lesquels on le confrontait. Le drôle ne nous comprenait pas, ou ne voulait pas nous comprendre ; sa stupidité déjouait tous nos efforts, et Marbre finit par abandonner la partie, en déclarant que cet animal ne connaissait rien au monde, et encore moins la Loutre de Mer. Quant à l’ardoise, il ne semblait pas soupçonner ce que pareille chose pouvait signifier.

Nous retournâmes au navire, où nous rapportâmes l’ardoise, et nous rendîmes compte de nos découvertes. Tout l’équipage fut convoqué, et le capitaine nous fit un discours suffisant pour la circonstance, bien que ce ne fût rien moins qu’un morceau d’éloquence inspirée. Il nous rappela que beaucoup de bâtiments avaient péri par suite de la négligence de leurs équipages, et que nous étions sur la côte nord-ouest, où un navire ayant quelques boîtes de grains de colliers et quelques ballots de couvertures, sans parler de la poudre, des armes à feu et des métaux, avait autant de valeur qu’un bâtiment chargé de poudre d’or dans un des ports des États-Unis. La vigilance pendant le quart, et la stricte observation de la discipline, en cas d’alarme, furent les deux points sur lesquels il insista. En observant ces deux conditions incontestables, nous serions sauvés, tandis qu’en les négligeant, nous partagerions probablement le sort de l’équipage du brig dont nous venions de découvrir les débris.

J’avoue que je passai une fort mauvaise nuit. Un ennemi inconnu est toujours formidable, et j’aurais mieux aimé avoir à combattre trois gardes-côtes à la fois, que de me trouver, comme nous étions alors, dans une baie aussi unie qu’une glace et entourée de forêts aussi silencieuses qu’un désert.

Il n’y eut toutefois aucun événement ; le Plongeur et l’Échalas soupèrent avec l’appétit de l’innocence calomniée, et dormirent comme des sabots. S’ils étaient coupables, il fallait qu’ils fussent complètement dépourvus de conscience. Quant à nous, nous fûmes sur le qui-vive pendant toute la nuit, époque où le danger, s’il y en avait réellement à courir, devait sans doute être le plus grand. Au point du jour, tous ceux qui n’étaient pas de quart, et même quelques-uns de ceux qui étaient en vigie, cédèrent à la fatigue ; il n’arriva rien pourtant. Le soleil reparut, dorant de ses rayons la cime des arbres ; notre petite baie commença à briller de tout son éclat, et la joie que donne toujours un pareil spectacle dissipa presque entièrement nos inquiétudes. Une nuit de réflexions avait apaisé nos craintes, et nous nous éveillâmes tous, le lendemain matin, aussi indifférents au sort de la Loutre que les convenances nous permettaient de le paraître.