À bord et à terre/Chapitre 11

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 134-148).


CHAPITRE XI.


Attention, contre-maître, ou nous allons échouer. Attention, te dis-je !
La Tempête.


Le capitaine Williams, désirant me témoigner sa reconnaissance pour le soin que j’avais pris du brig, me permit de passer à terre tout le temps que je lui demandai. Je pouvais ne jamais revoir Londres, l’occasion qui se présentait pour moi de visiter cette ville en aussi bonne compagnie était trop favorable pour qu’il voulût y mettre le moindre obstacle. Il eut soin, toutefois, de faire demander à un des employés du consulat ce que c’était que les Mertons, de peur que je ne fusse dupe de quelque adroit intrigant, comme il n’y en a que trop à Londres. Les renseignements furent favorables. Le major avait été longtemps employé dans les Indes occidentales, où il avait encore une position demi-militaire assez modeste ; il était venu en Angleterre pour régler des affaires longues et compliquées, et en même temps pour retirer de pension Émilie, son unique enfant ; il devait, dans quelques mois, retourner à son ancien poste, ou aller en occuper quelque autre. C’est ce que j’avais appris déjà d’Émilie elle-même ; ce qu’elle m’avait dit se trouva pleinement confirmé par le témoignage de l’employé du consulat. Les Mertons étaient incontestablement dans une position respectable, quoiqu’elle n’eût rien de bien relevé. J’appris de plus du major qu’il avait quelques parents aux États-Unis, son père s’étant marié à Boston.

Pour ma part, j’avais à m’applaudir autant que les Mertons de l’heureux hasard qui m’avait mis en rapport avec eux. Si j’avais été l’instrument employé par la Providence pour leur sauver la vie, ce dont on ne pouvait douter, ils me faisaient connaître le monde, pour employer l’expression reçue, mieux que je ne l’avais connu dans toute ma vie précédente. Je ne prétends pas avoir vu la société de Londres ; elle est dans une sphère où n’avait pu atteindre le major lui-même qui était né dans le commerce, à une époque où les commerçants étaient bien moins considérés en Angleterre qu’ils ne le sont aujourd’hui, et qui avait été obligé de s’attacher à un patron pour s’assurer une position dans l’avenir ; mais il avait les idées, les sentiments et les manières d’un gentleman, et il n’oubliait jamais que je lui avais sauvé la vie dans le plus grand danger. Quant à Émilie Merton, elle avait, dans sa conversation avec moi, un ton de franche amitié, et j’étais heureux d’entendre de jolies pensées élégamment exprimées par sa jolie bouche. Je pouvais m’apercevoir qu’elle me trouvait un peu rustique et un peu provincial ; mais je n’avais pas fait le voyage de Canton pour me laisser intimider par une enfant, quelque belle et quelque aimable qu’elle fût. En somme, et je puis le dire aujourd’hui, à mon âge, sans être accusé de vanité, je pense avoir laissé à ces braves gens une opinion de moi favorable. Peut-être Clawbonny eut-il quelque influence en cette affaire ; ce qu’il y a de certain, c’est que, quand je fis ma dernière visite, Émilie elle-même parut triste, et sa mère m’assura que tout le monde me regrettait bien sincèrement. Le major me fit promettre d’aller le revoir, soit à la Jamaïque, soit à Bombay, où il espérait se rendre dans quelques mois avec sa femme et sa fille ; je savais qu’il avait réglé en partie ses affaires, qu’il espérait que sa position deviendrait encore meilleure, et que tout s’arrangerait pour le mieux.

La Crisis mit à la voile au jour désigné, et au bout d’une semaine elle quitta les dunes pour entrer en mer, favorisée par le vent du sud. Nos Philadelphiens formaient un bel équipage bien déterminé, et nous eûmes le bonheur, en débouchant le canal, de battre un sloop de guerre anglais dans un défi de vitesse. Mais pour rabattre un peu notre orgueil, un bâtiment à deux ponts qui se rendait dans la Méditerranée nous fit éprouver le même sort trois jours plus tard. Ce qui rendait l’affaire plus mortifiante encore, c’est que tout le monde venait d’applaudir à l’observation faite par Marbre qu’un sloop de guerre étant le plus rapide de tous les voiliers, et le meilleur des sloops ayant été battu par nous, nous pouvions défier toute la marine anglaise. J’essayai de le consoler en lui rappelant que ce n’était pas toujours la vitesse qui obtenait le prix de la course. Il marmotta je ne sais quelle réponse entre ses dents, maudissant tous les proverbes, et me demandant dans quel livre j’avais puisé une pareille absurdité.

Je ne m’arrêterai pas sur tous les petits incidents qui signalèrent notre longue traversée. Nous touchâmes à Madère, où nous débarquâmes une famille anglaise qui allait y rétablir la santé d’un de ses membres ; nous y prîmes des fruits, des légumes et de la viande fraîche. Notre première station ensuite fut à Rio, où nous devions trouver des lettres de notre pays, ainsi que le capitaine en avait reçu avis. Ces lettres étaient pleines d’éloges de notre bonne conduite, ayant été écrites depuis l’arrivée de la Dame de Nantes, mais, à mon grand désappointement, il n’y avait pas une ligne pour moi.

