Imprimerie nationale (p. 37-54).


IX.

À l’Yser.


En son œuvre « Un régiment belge en campagne », le commandant Willy Breton, a ébauché en quelques pages captivantes les épisodes incomparables de la glorieuse bataille à l’Yser, et nous avons cru bien faire en relevant quelques particularités de sa superbe narration :

À la date où l’armée belge s’établissait sur l’Yser, réduite à 80,000 hommes, avec 48,000 fusils seulement, elle fut obligée, malgré sa faiblesse, de garnir d’abord un front de 36 kilomètres, depuis la mer jusqu’à Boesinghe, où elle se reliait à des territoriaux français.

Du 15 au 18 octobre, la 5e division séjourna pour sa part dans la région de l’Yperlée, au sud de Dixmude. Le 2e chasseurs se rendit successivement à Wercken, puis à la lisière septentrionale de la forêt de Houthulst où, le 15 octobre, il fraternisait à Jonkershove avec des fusiliers marins. Soldats français et belges s’acclamaient, le rire aux lèvres, ne songeant guère à ce moment que, quelques jours plus tard, ils allaient répandre ensemble le plus noble sang du monde, dans les tranchées de Dixmude.

Le lendemain 16, l’ennemi révélait sa présence pour la première fois. Tout au début de la nuit, la compagnie cycliste de la 16e brigade, établie en grand’garde près de la forêt, sous les ordres du capitaine Demart, était assaillie par une auto-mitrailleuse allemande, en reconnaissance, que le crépitement de la fusillade fit aussitôt déguerpir.

Cette petite alerte à peine passée, le 2e chasseurs se repliait vers l’Yperlée, avec mission d’y établir une tête de pont dans la région de Luyghem. Deux jours durant, les hommes travaillèrent ferme à creuser des tranchées, qu’ils n’auront du reste pas à défendre eux-mêmes. Car, le dimanche 18, la situation générale ayant permis de rappeler la 5e division en réserve vers le nord, le 2e chasseurs quittait Reninghe, où il avait cantonné, pour se diriger vers Oostkerke,  par Lampernisse et Loo.

Nos hommes n’avaient pas vu grand’chose de l’ennemi jusqu’alors. Ce jour-là, ils eurent soudain l’intuition de l’orage menaçant. Depuis le matin, en effet, le canon tonnait violemment au nord de Dixmude. Keyem était attaqué et rageusement défendu. La vraie bataille de l’Yser s’engageait.

La lutte avait revêtu de suite un caractère de grande violence. Bien que Keyem, d’abord enlevé par les Allemands, leur eût été repris, il fallait redouter un retour offensif contre les défenseurs très éprouvés.

Aussi, de bon matin, le 19 octobre, le 2e chasseurs était-il dirigé vers la région de Stuyvekenskerke pour y fournir son appui éventuel à la 4e division. Mais une autre mission l’amena bientôt à se rassembler, aux environs de Caeskerke, afin de participer avec sa propre division — la 5e — à une opération hardie qui, mieux que des renforts, devait soulager les frères d’armes aux prises avec des difficultés croissantes. Cette opération consistait à sortir de Dixmude pour tomber, de concert avec les fusiliers marins, dans le flanc de l’ennemi qui progressait dans la région de Keyem et de Beerst.

Prenant la tête de la 5e division, les 17e et 1e brigades mixtes dépassèrent le 2e chasseurs qui se mit en route à son tour, vers 3 heures de l’après-midi, franchit le pont de l’Yser et, par Dixmude déjà bombardée, se porta jusqu’à Eessen, durant que se dessinait l’attaque des fusiliers marins, du 3e chasseurs et du 1r de ligne.

On sait que les débuts heureux du mouvement désemparèrent l’ennemi. Mais on se souvient aussi que l’arrivée à Roulers de forces allemandes considérables obligea les fusiliers français et les troupes de notre 5e division à regagner la rive gauche de l’Yser, sous la protection de la brigade Meiser (11e et 12e de ligne) qui avait occupé la tête de pont de Dixmude. Ce repli forcé ramena nos chasseurs à Lampernisse vers minuit. L’après-midi, leurs yeux s’étaient réjouis au spectacle des goumiers pittoresques, montés sur leurs petits chevaux nerveux et drapés dans leurs uniformes aux couleurs chatoyantes. Leur retour, dans la nuit pluvieuse et lugubre, s’éclaira des sinistres lueurs des incendies qui dévoraient Vladsloo.

Le lendemain, 20 octobre, le 2e chasseurs vint réoccuper, en réserve, sa position de rassemblement près de la gare d’Oostkerke. De Dixmude arrivait un bruit de bataille, dont l’intensité s’amplifia pendant l’après-midi. Le corps d’armée allemand, venu de Roulers, commençait les attaques qu’avec un acharnement inouï il allait poursuivre, une semaine durant, contre la tête de pont.

Celle-ci était défendue à ce moment, sur la rive est de l’Yser, par les 11e et 12e de ligne, sur la rive ouest par la brigade Ronarc’h. La protégeant au sud contre tout enveloppement, le 4e chasseurs tenait la rivière canalisée, dans la région de St-Jacques-Cappelle.

On lui adjoignit, le 20 octobre, à 14 heures, le 1r bataillon du 2e chasseurs, sous les ordres du vaillant major Delbauve.

A) Le 1er  bataillon à Saint-Jacques-Cappelle et Pervyse.

Le 1er  bataillon s’établit d’abord dans des tranchées de repli près de Nieucappelle. Le 21, il allait occuper sur un front de 400 mètres, avec deux compagnies en première ligne et deux en réserve, les tranchées du canal, depuis la borne 21 jusqu’à une ligne fictive réunissant les clochers de Saint-Jacques-Cappelle et de Woumen. Le bataillon Delbauve y demeurait jusqu’au lendemain dans la nuit, soumis aux fréquents bombardements de l’artillerie ennemie, vigoureusement contrebattue du reste, par la nôtre.

Malgré l’obligation de bivouaquer la nuit dans les tranchées mêmes, les braves chasseurs ne perdirent rien de leur valeureux entrain. Il eût fallu les voir, quand plusieurs obus tombés dans le canal y eurent assommé de nombreux poissons, se livrer, au soir tombant, avec une joie d’enfants, à une pêche aussi fructueuse qu’inattendue. Et quelle bonne friture on se paya cette nuit-là dans les tranchées…

Mais les heures tragiques allaient sonner. Le 22 octobre, en effet, il s’était passé sur l’Yser un événement d’une gravité extrême. L’ennemi, dont tous les efforts pour s’emparer de Nieuport et de Dixmude avaient été vains, était parvenu, après avoir écrasé les défenseurs de Tervaete sous un feu convergent, à faire irruption en ce point sur la rive gauche. Des combats d’une violence inouïe, où nos soldats firent preuve d’un héroïsme quasi surhumain, furent engagés à partir de ce moment sur tout le front qui va de Schoorbakke à Oud-Stuyvekenskerke pour opposer une digue au flot allemand déferlant par la boucle de Tervaete. Le commandement appela dans la zone si gravement menacée toutes les réserves disponibles.

C’est ainsi qu’à l’aube du 23, le bataillon Delbauve fut relevé dans ses tranchées de Saint-Jacques par le 2e chasseurs à cheval et dirigé en hâte au nord-est de Pervyse. Après avoir passé la journée en réserve, dans des tranchées à peine ébauchées, il fut appelé le soir même en première ligne, devant la boucle de l’Yser, au nord de Stuyvekenskerke. Il y travailla toute la nuit à améliorer ses positions, dans le fracas des explosions d’obus et des éclatements de shrapnells qui sillonnaient la nue sombre d’éclairs fulgurants.

À l’aurore du 24 octobre, la lutte d’artillerie redoubla d’intensité, faisant présager une attaque imminente. Il était à peine 7,30 h., en effet, quand la fusillade ennemie crépita contre les troupes avancées, particulièrement vive sur leur droite. Sous la pression allemande de plus en plus accentuée, des unités de grenadiers très exposées durent petit à petit se replier. L’effort ennemi se portait visiblement sur Stuyvekenskerke, menaçant de couper la retraite au bataillon Delbauve. Le village même flambait déjà, torche gigantesque. Victimes de la fusillade enragée, des hommes tombaient par dizaines. Atteint par une balle, le capitaine Leclef, commandant la 1re  compagnie, devait se faire évacuer et remettre son commandement au sous-lieutenant Michaux.

Se rendant compte de tout ce que la situation offrait de critique, le major Delbauve venait à peine d’envoyer son adjudant-major, le lieutenant Biévez, avertir ses sous-ordres, qu’un obus éclatant près de lui le projetait violemment sur le sol. Sous l’effet de la commotion et de l’asphyxie provoquée par l’action nocive des gaz, son ancienne blessure mal cicatrisée s’était rouverte. Une hémorragie interne se déclarait, qui, malgré les protestations du vaillant chef, obligeait à le transporter vers l’arrière. Il ne tardait pas à rendre le dernier soupir, se lamentant jusqu’au bout d’être réduit à l’impuissance devant le danger grandissant. Le régiment perdait en lui un de ses meilleurs et plus braves officiers, qui s’était voué corps et âme, avec un dévouement infini, à sa rude et glorieuse tâche.

Le commandant Borlée se vit alors confier, en cette phase critique, le commandement du 1r bataillon.

Le tout jeune sous-lieutenant Beyaert prit sa place à la tête de la 2e compagnie. Épargné par miracle à Pervyse, cet excellent officier devait tomber en brave aux tranchées de Dixmude, quelques mois plus tard, le 4 mars 1915.

Vu l’impossibilité de se maintenir sur les emplacements occupés, le commandant Borlée ordonnait à son bataillon de se replier derrière le talus du chemin de fer, sous la protection de la 4e compagnie (capitaine Marquette). Là, il reprit place dans les tranchées sommaires qu’il avait précédemment creusées au nord-est de Pervyse, et y demeura les 25 et 26 octobre, en liaison avec les troupes qui, à sa droite, supportaient stoïquement le principal effort des Allemands. Un bombardement incessant, d’une violence exaspérée, priva le bataillon, pendant ces deux jours, de toute relation avec l’arrière. Il se sentait isolé du reste du monde ; tapis au fond de leurs petites tranchées, les hommes semblaient attendre que la mort vînt les arracher à leur supplice. Devant eux, à 500 mètres à peine, une mitrailleuse pétaradait dès qu’une tête se hissait au-dessus du parapet.

