À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/Un jour et une nuit dans la steppe

Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 55-70).

UN JOUR ET UNE NUIT

DANS LA STEPPE


LE JOUR

Je partis pour la steppe, dans l’espoir d’y tirer quelques outardes. Cette chasse ne laisse pas que d’offrir un très grand charme. L’outarde n’est pas de ces espèces de volatiles dont les chasseurs font peu de cas ; c’est certainement le plus grand de tous nos oiseaux. Longue de quatre pieds, elle mesure, les ailes étendues, sept pieds d’envergure ; elle pèse de vingt à trente livres ; sa démarche altière et sa longue barbe blanche en font un sujet absolument remarquable.

Il n’est pas facile de s’en emparer. Pour lui couper la retraite, on est obligé de recourir à toutes sortes de ruses. Les outardes, il est vrai, s’abattent en grandes volées dans les champs des paysans et témoignent un goût particulier pour les graines de choux et de carottes, mais il n’est pas de créatures plus farouches. À l’approche d’un chasseur ou de tout autre personnage suspect, elles prennent leur vol, s’élèvent à plus de cinq cents mètres. Elle paraissent avoir conscience de leur faiblesse ; pour elles, perdre pied n’est pas un jeu. Cela nécessite de leur part un élan formidable. Quant à leur vol, il est lourd et difficile.

Il y a plusieurs manières de les prendre. L’outarde connaît le paysan, et ne s’en défie guère. Pendant qu’il laboure, sème ou moissonne, elle se dandine, sans rien perdre de sa gravité habituelle, devant lui, derrière lui, ou à ses côtés. Aussi, le chasseur endosse-t-il souvent des habits de paysan et se promène-t-il en flânant, la pipe à la bouche, jusqu’à ce que l’animal soit à sa portée. Il est très difficile de dérober les armes à sa vue. Elle distingue fort bien le chien d’une carabine de la lame d’une faux ou d’une faucille.

Le mieux est encore de s’étendre sur un char de campagne et de cacher son arme dans le foin, la paille ou le maïs qui le chargent.

Encore est-il de toute importance que l’attelage ne soit pas tiré par des chevaux. Il doit être traîné par des bœufs et cheminer aussi lentement que possible, pendant que le villageois qui le dirige marche à côté, son fouet à la main.

Ce fut ce procédé que je choisis. Je me levai avant l’aube. Lorsque, habillé en paysan et le fusil au bras, je franchis le seuil de ma porte, mon compagnon, l’agriculteur Jean Walko, m’attendait.

Il avait rempli de foin un petit char à échelles, parce que c’est dans le foin qu’on est le plus à son aise.

Deux grands bœufs blancs, aux cornes recourbées en forme de lyre, y étaient attelés. Je m’étendis voluptueusement dans le fourrage. L’équipage se mit en marche.

J’eus le temps de considérer à mon aise les sites qui m’environnaient.

Après avoir traversé le village, nous nous enfonçâmes sous l’ombrage transparent d’un bois de bouleaux, puis nous nous engageâmes dans des blés hauts et dorés aux têtes pesamment inclinées. Le char roula ensuite en cahotant sur un vieux pont aux arches tremblantes, et s’enfonça profondément dans un tapis d’herbe grasse et veloutée. Devant nous, maintenant, se déroulait la steppe.

Devant nous, pendant un instant bien court. Deux minutes après nous y étions entrés en plein. Quand le soleil fut haut à l’horizon, la steppe nous entourait de toutes parts.

Nous ne rencontrâmes d’abord sur notre route que de longues files d’épaisses meules de foin, un paysan en train d’aiguiser sa faux, ou quelque jeune paysanne, la tête serrée dans un mouchoir rouge, occupée à cueillir des plantes, et plongeant dans les hautes herbes, pareille à un pavot gigantesque.

Par instants, quand les brouillards se levaient paresseusement, on voyait à l’horizon miroiter la croix grecque d’une église, ou se dresser dans la solitude la silhouette d’un puits ou d’une étable à brebis. De petites collines revêtues d’épais pâturages, ramassées en groupes comme un amas de tombeaux, et prises par le peuple pour des mausolées ou des monuments élevés par les Tartares ou les Cosaques à la suite de quelque horrible carnage, s’estampaient sur le ciel brumeux. De minces bouquets d’arbres étaient parsemés sur de vastes étendues d’herbe. Des alouettes sortaient de la rosée étincelante, dont les perles liquides transformaient la prairie en un immense miroir.