Nous restâmes peu de temps à Rio, et nous quittâmes le port favorisés par un vent du travers qui nous porta promptement au cinquantième degré ; mais comme nous approchions de l’extrémité méridionale du continent américain, le temps devint lourd et le vent contraire. Nous étions alors dans le mois qui correspond à novembre dans l’autre hémisphère, et nous avions à doubler le cap Horn dans une bien mauvaise saison pour gagner dans l’ouest. Il n’y a aucune partie du monde dont les navigateurs aient donné des descriptions plus contradictoires que de ce fameux passage. Chacun semble en parler d’après l’impression qu’il a éprouvée, et il n’y en a pas deux pour qui cette impression ait été exactement la même. Je ne me rappelle pas avoir entendu parler de calme à la hauteur de ce cap, mais les vents légers n’y sont pas rares, bien que les tempêtes soient certainement le caractère dominant de ces parages. Notre capitaine y avait déjà passé quatre fois, et il fut d’avis qu’il ne fallait pas s’inquiéter de la saison, et que le mieux était de ne pas s’éloigner de la terre. Nous nous dirigeâmes donc sur l’île des États, avec l’intention de traverser le détroit de Le Maire, et de serrer le cap Horn d’aussi près que possible en le doublant. Un matin, au lever du soleil, les îles Falkland, ou plutôt la plus occidentale de ces îles, nous restaient un peu au vent, qui soufflait alors justement de l’est. Le temps était brumeux, et ce qu’il y avait de pire, c’est que l’absence de la lune rendait bien délicate l’entreprise de traverser un passage aussi étroit que celui que nous nous proposions de franchir. Marbre et moi, nous nous entretînmes de ce point, et nous désirions qu’on pût persuader au capitaine de prendre le plus près, et d’essayer de gagner l’est de l’île, autant que cela était possible, le vent étant placé comme il l’était ; mais aucun de nous n’osa le proposer, moi, à cause de ma jeunesse, et le second à raison, dit-il, de l’obstination du « vieux. » — Il aime, ajouta Marbre, à marcher ainsi à l’aveugle, et il n’est jamais plus heureux que quand il vogue sur l’Océan dans des parages remplis d’îles inconnues ; je vous réponds qu’il nous donnera joliment du fil à retordre, s’il remonte jamais la côte nord-ouest. — La consultation se termina ainsi, nous autres subordonnés pensant que le mieux était de laisser les choses suivre leur cours.

J’avoue que je ne pus me défendre d’une préoccupation pénible, en voyant les montagnes disparaître dans la hanche du vent. Il y avait peu d’espoir de faire aucune observation ce jour-là, et ce qu’il y eut de fâcheux, c’est que vers midi la brise commença à hâler davantage le sud ; à mesure qu’elle hâlait, elle augmentait en force, et enfin, vers minuit, elle tourna à coup de vent. Ce fut le commencement d’une tempête comme je n’en avais encore jamais vu dans aucun de mes voyages sur mer. Comme d’habitude, on diminua de voiles autant que cela était nécessaire, jusqu’à ne conserver que le grand hunier aux bas ris, le petit foc, la misaine et le foc d’artimon. Notre gréement était suivant l’ancien système, les innovations modernes étant alors inconnues.

Notre situation était loin d’être gaie. Les marées et les courants, dans cette latitude élevée, ont une grande violence, et au moment où il était de la plus haute importance pour nous de connaître exactement la position du bâtiment, nous en étions réduits à des conjectures d’une incertitude désolante, et à des suppositions qui pouvaient être fort éloignées de la vérité. Toutefois, le capitaine eut assez de sang-froid pour courir bâbord amures jusqu’au lever du soleil, dans l’espoir de découvrir les montagnes de la Terre de Feu. Personne alors n’espérait que nous puissions franchir le détroit ; mais c’eût été du moins un grand soulagement pour nous d’apercevoir la terre, afin de pouvoir nous rendre un compte quelconque de notre position. Le jour vint enfin, mais nous n’en fûmes pas plus avancés ; le temps était si sombre, la pluie et la brume si épaisses, et les lames si fortes, que notre vue portait rarement à une distance d’une lieue autour de nous, et souvent pas même à un demi-mille. Heureusement la direction générale de la côte orientale de la Terre de Feu est du nord-ouest au sud-est, ce qui nous donnait une grande latitude pour éviter la côte, pourvu que nous ne fussions pas, contre toute attente, engagés dans une des dentelures profondes de cette terre sauvage et inhospitalière.