Depuis une semaine, le bataillon n’avait eu, nuit et jour, d’autre abri que les tranchées boueuses où il avait vécu sous la mitraille, exposé à toutes les intempéries, souffrant de la faim et de la soif, n’ayant pour se désaltérer que l’eau douteuse croupissant dans les fossés vaseux. Autour de lui, tout n’était plus que ruine et désolation. Pervyse, particulièrement visé, s’émiettait littéralement sous le choc des obus s’acharnant avec une rage croissante contre l’humble village. Nulle part, peut-être, l’action furibonde et dévastatrice des Allemands ne s’exerça plus persistante et plus profonde. Un officier français, qui avait vécu la bataille de la Marne et qui fut à Pervyse aux heures que nous évoquons, put dire au capitaine Marquette : « Jamais je n’ai vu tant de fureur dans la destruction et le bombardement… »

Exténués, les chasseurs n’avaient, pour soutenir leur courage, que l’admirable spectacle de l’artillerie tenant tête avec une habileté et une vaillance éblouissantes aux pièces monstrueuses forgées par Krupp. Leur confiance revint peu à peu. Et de se sentir toujours vivants, de constater que l’ennemi n’avançait plus, ils finirent par se persuader que quelque miracle les tirerait tôt ou tard de cet enfer. On vit des hommes alors, qui, succombant à la fatigue, s’endormaient à poings fermés au milieu du plus effrayant vacarme qui se puisse rêver.

Le capitaine Marquette cite un exemple frappant du degré d’anéantissement où la lassitude avait fini par plonger les plus énergiques. Il se trouvait à son poste de commandement dans la tranchée ; près de lui, son seul officier, le sous-lieutenant Gillet, complètement épuisé, venait de s’assoupir. Il faisait grand jour ; le soldat Marquebreucq s’occupait d’aménager la tranchée à coups de pelle, pour la rendre un peu moins incommode. Soudain, précédé de son sifflement caractéristique, un gros obus arrive en trombe, éclate et réduit en miettes une demi-douzaine des billes de chemin de fer placées devant le parapet. Marquebreucq, enveloppé dans le tourbillon de poussière et de fumée, fait plusieurs tours sur lui-même, mais s’en tire avec quelques contusions. Quant aux deux officiers, ensevelis sous l’éboulement des terres, ils ne purent être retirés de leur position critique qu’avec l’aide de leurs hommes. Quand ceux-ci dégagèrent le sous-lieutenant Gillet il dormait toujours paisiblement, n’ayant rien entendu, ni rien éprouvé… »

Le 27 octobre, de grand matin, après avoir repoussé dans la nuit une tentative d’attaque, le 1er  bataillon du 2e chasseurs, afin de faire place à des territoriaux français arrivés en renfort, appuyait vers le sud de Pervyse, toujours sur la position constituée par le remblai de la voie ferrée. Le soir, il recevait l’ordre d’occuper la gare et le passage à niveau, pour en défendre l’accès à tout prix. C’est là que le bataillon meurtri, à bout de forces, sera enfin relevé le 28, ayant magnifiquement accompli son devoir et bien mérité de la patrie.

La compagnie Marquette s’était établie à la gauche de la position assignée, se reliant aux troupes françaises ; celle du capitaine Van Steenkiste, au centre, défendait le passage à niveau même, ayant derrière elle la compagnie du sous-lieutenant Beyaert qui occupait un groupe de maisons ; à droite, enfin, se trouvait la compagnie commandée par le sous-lieutenant Michaux.

À ces unités déjà épuisées de fatigue, et dont les effectifs étaient cruellement réduits, il fallut encore demander, toute la nuit durant, l’effort indispensable pour donner à la position un semblant d’organisation. Les quelques officiers survivants durent se dépenser sans relâche pour maintenir leurs hommes au travail et assurer la vigilance nécessaire…

Les chasseurs étaient à ce point fourbus, que la moindre surprise pouvait tout compromettre. On savait que des mitrailleuses ennemies se trouvaient installées dans une maison proche ; on conçut un moment le projet d’y mettre le feu et de faire ainsi coup double : supprimer les engins de mort et éclairer les abords. Mais sa témérité même obligea de renoncer à l’entreprise. Les officiers, finalement résolvent d’édifier un bûcher sur la route, à une cinquantaine de mètres de la gare et d’y laisser quelques hommes de tonne volonté chargés de l’allumer à la première alerte.

Sans plus attendre et payant d’exemple, les lieutenants Tahir et Gillet se portèrent en avant dans les ténèbres, munis chacun d’un fusil, baïonnette au canon, précédant les soldats porteurs des matériaux. Le bûcher construit, un poste de surveillance et d’écoute s’y installa, commandé par le caporal Verreycken.

La précaution ne devait pas être inutile. Il était 5 heures du matin environ. Dans les tranchées, les cuisiniers, qu’on n’avait plus revus depuis quatre jours, venaient d’apporter enfin du café chaud et des vivres, quand tout à coup des coups de feu retentirent.

Fidèle à sa consigne, le caporal met le feu au tas de paille et de bois. Les flammes qui montent éclairent des silhouettes grises à peine perceptibles d’abord dans l’aube naissante. Et des environs de la gare de Pervyse, la fusillade aussitôt crépite. L’attaque est éventée, son premier élan brisé ; bientôt des tirailleurs ennemis, ramassant leurs blessés, se retirent précipitamment vers leurs tranchées creusées pendant la nuit. Durant toute la matinée, on se canarde ; quelques tentatives sont encore faites par l’assaillant, qui ne cesse de harceler nos chasseurs. Mais toutes échoueront. Alors le bombardement de la gare reprendra, violent et saccadé : ce sera peine perdue. En présence du danger menaçant, les hommes ont retrouvé un regain de vigueur magnifique et demeurent imperturbables. Malgré les obus qui éclatent en tonnerre, les pavés descellés qui rebondissent autour d’eux les pierres et les briques que les explosions lancent dans toutes les directions, les chasseurs continuent, avec un sang-froid admirable, d’exécuter pendant la journée entière, un tir lent et précis, fauchant les rangs ennemis qui se risquent hors des tranchées, abattant quelques fois des Boches à moins de 20 mètres de leurs fusils.

On voudrait, comme l’écrit un témoin, pouvoir citer le nom de tous les braves dont l’attitude ce jour-là fut vraiment merveilleuse. Mais c’est chose impossible. Trois d’entre eux, pourtant méritent une mention spéciale ; ce sont le caporal Tuyppens et les soldats De Meulemeester et Huyghe, de la 2e compagnie. Tireurs émérites, on leur avait confié un poste d’honneur, derrière la barrière du passage à niveau. Ils s’y maintinrent jusqu’à la nuit, empêchant par leur tir efficace le ravitaillement en munitions de l’adversaire.

Avec quelle joie, le soir, bien que blêmes de fatigue et les yeux brillant de fièvre, ils contèrent leurs exploits. « Je vois un Boche, porteur de deux sacs de cartouches, courir vers la tranchée. J’appuie tranquillement mon fusil sur un barreau de la barrière, je mets la hausse à 100 mètres, je vise et vlan ! comme au camp de Beverloo, c’est une « rose ! » « À moi le deuxième, ajoute Huyghe. Quant au troisième, le caporal lui fait subir le même sort que les deux premiers. Tous y passeront ainsi, nos trois braves se partagent la bonne besogne, un peu émus tout de même du réel courage avec lequel des adversaires s’exposent au péril. « Mais on ne pouvait pas les laisser faire », concluait Huyghe ; et, grâce à nos trois chasseurs vigilants, une longue ligne ennemie dut rester inactive pendant toute la journée.

À leur chef qui les félicitait, ils répondirent simplement, contents d’eux-mêmes : « C’est pas pour des prunes, capitaine, qu’on porte les insignes de tireur d’élite. »

Citons enfin, parmi les dévoués dont la conduite à Pervyse fut d’une grandeur émouvante, le Dr Vandermolen et l’aumônier Walravens. C’est dans une tranchée même qu’ils avaient dû établir le poste de secours ; ils ne le quittèrent pas un seul instant, méprisant tout danger, se prodiguant auprès des blessés, soutenant le moral de tous par leur attitude admirable. L’aumônier, vicaire de Molenbeek-lez-Bruxelles, avait vécu déjà les heures tragiques de la Nèthe, frissonnant malgré lui au vacarme des détonations formidables. Pervyse le vit, impassible, accomplir son sacerdoce, sous la mitraille qui troua en maints endroits son ample pèlerine. Quatre mois plus tard en février 1915, les tranchées de Dixmude verront plus calme encore si possible, réconforter les mourants sous le bombardement effroyable, apaiser les souffrances, dire des mots divins de consolation et d’espoir, moins ému, certes qu’au jour où la croix des braves vint orner sa vieille soutane…

B) Les 2e et 3e Bataillons à Dixmude et Oud-Stuyvekenskerke

Le bombardement de Dixmude avait commencé dans la matinée du 20 octobre st s’était poursuivi avec une violence croissante. Réparti dans les tranchées de la rive est, le 12e de ligne avait d’abord fait échouer avant midi, avec l’appui de nos merveilleux petits canons, une tentative d’attaque dirigés contre les secteurs nord et nord-est de la tête de pont.

Vers 15 heures, précédé d’un ouragan de mitraille, l’ennemi s’était reporté en avant. Une lutte acharnée s’engagea, qui dura jusqu’à la nuit tombante et obligea le colonel à jeter dans la mêlée les compagnies du 11e qu’il tenait en réserve. Malgré ce premier renfort, la situation était devenue critique à certain moment/ Pris d’enfilade par un tir meurtrier qui avait mis tous leurs officiers hors de combat, les défenseurs d’une tranchée barrant la route de Beerst avaient dû se replier. L’ennemi bondit dans la position et la gauche de la tête de pont fut mise en grand péril.

Pour rétablir la situation, il fallut l’intervention des six dernières compagnies du 11e, maintenues jusque-là sur la rive gauche du cours d’eau. Sous la conduite du lieutenant-colonel Leestmans, elles étaient accourues, franchissant au pas de course le pont de l’Yser criblé par la mitraille, traversant Dixmude bombardé et, sans souffler, s’étaient jetées en plaine bataille, pour la contre-attaque victorieuse. Quatre compagnies de marins également avaient été dirigées dans Dixmude par l’amiral Ronarc’h. Si bien qu’avant la nuit les choses étaient totalement rétablies et l’ennemi battu.

Mais l’alerte avait été chaude et le combat sanglant. Les bataillons du 12e, déployés en première ligne depuis la veille dans leurs petites tranchées sans abris, et fort éprouvés par le bombardement comme par la lutte ardente, avaient grand besoin d’être relevés.

Le colonel Meiser n’ayant plus de réserves disponibles à cette fin, la 5e division recevait l’ordre, dans la nuit du 20 au 21, de mettre ses troupes à la disposition de l’amiral Ronarc’h. C’est au 2e chasseurs qu’incomba cette lourde tâche. Son 1er  bataillon, on s’en souvient, était parti pour Nieucappelle ; les deux autres, avec le major Lefèvre — commandant intérimaire du régiment depuis que le colonel Sults commandait la 16e brigade, — se trouvaient en cantonnement d’alerte à Oostkerke.

