À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 63-73).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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V


Cinq années se sont écoulées depuis le jour où madame Fernez et Andrée se sont vues seules dans la rue, n’ayant pour abri que celui offert par l’amitié, et ne sachant où prendre le pain quotidien.

Ni l’une ni l’autre ne connaissait un métier.

Madame Fernez avait toujours vécu chez elle, en dehors de la vue des luttes de l’existence. Andrée possédait une éducation inachevée et des goûts artistiques qui devaient l’éloigner de l’atelier, pour lequel elle ne semblait pas destinée.

Elles allaient donc renforcer le bataillon des déclassées de deux recrues nouvelles.

Lorsqu’elles partirent, chassées par leur protecteur naturel, par celui que la loi leur ordonnait de respecter, on aurait pu les croire des proies vouées d’avance au suicide ou aux hasards de la prostitution.

La Seine !

Le bureau des mœurs !

Telles étaient les uniques voies ouvertes devant elles.

Les femmes ne choisirent ni l’une ni l’autre de ces deux routes.

La mort ne les prit pas.

En faut-il conclure qu’elles vécurent ?

Non !

On ne peut appeler vivre de manger à peine le nécessaire, et cela grâce à un labeur quotidien assidu, mal rétribué, où ne peut s’exercer aucune adresse.

Lorsqu’on n’a appris aucun état, on est obligé d’accepter les ouvrages faciles, changeant à chaque saison, à chaque mode nouvelle. Remis par des entrepreneuses aux ouvrières, ces travaux sont payés d’une façon dérisoire, et certaines femmes, de celles dont les ressources sont multiples, ne craignent pas de faire encore baisser les prix, préférant travailler presque pour rien que de contrarier un amant par trop jaloux.

Pauvres femmes, quelle lutte elles avaient à soutenir !

Et Fernez ne s’occupait jamais de ses victimes.

Les remords ne pouvaient pénétrer en cette âme, pétrie de je ne sais quel limon.

Andrée voyait s’envoler à tire d’ailes ses belles années de jeunesse et d’illusion.

Elle ne prenait jamais aucun plaisir.

Elle ne pouvait satisfaire la moindre velléité de coquetterie.

Elle appréhendait les premiers jours de printemps, dont les rayons lumineux venaient mettre des clartés sur ses vêtements usés et fripés.

L’approche de l’hiver l’effrayait. Ne fallait-il pas songer à se préserver du froid ?

Malgré tant de misère, les jours passaient, emportant avec eux, dans leur course vertigineuse, le souvenir des larmes versées, effacées par de nouvelles douleurs !

Parfois, on n’osait compter sur le lendemain.

De loin en loin, on faisait des rêves d’avenir.

Jamais la misère ne tuera complètement l’illusion et l’espérance.

À mesure qu’Andrée voyait grandir ses souffrances, elle sentait augmenter la haine que lui inspirait son père ; elle éprouvait même une sorte de répulsion pour tous les hommes en général.

Pourtant elle avait oublié depuis longtemps les aventures presque galantes du couvent.

Si son imagination vagabondait dans le passé tandis qu’elle tirait avec agilité son aiguille, elle riait franchement de ses transports amoureux d’autrefois.

Andrée ne croyait même pas que ces sentiments, un peu étranges, se continuaient entre femmes du monde.

Quelqu’un lui aurait parlé de ses liaisons hors nature, qu’elle aurait douté de leur réalité ou stigmatisé les coupables.

Elle était alors essentiellement femme, et ressentait toutes les aspirations d’un cœur féminin qui appelle l’amour.

Tous les hommes pouvaient être mauvais, excepté celui qu’elle aimerait.

Un autre sentiment la dominait encore plus impérieusement.

Elle voulait être mère !

En sa naïveté charmante, la pauvre enfant ne connaissait aucun des préjugés du monde.

Elle se savait très malheureuse, elle ne se croyait pas coupable ; jamais, en son esprit de justice, elle ne pouvait admettre que des fautes commises par son père lui fussent un jour imputées comme une lèpre honteuse.

Elle ne se rangeait nullement parmi les parias.

Malgré les privations que le sort lui imposait, Andrée était devenue une grande et svelte jeune fille.

Peut-être ne pouvait-on dire qu’elle fût jolie, dans l’acception complète du mot, mais ses traits réguliers, quoiqu’accentués, donnaient à sa physionomie un ensemble agréable.

Son regard franc, intelligent, lui attirait les sympathies de tous. Son énergique volonté la faisait estimer.

Sa tournure, un peu cavalière, étonnait et charmait tout à la fois.

Pour un observateur attentif, le geste était parfois trop masculin.

Malgré cela, Andrée devait plaire.

Elle avait toujours annoncé une intelligence au-dessus de la moyenne ; aussi entreprit-elle de s’instruire sans maître, par la lecture de bons auteurs.

Quoique se heurtant à toutes les difficultés de l’existence, mademoiselle Fernez n’en avait pas moins conservé toute la folle gaîté de ses vingt ans.

Eugène Badère l’entendit souvent rire ; il put contempler sa figure expansive, sans parvenir à lui faire lever la tête.

Il toussait, il remuait, il parlait aux oiseaux, tout cela en pure perte.

Andrée ignorait Eugène.

Ce manège dura quinze jours.

Puis le hasard, ce dieu des incrédules, se chargea de rapprocher ces deux êtres, enfants privilégiés de la misère.

Huit heures sonnaient à Sainte-Élisabeth.

La rue Notre-Dame-de-Nazareth était sombre et presque déserte.

La chaleur, pendant tout le jour, avait été lourde et accablante.

Maintenant la pluie tombait en larges gouttes, mouillant à peine la poussière des pavés.

Au loin l’orage grondait sourdement, de grands éclairs bleus zébraient le ciel en tous sens.