Le capitaine Williams déploya une grande activité dans les circonstances critiques où nous nous trouvions. Le bâtiment était assez avancé au sud pour pouvoir nous faire espérer de doubler les îles Falkland en virant de bord, si nous pouvions compter sur les courants ; mais il eût été bien hasardeux de tenter une pareille entreprise par des nuits aussi longues et aussi sombres que celles que nous avions, et de nous exposer ainsi à nous trouver sous le vent. Il prit donc le parti de nous maintenir autant que possible dans notre position ; il espérait gagner encore une nuit avant d’être à terre, chaque heure nous faisant maintenant espérer que le coup de vent touchait à son terme. Je pense qu’il se sentit encouragé à suivre cette marche, par la circonstance que le vent commençait évidemment à hâler encore plus le sud, ce qui avait le double avantage d’augmenter nos chances de doubler les îles et de diminuer nos appréhensions quant à la Terre de Feu.

Marbre se trouva fort mal à l’aise pendant cette seconde nuit ; il resta le matin avec moi sur le pont pendant toute la durée du quart, se défiant, non de ma prudence, mais du vent et de la terre. Je ne l’avais jamais vu jusqu’alors aussi préoccupé ; car il avait l’habitude de se considérer comme une partie de la charpente du navire destinée à s’engloutir ou à surnager avec le reste.

— Miles, me dit-il, vous et moi, nous savons quelque chose de ces courants infernaux ; nous savons comment ils emportent un bâtiment d’un côté, tandis qu’il regarde de l’autre avec autant de fierté qu’un porc que l’on tire en arrière par la queue. Si nous avions été chercher le cinquantième degré de longitude, nous aurions pu maintenant avoir de la mer devant nous, et doubler le cap avec ce même vent ; mais non, le vieux drôle n’aurait pas eu d’îles, et il n’est jamais heureux tant qu’il n’a pas une demi-douzaine d’îles autour du corps.

— Si nous avions été chercher le cinquantième degré de longitude, répondis-je, nous aurions eu vingt degrés à faire pour doubler le cap Horn, tandis qu’en prenant seulement le détroit de Le Maire, nous en serions quittes pour six ou huit degrés.

— Passer le détroit de Le Maire, le 10 novembre, ou, ce qui revient au même dans cette partie du monde, le 10 mai, et avec moins de neuf heures de jour ! Et quel jour encore ! Nos brouillards de Terre-Neuve, que j’ai si souvent avalés en allant à la pêche dans ma jeunesse, sont un vrai soleil de midi en comparaison ! Il ne peut pas être question de sondages : avant que la sonde eût touché le fond, le taille-mer aurait donné contre un roc. Ce navire est si ardent et va tellement de l’avant que nous verrons la terre ferme avant que personne s’en doute. Le vieux s’imagine, parce que la côte de la Terre de Feu court au nord-ouest, que la terre s’éloignera de nous avec la même rapidité que nous allons à sa rencontre ; j’espère qu’il vivra assez pour persuader à tout le monde qu’il a raison !

Marbre et moi, nous étions ainsi à causer sur le gaillard d’avant, les yeux tournés vers l’ouest, car il eût été difficile de rien voir dans toute autre direction, quand il s’interrompit pour s’écrier : La barre au vent, tout ! — Brasse au vent derrière, mes garçons, — cargue le foc d’artimon ! — Cet ordre mit tout l’équipage en mouvement, le capitaine et le troisième officier furent sur le pont en une minute. Le navire fit une abattée, dès que nous eûmes hâlé bas le foc d’artimon, la voile du grand hunier venant en ralingue.

La vitesse augmentant à mesure que nous avions le vent plus de l’arrière, le mouvement d’arrivée se continua sous l’impulsion de la barre, et le bâtiment partit comme une toupie. Les écoutes du petit foc étaient bordées avec soin, et cependant les voiles firent entendre un bruit semblable à une détonation d’arme à feu, lorsqu’elles commencèrent à prendre sur l’autre bord. Le navire fut amuré à tribord, en recevant des secousses terribles, qui firent trembler toutes les poulies et toutes les chevilles du bâtiment. Tout réussit néanmoins ; et la Crisis commença à s’éloigner de la Terre de Feu, à coup sûr ; mais où allait-elle au juste ? c’est ce que personne n’aurait su dire. Elle avait le cap presque à l’est, le vent variant entre sud quart sud-est et sud-est quart sud. Dans cette direction, je ne doutais pas qu’elle ne dût doubler les îles Falkland, bien que je fusse persuadé que nous en étions encore à une grande distance. Nous avions du temps devant nous pour profiter d’un changement de vent.