Deux compagnies du 3e bataillon, celles des capitaines Deudon et Hans, quittent les premières, à l’aurore naissant du 21, la ferme Grand-Cambron, et par la grand’route, sous le bombardement de Dixmude qui recommence, gagnent les abords du cimetière.

Le jour à présent s’est levé complètement et toute la zone qu’il s’agit de franchir pour parvenir jusqu’aux tranchées est ravagée par les obus. Il faut passer néanmoins ; les deux dernières compagnies du 3e bataillon (commandant Dupuis) s’ébranlent à leur tour, sans même un tressaillement.

Enfin, il n’est pas 11 heures quand l’ordre arrive au major Lefèvre de se porter dans la fournaise avec son dernier bataillon, le 2e, celui du major Leblanc. Par la même route qu’ont suivie la veille les compagnies héroïques du colonel Leestmans, nos chasseurs avancent de leur allure nerveuse et souple. Ils savent que les troupes à relever sont exténuées et que le temps presse. Ils vont donc, stoïques et impassibles, sous la voûte bruyante des trajectoires qui s’entrecroisent en un roulement continu de trains lancés à toute vitesse. Et comme une grosse « marmite » éclate sur leur droite, près de la voie ferrée, un loustic lance : « Dixmude, tout le monde descend ! »

Une brève émotion, pourtant, étreint les cœurs, quand on arrive au pont où les explosions se succèdent dans un infernal vacarme. Mais on le franchit en quelques bonds rapides, aux acclamations enthousiastes des fusiliers marins, sans souci des pertes, qui sont cruelles. Finalement, à midi, ce 21 octobre, les deux bataillons de chasseurs occupent, dans le secteur sud de la tête de pont, les positions qui leur sont assignées.

Le 3e bataillon est déployé dans les tranchées creusées depuis le cimetière jusqu’à la route d’Eessen. Entre ses 1e (commandant Seeldraeyers) et 4e compagnies (capitaine Hans) s’intercale une compagnie de fusiliers marins. Une section de mitrailleuses, sous les ordres du lieutenant Desmedt, bat la route d’Eessen.

En réserve, respectivement près de la station de Dixmude et sur la route de Woumen, à la grosse auberge In ’t Tafelrond, se trouvent les 1re et 4e compagnies du 2e bataillon, sous les ordres du capitaine Favier et du commandant Labiau. L’état-major du 2e chasseurs (major Lefèvre, commandant Williame et capitaine Tasnier) ira s’établir au carrefour qu’on aperçoit à quelque 300 mètres au sud de la Grand’Place de Dixmude.

Les deux autres compagnies du 2e bataillon, la 2e (capitaine de Troy) et la 3e (commandant Delmotte), ont dû être dirigées vers le nord de la ville, au lieu dit Keizerhoek, afin d’y remplacer des unités du 12e de ligne. Le major Leblanc les accompagne. Pour atteindre l’endroit désigné, ces deux compagnies ont dû s’engager dans l’enfer terrifiant de Dixmude bombardée à outrance et déjà dévorée par l’incendie. Éblouissants de courage, les hommes ont néanmoins passé, dans un ordre admirable, en colonne par quatre et l’arme à la bretelle ! Ils ont traversé la Grand’Place où l’ouragan est déchaîné, que les obus de 15 et de 21 labourent sans relâche. Ils ont franchi l’effroyable zone de mort d’un cœur ferme et vaillant, sous une avalanche de mitraille, de tuiles et de briques, voyant à tout moment l’un des leurs s’effondrer dans son sang, le ventre ouvert ou le crâne fracassé. Ils ont passé quand même. Quand le dernier chasseur s’est engagé sur la route de Beerst, un indescriptible vacarme les a fait tressaillir ; c’est l’Hôtel de Ville, frappé par les obus monstrueux, qui s’écroule dans un immense nuage de poussière et de fumée.

À l’intérieur de l’édifice, aux trois quarts démoli, se déroulait un drame effrayant. Les officiers constituant les états-majors de la 16e brigade mixte et du 2e chasseurs venaient à peine — il était environ 2 heures de l’après-midi — d’entrer à l’Hôtel de Ville pour y reprendre le service aux états-majors des 11e et 12e de ligne groupés autour du colonel Jacques, qu’un obus de 21 éclatait dans la salle des pas perdus, attenante à celle du collège échevinal, où les officiers se trouvaient réunis.

L’explosion retentit en un tonnerre effroyable. L’ébranlement fut tel que, dans la salle du collège, portes et fenêtres furent arrachées, tables et chaises renversées et projetées contre les murs. Par un miracle inouï, personne dans les états-majors ne fut atteint et, le premier moment d’épouvante passé, tous se précipitèrent vers la salle voisine. Le plus horrible spectacle qui se puisse rêver s’offrit à leurs yeux.

Une cinquantaine d’hommes, gradés et soldats, l’occupaient au moment de l’explosion. Tués sur le coup ou horriblement blessés pour la plupart, ils gisaient maintenant sous un amas informe de débris que recouvrait le plâtras du plafond écroulé. Des éclaboussures de cervelle et de sang tachaient les murs branlants. On ne pouvait faire un pas sans heurter quelque tronçon humain ou marcher sur des membres épars.

Du monceau de débris s’échappaient des râles, étouffés et des gémissements de douleur. Dominant les plaintes déchirantes, un hurlement atroce montait par intervalles, cri de torture effroyable. Pour se guider dans la recherche de cette inexprimable souffrance, les sauveteurs accourus vers l’endroit d’où semblait provenir l’appel désespéré ne purent que suivre les traces sanglantes imprégnant le plâtras. Fouillant les décombres, ils virent soudain apparaître le corps horriblement broyé d’un petit soldat : la tête n’était plus qu’une bouillie sanguinolente ; le ventre ouvert par un énorme éclat d’obus laissait à nu les intestins déchiquetés. Et comme les sauveteurs achevaient de dégager le malheureux, un dernier râle d’agonie mit fin à son martyre.

À demi-fou, incapable de supporter davantage l’atroce spectacle, un des assistants s’élance vers la porte que paraît garder impassible un fusilier marin en faction. Il est immobile contre le mur, la tête un peu inclinée sur l’épaule, le buste légèrement fléchi prenant appui sur le fusil planté droit entre les jambes. Celui qui fuit ce lieu d’épouvante a heurté la crosse de l’arme. Alors, derrière lui, le corps du fusilier marin s’abîme sur le sol avec un grand bruit sourd : le factionnaire n’était qu’un cadavre.

Près de lui, parvenus à se dégager des débris qui les recouvraient, deux soldats se sont traînés jusqu’au mur, dans une mare de sang. L’un d’eux à une jambe arrachée, l’autre un bras sectionné à hauteur de l’épaule. Ils gémissent plaintivement. Suffoqué par les sanglots qu’il s’efforce de retenir, un officier s’est approché des pauvres diables et tâche de les réconforter par quelques mots d’espoir :

— Encore un peu de courage, mes amis ; le médecin va venir ; il est si occupé.

Et tandis que l’officier se détourne ; croyant cacher les larmes qui jaillissent malgré lui, l’homme au bras mutilé laisse tomber ces mots résignés :

— Bien sûr qu’il doit avoir de l’ouvrage, le docteur. On attendra son tour, mon capitaine ; il ne faut pas pleurer…

Sans une plainte désormais, les deux soldats resteront là, stoïques, tâchant de calmer la fièvre qui petit à petit les dévore, en buvant tour à tour au goulot d’une bouteille de vin demeurée intacte par miracle.

Un peu plus tard, hanté d’une idée fixe, le manchot s’en ira, de ses dernières forces rassemblées, rechercher son bras perdu dans le tas de décombres voisin. Et dans le délire qui monte, on l’entend répéter avec obstination, sa main valide crispée sur le membre mutilé : « Les Boches ne l’auront pas ! Les Boches ne l’auront pas ! »

On ne saura jamais par quels prodiges de dévouement on parvint à secourir les blessés. Parmi les victimes figurait malheureusement le Dr  Thielen, un brave s’il en fût, qui, fait prisonnier des Allemands à Eppeghem, était parvenu à s’échapper et, depuis quelques jours à peine, avait rejoint le 2e chasseurs à l’Yser. Le Dr  Hendrickx fut donc à peu près seul à soulager les plus horribles souffrances, en attendant que l’ambulance demandée vint tirer les blessés de cet enfer. Il fut tout seulement sublime, se prodiguant jusqu’à la nuit pour arracher à la mort les proies sanglantes qu’elle guettait.

Sur Dixmude, le bombardement sévissait toujours, inlassable. L’incendie faisait rage. Des obus sans cesse pleuvaient autour de l’Hôtel de Ville en ruines, menaçant à tout instant d’ensevelir les derniers survivants.

Avec l’aide de quelques sauveteurs héroïques, le Dr  Hendrickx descendit


alors les blessés dans les caves de l’antique édifice, où l’on découvrit, plus mort que vif le vieux concierge du bâtiment, qui s’y était réfugié dès que retentirent sur la ville les premiers coups de canon.

Dans la nuit enfin, après des heures d’angoisse inexprimable, une ambulance anglaise traversa les rues de Dixmude en flammes, et sous la rafale persistante des obus, parmi les ruines amoncelées, dans le rouge décor des incendies, vint à l’Hôtel de Ville emporter jusqu’au dernier blessé et mettre fin à d’innombrables supplices.

Quelques semaines plus tard, comme si l’horrible tragédie n’avait été qu’un mauvais rêve déjà oublié, des mutilés échappés par miracle à la plus horrible des morts, auront retrouvé toute leur force d’âme, et, dans la joie de se sentir encore vivants, se souviendront presque en riant de la terrible aventure.

Le sergent Van de Weyer, un des adjoints du major Leblanc, qui, gravement blessé au bras droit, dut subir l’amputation de ce membre, écrivait d’Angleterre où il fut évacué, à l’un de ses camarades de garde aux tranchées de l’Yser :

« Ne sois pas trop étonné de ne pas reconnaître mon écriture. J’écris de la main gauche et n’ai pas encore l’habitude. Car je dois te dire que je suis amputé du bras droit. C’est à la suite de l’accident qui m’est arrivé à Dixmude, le jour, tu t’en souviendras, où un tramway[1] a déraillé dans la place principale de l’Hôtel de Ville. Mais j’ai eu de la chance, je m’en suis tiré avec un bras de moins. Aussi, je me porte à merveille et j’espère vous revoir tous bientôt en bonne santé… »

Un tramway, dira en matière de conclusion le petit chasseur qui lit tout haut la lettre de l’absent et frissonne encore au souvenir de l’affreuse journée, le sergent aurait bien pu dire un train-bloc !