Un vent brûlant soufflait et chassait les nuages qui couraient rapidement dans la nue.

Sur le trottoir, Andrée Fernez hâtait le pas.

Sortie sans parapluie, elle craignait d’être surprise par une forte averse.

L’orage l’effrayait.

Puis un homme, aux allures louches, une sorte de souteneur en redingote, la suivait depuis longtemps en lui débitant des propos obscènes.

Personne autour d’elle pour la défendre contre l’audace insolente de ce passant. Elle marchait encore plus vite pour le fuir et pour gagner sa demeure, où sa mère devait l’attendre avec impatience.

Arrivée au coin de la rue Turbigo, Andrée voulait traverser avec l’espoir de faire perdre sa trace à cet importun, des voitures encombraient la chaussée, en même temps la pluie se mit à tomber à torrents, grossissant en un clin d’œil les ruisseaux.

Tout le monde se sauvait, cherchant un refuge sous les portes cochères.

Andrée dut renoncer à traverser, elle ne pouvait continuer à avancer, déjà son manteau ruisselait d’eau.

Le ciel était en feu, les coups se succédaient sans interruption, se répercutant en l’air.

Andrée se réfugia dans la première maison venue.

Elle pénétra difficilement, tellement la foule était compacte.

Machinalement son regard s’arrêta sur un jeune homme, elle fut toute surprise de le voir faire un geste comme s’il la reconnaissait.

— Il se trompe, pensa-t-elle.

Sans plus s’occuper de cet inconnu, elle s’enfonça tout au fond du couloir.

L’homme la rejoignit.

À voix basse, il continuait ses ignobles propositions.

Andrée sentait la colère lui monter au cerveau.

Comment se débarrasser de ce malappris ?

Jadis, nos mères, d’un mot, d’un regard, imposaient silence aux chercheurs d’aventures fourvoyés ; de nos jours, lorsqu’une honnête femme est poursuivie par un polisson, si elle veut se défendre, c’est l’homme qui l’insulte audacieusement, et elle n’a qu’à se dérober pour éviter les quolibets de la foule imbécile.

On prétend que nous sommes le peuple le plus galant !

Quelle réputation surfaite !

Andrée tenait à la main un lourd paquet d’ouvrage ; plusieurs fois, elle eut la pensée d’en frapper cet individu.

Il devenait de plus en plus entreprenant.

Elle avait beau détourner brutalement la tête pour lui marquer son dégoût, il ne se décourageait pas.

Aucun homme présent ne songeait à prendre la défense de cette jeune fille, en butte aux provocations d’un aventurier ; au contraire, chacun observait et paraissait s’amuser de l’aventure.

L’orage continuait à faire rage.

Au risque d’être trempée par la pluie, Andrée allait reprendre sa marche, plutôt que de continuer d’entendre des propos orduriers, lorsque le jeune homme qu’elle avait remarqué à son arrivée s’avança vivement.

Il la salua poliment.

— Mademoiselle, dit-il, voulez-vous prendre mon bras ?

Mademoiselle Fernez regarda ; elle hésitait, on le voyait, à accepter ce service inattendu.

Ne pouvait-il pas cacher un nouveau piège ?

— Ne craignez rien, ajouta-t-il ; mon unique intention est de vous soustraire aux sollicitations malpropres de ce goujat.

Le galantin essaya de relever le gant.

— Goujat vous-même ! répliqua-t-il d’une voix éraillée par l’abus de l’alcool.

Tout en parlant, il s’efforçait de gagner au large ; avant de s’éloigner, il lança sa dernière ruade :

— Elle faisait des manières parce qu’elle ne me trouvait pas assez rupin.

D’un geste canaille, il leva les épaules, et, caressant ses cheveux luisants de pommade, il ajouta :

— Va donc, sale…

Il n’acheva pas.

On ne pensait plus à s’amuser, un homme venait de révéler qu’il pouvait avoir du cœur, nul ne voulait rester en arrière, et vingt bras poussèrent brutalement le vilain monsieur jusque sur le trottoir, où il alla s’abattre au milieu d’une immense flaque d’eau.

On éclata de rire.

L’ignoble personnage s’éloigna prudemment.

Maintenant, la pluie tombait avec moins de force.

Andrée, après avoir remercié son protecteur, allait définitivement partir, lorsque celui-ci l’arrêta encore.

— Permettez-moi, mademoiselle, demanda-t-il avec insistance, de vous accompagner jusque chez vous ?

— Je vous remercie, répondit-elle ; j’habite tout près d’ici.

Il ouvrit la bouche pour dire :

— Je le sais.

Il se retint, pensant qu’il était préférable de se taire.

Il devint si pressant qu’Andrée se laissa accompagner.

Arrivée à sa porte, elle le remercia gracieusement.

Ils se saluèrent.

Mademoiselle Fernez ne remarqua pas qu’il entrait également dans la maison.

Elle raconta l’événement à sa mère.

Nous n’affirmerons pas que cette rencontre ne laissa pas une vague empreinte dans l’esprit d’Andrée.

Son existence était trop monotone pour que le moindre cas imprévu ne vînt pas troubler cette monotonie.

De nombreux romans ont pour point de départ une aventure semblable.

Dans la vie réelle, quelques mariages n’ont eu pour cause que le hasard d’un premier service rendu.

Quelques jours après, Andrée rencontra Eugène Badère sous la porte cochère.

Il la salua respectueusement.

Par la concierge, elle apprit que son défenseur habitait la maison.

Cela amena un certain émoi en son cœur de vierge.

Le roman allait-il prendre tournure ?

Elle l’espéra sincèrement.

Le mariage lui apparaissait comme l’unique refuge contre les difficultés, les tentations qu’elle prévoyait trouver sur son chemin.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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