Dès que le bâtiment eut repris son équilibre, en présentant son autre flanc au vent, le capitaine Williams eut une conversation sérieuse avec le second, pour lui demander l’explication de la manœuvre qu’il avait commencée. Marbre prétendait avoir aperçu la terre en face du navire, — comme vous savez que j’aperçus la Dame de Nantes, capitaine Williams, dit-il ; et, voyant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, j’ai fait mettre la barre au vent pour éviter la côte. Je me défiais de cette explication, au moment même où Marbre la donnait, et avec raison, ainsi qu’il me l’avoua plus tard ; mais le capitaine fut satisfait, ou du moins jugea à propos de le paraître. D’après les calculs que je fis, je pense que nous étions à quinze ou vingt lieues de la terre, quand nous virâmes de bord ; mais Marbre, quand il me fit ses confidences, me dit : — J’avais bien assez de Madagascar, Miles, sans aller nous casser le nez sur cette côte effroyable, et il peut y avoir des courants infernaux de ce côté du cap de Bonne-Espérance, aussi bien que de l’autre. Nous avons eu assez de rafales et de tourmentes dans cette direction, et le bâtiment ira tout aussi bien le cap à l’est que le cap à l’ouest.

Pendant toute cette journée la Crisis eut les amures à tribord, labourant avec effort les lames furieuses ; à la chute du jour, elle vira de bord de nouveau, et mit le cap à l’ouest. Bien loin de tomber, le vent ne faisait qu’augmenter, et, vers le soir, nous jugeâmes nécessaire de serrer notre hunier et notre misaine. Le hunier avait été déjà tellement réduit, avec ses quatre ris, que le rouler devenait une tâche extrêmement délicate. Neb et moi, nous étions à l’œuvre ensemble, et jamais je ne me donnai plus de peine qu’en cette occasion. La voile de misaine aussi n’était pas une petite affaire, mais nous réussîmes à les ferler toutes deux sans encombre. Au coucher du soleil, lorsque la nuit vint ajouter encore à la tristesse de cette sombre journée, le petit foc se déralingua, avec un bruit qui fut entendu de tout le navire, et disparut dans la brume, comme un nuage qui se perd dans l’immensité des cieux. Quelques minutes après, on amena la voile d’artimon, pour l’empêcher de suivre la même route. La secousse que reçut le navire à cette occasion le fit trembler depuis la quille jusqu’au haut des mâts.

Pour la première fois, je fus alors témoin d’une tempête sur mer. J’avais vu plus d’une fois des coups de vent et d’assez violents ; mais il y avait autant de différence entre la force de l’ouragan, cette fois, et les coups de vent ordinaires, qu’il peut y en avoir entre ceux-ci et une forte brise. Les lames semblaient s’affaisser sous la pression du vent qui pesait sur la surface de l’Océan ; car, quand une montagne d’eau venait à se montrer, elle était brisée et fendue en écume, comme le bois qui vole en éclats sous la hache. Une heure après que le vent eut soufflé avec le plus de force, il n’y avait aucun gonflement considérable sur la surface de la mer, je dis considérable, car la profonde respiration de l’Océan n’est jamais entièrement interrompue, et le bâtiment était aussi ferme que s’il avait été à moitié hors de l’eau, bien que les bouts des vergues inférieures plongeassent presque dans la mer : position qu’elles conservèrent aussi constamment que si on l’eût recherchée à dessein. Quelques-uns d’entre nous furent obligés de monter pour rabanter les voiles jusqu’aux gambes de hune ; il eût été impossible d’aller plus haut. Lorsque je me hasardai à porter la main au dehors pour saisir quelque chose, j’observai qu’il fallait, en faisant ce mouvement, estimer la dérive précisément comme un canot qui navigue contre un courant. En montant, il était difficile de ne pas perdre pied sur les enfléchures, et, en descendant, il fallait de grands efforts pour conserver son centre de gravité. Je ne doute pas que si mon pied avait glissé sur les traversins et que je fusse tombé, mon corps eût été frapper l’eau à la distance de trente ou quarante verges au-delà du bâtiment. Un épissoir eût pu tomber de l’une des hunes, sans que personne sur le pont courût risque d’en être atteint.