Moins tragique qu’à l’Hôtel de Ville la situation n’en était pas moins tendue au sud-est de la tête de pont, où nos chasseurs occupaient les tranchées du secteur tracé entre les routes d’Eessen et Woumen. Un bombardement continu et systématique, de front et de flanc, criblait d’obus les emplacements à peine protégés, que l’ordre reçu au moment de la relève enjoignait de tenir à tout prix.

Dès le début de l’après-midi du 21 octobre, une première attaque de l’infanterie ennemie, débouchant d’Eessen, était venue se heurter à la résistance de la 2e compagnie du bataillon Dupuis. La fusillade ajustée des petits chasseurs, le tir bien réglé de nos canons et quelques rafales meurtrières des mitrailleuses qui balayaient la route, eurent tôt fait de faucher les Allemands, à tel point que leur insistance fut promptement lassée. Si bien que le lieutenant Poignard, le jeune et vaillant adjoint du commandant Dupuis, qui, au moment de l’attaque, s’était porté sur les lieux pour se rendre compte de la situation, put bientôt déclarer à son chef :

« Nos hommes sont magnifiques, mon commandant, et les Boches ont pris quelque chose pour leur rhume ! »

Mais ce n’était qu’un lever de rideau, si l’on peut dire. L’intensité persistante de la canonnade, la prodigalité avec laquelle pleuvaient les obus de tous calibres, particulièrement dans le voisinage du cimetière, les mouvements de troupes qu’on devinait, tout faisait prévoir pour bientôt un assaut furibond.

Terrés au fond de leurs petites tranchées, les hommes s’abritaient de leur mieux contre la violence du bombardement. Malgré tout, un obus broyait de temps à l’autre un groupe de défenseurs. Nul ne pouvait songer, ni chez les chasseurs, ni dans la compagnie de fusiliers marins intercalée dans leur ligne, à faire utilement le coup de feu contre les innombrables patrouilles ennemies qui circulaient dans les parages des routes de Woumen et de Clercken.

À la tombée du jour, la canonnade faiblit. En revanche, une vive fusillade provoqua le recul des petits postes audacieusement détachés au delà du cimetière. L’attaque, bientôt, se dessina violente et acharnée contre ce point d’appui, défendu par la compagnie Deudon que soutenait sur sa gauche une compagnie de marins avec des mitrailleuses. L’offensive allemande, en même temps, se propagea vers le nord, contre tout le front tenu par le bataillon Dupuis.

Elle atteignit sa pleine intensité vers 11 heures du soir. Accrochés à leurs tranchées à demi démolies, luttant un contre trois depuis plusieurs heures, chasseurs et marins tenaient bon partout. Assauts sur assauts avaient été repoussés par le seul effet d’un feu infernal, qui chaque fois avait brisé les vagues assaillantes à quelques mètres à peine des défenseurs.

Les fusées lumineuses lancées par l’ennemi éclairaient devant nos positions un indescriptible champ de carnage, d’où montaient en lamentations déchirantes les plaintes des blessés allemands.

Et les nôtres tiraient toujours, comme pris d’une frénésie de tuerie, le canon du fusil leur brûlant les mains, ramassant les armes des morts et des blessés pour remplacer celles qui surmenées, refusaient de fonctionner davantage.

En toute hâte, assailli par les demandes de ses sous-ordres, le commandant Dupuis griffonnait à l’adresse de son chef de corps, le major Lefèvre, le billet suivant :

« Mon bataillon subit des assauts incessants ; on tient et l’on tiendra quand même. Mais, de grâce, envoyez des cartouches, et encore des cartouches ! »

Outre celles qu’ils portaient sur eux, les chasseurs brûlèrent cette nuit-là les munitions de sept caissons, soit une moyenne de 400 cartouches par homme.

À certain moment, pourtant, dans une poussée désespérée, l’ennemi hurlant ses Hoch ! délirants, était parvenu jusqu’au parapet même de quelques tranchées. Et ce fut dans la nuit profonde une lutte effroyable à coups de crosse et de baïonnette. En un point seulement, les défenseurs, écrasés par le nombre et à bout de forces, fléchirent. Une colonne d’assaut se rua aussitôt par la brèche ouverte, sans qu’à droite ou à gauche on lâchât pied.

À l’instant même du reste, intervint un renfort particulièrement opportun. C’était une compagnie de fusiliers marins venant relever celle qui combattait aux côtés des chasseurs. Baïonnette au canon, le fusil bien serré dans leurs poings robustes, les braves marins français se précipitèrent dans la mêlée, encourageant nos hommes de leurs voix mâles et fermes : « Tenez bon, les Belges ! Nous sommes là ! On va leur entrer dans le lard ! »

Ils y entrèrent, en effet, de si rude façon que l’ennemi de suite chancela. Et comme à ce moment accourait une réserve de chasseurs hâtivement rassemblée par le commandant Dupuis, Français et Belges d’un magnifique élan s’élancèrent à la contre-attaque, bousculant les Allemands qui, pris de terreur, ne songeaient plus qu’à fuir. La tranchée perdue fut reconquise. Avant l’aurore, l’ennemi avait disparu, et tout bruit de bataille s’était évanoui.

Le spectacle révélé par les premières lueurs de l’aube blafarde disait éloquemment la farouche ardeur de la sanglante rencontre.

Dans ce qui subsistait de nos tranchées régnait le plus tragique désordre. Confondus par la lutte mouvementée, mitrailleurs du 12e de ligne, fusiliers marins et chasseurs s’y trouvaient réunis pêle-mêle, à peine reconnaissables sous leurs uniformes déchirés, maculés de sang et de boue. Aux mains de ces braves, les lebels français, les mausers belges, voire des fusils allemands, formaient l’armement le plus disparate ; car tout ce qu’on avait pu saisir fut trouvé bon pour remplacer les armes mises hors d’usage par la violence du combat et repousser l’adversaire. Au bout des fusils, des baïonnettes brisées ou tordues parlaient de corps à corps féroces. Des tronçons d’armes encombraient les tranchées parmi nos morts et blessés, dont le nombre, hélas ! était grand.

Mais rien ne peut décrire l’aspect du terrain parcouru par les attaques allemandes, qu’un cyclone semblait avoir dévasté. C’est par monceaux, se confondant avec le sol dans leurs vêtements couleur de terre, que cadavres et blessés ennemis gisaient devant nos lignes si ardemment défendues.

Chose assurément stupéfiante, on en découvrit aussi par dizaines, derrière nos propres lignes, dans de petites tranchées qui avaient dû être amorcées pendant la nuit, au moment de la percée momentanée.

Un sentiment d’horreur et de pitié saisit nos chasseurs à la vue de ces ravages. Et spontanément, durant que les uns s’occupaient de secourir les nôtres, d’autres sortirent des tranchées pour ramener vers l’arrière les corps ennemis ensanglantés.

« On ne peut tout de même pas les laisser crever comme des chiens », dira le chasseur Baudour ; et, à lui seul, il rapportera dans nos lignes 49 blessés allemands. Il ne cessera, mécontent, que sur l’ordre formel de son chef, interdisant à ce brave d’exposer davantage sa vie.

Car l’ennemi, lui, est naturellement incapable de répondre à tant de sublime dévouement, autrement que par une lâcheté nouvelle : il s’acharne à fusiller les sauveteurs héroïques. Bientôt ses obus et shrapnells recommenceront aussi leur infernale besogne.

C’est sous le feu alors que les chasseurs remettront de l’ordre dans leurs unités mélangées, répareront les tranchées ou en creuseront d’autres, achèveront d’évacuer les blessés avec ces délicatesses infinies que savent quand il le fait, trouver leurs rudes mains de combattants.

Malgré les obus qui les poursuivent, la bonté naturelle de nos soldats continuera de s’exercer envers l’adversaire mis hors d’état de nuire. Ces Boches meurtris et tremblants ne sont plus pour eux que de l’humanité souffrante. Tout au plus leur pitié se fait-elle un peu méprisante pour ces grands diables suant la peur et qui geignent et supplient.

Un chasseur brancardier s’est chargé de conduire en lieu sûr un gros landsturmien bavarois, blessé à la jambe. De tout son poids, le colosse s’appuie sur l’épaule du Belge à peine haut comme une botte, et se traîne en gémissant, pris de terreur chaque fois qu’un projectile explose aux environs. Finalement, le landsturmien s’affaisse au bord du fossé, faisant comprendre par geste qu’il souffre trop pour marcher davantage. Le chasseur, constatant l’impossibilité de transporter cette masse pesante sur son dos, avise une brouette dans une cour de ferme abandonnée, aide le Boche à s’y installer la bouffarde aux dents, s’en va, poussant devant lui l’énorme charge, pestant contre la chaleur qui le fait suer à grosses gouttes.

C’est ce même jour que les canons allemands s’acharnent sur l’hôpital Saint-Jean, un des bâtiments les plus élevés de Dixmude, visible de partout et que surmontent d’immenses drapeaux blancs barrés de la Croix-Rouge. Il est bondé de blessés qu’on y a transportés, en attendant de pouvoir les évacuer vers les lieux mieux abrités. Comme une automobile s’arrête devant l’établissement hospitalier, amenant un officier allemand blessé qu’un des nôtres a conduit jusque-là au péril de sa vie, une décharge de mitraille éclate toute proche. Blême d’épouvante, l’officier ennemi s’accroche alors convulsivement aux coussins de la voiture de laquelle on veut te faire descendre, suppliant qu’on le conduise plus loin et criant de sa voix rauque que la terreur étrangle : Nicht hier ! Nicht hier ! Boum ! Boum ! Alles kapout !

Dans les tranchées occupées par nos chasseurs au sud de Dixmude, on continuait, comme nous l’avons dit, de travailler fébrilement, malgré le bombardement, car on ne pouvait mettre en doute que l’ennemi, retranché à quelques centaines de mètres de là seulement, recommencerait ses attaques à la première occasion.

Les hommes mirent une sorte de point d’honneur aussi à recueillir, à leur nez et à leur barbe, le butin abandonné par les Allemands. Le sergent Gilman, de la compagnie du capitaine Hans, accompagné de quelques chasseurs et d’une patrouille de fusiliers marins, ramena ainsi deux mitrailleuses, qu’en allant relever des blessés ennemis, le Dr  Van der Ghinst avait découvertes, cachées sous une meule de paille. Plus de deux cent cinquante fusils aussi furent ramassés devant le seul front de la compagnie Hans, sans compter les casques, les sacs et les cartouchières encore bondées. La cueillette abondante de ces trophées réjouit suffisamment le cœur de nos hommes pour leur faire oublier un instant les rigueurs d’une situation qui n’allait pas tarder à devenir fort pénible.