Peu à peu, les collines se rapetissèrent ; les arbres devinrent plus rares. Enfin ils disparurent. Aucun chant d’oiseau ne troublait la solitude. Des brouillards voletaient sur la terre humide. Nous avions atteint le cœur de la steppe. La matinée brillait d’un éclat charmant, débordant de jeunesse et de sève.

Autour de nous, je ne voyais qu’un tapis de longues herbes d’un vert d’émeraude, taché de larges plantes et de fleurs aux couleurs vives, formant des losanges jaunes, rouges, blancs ou bleus, jaunes pour la plupart, et ce bariolage offrait des tons si chauds qu’on eût dit un arc-en-ciel jeté sur le gazon. Un lourd parfum montait de tous ces calices et flottait suspendu sur les ailes molles de la brise, parfum délétère, âcre et irritant comme ces senteurs orientales que soulèvent en dansant de folles odalisques dans l’atmosphère étouffante des sérails.

Des outardes, couleur de rouille, se pavanent fièrement dans l’herbe, étalant à l’envi leurs ailes noires piquées de larmes blanches. Des cigognes sommeillent, plantées sur une patte, semblables à des fakirs repentants, affaissés dans le désert. Des vautours tournoient dans l’air, des aigles planent dans l’éther. Des milliers d’insectes susurrent, des centaines de sauterelles s’élèvent devant nos pas, s’abattent à quelque distance, pour recommencer leurs bonds capricieux, et tourbillonner, immenses étincelles vertes, dans l’étendue verdoyante.

Pour peu qu’on prête l’oreille, la steppe ne paraît plus une solitude. On y entend un éternel bruissement, des piaillements, des ricanements, des froufrous, des sifflements, des soupirs, des sons étranges comme des vagissements d’enfant, des notes rauques et mélancoliques. Le soleil devient ardent. Ce sont les caresses de ce soleil-là qui animent les visages de nos Petits-Russiens de cette teinte chaude, si bien en harmonie avec leurs traits sévères accentués et langoureux.

À l’horizon, on n’aperçoit plus que des champs, au-dessus desquels est tendu le ciel, moucheté de petits nuages. On ne remarque nulle part le filet d’argent d’une source.

La steppe bleuit comme la mer. Comme la mer, elle s’évanouit dans le lointain, baignée d’une lumière frissonnante. Et ce n’est pas seulement la terre qui paraît s’étendre à nos regards ; le ciel aussi prend à nos yeux des proportions infinies.

L’homme se sent aussi léger que l’oiseau qui traverse l’air azuré.

La plaine se déplie devant lui, vide comme la voûte céleste. Rien ne lui rappelle l’existence de ses semblables. Il ne s’y trouve pas de villes, pas de tours, pas de hameaux, pas de maisons ; on n’y remarque même pas de ces chenils croulants, aux parois d’osiers tressés, aux toits de paille ; on n’y rencontre pas d’hommes, aucune trace de pas, aucune empreinte de char.

Ici, la nature a quelque chose de barbare comme une forêt vierge, avec la différence que cette dernière est le réceptacle de l’ombre, du mystère, d’êtres qui sont nos ennemis, tandis que dans la steppe, la créature se sent inondée de rayons de lumière et de vie. Comme la steppe, la forêt vierge est calme et sans limites ; on y jouit d’une solitude parfaite ; seulement, cette tranquillité représente la fin d’une existence, la mort, le néant. La solitude de la steppe, elle éveille l’idée de ce qu’était le paradis avant l’apparition de l’homme. On croit contempler, en la regardant, le matin riant de la création.

L’œil ne rencontre pas de limites. Il voit aussi loin qu’il peut embrasser.

Je tuai deux outardes et un vautour. Puis j’arrêtai la chasse. Midi était venu, le midi de la steppe, écrasant sous son calme et sa chaleur ardente. L’air paraissait ruisseler comme de l’or liquide. Le regard ébloui cherchait en vain une place sombre pour s’y poser. Les foins reluisaient comme de grandes vagues. Chaque brin d’herbe semblait une petite flamme. Dans l’air embrasé se croisaient des pétillements, des bruissements secs d’étincelles. Enfin, le bras d’un puits se dressa dans le ciel clair, puis une colonne de fumée. Le toit dépaillé d’une chaumière sortit du sol. On entendit aussi le ricanement fin d’une source.

« À qui appartient cette cabane ? demandai-je à mon paysan.

— À une veuve, » répondit-il en souriant malignement.