Quand le jour reparut, une lueur triste et pâle se répandit sur toute la surface des flots ; mais on ne pouvait distinguer que l’Océan et le navire. Les oiseaux de mer eux-mêmes semblaient s’être réfugiés dans les cavernes des côtes voisines ; pas un seul ne reparut avec le jour. L’air était chargé d’écume, et l’œil pouvait à peine pénétrer jusqu’à un demi-mille à travers cette humide atmosphère. Tout le monde sur le pont fut exact à l’appel, comme de raison, personne n’ayant envie de dormir par un pareil temps. Quant à nous autres officiers, nous nous réunîmes sur le gaillard d’avant, lieu d’où nous devions mieux découvrir le danger, si c’était la terre que nous avions à craindre. Il n’est pas facile de faire comprendre aux lecteurs qui ne sont pas marins les embarras de notre situation. Nous n’avions pas fait d’observations depuis plusieurs jours, et nous étions réduits à nous diriger d’après la table de loch, dans une partie de l’Océan où les courants ont la force d’une cataracte, au milieu d’un ouragan violent. Même alors que ses joues étaient à demi submergées, sans que le moindre lambeau de voile fût déployé, la Crisis avançait en filant trois ou quatre nœuds, lofant et serrant le vent d’aussi près que si elle avait porté toutes ses voiles d’arrière. Marbre pensait que sur une pareille mer, malgré tous nos efforts, nous serions encore entraînés, avant la fin de cette courte journée, de trente à quarante milles vers la côte si redoutée. — Ce n’est pas tout, Miles, ajouta-t-il en me prenant à part, je n’aime pas plus cet infernal courant que celui que nous avons eu de l’autre côté de l’étang, quand nous brisâmes notre étambot contre les rochers de Madagascar. Vous ne voyez jamais une mer aussi unie que celle-ci, si ce n’est quand le vent et le courant voyagent dans la même direction. — Je ne répondis rien, mais nous étions tous quatre, le capitaine et ses trois officiers, occupés à jeter un regard inquiet sur la brume qui s’étendait vis-à-vis de nous sous le vent, comme si elle nous eût caché notre patrie. Après dix minutes de silence, je regardais encore dans la même direction, quand tout à coup, par une sorte d’effet magique, le rideau fut soulevé, et je crus voir une longue plage avec une effroyable quantité de bas fonds qui s’étendaient à une distance considérable. La plage ne paraissait pas éloignée de plus d’un demi-mille, et le navire l’élongeait avec une vitesse de six à huit milles par heure, à en juger par les objets qu’on pouvait distinguer sur le rivage. La terre s’étendait parallèlement à la direction que nous suivions, en avant et en arrière, aussi loin que la vue pouvait porter.

— Quelle étrange illusion ! pensai-je en moi-même, en me retournant vers mes compagnons, quand je les vis se regarder aussi les uns les autres, comme pour se demander une explication.

— Il n’y a là aucune erreur, dit avec calme le capitaine Williams, c’est la terre, Messieurs !

— Aussi vrai que l’évangile, répondit Marbre avec la fermeté que donne quelquefois le désespoir. Que faut-il faire, commandant ?

— Que peut-on faire, monsieur Marbre ? L’espace nous manque pour virer vent arrière, mais autant que j’en puis juger, nous avons de la mer devant nous.

Cela était trop clair pour admettre l’ombre d’un doute. Nous voyions toujours la terre, qui paraissait basse, froide, ayant la teinte de novembre, et nous pouvions reconnaître que sur l’avant, du moins, elle se dirigeait au nord, tandis que de l’arrière elle semblait nous opposer une barrière infranchissable. L’extrême rapidité avec laquelle le navire la côtoyait nous était aussi trop clairement attestée par le témoignage de nos yeux, pour qu’il y eût la moindre chance d’erreur. Le bâtiment ne portait pas la moindre voile, étant entraîné par le vent comme il l’était depuis plusieurs heures, et plongeant dans la mer jusqu’aux écubiers. Nous ne pouvions devoir notre salut qu’à quelque marée impétueuse ou à quelque courant. Nous essayâmes la sonde, qui nous donna six brasses.

Le capitaine et Marbre eurent alors une consultation sérieuse. Ce qu’il y avait de certain, c’est que le bâtiment était entré dans une espèce de pertuis ; mais quelle en était la profondeur ? Trouverions-nous toujours un fond de bonne tenue, ou étions-nous exposés à ne plus avoir d’ancrage ? C’étaient là des points que toutes nos recherches étaient impuissantes à éclaircir. Nous savions que le pays appelé Terre de Feu était en réalité un groupe d’îles, coupé d’une foule de canaux et de passages, dans lesquels des bâtiments s’étaient quelquefois aventurés, mais sans que leur navigation eût produit d’autre résultat que des découvertes insignifiantes en géographie. L’opinion commune était que nous étions entrés dans un de ces passages, dans des circonstances favorables, bien que tout à fait accidentelles, et il ne nous restait qu’à chercher le meilleur ancrage, pendant qu’il faisait encore jour. Heureusement, lorsque nous avançâmes dans la baie ou dans le passage, quel qu’il fût, la tempête commença à soulever moins d’écume, et cette circonstance jointe à d’autres causes ramena un peu de sérénité dans l’atmosphère. À dix heures, nous pûmes voir à une lieue de distance, bien que la violence du vent ne fût pas ralentie d’une manière sensible. Quant à la mer, il n’y en avait pas, ou presque pas, l’eau étant aussi unie que la surface d’une rivière.