Car les chasseurs commençaient à souffrir de la faim et de la soif. Le ravitaillement en vivres, et surtout en boisson, n’avait pu être organisé jusqu’alors ; il avait fallu déjà réaliser des prodiges pour apporter des cartouches aux unités combattantes.

Les hommes n’eurent donc rien d’autre à se mettre sous la dent, depuis vingt-quatre heures qu’ils étaient aux tranchées, que les vivres de réserve, dont quelques-uns d’entre eux disposaient encore. Ils se les partagèrent en frères, plaisantant même à propos de leur misère. Tapi derrière une tombe, dans le cimetière de Dixmude constamment arrosé par les shrapnells, un petit chasseur s’escrimait avec la pointe de sa baïonnette contre une boîte de « Plata » retirée de sa besace. On l’entendit tout à coup prononcer un juron amusé :

— Nom d’une pipe, elle est hors d’ordonnance ; on y a mis des prunes !

Et, tout guilleret, le brave s’en fut montrer à son capitaine sa boîte de conserves, où deux balles de shrapnell s’étaient logées.

Comme, malgré tout, les faibles ressources dont on disposait laissaient encore bien des ventres creux, quelques braves se mirent en quête d’un peu de subsistance dans les maisons les plus proches éventrées par les obus.

Entre les lignes allemandes et les nôtres, une ferme aux trois quarts démolie dressait ses pans de mur calcinés. Se glisser jusque-là, avec des ruses d’Indiens sur le sentier de la guerre, fut presque un jeu pour une patrouille que guidait un officier. Elle y parvint sans avoir attiré l’attention des Boches et se mit en devoir de fouiller les ruines. Une trappe fut aperçue, qui donnait accès à la cave ; à la lueur d’allumettes, l’exploration commença. Mais les Boches devaient avoir passé par là, car on ne découvrit rien d’abord.

Soudain, presque cachée derrière un tas de paille, un énorme pot de grès attira les regards de l’officier. On juge de sa joie quand, y plongeant la main, il retira du vaste récipient quelques salaisons de porc, précieusement conservées, sans nul doute, comme provision d’hiver par les fermiers.

À cette découverte, un des chasseurs, paysan flamand originaire des environs de Poperinghe, eut presque un cri de victoire. Se débarrassant de sa capote et retroussant jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise, il se précipita vers l’officier, le bouscula même un peu dans son affairement :

— Laissez seulement, ma yeutenant, ça me connaît, savez-vous !

Et plongeant dans l’énorme pot son bras droit, qui y disparut tout entier, il en retira triomphalement un superbe jambon en s’écriant : « Qu’est ce que j’avais dit, hein ! Chez ceuss’ de mon village c’est toujours tout au fond qu’on met les fins morceaux ! »… Inutile de dire qu’on fit bombance à la compagnie, ce soir-là.

Le soldat Payen, parti vers Dixmude à la recherche d’un peu de boisson, eut une expédition plus mouvementée. Il avait avisé, lui aussi, sur la route, une maison d’aspect cossu, et délibérément, voyant toutes les portes ouvertes et la demeure abandonnée, il était descendu dans la cave. Mais à peine eut-il mis le pied sur la première marche, qu’une explosion d’obus, suivie bientôt d’une deuxième, le précipitait jusqu’au bas de l’escalier, peut-être un peu plus vite qu’il ne l’eût souhaité.

« Tout de même, » comme il le racontera plus tard à ses camarades, « je n’allais pas m’arrêter pour si peu de chose, d’autant plus que j’étais précisément arrivé dans le cellier. Derrière un grillage de fer, soigneusement cadenassé, s’étalaient des bouteilles de vin bien rangées. J’eus un moment d’hésitation, d’abord, à l’idée que pour atteindre aux flacons, il me fallait forcer une serrure, tel un cambrioleur ; mais en songeant aux copains qui crevaient de soif là-bas, sous les obus allemands, et me disant aussi que si les Belges propriétaires de ce vin avaient été là, ils m’auraient de grand cœur tout donné, je me mis en devoir de faire sauter le cadenas à l’aide de ma baïonnette.

« Alors, tenez, j’ai eu peur tout à coup comme je n’ai jamais eu de ma vie ! Pas des obus, bien sûr, qui continuaient de secouer toute la maison. Non ! Mais je venais d’entendre des pas sur l’escalier. Je tends l’oreille. Pas de doute, quelqu’un arrive et va me surprendre là, comme un voleur en train de crocheter une serrure !… Je suis devenu pâle comme un mort ; mes mains tremblaient tellement que j’ai laissé tomber ma baïonnette. Je n’ai cessé d’avoir peur qu’en entendant la bonne grosse voix d’un fusilier marin m’interpeller :

— Eh bien ! mon gas, ça ne va pas ? Attends « voir ! »

Et de sa poigne robuste, en deux temps et trois mouvements, il brisa le cadenas.

Lui aussi cherchait à boire pour ses camarades. À deux alors, nous avons fourré dans nos poches toutes les bouteilles qu’elles pouvaient contenir ; puis, les bras chargés de flacons poudreux remplis du bon vin de France, nous sommes partis de toute la vitesse de nos jambes vers les tranchées. Et comme je disais au camarade :

— Tu sais, nous avons tout de même « l’air de voleurs », il me répondit en clignant un œil malicieux :

— T’en fais pas, mon vieux : on offrira un verre à M. l’aumônier et il nous donnera « l’absolution ».

Un peu plus tard, quand nos deux gaillards, ayant ravitaillé les braves, qui firent l’accueil qu’on devine, voulurent retourner au cellier pour renouveler leur provision, ils ne trouvèrent plus, à la place de la maison dépositaire du bon vin convoité, qu’un tas de ruines fumantes. Les obus boches avaient tout fracassé.

Les menus vivres qu’on parvint à se procurer par-ci par-là ne formaient, hélas ! qu’une bien maigre pitance pour les quelques centaines de chasseurs blottis dans leurs tranchées, tous les nerfs crispés déjà par la violence du bombardement impitoyable et le cruel spectacle des blessés et des morts s’accumulant autour d’eux.

Des efforts prodigieux avaient été faits par le major Lefèvre et ses courageux, adjoints pour remédier à ce dénuement. Quelques voitures de ravitaillement avaient pu être amenées jusqu’à Dixmude. Mais leurs attelages y gisaient éventrés ; des véhicules aux trois quarts détruits encombraient les rues. D’autre-part, un ouragan de mitraille balayait sans répit tout le terrain compris entre la ville et les positions occupées. Aussi fallut-il de véritables miracles d’énergie et de dévouement pour amener jusqu’aux tranchées quelques boîtes de conserves et de biscuits. Ce fut tout ce que les chasseurs exténués eurent à se mettre sous la dent. On peut juger par là du stoïcisme de nos hommes qui, malgré les affres de la faim, demeuraient inébranlables dans cet enfer, prêts à repousser les attaques toujours menaçantes.

Mais plus que la faim, la soif infligeait aux chasseurs de véritables tortures. Une atmosphère âcre et suffocante, chargée de la fumée des explosions d’obus, desséchait les gorges et brûlait les poumons. Dans ce milieu irrespirable, les hommes éprouvaient par moments l’impression d’une lente asphyxie, et l’on vit des chasseurs tenter de se désaltérer aux petites mares boueuses qui tapissaient le fond des tranchées, ou boire à même l’eau stagnante et nauséabonde des fossés voisins.

Ni les privations ni le froid n’abattirent pourtant leurs courages. Pour éviter, dans la mesure du possible, les surprises nocturnes dont l’ennemi était coutumier, on conçut le projet, à la soirée tombante du 22 octobre, de mettre le feu aux nombreuses meules de paille qui s’élevaient encore au milieu des champs, à 300, 400, voire 500 mètres de nos lignes.

L’entreprise ne manquait pas d’être périlleuse. Le commandant Dupuis demanda quelques volontaires pour la mener à bien ; il s’en présenta dix fois plus qu’il n’en sollicitait. Et si, parmi les braves qu’il choisit, d’aucuns ne revinrent pas, au moins l’une après l’autre d’immenses torches s’allumèrent-elles dans la nuit, éclairant le terrain de leurs lueurs sinistres.

Derrière nos chasseurs, le spectacle de Dixmude en feu prenait une grandeur tragique incomparable. L’incendie s’était propagé à la ville entière ; de nouveaux bûchers, à tout instant, ajoutaient leurs rouges clartés à celles des brasiers voisins, et de partout montaient, dans un torrent de fumée noire pailletée d’étincelles fulgurantes, les flammes énormes à la lueur desquelles se détachaient, tels des moignons dressés vers le ciel pour implorer la pitié, les restes mutilés de ces antiques joyaux : l’Hôtel de Ville et l’église de Dixmude.

Grâce aux précautions mises en œuvre pour éventer les surprises, la nuit se passa dans un calme relatif. Le bombardement s’était apaisé. De temps en temps seulement, un obus passait dans un long roulement que le demi-silence nocturne amplifiait sinistrement, et allait d’un nouveau coup de massue abattre quelque ruine dans la ville en cendres. Puis survenait une accalmie qui rompait tout à coup le crépitement d’une fusillade enragée dirigée contre un objectif soudainement dévoilé.

C’est au début de cette nuit lugubre que, par une ruse perfide, heureusement déjouée, un groupe d’Allemands avait pu s’approcher des tranchées de la 2e compagnie. On en aperçut quelques-uns, munis de lanternes, qui s’avançaient à découvert, et criaient :

— Belges, ne tirez pas, ayez pitié des blessés que nous venons ramasser.

Les nôtres, aux aguets, se méfiaient cependant. Bien leur en prit, car subitement le feu nourri d’une mitrailleuse déchira le silence. La riposte ajustée des chasseurs l’obligea vite à se taire. Vers 11 heures du soir, une tentative d’attaque fut immédiatement enrayée par notre tir meurtrier. L’ennemi n’insista plus ; ses troupes manifestaient des signes évidents de lassitude.

Mais le calvaire des chasseurs n’était pas terminé. Transis de froid, souffrant de plus en plus de faim et de soif, ils avaient vu se lever l’aube du 23 octobre, se demandant avec angoisse ce qu’allait leur réserver cette journée nouvelle. Ils ne tardèrent pas à l’apprendre. Dès 8 heures, une canonnade, dont l’intensité s’exaspéra en véritable fureur, ébranla l’atmosphère. Et par centaines, en avalanche, les obus de tous calibres s’abattirent à nouveau sur les tranchées du bataillon Dupuis, avec une précision terrifiante. Émiettés, les parapets s’effondraient comme sous l’effet d’un cataclysme. Éclatant dans les tranchées mêmes, des projectiles broyaient des groupes d’hommes et projetaient au loin des corps déchiquetés ; des cadavres inhumés la veille étaient déterrés par la violence des explosions et venaient retomber parmi les survivants que l’épouvante accablait peu à peu.