Les roues de notre chariot fauchaient en gémissant les hautes herbes. Un feu rouge flambait, près de la porte ouverte. Nos bœufs d’eux-mêmes firent halte. Une jeune femme sortit de la hutte. Elle avait les bras et les pieds nus. Ses épais cheveux noirs se tordaient en désordre sur sa nuque. Elle était vêtue d’une chemise brodée d’écarlate et d’un jupon fort court, de couleur bleue. Elle nous salua et nous dévisagea avec persistance de ses magnifiques yeux noirs. Son visage, délicatement modelé, était aussi brun que le sol qu’elle foulait.

C’est sûrement ainsi que la reine d’Égypte, ce beau serpent du Nil, se présenta devant Marc Antoine, quand celui-ci vint dans l’intention de lui ravir sa couronne, et que, pour l’en punir, elle fit de lui le plus humble de ses esclaves.

« Eh bien ! peux-tu nous donner quelque chose à manger, Éva ? demanda mon paysan.

— Je vais voir, » répondit-elle.

Nous entrâmes dans la maison pour y prendre quelque repos. La jeune femme se mit à préparer le repas. Après nous être restaurés, nous nous couchâmes sur un banc de bois qui courait le long de la muraille. Le sommeil nous surprit. Bientôt, cependant, le galop d’un cheval nous réveilla.

Un beau gars hardiment découplé, avec un visage propre à nous inspirer la plus entière confiance, pénétra dans la hutte. C’était un berger. Ses deux grands yeux bleus s’arrêtèrent sur nous avec surprise.

« Ah ! c’est toi, Akensy, s’écria mon paysan.

— Oui, c’est moi. Vous venez de la chasse ? Il se découvrit, et jeta la pelisse d’agneau qui ceignait ses reins, sur un banc, à côté du poêle.

— Nous avons chassé, répéta mon paysan. Mais toi, qui donc t’amène dans ces parages ?

— Je ne suis pas seul, dit Akensy humblement ; il va faire un orage terrible. Nous paissions nos chevaux dans le voisinage. Nous sommes tous venus ici chercher un abri. »

D’autres bergers entrèrent. Éva, qui était sortie, revint. Elle vaquait à son ouvrage sans prendre garde à Akensy Les deux jeunes gens n’échangeaient pas un regard. On sentait bien pourtant qu’un lien les rattachait l’un à l’autre.

« Est-ce son amant ? demandai-je à voix basse à mon compagnon.

— Qui cela ?

— Parbleu, Akensy !

— C’est possible, » répondit-il avec un soupir.

Au dehors, les nuages s’amoncelaient. Il faisait très sombre. Il régnait un calme inusité, un silence effrayant. L’air lourd vous pesait sur la poitrine comme une pierre chaude. Tout à coup un éclair déchira la nue, le tonnerre gronda, et un torrent de pluie s’abattit sur la steppe, fouettant l’herbe impitoyablement. La prairie se changea en un lac. Du gazon semblaient jaillir des flocons d’écume. Où que l’on regardât, on ne voyait qu’une nappe d’eau fortement agitée, d’où sortait la petite chaumière, vraie arche de Noé, soulevée par les flots du déluge.

Les coups de tonnerre se succédaient rapidement. Ils étaient parfois si forts que la terre paraissait se fendre, ébranlée jusque dans les fondements.

Puis un ouragan s’éleva, aussi indomptable, aussi échevelé que l’orage qui s’éloignait. Il dispersa les nuages sombres ; il sécha les larges flaques d’eau qui couvraient le sol. Les éléments reprirent leur tranquillité avec la même rapidité qu’ils avaient mise à se déchaîner.

La pluie avait cessé. Le temps s’éclaircit. La steppe verte resplendit, rajeunie et rafraîchie. Un arc-en-ciel tendit sa courbe lumineuse dans le ciel.

Les bergers s’éloignèrent. Ils chassèrent de l’écurie leurs chevaux qui les emportèrent au galop. Éva était sortie avec eux. Elle les raillait, les yeux étincelants, le rire aux lèvres. Soudain, et comme en proie à une fantaisie diabolique, elle saisit par sa crinière d’ébène un des chevaux, et se hissa sur son dos sans selle ni bride.