Le jour tombait, et nous commencions à être plus inquiets d’une si étrange situation. Tout notre espoir était de trouver quelque bon mouillage ; mais, pour l’atteindre, il fallait nécessairement trouver un endroit sous le vent. Le navire, en avançant, continuait à avoir la terre en vue à tribord, mais elle était sous le vent, au lieu d’être au vent ; cette dernière position eût été indispensable pour que nos ancres et nos câbles pussent tenir contre une pareille tempête. Peu à peu aussi nous nous écartions de cette côte qui se dirigeait vers le nord, en nous donnant plus de marge. Ce qui nous inquiétait le plus, c’était de nous sentir entraînés par une forte marée. Il n’y avait qu’un moyen d’apprécier notre situation : si nous étions entrés dans une baie, le courant eût été moins fort ; l’eau n’aurait pu avoir un mouvement aussi rapide, si elle ne se dirigeait pas vers quelque issue. Ce n’était pas seulement le mouvement d’une mer houleuse dans un endroit resserré ; le courant filait avec la rapidité de la flèche, comme s’il traversait un détroit. Nous eûmes une preuve incontestable de ce fait vers onze heures. Nous avions alors la terre juste en face : ce qui amena une véritable panique dans l’équipage. Mais une seconde inspection nous rassura ; ce n’était qu’un rocher qui formait une île de six à huit acres d’étendue. Nous l’évitâmes, comme de raison, tout en examinant avec soin si nous pouvions trouver un mouillage convenable à proximité. Mais l’île était trop basse et trop petite pour pouvoir nous abriter, et le fond ne nous parut pas non plus bien sûr. Nous renonçâmes donc à jeter l’ancre en cet endroit, mais nous pouvions maintenant commencer à nous reconnaître. Nous fîmes porter un peu pour passer à distance de l’île, et l’ouragan emporta le navire avec une vitesse de sept à huit nœuds. Nous allâmes toutefois bien plus rapidement encore, la marée nous donnant un énorme surcroît de vitesse. Le capitaine Williams pensait même que nous devions filer quinze nœuds en doublant ce rocher.

Il était midi, et il n’y avait aucun ralentissement dans la tempête, aucun changement dans le courant, aucun moyen de rebrousser chemin, aucun espoir de pouvoir nous arrêter ; nous étions entraînés en avant, comme poussés par une fatalité irrésistible ; le seul changement qui s’opéra peu à peu, ce fut le retour de la sérénité de l’atmosphère, à mesure qu’en quittant la pleine mer, nous nous éloignions de son épaisse brume. Le vent était même un peu tombé vers deux heures, et il eût été possible de porter quelques voiles légères, mais comme nous n’avions pas de mer à craindre, cela n’était pas nécessaire, et le navire poursuivit toujours sa route à sec de voiles. La nuit était le moment du danger pour nous.

Il n’y avait qu’une opinion parmi nous, c’est que nous étions dans un de ces passages qui séparent les îles de la Terre de Feu, et que nous pourrions bientôt trouver un abri. Continuer à marcher pendant la nuit, il n’y fallait pas songer. Les îles commençaient à paraître ; la passe elle-même diminuait de largeur ; il fut décidé qu’on jetterait l’ancre dès qu’on trouverait un endroit convenable. De deux à quatre, nous avions doublé dix-sept îles ; enfin, et il était temps, car le soleil commençait à disparaître de l’horizon, nous en vîmes une à l’avant qui, par sa grandeur et par sa position, semblait nous offrir l’asile que nous cherchions.

Je n’avais jamais vu le capitaine Williams aussi inquiet qu’au moment où il approcha de cette île. Il faisait encore assez jour pour en distinguer les contours et les rivages. Comme elle semblait avoir un mille de circuit, elle pouvait, après tout, nous offrir un abri convenable, si nous la serrions de près. Ce fut là notre but, et nous mîmes la barre à tribord en passant lentement, la marée favorisant notre manœuvre. Le navire, dès qu’il eut un peu de dérive, s’engagea dans une sorte de rade extrêmement sauvage. C’était une entreprise délicate, car personne ne pouvait dire si nous n’allions pas nous briser contre un roc ; mais nous nous tirâmes d’affaire, en lofant tout contre la côte, où nous laissâmes tomber nos deux ancres de bossoirs. Nous avions suffisamment arrêté la marche du bâtiment, en l’amenant aussi près du vent que possible, et nous n’eûmes aucune peine à le gouverner. La sonde nous donnait sept brasses, et nous étions à une portée de pistolet du rivage. Nous voyions que nous étions sauvés pour le moment ; l’essentiel était de reconnaître comment le bâtiment pourrait éviter à la marée, et comment il tiendrait sur ses ancres. On constata, à la satisfaction générale, que l’eau où nous étions formait un remous modéré, qui écartait de l’île la poupe du bâtiment, et lui permettait de présenter le cap au vent, qui avait encore de quoi s’exercer à partir des verges de hune jusqu’aux pommes des mâts. Plus bas s’agitait la tempête qui remuait la mer en tous sens, et lançait des tourbillons de toute part, comme pour montrer combien sa fougue était brisée et amortie par le rivage. On ne saurait exprimer la joie que nous firent éprouver ces circonstances favorables. Nous étions comme le malheureux qui trouve pied au moment où il se croyait entraîné dans un précipice.