Constatant la situation effrayante faite à ses hommes, le major Lefèvre avait dû demander qu’on les fit relever sans tarder. En attendant, pour soutenir leur courage, il se rendit personnellement aux tranchées. C’est alors qu’un obus éclatant près de lui, comme il parcourait la route d’Eessen, l’atteignit de dix-sept éclats.

Blessé en un moment aussi critique, le vaillant chef n’eut cependant qu’un souci : « Pourvu qu’ils tiennent ! » Il commandait heureusement à des hommes dignes de sa propre bravoure, et ses admirables petits chasseurs tinrent bon en dépit des souffrances et des pertes, durant toute la journée encore du 23 octobre.

Car c’est seulement quand, avec la venue de l’obscurité, la canonnade faiblit, qu’il fut possible aux lignards de la brigade Meiser de relever les compagnies de chasseurs. Elles comptaient, les vaillantes, soixante heures de tranchées consécutives qui s’étaient terminées dans un véritable supplice. Supplice de la faim et de la soif torturant des soldats grelottant de fièvre, subissant toutes les affres d’un bombardement d’indescriptible violence. Ils sortaient de cet enfer horriblement meurtris, maculés de boue et de sang, vêtus d’uniformes en loques ; mais ils n’avaient pas lâché pied d’une semelle. Et telles qu’ils les occupèrent le matin du 21, telles ils remirent à leurs successeurs, le soir du 23, les positions qu’ils avaient reçu mission de tenir, au besoin jusqu’à la mort.

Nos chasseurs, fourbus, crottés, malades d’épuisement, atteignirent Oostkerke bien tard dans la soirée. Ils y retrouvèrent les compagnies du bataillon Leblanc qui, le même soir, avaient été relevées dans les tranchées de Keysershoek. Au cantonnement il leur fut enfin possible, heureusement, de se ravitailler quelque peu ; on leur annonça, de plus, qu’en récompense de leur belle vaillance, et pour dissiper leurs cruelles fatigues, quarante-huit heures de repos leur allaient être accordées. Alors, la conscience sereine, l’estomac criant moins famine, tout à la joie de penser qu’il leur était permis de dormir enfin tout leur saoul, nos braves petits soldats s’étendirent sur la paille de leurs logements, où un sommeil de plomb bientôt les terrassa.

Nos chasseurs se croyaient presque au bout de leurs peines. Dès l’aube du lendemain, pourtant, on allait devoir exiger d’eux de nouveaux et terribles sacrifices, et les jeter encore en pleins fournaise, trois jours durant.

La mise hors de combat du major Lefèvre avait conféré au major Leblanc la charge glorieuse de commander le groupement reformé à Oostkerke par les 2e st 3e bataillons, dont les hommes, aux premières heures du samedi 24 octobre, furent tirés de leur lourd sommeil, par le fracas de la canonnade. Celle-ci faisait rage à nouveau au nord de Dixmude.

Des nouvelles alarmantes ne tardèrent pas à circuler dans les cantonnements, où nos chasseurs s’occupaient de remettre un peu d’ordre dans leur équipement délabré et renouvelaient leurs provisions de cartouches. Le bruit courait que les Allemands avaient franchi l’Yser, en flots de plus en plus pressés et que les nôtres, épuisés, étaient incapables de les arrêter davantage.

Ces rumeurs, malheureusement, n’étaient que trop fondées. Dans la région qui s’étend au nord-ouest de Dixmude, la situation, en effet, était devenue d’une gravité extrême : La tête du pont, qui avait si vaillamment défiée, les assauts les plus furibonds, se trouvait en péril d’être tournée par le nord. Car, au delà de Tervaete, poussant vers le chemin de fer, les Allemands, précédés d’un ouragan de feu, accentuaient leur progression.

Mais ils devaient se heurter jusqu’au bout à l’énergie surhumaine des défenseurs. Alors que les événements prenaient une tournure à peu près désespérée, le commandement résolut, coûte que coûte, d’établir un barrage humain et d’y sacrifier nos dernières forces, avant de livrer à l’ennemi le passage qu’il cherchait à s’ouvrir.

Toutes les réserves encore disponibles à l’ouest de Dixmude furent précipitées vers le danger. On allait tenter, par une contre-attaque, sinon de refouler complètement l’adversaire, — ce qui dès l’abord s’avérait impossible, — au moins de briser suffisamment son effort pour écarter la terrible menace née de ses succès antérieurs.

Et c’est pourquoi, au lieu de jouir du repos qu’on avait cru pouvoir leur promettre, les deux bataillons de chasseurs exténués retournèrent, ce matin du 24 octobre, à l’ardente bataille qui traversait la plus angoissante des crises. L’ordre leur fut donné de se porter sur Oud Stuyvekenskerke, dont la grosse tour carrée de l’église s’érigeait là bas vers le ciel, comme un signe de ralliement ; puis, arrivés là, de pousser vers les fermes Den Toren et Vandewoude qui, sur la rive gauche de l’Yser, à l’ouest de la borne 14, servaient de points d’appui aux attaques allemandes.

Le major Leblanc était avisé en même temps que des troupes du 1er  de ligne, ainsi que des fusiliers marins, soutiendraient l’action des chasseurs sur leur droite, et que nos canons prépareraient le mouvement. Pour le reste, l’ordre enjoignait d’avancer coûte que coûte et sans perdre un moment.

La compagnie du capitaine Favier, détachée en pointe de garde, se mit en route à l’instant même. Et telle était chez nos hommes la volonté d’en finir avec l’Allemand exécré, qu’à l’annonce des nouveaux sacrifices exigés d’eux, une sorte de frémissement d’orgueil parcourut les rangs des chasseurs. « Les Boches nous croyaient morts sans doute », dira l’un d’eux, « il faudra bien alors qu’ils nous tuent une deuxième fois ! »

En bon ordre et sans encombre, les deux bataillons gagnèrent d’abord le carrefour « Lettenberg Cabaret », où le chemin d’Oostkerke croise la grand’route de Dixmude à Pervyse. Mais dès ce moment, ils furent assaillis par le feu terrible de l’artillerie lourde ennemie.

Placées à l’ouest de Beerst, hors de l’atteinte de nos vaillants petits canons, les grosses pièces allemandes déversaient leurs infernales « marmites » dans la zone avoisinant la vole ferrée, où les explosions se succédaient sans discontinuer, dans l’épouvantable fracas d’un volcan en éruption. Un formidable barrage de feu s’élevait devant nos chasseurs, créant une zone de morts qu’il fallait pourtant franchir à tout prix. Et le major Leblanc, après un bref serrement de cœur à l’idée des dangers qu’allaient courir ses hommes, leur intima l’ordre de passer.

Ayant à sa tête le lieutenant Garnir, un brave dont l’âme s’était trempée au feu de tant de combats, le peloton d’éclaireurs de la compagnie Favier franchit sans sourciller le passage à niveau, et, déployé en tirailleurs, commença de progresser vers Oud-Stuyvekenskerke. La fusillade ennemie de suite l’accueillit. Le mouvement pourtant ne se ralentit point. Derrière les éclaireurs suivaient, du reste, les deux autres pelotons que le capitaine Favier, imperturbable et souriant, pour inspirer confiance à ses hommes, poussait par bonds nerveux sous la mitraille assassine.

Les autres compagnies, un peu anxieuses, certes, mais farouchement résolues, progressèrent à leur tour, avançant d’abord comme à la manœuvre, avec un calme émouvant, dans la formation prescrite pour marcher sous le feu de l’artillerie. Mais il pleuvait tant d’obus, en rafales si denses et si pressées, qu’il fut impossible bientôt de conserver au mouvement une régularité quelconque. De partout, au surplus, crépitait maintenant une fusillade enragée, au milieu de laquelle l’oreille exercée des chasseurs distinguait l’intolérable et mortel tapotement des mitrailleuses.

Chaque unité, dès lors, progressa comme elle put, de sa propre initiative, guidée par cet ordre unique, mais impérieux : En avant ! Et ce fut superbe de les voir, profitant du moindre abri offert par ce terrain désespérément plat, bondir par petits groupes, ou ramper dans la boue, ou s’accroupir dans les fossés humides, pour faire le coup de feu.

Morts et blessés tombaient par dizaines ; de temps à autre un obus bien réglé projetait en l’air les débris d’une escouade entière ; les rangs fondaient à chaque pas ; les chasseurs progressaient quand même. Une énergie surhumaine leur avait rendu des forces insoupçonnées. Voyant ses voisins hésiter à se relever sous la violence du feu infernal, le soldat Barbaix, de la compagnie Delmotte, soudain se redresse et s’élance en hurlant, à tue-tête « Allez, les Wallons, en avant… ! » Et son exemple est si entraînant que, tel un ressort qui se détend, toute la ligne subitement se lève et pousse de l’avant d’un bond irrésistible.

On entendait les blessés encourager leurs compagnons et refuser de se laisser évacuer pour ne pas distraire un homme de la ligne de combat. Un peu pâle, mais souriant encore, le bras droit en écharpe, — une balle venait de lui traverser l’épaule, — le lieutenant Garnir s’en revenait, disant à ceux qui l’interrogeaient :

« Ne vous occupez pas de moi ; ça va très bien ; encore un petit effort ; les Boches vont lâcher pied ».

Et, tout seul, il s’achemina vers le poste de secours où le Dr  Dupont et l’abbé Van Riet prodiguaient aux blessés leurs soins infatigables.

Vers 11 heures, les chasseurs atteignaient la lisière occidentale de Oud-Stuyvekenskerke.

La 3/11, déployée dans un petit fossé, n’était plus qu’à 70 mètres de l’église. S’adressant au commandant Delmotte, le soldat Meskens, un rude Flamand, lui dit tout à coup : « Mon commandant — il doit y avoir des Boches dans la tour, laissez-moi aller voir ! » Il insistait tellement, que son chef, d’abord hésitant, fit droit à sa demande. Et le brave Meskens s’en alla tout seul, le fusil chargé, baïonnette au canon, sans souci des balles qui sifflaient autour de lui. Il trouva la porte de l’église fermée, tenta vainement de l’ouvrir, et dut revenir sans avoir pu visiter la tour, n’échappant que par miracle à la mort bravement affrontée.