« Holà ! gamins, criait-elle, celui qui m’attrapera et me fera prisonnière aura le droit de m’embrasser ! »

Et elle lança son coursier dans la steppe. Les bergers la suivirent, poussant des clameurs sauvages. Akensy, tout pâle, les yeux hagards, eut bientôt devancé ses camarades. Vainement Éva fit rebrousser chemin à son cheval ; vainement elle le fit tournoyer en cercles pressés et reprendre la route de sa chaumière : Akensy la rejoignit lorsqu’elle n’en fut éloignée que d’une cinquantaine de pas. Il la saisit à bras le corps ; il l’assit à ses côtés, et, tandis que le cheval vaincu reprenait sa course, il appuya passionnément ses lèvres sur celles de la belle captive.

Mon paysan se mit à rire.

« Elle n’est pas pour rien fille d’une sorcière, d’une voyante, me dit-il. Regardez comme elle l’a ensorcelé. »

Le soir tombait lorsque nous reprîmes notre route. L’orient étincelait, noyé de vapeurs aux tons bizarres. Un long susurrement remplissait l’air. Le soleil disparut sans projeter la moindre ombre sur la steppe endormie. La lumière qui s’étalait encore par plaques sur le gazon s’éteignit tout d’un coup. Et l’obscurité s’abattit sur la campagne comme un grand voile.

LA NUIT

Plusieurs années s’étaient écoulées. L’automne tirait à sa fin. Je traversais de nouveau la steppe, lorsque j’y fus surpris par la nuit. Le crépuscule répandait dans la campagne des brouillards pareils à des mousselines et qui s’épaississaient à mesure qu’on s’en éloignait. Les arbres s’effeuillaient. Leurs branches nues s’écartaient dans la brume comme les bras d’un homme tombé à l’eau qui demande du secours. Un étang miroitait, mat, gris de plomb. Le vent courait dans la plaine, arrachait aux rameaux leurs dernières feuilles, et jouait à la balle avec les nuages, les dispersant çà et là, déchiquetant leurs voiles sinistres et traînant leurs lambeaux dans les hautes herbes.

Des oiseaux de passage volaient rapidement parmi les foins, ou sautillaient dans les broussailles, se perchant sur les branches mortes, sans pousser un cri, sans animer la solitude. Plus haut, dans le firmament sombre, dont on apercevait la teinte uniforme dans l’intervalle des nuages, bourdonnaient de nombreux essaims d’oies sauvages, de cigognes et de grues émigrant vers la bouche du Dnieper ou du Danube.

L’ombre tomba rapidement. Le calme, le silence de la steppe avaient maintenant quelque chose de solennel. Un frisson d’extase s’empara de nous.

Les étoiles s’allumèrent l’une après l’autre. Il y en eut bientôt un si grand nombre, que je crus n’en avoir jamais remarqué autant. Elles rayonnaient sous la voûte noire et paraissaient se rapprocher. Quelques-unes d’entre elles flamboyaient à l’horizon comme d’immenses cierges allumés en l’honneur d’une fête nocturne. La voie lactée s’étendait, pareille à un large pont étincelant jetée entre la terre et des monceaux de nuages.

Au moment où les chevaux qui traînaient ma petite carriole s’engageaient dans les ondes vertes de la prairie, une lueur éclata à l’horizon, un astre énorme qui grandit, s’allongea, se transforma en un jet de flamme, puis en une immense colonne de feu, d’un rouge ardent.

Mon cocher s’arrêta, regarda dans le lointain et hocha la tête en disant : « Que je sois le fils d’une chienne si ce n’est pas la métairie d’Éva Kwirinowa qui est en train de brûler à cette heure !

— Allons-y donc.

— Pourquoi faire ?

— Pour y porter secours.

— Qu’y a-t-il à sauver dans une baraque de bois et de paille ? Avant notre arrivée, tout sera un monceau de cendres.

— Peu importe. Allons-y !

— Je veux bien y aller, puisque monsieur l’exige, » reprit le cocher.

Et il tourna bride.

Tantôt le sol gémissait sous la pression des roues de notre équipage, tantôt nous glissions sans bruit sur le gazon, moelleux comme du velours. Tout à coup une forme sombre surgit près de nous dans la fougère. Elle nous héla et vint à nous en courant :

« Emmenez-moi, gémit-elle, ayez pitié de moi ! je me suis égarée dans la steppe.

— Et qui es-tu ?

— Une pauvre fille attachée au service d’Éva Kwirinowa.

— Tu viens de la métairie ? mais elle est en feu ! Nous y allons justement porter secours. »

La jeune fille fit, avec la main, un geste qui indiquait clairement que tout secours était inutile.

« Comment l’incendie a-t-il éclaté ?

