À Lesbos/06
VI
Eugène s’était colleté avec un manant, il avait prêté la moitié de son parapluie sans être plus avancé.
Il avait acquis le droit de saluer mademoiselle Fernez.
Rien de plus.
Il désirait davantage.
En attendant mieux, il passait le meilleur de son temps la tête hors de la lucarne de sa mansarde, à contempler Andrée.
La jeune fille ne se doutait pas qu’un voisin curieux et quelque peu amoureux l’observait si attentivement.
Pourtant, chose étrange, pendant que Badère la regardait, elle pensait à lui.
Son imagination chevauchait gaillardement dans l’avenir, en bâtissant une foule de beaux châteaux sis en Espagne.
Pourquoi, en effet, n’aurait-elle pas rêvé à l’avenir ?
Devait-elle se croire vouée éternellement à la souffrance ?
De son poste d’observation, Eugène ne pouvait deviner toutes les pensées qui se poussaient sous ce front blanc, ombragé de cheveux noirs qu’il admirait si platoniquement.
Une après-midi, comme de coutume, il était fort attentionné à suivre les moindres mouvements de sa voisine, lorsqu’on heurta fortement à sa porte.
Il n’entendit pas.
La clef était dans la serrure, le visiteur entra sans façon.
C’était un jeune homme, le fils d’un passementier du quartier, ancien camarade de promotion de Badère.
Surpris de ne voir personne dans la chambre, il regarda tout autour de lui et finit par apercevoir Eugène perché en l’air et se maintenant dans sa position par un effort pénible d’équilibre.
Il s’approcha de son ami sans que celui-ci l’entendit.
— Quel sujet intéressant peut ainsi captiver ton attention ? lui cria-t-il à l’oreille.
Eugène tressaillit.
— Tu m’as fait peur, dit-il, contrarié d’être surpris en son rôle d’amoureux transi.
Le nouveau venu, Henri Lafont, eut bien vite découvert la gracieuse silhouette d’Andrée.
— Peste, la jolie fille !
Il ajouta, sans baisser la voix :
— Je la connais, c’est mademoiselle Fernez.
Eugène rejeta vivement Henri au fond de la chambre.
— Tais-toi ! elle pourrait t’entendre.
— Qu’importe ?
— Je tiens essentiellement à ce qu’elle ignore ma présence si près d’elle.
— Quoi ! tu te contentes de soupirer en l’admirant ?
— Que puis-je faire !
— Réellement, vous n’avez pas encore échangé un signe, un coup d’œil rapide ?
— Elle ignore que j’habite cette chambre.
— Je ne te savais pas si naïf.
— Mademoiselle Fernez me paraît un peu hautaine.
— Dans la crainte de la contrarier, tu files le parfait amour, et en silence encore ! Comme elle se moquerait de toi, si elle parvenait à découvrir ta manière de conduire les aventures amoureuses !
— Tu prononces là, mon cher, des mots gros d’importance. Cette jeune fille me plaît ; de cela à en conclure que je l’aime, c’est aller trop vite en besogne. Je suis trop pauvre pour songer, en ce moment du moins, à me marier.
— Quel puritain ! On peut aimer une belle fille, sans la conduire devant monsieur le maire.
— Tu parles en termes légers d’une femme qui a toute l’apparence honnête. Connais-tu quelque chose d’elle t’autorisant à t’exprimer ainsi ?
— Non.
— Où l’as-tu rencontrée ?
— Chez ma mère, pour laquelle mademoiselle Fernez travaille.
— Tu lui as fait la cour ?
— J’y ai pensé ; mais elle est trop virile pour moi.
— Est-elle honnête ?
— Je le crois ; seulement elle n’a pas le sou.
— Pauvreté n’est pas vice.
— La misère est mauvaise conseillère, surtout lorsqu’on a été bercé par de douces illusions.
— En effet, mademoiselle Fernez semble être née dans un tout autre milieu que celui où elle vit.
— Je sais peu de chose de son passé : M. Fernez a abandonné sa femme et son enfant. Pour éviter de mourir de faim, elles ont accepté de travailler ; seulement, il est certain qu’Andrée avait rêvé autre chose que de faire de la passementerie.
Henri Lafont se tut ; puis il ajouta :
— Andrée est une nature fine, aristocratique ; elle doit beaucoup souffrir des privations qu’elle est obligée de s’imposer.
— Jeune et jolie, les protecteurs ne manqueraient pas, si elle voulait, répondit Eugène.
— La vertu, mon cher, est parfois chose facile à pratiquer. Mademoiselle Fernez est mal vêtue, elle ne sort jamais, les gentilshommes, avides de cueillir les fleurs nouvelles, ne peuvent venir la chercher au fond du Marais.
— Que conclus-tu ?
— Qu’Andrée est destinée à devenir une des plus charmantes horizontales de Paris, parce qu’un jour, elle se lassera de sa misère ; mais avant, il faut qu’elle se meurtrisse légèrement aux réalités de la vie.
— Je ne te comprends pas.
— Eh, mon cher, il faut qu’elle ait un amant, et qu’elle sache que désormais le mariage lui est rigoureusement interdit.