Entre temps des maisons toujours occupées, mitrailleuses et fusils ennemis continuaient de vomir la mort. Rivés au sol, nos braves luttaient toujours, encouragés par les progrès que réalisaient à leur droite lignards et fusiliers marins. Alors, sous cet effort convergent, les Allemands tout à coup refluèrent : Oud-Stuyvekenskerke était à nous.

Le succès, hélas ! avait coûté cher aux deux bataillons du major Leblanc. En moins de deux heures, 300 hommes et 13 officiers avaient été mis hors de combat. Le commandant Dupuis venait de tomber, frappé à la tête de son bataillon qu’il avait exhorté jusqu’au bout, par son stoïque exemple, à rester digne de l’éblouissant courage déployé à Dixmude pendant trois journées infernales. Blessé également, le capitaine Favier s’était vu contraint, la mort dans l’âme, de quitter sa compagnie vaillante. Sérieusement atteints, les sous-lieutenants auxiliaires Uyteraeghen et Storms, venus de la gendarmerie, devaient se faire évacuer. Enfin quelques hommes emportaient le sous-lieutenant Dupierreux qui râlait, le flanc ouvert par un éclat d’obus, et devait expier le lendemain, après de longues heures d’indéfinissables souffrances.

Privées pour la plupart de leurs chefs, leurs cadres et leurs effectifs terriblement réduits déjà, les unités avaient besoin d’être reprises en mains pour persévérer dans l’effort qu’il leur restait à accomplir. Or, à ce moment critique, l’ennemi, qui avait dû évacuer Oud-Stuyvekenskerke, fit soudain converger sur le malheureux village, aux trois quarts anéanti, le feu de ses grosses pièces. La tour massive de l’église, demeurée debout jusqu’alors, s’effrita sous le choc des obus monstrueux et ne fut bientôt plus qu’une mince aiguille.

Ce qu’il fallut aux quelques officiers encore valides, d’énergie, de courage et de sublime vaillance pour rassembler leurs hommes épuisés, leur faire contourner le village à l’ouest et les porter en avant vers la ferme Vandewoude, seuls ceux qui ont vécu ces heures tragiques pourraient le dire. Leur attitude résolue réalisa pourtant ce miracle. Et les chasseurs gagnèrent du terrain vers l’est, sous la mitraille de plus en plus meurtrière, durant que nos canons rageurs lançaient leurs bordées sur les points d’appui vers où l’ennemi avait reculé.

Dans ce mouvement, les bataillons du major Leblanc se lièrent à leur gauche au 10e de ligne et à un régiment français arrivé en renfort. De voir les fantassins alliés bondir comme eux et les soutenir, un regain de courage anima les nôtres. La petite rivière De Vliet franchie, les chasseurs, pas à pas, progressèrent à travers le terrain fangeux, coupé d’innombrables ruisseaux, et parvinrent ainsi jusqu’à 600 mètres environ de la ferme Vandewoude, où, leur élan cette fois se brisa contre le feu implacable qui achevait de les décimer.

Les hommes n’en pouvaient plus. Ils se battaient maintenant depuis quatre jours sans répit et presque sans nourriture. L’avance dans ce sol gluant, où l’on enfonçait jusqu’aux chevilles, les avait à ce point rompus de fatigue, qu’ils s’étaient écroulés dans les petits fossés boueux qui leur devaient servir de tranchées, incapables même de tirer encore un coup à fusil. Le soir d’ailleurs commençait à tomber ; le but principal était atteint, puisque les Allemands avaient dû reculer jusqu’aux rives mêmes de l’Yser.

— Je crois qu’on peut nous laisser mourir ici, sans aller plus loin, gémit un jeune sergent que la fièvre fait claquer des dents. Près de lui, deux petits chasseurs sanglotent plaintivement, durant que des brancardiers, qui sont allés quérir un volet dans les décombres d’une ferme en ruines, y déposent le corps presque exsangue du capitaine Deudon, dont une balle a perforé la poitrine de part en part et l’emportent pieusement.

Cet officier, vaillant entre tous, mourait en Angleterre quelques jours plus tard.

Vu l’impossibilité de poursuivre davantage le mouvement, le major Leblanc et ses adjoints s’installèrent à quelque distance derrière la ligne des chasseurs, dans la petite ferme qu’on aperçoit au nord de Oud Stuyvekenskerke, immédiatement à l’est du ruisseau De Vliet.

Le bombardement persistant menaçait à tout instant de les ensevelir dans ce fragile abri déjà écorné par les obus. Entre eux et leurs troupes s’étendait un terrain criblé par la mitraille. Derrière eux, le seul passage permettant d’accéder au chemin pavé réunissant Stuyvekenskerke à Oud-Stuyvekenskerke consistait en un ponceau jeté sur le ruisseau profond.

C’est par là que devaient donc s’établir toutes les relations avec l’arrière, comme avec les troupes voisines auxquelles il importait fort de se lier avant la tombée du jour. Car leur progression avait en quelque sorte isolé les chasseurs, et de part et d’autre de leurs emplacements, des trouées s’étaient formées dans la ligne générale de bataille, par où des groupes d’Allemands poussaient des reconnaissances hardies. S’avançant jusqu’à 300 ou 400 mètres du ruisseau De Vliet, les éclaireurs ennemis dirigeaient leur fusillade sur le pont, exposé déjà aux continuelles explosions des obus et des shrapnells.

Aussi, parmi les agents de liaison qui, pour accomplir leur périlleuse mission, devaient emprunter ce passage, plus d’un tomba, frappé à mort ou dangereusement blessé. Un des brancardiers qui ramenaient les victimes dans les dépendances de la ferme où un poste de secours avait été improvisé, découvrit, pour désigner le ponceau dont on parle encore au régiment, et d’où s’étaient élevés tant de râles étouffés et de plaintes douloureuses, cette appellation plutôt macabre : le Pont des Soupirs

Ravitailler les hommes en vivres et en cartouches fut un prodige irréalisable ; car ce qu’on put leur apporter ne comptait guère. Ordre fut donc donné d’économiser les munitions qui se faisaient rares et de prendre patience.

Ayant de l’eau jusqu’à mi-jambe dans leurs fossés faisant office de tranchées, le ventre creux, claquant la fièvre, grelottant de froid sous leurs loques glorieuses, les chasseurs passèrent la nuit face à l’ennemi, dans le tragique et somptueux décor des incendies multipliés.

Sur leur droite, au loin, Dixmude achevait de se consumer, et le petit bourg de Caeskerke flambait lugubrement, la tour de son église embrasée jaillissant


comme une torche au-dessus des humbles demeures dévorées par le feu. Plus près et jusque devant eux, l’Yser charriait les torrents de fumée noire vomis par le pétrole enflammé que les tanks de la borne 16 déversaient dans le fleuve. Dérivé vers le ruisseau De Vliet, un même courant d’épaisse fumée s’avançait lourdement derrière les chasseurs, éclairé par les lueurs d’Oud-Stuyvekenskerke incendié à son tour. À leur gauche enfin, Stuyvekenskerke et Pervyse, se tordant dans les flammes, achevaient de tracer autour des bataillons héroïques et crevant de misère, un gigantesque cercle de feu et de mort.

Des râles d’agonisants se mêlant aux gémissements des blessés, le crépitement brusque de quelque fusillade scandée par le vacarme des explosions d’obus et l’aboiement intermittent de nos canons, achevaient d’imprimer au féerique spectacle une horreur tragique incomparable. Néron, contemplant Rome en feu, ne put repaître ses yeux de plus terrifiante splendeur.

Ébloui, un soldat, — ce même petit Liégeois dont l’inaltérable gaieté entretenait la bonne humeur de ses compagnons — regarde de tous ses yeux, émerveillé en dépit de l’angoisse qui l’étreint. Son âme d’enfant reparaissant sous la rude écorce façonnée par les âpres batailles, il voudrait battre des mains et naïvement murmure : « C’est encore plus beau qu’au cinéma !. »

Craignant peut-être qu’une parcelle du magique spectacle puisse lui échapper, il se dresse pour mieux voir, s’appuie au rebord du fossé, découvre son buste où bat un cœur vaillant, insouciant des balles qui sifflent autour de lui. Les yeux écarquillés, muet d’admiration, il suit du regard les flammes pourpres qui font à sa patrie un horizon rutilant. Il est immobile et l’on dirait qu’il rêve. Inquiet de son silence, quelqu’un s’est approché de lui et le secoue. Alors, pauvre chose inerte, le corps du jovial garçon s’écroule dans la vase du fossé. Une balle en plein cœur avait fait taire pour toujours la voix chantante et joyeuse du petit chasseur de vingt ans…

La matinée du dimanche 25 octobre fut désespérante et lugubre. Rien à manger, rien à boire. Car si les Allemands, épuisés, n’attaquaient plus, leur artillerie, en revanche, barrait de ses feux implacables toute la zone découverte par où les ravitaillements auraient pu s’opérer. Nos hommes, exténués, n’avaient plus même la force de se plaindre. Ils savaient seulement qu’un ordre obstiné les contraignait à se faire tuer sur place, demeuraient à leur poste. Quand une rafale de mitraille semait la mort parmi eux, des chasseurs murmuraient simplement, en regardant leurs compagnons qui venaient de rendre l’âme : « Ils ont fini de souffrir ! »

Dans la grange et dans l’étable de la petite ferme, où s’abritait toujours l’état-major du régiment, s’entassaient les blessés, pour la plupart gravement atteints par les éclats d’obus, et qu’on avait amenés là, Dieu sait comment ! Impossible de songer à les évacuer vers l’arrière, dans la fournaise. Le médecin, l’aumônier et le personnel infirmier prodiguaient à toute cette souffrance leurs soins inlassables, impuissants cependant à secourir complètement tant d’affreuse misère.

Le capitaine Smets, atteint d’une balle dans la joue, se dévouait encore à soigner les autres. Le sous-lieutenant auxiliaire Calonne, un brave venu lui aussi de la gendarmerie, s’était traîné jusqu’au poste, les deux cuisses traversées par une balle, refusant l’aide généreuse du lieutenant porte-drapeau Dengis qui s’était offert à le transporter sur son dos,

— Non, laissez-moi, avait-il déclaré, c’est assez d’un seul ; vous n’avez pas le droit de vous faire tuer pour moi.

Et maîtrisant ses douleurs, l’héroïque officier, perdant son sang à chaque pas, parcourut seul l’horrible calvaire, pour venir enfin s’affaler à bout de forces dans la cour de la petite ferme, réclamant seulement une botte de paille pour lui servir de siège. Plus heureux que lui, le lieutenant Dengis rejoignit plus tard l’état-major, n’ayant qu’un pan de sa capote déchiré par un éclat d’obus.