— Comment l’incendie a éclaté !… répéta l’enfant d’une voix morne et avec étonnement… Eh ! comment aurait-il éclaté si elle n’avait mis le feu elle-même ? Elle en avait bien le droit. Qui donc aurait pu l’en empêcher ? C’était sa volonté…

— À qui ? à Éva Kwirinowa ?

— Oui, Éva Kwirinowa. Que Dieu lui fasse grâce ! »

La colonne de feu disparut. Elle fut remplacée par un panache de fumée, taché de rouge sombre.

« À présent, tout est fini, soupira la jeune fille.

— Qu’est-ce qui est fini ? m’écriai-je ; allons, parle !

— Cela s’est passé aujourd’hui, dans l’après-midi, commença-t-elle. Le soleil allait se coucher, lorsque M. Dolgopolski s’arrêta par hasard devant notre maison. Il était à cheval. Il revenait de la chasse, je crois. Bref, il était horriblement las. Il arrêta son cheval et siffla. Je m’élançai dehors et saisis ses rênes. Mais elle… elle se tenait déjà là sur le seuil de la maison.

— Éva Kwirinowa ? demanda le cocher.

— Qui donc voulez-vous que ce soit ? reprit l’enfant. Et quand elle aperçut le noble seigneur, elle eut un mauvais sourire. Oh !… elle pouvait sourire, voyez-vous, à vous glacer le cœur dans la poitrine.

— Mon seigneur me fait-il vraiment la grâce de me rendre encore visite ? commença-t-elle d’une voix qui me fit frémir.

— Je ne viens pas te rendre visite, répondit M. Dolgopolski. Je me suis égaré, je suis brisé de fatigue. Il faut que je me repose un instant chez toi. » Il descendit de cheval, attacha sa bête à un poteau et entra avec Éva Kwirinowa dans la cabane. Elle marchait devant, il la suivait. Sur la porte, elle se retourna et me fit signe de rester dehors. Je demeurai donc près du cheval. Je rassemblai du fourrage que je lui donnai. Je lui cherchai aussi de l’eau, et il la but. À l’intérieur, je les entendis parler haut, d’une voix forte et irritée.

» Qu’ont-ils donc à se disputer ? me demandai-je.

» Mais je n’osai pas désobéir à ma maîtresse, je ne bougeai pas.

» Tout devint calme. Elle sortit et rentra à plusieurs reprises, marchant sur la pointe des pieds. Une fois, elle resta un instant devant la maison ; elle mit sa main sur ses yeux et regarda de tous côtés pour voir s’il ne venait personne.

» Le soleil était couché. Il se faisait tard. Soudain, elle sortit de nouveau. Elle s’était parée de la tête aux pieds, comme pour se rendre à l’église ou à la foire annuelle. Elle portait des bottes rouges, un jupon éclatant, et, par-dessus sa chemise brodée, toute fraîche et aussi blanche que la neige, sa pelisse neuve, de drap bleu, garnie d’une toison d’agneau blanc. Autour du cou, elle avait bien dix rangs de gros coraux entremêlés de sequins étincelants. Sa tête était prise dans un foulard rouge. C’était une belle femme, monsieur ! Elle me parut plus belle et plus majestueuse que jamais !

» Que va-t-elle faire ? me demandai-je.

— Donne-moi la corde, me dit-elle tout bas.

— Je l’ai prise pour étendre du linge, répliquai-je.

— Mets le linge par terre, jette-le n’importe où, continua-t-elle. Apporte-moi cette corde ! »

» Je la lui remis. Elle se faufila dans la cabane, sans bruit, et plus habilement qu’un chat.

» Que veut-elle bien faire de cette corde ? me disais-je. Je m’approchai à pas furtifs de la fenêtre, et je plongeai à l’intérieur. Ils ne pouvaient m’apercevoir, parce que dehors tout était obscur ; mais moi je vis très-bien ce qui se passait dans la chambre, car Eva Kwirinowa avait allumé une bougie qu’elle posa sur la table. J’entendis aussi distinctement leurs paroles, la fenêtre ayant un carreau brisé et raccommodé avec du papier.

» M. Dolgopolski sommeillait, couché sur le banc du poêle. Lorsque le jet de lumière tomba sur lui, je vis qu’elle s’était servie de la corde pour le garrotter. Elle lui avait lié les mains et les pieds, et l’avait attaché solidement au banc par le milieu du corps.