Eugène devenait tout songeur, en écoutant le langage dissolvant de son ami.
— Sois certain, continuait Henri, qu’Andrée, avant de se vendre, se donnera généreusement à l’élu de son cœur.
— Pourquoi ne pas admettre que mademoiselle Fernez rencontrera en même temps la fortune et l’amour ?
— Parce qu’il est rare qu’une fille sage ne repousse pas avec dégoût celui qui lui offre de l’entretenir ; tandis qu’elle se laisse séduire, parce qu’elle ajoute foi aux promesses que son amant lui murmure, en la conduisant doucement dans les sentiers fleuris du péché.
— Peut-être un premier essai, douloureux et humiliant, rendra-t-il Andrée complètement sage.
— Ceci est une hypothèse admissible, mais à laquelle je ne crois pas. Le dépit, le besoin de se venger de cette humiliation, la jetteront sûrement dans la galanterie ; à moins, mon cher Eugène, que tu sois désigné par le sort pour conserver sa vertu en l’épousant, cette belle et malheureuse enfant.
— Oh ! le mariage, rien ne presse d’y penser pour le moment.
— Débauché, aurais-tu d’autres intentions ?
— Aucune d’arrêtée d’avance ; j’agirai selon les circonstances.
— Attention, il y a la maman.
— Avec des femmes seules, privées de tout protecteur, il n’y a pas grand chose à risquer.
— Tu deviens fort mauvais sujet ; tout à l’heure tu paraissais avoir des pensées plus sérieuses.
— Tes conseils portent leurs fruits ! Moi ou un autre, qu’importe, puisque mademoiselle Fernez est destinée au célibat agrémenté de nombreuses aventures galantes.
— Va de l’avant ; surtout tiens-moi au courant des péripéties du roman.
Les deux amis causèrent encore pendant quelques instants, puis ils se séparèrent.
Le lendemain, un dimanche, au moment où Eugène Badère entrait chez lui, il rencontra madame Fernez accompagnée de sa fille.
Andrée salua Eugène tout en rougissant.
Madame Fernez, en femme du monde, profita de la circonstance pour remercier l’ingénieur du service qu’il avait rendu à sa fille.
Eugène se montra tout confus de trouver tant de gratitude.
— Tout homme de cœur en aurait fait autant à ma place, murmura-t-il doucement, en s’inclinant sous l’avalanche de louanges dont madame Fernez se montrait si prodigue.
Ce jour-là, on demeura, de part et d’autre, prudemment sur la réserve.
La glace était rompue ; il ne s’agissait plus que de profiter de la moindre circonstance, pour s’introduire dans la place
Un matin, au pied de l’escalier, Badère trouva madame Fernez, qui, un seau en main, se préparait à gravir cinq étages.
Le jeune homme s’empara du récipient plein d’eau, malgré les protestations de madame Fernez, et le monta jusqu’à sa porte.
— Quel charmant garçon ! affirma madame Fernez.
Andrée, d’une opinion absolument semblable, opina du bonnet.
Quelques jours après, la concierge, en compagnie d’Eugène, s’entretenait d’un crime épouvantable qui venait d’être commis dans un quartier éloigné.
Madame Fernez revenait du marché, elle entendit quelques mots, elle s’arrêta pour demander des explications.
— Oh ! c’est horrible, s’empressa de dire la concierge : une femme qu’on a coupé en morceaux.
— Nous ne lisons aucun journal, avoua madame Fernez.
— Voulez-vous me permettre de vous en prêter un chaque jour ? proposa Badère.
L’offre n’était pas compromettante, elle fut acceptée avec empressement. Maintenant Eugène avait un prétexte pour se présenter chez madame Fernez.
D’abord, il donna le journal sans dépasser l’antichambre.
Tant de réserve ne pouvait durer.
Une première fois, debout, comme un homme pressé, il s’entretint avec ces dames d’un événement politique.
Le jour suivant, il resta plus longtemps, tout en refusant le siège qu’on lui avançait.
À la fin de la semaine, il s’asseyait et prolongeait ses visites pendant plus d’une heure.
Peu à peu, il s’implanta chez madame Fernez, captant sa confiance, lui inspirant une sympathie de plus en plus vive.
Graduellement il devint l’hôte habituel de cette maison que le malheur avait rendue presque solitaire.
On le prenait pour un ami, on lui confiait toutes les peines du passé.
À ce contact journalier, Andrée sentit grandir son amour ; elle ne s’en effraya pas.
Eugène serait son mari !
Badère aimait-il Andrée ?
Il éprouvait pour cette belle fille de vingt ans, aux formes nettement accentuées, dont on devinait toutes les ardeurs juvéniles, encore retenues par l’ignorance des sensations, un violent caprice, qui, une fois satisfait, devait lui permettre de se reprendre tout entier.
D’un œil calme, il assistait à l’éclosion de l’amour qu’il inspirait, attendant patiemment le moment où la proie lui tomberait vaincue entre les bras.
Il ne pressait pas l’instant de la chute.
Il était convaincu qu’Andrée ne lui échapperait pas. Mademoiselle Fernez, il l’avait compris, était une loyale et franche nature. Elle l’aimait !
Aucun autre homme n’était à craindre.