Vers le soir, comme une pluie fine et froide s’était mise à tomber, glaçant tout le monde de son humidité pénétrante, on se résolut à faire un peu de feu ; et pour apaiser la soif des agonissant torturés par la fièvre, on fit bouillir l’eau stagnante des ruisseaux…

Une lassitude effrayante s’était abattue sur chacun, étreignant les esprits d’un douloureux étau. Tout espoir semblait abandonné de jamais sortir vivant de cet enfer. Comme pour rendre plus obsédante encore cette pensée désolante, un délégué vint, à ce moment, annoncer au major Leblanc que le major Delbauve avait été tué la veille à Pervyse et que son unité était quasiment anéantie…

Dans les tranchées là-bas, ce qui subsistait encore des deux autres bataillons passait une nouvelle nuit de supplice, mourant de faim, de soif et de froid, les hommes trempés jusqu’aux os par la pluie persistante.

L’aube du 20 éclaira des faces blêmes où seuls brillaient encore des yeux de fièvre braqués sur l’ennemi, dont l’activité soudaine se manifestait inquiétante. On pouvait l’apercevoir, qui fébrilement œuvrait dans les fermes ruinées Den Toren et Vandewoude.

S’étant découvert pour mieux observer ce qui se préparait, le lieutenant Stouthuizen s’abattit, tué net. Au même moment, une de nos batteries, mal renseignée sur l’objectif à atteindre, lançait uns bordée de shrapnells qui éclata presque au-dessus de nos propres tranchées. Affolés à l’idée qu’une nouvelle salve pouvait, d’un moment à l’autre les atteindre, les hommes refluèrent dans un commencement de panique. L’énergie surhumaine des rares officiers survivants ramena néanmoins les chasseurs dans les fossés qu’il faillait continuer de tenir jusqu’à la mort.

Mais il était urgent de prévenir l’artillerie, sous peine de provoquer pour toujours la débandade des unités à bout de résistance. Sous le bombardement qui secouait l’atmosphère st systématiquement arrosait de ses gerbes meurtrières le terrain à parcourir, le capitaine Tasnier s’élance vers la batterie, insouciant des projectiles qui semblent le poursuivre, et, ruisselant de sueur, la rejoint à temps pour éviter une catastrophe.

Exactement orientée, l’artillerie aussitôt reporta son feu sur les fermes et les tranchées voisines où les Allemands pullulaient, se rassemblant pour l’attaque. Oubliant leurs terreurs d’un moment, leurs misères et leurs fatigues, les chasseurs à qui l’on venait d’annoncer qu’ils seraient relevés le soir même, retrouvèrent une sorte d’ardeur exaspérée pour envoyer aux Boches leurs dernières cartouches.

Grimpé au grenier de la ferme, le lieutenant Poignard, par une ouverture créée en déplaçant une tuile, observe l’ennemi. Mais chaque fois qu’il ajuste ses jumelles, une pluie de balles s’abat sur la toiture, en projetant des éclats dans toutes les directions. Imperturbable, le jeune officier n’en continue pas moins de scruter le terrain, se déplaçant seulement après chaque rafale. Et comme le capitaine Tasnier, rentré de sa mission auprès de l’artillerie, le rejoint dans son observatoire au moment où une nouvelle décharge troue le toit comme une écumoire, le lieutenant Poignard se retourne vers lui pour dire en souriant :

« Y a pas à dire, mais ces bougres-là doivent m’en vouloir personnellement… »

Rassuré sur la situation et redoutant le danger couru par son jeune adjoint, le major Leblanc lui intima l’ordre de descendre. Le lieutenant Poignard obéit, comme à regret, jetant malgré lui de temps à autre un regard attristé vers l’observatoire abandonné. Quelque force invisible semblant l’attirer là-haut, il rôdait au pied de l’échelle accédant au grenier. Voyant son chef absorbé, il la gravit subitement à pas feutrés, disparut un instant, puis redescendit soudain quatre à quatre en s’écriant :

— Mon major, les Boches ns bougent plus et nos canons les massacrent. C’est merveilleux !

Le reste de la journée s’écoula dans le calme. La pluie avait fait trêve, et les chasseurs, patiemment, attendaient la chute, du jour qui devait mettre fin à leur calvaire. L’ennemi, maté, semblait renoncer à l’effort projeté ; même la canonnade avait faibli.


L’Amiral Ronarc’h.

À la soirée du 26 octobre, dans les ténèbres où brillaient seules les lueurs agonisantes des derniers incendies, les quelques centaines d’hommes composant encore les 2e et 3 bataillons du 2e chasseurs ont pris le chemin d’Oostkerke.

Ils sont immensément las. Leur marche est lourde de tout le poids des souffrances endurées pendant six mortelles journées de bataille incessante. Sales et dépenaillés, vêtus comme des mendiants, ils gardent pourtant l’âme fière sous leurs guenilles. Et rien n’est émouvant comme le lugubre cortège de ces soldats harassés, que l’ennemi n’a pu vaincre. Il se déroule lentement, au long du chemin pavé labouré par les obus, serpentant parmi les ruines que la lutte sauvage a partout amoncelées.

Avec eux, les chasseurs emportent la preuve tangible de leurs sacrifices cruels. Tous leurs blessés les accompagnent, et les morts st les malades qu’on n’a pas pu évacuer jusqu’alors de la ferme qui leur donnait asile.

Les moins atteints passent en s’appuyant sur des camarades encore valides. Ici st là, un homme a hissé sur son dos le compagnon de lutte trop meurtri pour encore pouvoir marcher. Et couchés sur des brancards improvisés, — portes, volets ou simples planches provenant d’habitations écroulées, — ou transportées sur des brouettes grinçantes, viennent les chasseurs les plus gravement blessés. Quelques-uns sont évanouis ; d’autres ont le délire et divaguent avec des gestes fous ; d’autres encore, dont les souffrances s’avivent aux cahots du mouvement nocturne sur un chemin creusé d’ornières, gémissent ou pleurent. Fermant la marche, enfin, suit le corps du lieutenant Stouthuyzen, déjà raidi par le froid glacé de la mort.

On confia le lendemain la dépouille du brave officier à ce petit coin de terre des Flandres, que l’ennemi ne souillera pas. Au nom du régiment, le commandant Labiau lui dit l’éternel adieu, et les paroles de reconnaissance et d’amour que la patrie réserve à ses héros. D’Oostkerke les restes des deux bataillons se dirigèrent vers Alveringhem, hors de la zone mortelle, pour se refaire et reprendre quelque force. Le matin du 29 octobre, ils y furent rejoints par les débris du bataillon Delbauve, échappés de l’enfer de Pervyse. Alors, on se compta, pour reconstituer, avec ce qui demeurait valide, un régiment capable encore de reprendre la lutte.

Les chiffres ont une rare éloquence. À leur départ de Mons, les 2e et 5e chasseurs à pied comprenaient ensemble 57 officiers et 4,500 soldats. Trois mois plus tard, la bataille de l’Yser virtuellement terminée, 19 officiers et un peu plus de 2,000 hommes répondaient encore à l’appel… D’autres régiments souffrirent davantage. Et ces chiffres disent, mieux que les mots les plus rares, au prix de quelles souffrances et de quels sacrifices, nos soldats, en brisant l’élan des hordes germaines, ont conquis l’auréole de gloire.

Un dernier épisode, enfin, dont le commandant Delmotte fut le témoin ému, montre l’état d’esprit vraiment merveilleux qui animait encore certains de nos hommes, après trois mois de luttes couronnées par la sanglante et formidable bataille de l’Yser.

« C’était vers la fin de notre calvaire, rapporte l’officier en cause, le 28 octobre, je crois. Je commandais intérimairement le 2e bataillon du 2e chasseurs ; mon poste de combat se trouvait au Lettenburg Cabaret, près de Oostkerke. Au même endroit, on avait installé un poste de secours où l’on pansait sommairement les blessés avant de les évacuer. Ils arrivaient nombreux et les infirmiers étaient sur les dents.

« Je vis amener ce jour-là un blessé dont je me souviendrai toute ma vie. C’était un soldat du 1er de ligne, pour autant que je me rappelle. J’ignore malheureusement son nom. Comme je lui demandais où il était atteint, il me répondit simplement : « Au bras, mon commandant ; il y a un trou assez grand pour y mettre votre tête ». De fait, sa blessure était horrible : il avait le bras littéralement en bouillie. Je lui offris une cigarette et, serrant sa main valide, je ne pus que prononcer ces mots : « Vous êtes un brave, mon ami ! » Alors, tirant une bouffée de la cigarette qu’il venait d’allumer, et me désignant des infirmiers français qui se trouvaient là, l’héroïque soldat me confia, avec un accent gouailleur inimitable : « J’suis du pays de ces gens-là ; j’suis né à Longwy. Mon père, s’il me voyait, pourrait dire : Je ne l’ai pas fait beau, mais je l’ai fait brave ». Et mon lignard éclata de rire.

« Assis tant bien que mal, il attendit que les infirmiers eussent achevé de panser son bras déchiqueté. Quand ceux-ci voulurent le quitter, il les rappela d’un geste pour leur dire : « C’est pas tout, mes fistons ; j’ai encore les deux cuisses traversées par une balle ; il m’a fallu huit heures pour arriver jusqu’ici, en me traînant ». Et le brave me lança un clin d’œil amusé. Les infirmiers n’étaient pas loin de croire à une farce. Mais, ayant déshabillé le blessé, ils constatèrent qu’il n’avait dit que trop vrai. Pas une plainte ne s’échappa de ses lèvres durant qu’on le soignait ; bien au contraire, ses plaisanteries continuelles avaient fini, malgré la gravité de l’heure, par nous faire rire tous.

« Me v’la paré ! » conclut-il quand ses pansements furent appliqués. À ce moment une ambulancière anglaise — grande dame de l’aristocratie — s’approcha de lui, faisant signe qu’on allait le placer dans l’automobile qui stationnait près de là. « Chouette alors ! gouailla le brave, je vais partir avec madame. J’suis pas marié ; j’peux bien lui faire un brin de cour… » Et comme l’auto démarrait, il se pencha vers nous pour nous lancer dans un dernier rire : « Vous savez, j’vous invite tous à ma noce ! »

« L’ambulancière souriait, bien qu’elle ne comprît pas un mot de français. Mais celle que nous venions de saluer avec une respectueuse émotion se rendait compte, tout au moins, que le blessé confié à ses soins était un de nos plus fiers soldats, un brave à toute épreuve, un vrai « poilu » pour tout dire. »

Ah ! comme on comprend que, défendu par de tels hommes, l’Yser est demeuré inviolable ! »


  1. Il faut savoir que le bruit caractéristique produit pendant leur course par les gros obus (21, 28, etc.) et tout pareil à celui du roulement des trains, a fait donner à ces projectiles les dénominations bizarres de « tramway » et « train-bloc ».