On reconnut que le bâtiment pouvait mouiller aisément avec un seul câble, et on fit manœuvrer le vireveau pour hisser la seconde ancre, parce que la sonde nous avertissait de la présence de récifs, et que notre capitaine craignait qu’il ne fût ragué ; aussi caponna-t-on sur-le-champ l’ancre de bossoir de bâbord, en la laissant suspendue, avec la bitture prise, toute prête à mouiller de nouveau quand il le faudrait. On donna ordre ensuite à l’équipage d’aller souper ; mais, nous autres officiers, nous avions autre chose à faire : il y avait à bord un petit canot de l’arrière, nous le mîmes à la mer, et le troisième lieutenant et moi nous prîmes les avirons pour conduire le capitaine autour du navire, afin qu’il s’assurât du sondage, s’il était nécessaire de se remettre en route pendant la nuit. L’examen fut satisfaisant en tous points, sauf un seul : le fond ; et nous remontâmes à bord ayant eu soin de ne nous fier ni au vent ni au courant. Le quart fut établi, et tout le monde alla se reposer.

J’étais du quart de la pointe du jour. Je ne saurais dire en détail ce qui se passa depuis sept heures du soir jusqu’à près de quatre heures du matin ; j’appris seulement que le vent continua à souffler dans la même direction, bien que diminuant peu à peu de violence ; et, vers minuit, c’était plutôt un grain qu’une véritable tempête. Le bâtiment se comportait assez bien à l’ancre ; mais quand le flot arriva, le remous cessa de se faire sentir, et le courant commença à battre les rivages de l’île avec une force extraordinaire. Dix minutes à peu près avant l’heure où devait commencer mon quart, le capitaine appela tout le monde en haut ; je courus sur le pont, et je vis que le bâtiment allait en dérive. Marbre avait mis le cap au vent, étant à sec de voiles comme auparavant, et nous nous mîmes aussitôt à virer sur le câble. On reconnut que l’accident avait été causé par les récifs ; les cordages se trouvaient ragués aux deux tiers de leur épaisseur. Dès que le courant s’était attaqué au corps du bâtiment, le câble s’était rompu. Nous perdîmes forcément notre ancre, car il n’y avait pas moyen de reprendre notre poste avant le retour du jusant.

Il ne devait faire jour que dans quelques heures, et le capitaine tint conseil. Il nous dit qu’il ne doutait pas que le bâtiment ne fût entré, à l’aide de la Providence, dans un des détroits de la Terre de Feu, et, comme il supposait que nous devions être assez au sud pour nous trouver presque à la hauteur de la Terre-des-États, il pensait avoir fait une découverte importante. Retourner en arrière était impossible, tant que le vent resterait où il était ; il était donc disposé à se porter en avant, et à pousser l’inspection du canal aussi loin que les circonstances le permettraient. Le capitaine Williams avait pour les découvertes un faible très-louable et très-respectable peut-être, mais qui ne s’accordait guère avec la prudence qu’exige la destination spéciale d’un bâtiment marchand. Nous ne fûmes donc pas surpris de sa proposition, et, en dépit du danger, la curiosité vint se joindre aux autres motifs qui pouvaient nous y faire acquiescer. Quant aux dangers de la navigation, ils semblaient diminuer à mesure que nous avancions ; nous avions peu d’îles devant nous, et le passage même s’élargissait sensiblement. Nous nous dirigeâmes cependant un peu plus au sud, en portant toujours au plus près du vent.

La matinée semblait nous promettre un temps plus serein que celui que nous avions depuis plusieurs jours, et la lune même nous était favorable. À l’approche de l’aurore, le vent commença à tourner à l’est, et nous hissâmes les trois huniers avec tous les ris pris, ainsi que la voile de misaine, et nous mîmes un nouveau grand foc au petit mât de hune. Le jour parut enfin, et nous vîmes le soleil lutter contre de sombres masses de nuages qui se pressaient sur nos têtes. Pour la première fois, depuis notre arrivée dans ces parages resserrés, nous pûmes alors bien reconnaître ce qui nous entourait ; la terre apparaissait de tous les côtés.

La passe dans laquelle la Crisis était engagée, quand le soleil vint éclairer la seconde de ces périlleuses journées, avait quelques lieues de largeur, et était bornée, surtout au nord, par des montagnes aussi hautes qu’escarpées dont plusieurs étaient couvertes de neige. La voie était dégagée de tout obstacle, car on ne voyait aucune apparence d’île, d’îlot ou de rocher ; nous fûmes donc encouragés à continuer notre marche. Notre route était environ au sud sud-ouest, et le capitaine annonça que nous entrerions dans l’Océan à l’ouest du détroit de Lemaire et tout près du cap même. Nous devions indubitablement faire une grande découverte ! Le vent continuait à tourner, et bientôt il fut par l’arrière de notre travers. Nous larguâmes alors nos ris les uns après les autres, et à neuf heures les huniers étaient établis sur le navire. C’était porter beaucoup de voiles, il faut l’avouer, mais le capitaine pensait qu’il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Il y eut quelques heures où je crois que le bâtiment fila quinze nœuds le long de la côte, tant il était favorisé par le courant. Nous ne connaissions guère les dangers contre lesquels nous avions à lutter.

