Imprimerie nationale (p. 77-78).


XVI.

Une fin qui n’en est pas…


Berthe Lievens habitait une petite villa aux environs de Folkestone. La cousine Mélanie et Pélagie s’étaient également amenées et jouissaient de l’hospitalité d’une dame anglaise qui, ainsi que beaucoup de ses compatriotes, manifestait pratiquement sa sympathie pour la Belgique-martyre.

Paul Verhoef résidait dans la même localité où il avait loué une chambre dans une maison bourgeoise.

Il était le point de mire des passants, lorsqu’il se promenait aidé de ses béquilles, en compagnie de la belle et svelte jeune fille.

Berthe avait été malade. Elle avait courageusement résisté aux événements jusqu’alors, mais la crise était néanmoins survenue, et la jeune fille dut s’aliter pendant plusieurs semaines à l’hôpital.

Elle était rétablie maintenant. Elle voulait se dévouer pour son peuple ; mais Paul l’engagea à recouvrer d’abord ses forces ; elle avait trop souffert…

Toutes les personnes de la localité connaissaient l’histoire de ces jeunes gens… Mais l’amour qui les unissait, cet amour scellé par la douleur, était au delà de leur conception.

Entre-temps les fiancés ne pouvaient élaborer aucun plan. La guerre sévissait toujours. Il fallait patienter.

Paul et Berthe se promenaient beaucoup et c’est alors qu’ils préféraient parler du père Lievens, de la vieille maison à Dixmude, de la patrie souffrante… bref, d’une foule de choses qui leur étaient chères ; du régiment qui se battait toujours bravement, d’amis et de frères d’armes dont les noms figuraient sur la liste des morts que Verhoef lisait…

Certain soir, en rentrant à Folkestone et longeant un ruisseau, ils entendirent le bruissement des frêles roseaux…

— Quelle est donc votre triste chanson, sveltes et graciles roseaux, qui ployez au moindre vent et qui vous redressez en bruissant, dit Berthe.

Ils se rappelèrent soudain leurs promenades à l’Yser, au temps de la paix, à Stuivekenskerke, à Lampernisse, à tous ces riants petits villages qui n’étaient plus que ruines.

Berthe se remémora son dernier voyage à Furnes en bicyclette… C’est en ce moment d’ailleurs qu’elle avait fait cette réflexion au sujet des roseaux.


Paul ajouta :

Oh, chers roseaux bruissants,
Qui donc ne vous regarde pas

Et n’entend votre voix ci-bas,
Mais on ne vous écoute pas,
On passe, on ne s’arrête pas…
On va où la passion conduit,
Où l’or ou la fortune luit ;
Votre chant est beau, mais il n’est pas
Ce que la masse comprend ici-bas,
Ô, chers roseaux bruissants.

Ô, doux murmure des joncs bruissants
Rayonne en mon triste chant
Et aille à Toi, ô, Tout-Puissant
Qui nous fait vivre un instant !
Ô, Toi qui aime la voix plaintive
D’une tige frêle et maladive,
Écoute donc le chant bien triste
Du jonc malade qui contriste…

Que c’est beau, dit Berthe émotionnée…

— Oui, c’est beau, c’est d’une beauté sereine, dit Verhoef. Nous comprenons maintenant le chant attristé du poète… Nous n’avions pas le temps d’écouter la voix des roseaux bruissants, nous faisions la chasse à l’or, aux affaires, nous ne nous intéressions qu’à la matière… et nous ignorions que nous n’étions en réalité que les roseaux, qui ployaient au gré du vent… Mais la guerre est survenue et a abattu tant de choses que nous croyions inébranlables, a cassé des milliers de roseaux… C’est une crise terrible pour notre pauvre petit pays… Espérons que du mal naîtra le bien et que nous aurons une Belgique indépendante, plus belle et plus sereine… Dieu ne repoussera pas notre prière, celle du jonc malade qui contriste… Ils sont légion ceux qui comme nous attendent en soupirant… Tu veux faire œuvre de miséricorde…

Patiente, ma chérie, jusqu’à ce que tu sois plus forte, tu as fait plus que ton devoir… Les questions se heurtent et s’embrouillent. Tous nous attendons ici et par milliers les nôtres nous attendent au pays… Mais soyons confiants… espérons… Dieu bénira la malheureuse Belgique…

L’avenir sera peut-être encore plus sombre, mais une confiance ardente, une ténacité inébranlable aideront les nôtres en la victoire…

Et lentement les jeunes fiancés rentrèrent en ville…

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