La journée était encore peu avancée, quand nous vîmes la terre en face de nous, et Marbre déclara que cette fois nous avions « filé tout notre câble ; » nous allions arriver à l’extrémité d’une baie profonde. Le capitaine Williams pensait différemment, et, quand il découvrit un passage étroit entre deux promontoires, il nous annonça, d’un air de triomphe, l’approche du cap. Il avait trouvé un aspect de cette nature aux montagnes de la côte, en doublant le cap Horn, et les hauteurs qui l’entouraient lui semblaient de vieilles connaissances. Malheureusement nous ne vîmes pas le soleil à midi, et ne pûmes dès lors faire aucune observation. Pendant quelques heures nous gouvernâmes au sud-ouest, en traversant un canal étroit ; mais, tout à coup, ce canal fit un coude et nous ramena au nord-ouest ; là, nous eûmes encore la marée favorable, et nous fûmes alors certains d’avoir atteint un point où le courant devait suivre une direction opposée à celle que nous avions observée dans les autres parties de la passe. Il en résultait que nous étions maintenant à moitié chemin de l’Océan, bien que, d’après la route que nous suivions, nous dussions nous attendre à trouver encore bien des sinuosités. Nous n’allions certainement pas alors dans la direction du cap Horn.

Malgré les difficultés et les doutes qui nous préoccupaient, le capitaine Williams continua à presser le navire, déterminé à aller en avant tant qu’il ferait jour. Il n’y avait plus de rafale, et le vent tournait de nouveau vers le sud ; il fut bientôt tout à fait derrière nous, et, avant le coucher du soleil, il avait une légère tendance à l’ouest ; heureusement il se modéra, nous mîmes alors la grande voile et les perroquets. Nous avions porté presque toute la journée une bonnette basse et une bonnette de hune. Ce qu’il y avait de plus grave dans notre situation, c’était le grand nombre d’îles et d’îlots que nous rencontrions. Le rivage était rude et escarpé de toute part, et des dentelures profondes venaient constamment nous donner la tentation de rebrousser chemin ; mais, jugeant avec raison que la direction de la marée était un indice certain de la véritable route, le capitaine tint bon.

La nuit qui suivit fut une des plus pénibles que j’aie jamais passées. Nous fûmes tentés bien des fois de jeter l’ancre dans quelqu’une des vingt baies que nous traversâmes successivement ; mais nous ne pûmes nous décider à risquer un autre câble. Nous eûmes le flot un peu après le coucher du soleil, et il cessa avant le lendemain matin ; mais le vent continuait à tourner, et à la fin nous portâmes au plus près à franche bouline, portant toutefois nos perroquets hauts. Il eût été plus que temps alors de retourner sur nos pas, si nous l’avions voulu, mais nous étions trop avancés pour reculer. Nous espérions à chaque instant trouver quelque ouverture vers le sud, qui nous ramenât en pleine mer. Nous courûmes plus d’une fois risque de nous briser contre les dangereux écueils que nous rencontrions sans cesse ; mais la même Providence qui nous avait si admirablement protégés, nous préserva de ce péril. Jamais je ne fus plus heureux que quand je vis le jour revenir.

Le canal était encore rempli d’îles ; mais comme nous pouvions voir clair, il fut possible d’en sortir. À la fin, toutefois, notre route se trouva fort difficile. De grandes îles séparées par des canaux étroits s’offraient à nous de toutes part. Nous avions toutefois en face un petit promontoire, et nous continuâmes à avancer afin de le doubler. Il était dix heures quand nous approchâmes de cette pointe, et nous trouvâmes un passage à l’ouest, qui conduisait à l’Océan. Ce résultat, quand il fut bien certain, fut salué par trois acclamations de l’équipage ; le bâtiment vira de bord aussitôt, et, porté par la marée, il fit une entrée triomphale dans la mer.

Le capitaine Williams nous dit alors de prendre nos quarts de cercle, car le ciel était sans nuage, et le temps devait être favorable pour observer le soleil. Il était important de connaître la latitude de notre découverte. Le moment arriva, et nous nous préparâmes à faire nos observations, les uns annonçant d’avance un degré, les autres un autre ; quant au capitaine, il pensait que nous étions encore à l’est du cap, mais il était certain que nous étions arrivés à l’ouest du détroit de Lemaire. Marbre gardait le silence, mais il avait observé et fait ses calculs, avant qu’aucun autre eût commencé les siens. Je le vis secouer la tête et aller consulter la carte sur le dôme de l’échelle de l’arrière, et je l’entendis s’écrier :

— C’est la mer Pacifique, par saint Kennebunk ! c’était son juron favori, quand il était dans un état de surexcitation : — nous avons passé le détroit de Magellan sans le savoir !