» Éva Kwirinowa était à ses côtés lorsqu’il se réveilla. Il essaya de s’étendre, de se lever ; les cordes l’en empêchèrent.

« Que signifie cette odieuse plaisanterie, s’écria-t-il, et pourquoi ces habits somptueux ?

— Aujourd’hui, c’est pour moi une grande fête, répliqua Eva. Le jour est venu où je puis enfin me venger de vous. »

» M. Dolgopolski essaya vainement de rompre ses liens. Il appela au secours, mais personne ne l’entendit que moi, et comment aurais-je pu le délivrer, moi pauvre et faible créature ?

» Éva Kwirinowa s’était assise tranquillement. Elle riait. Ah ! quel rire âpre et effrayant !

« Taisez-vous, ou je vous coupe la langue, lui dit-elle enfin. »

» Elle se leva et prit un couteau. Il se tut. Il savait à qui il avait affaire. Elle était capable d’exécuter sa menace.

» Quand elle vit qu’il se soumettait, elle jeta le couteau sur la table et se rassit à côté de lui.

« Vous repentez-vous du mal que vous m’avez fait ? demanda-t-elle avec calme, fièrement.

— Comment serait-il possible de me repentir d’avoir été aimé d’une jolie femme ? » repartit M. Dolgopolski avec ironie.

» Il ne pressentait pas ce qui l’attendait.

« … Et tu es encore belle, Éva, sais-tu cela ? Allons, viens m’embrasser !

— Ne plaisantez pas, dit-elle froidement. Vous avez agi indignement avec moi, entendez-vous ? indignement ! J’aimais Akensy… je l’ai épousé par amour… Je lui avais donné deux beaux enfants ! Vous vîntes !…

— N’es-tu pas widma, s’écria M. Dolgopolski, et fille de widma ? Ne m’as-tu pas donné un philtre amoureux ?

— C’est vrai, je le confesse.

— Que me veux-tu alors ?

— Je vous aimais. Je voulais vous voir dans mes bras, reprit Éva.

— Dans tes bras ! s’écria M. Dolgopolski. Tu voulais me voir à tes pieds, et tu y es arrivée. N’ai-je pas mendié tes faveurs comme un pauvre demande un pain ?

— Bon, bon ! s’écria-t-elle. Et alors… Je vous ai enivré de félicités, n’est-ce pas ? Lorsque mon mari… lorsque Akensy… j’ai…

— Quand ce fou s’est permis de me menacer !…

— Ne lui avais-je pas versé du poison ? n’en ai-je pas donné à mes enfants, — mes enfants ! — parce qu’ils vous ennuyaient ? demanda-t-elle, toujours calme, sans faire un geste.

— Ai-je exigé de toi un tel sacrifice, exécrable créature ? » hurla-t-il.

» Elle ne l’écouta pas et continua :

« Mais vous, vous avez fait un jour la connaissance d’une riche demoiselle. Elle était blanche ; elle avait des boucles blondes ; elle portait du velours, de la soie, de la zibeline. Et vous m’avez trahie, vous m’avez raillée, vous m’avez fait chasser par vos chiens ! De cette jeune fille vous avez fait votre femme ! Cela n’est-il pas ainsi ? Oui, je ne me trompe pas. Et maintenant, je vous tuerai, moi !

— Folle ! cria-t-il.

— Non, je ne suis pas folle, » répondit-elle.

» Elle se leva, apporta du foin et de la paille, et y mit le feu.

« Que fais-tu, » hasarda-t-il ?

» Il était devenu pâle, ses dents claquaient.

« Je mets le feu à ma cabane, répondit-elle avec son mauvais sourire. Nous allons mourir tous deux dans les flammes. »

» Je voulus m’élancer dans la chambre ; je ne sais vraiment pas à quoi j’aurais servi, moi, pauvre et faible femme ! J’essayai d’ouvrir la porte. Elle était verrouillée, barricadée. J’appelai Éva Kwirinowa, je criai au secours ! Le grésillement des flammes seul me répondit, et la bise qui soufflait tristement dans la plaine remplissait la campagne d’une plainte aigre. Une angoisse indicible me saisit. Je ne parvins même pas à réciter une prière. Je m’éloignai en tremblant, et je m’enfuis, affolée, à travers la steppe. »

 

À ce moment, nous regardâmes tous dans la direction de la maison d’Éva Kwirinowa. L’incendie était éteint. La fumée serpentait mollement dans l’air, y entrelaçant ses brunes arabesques. La prairie était déserte. Nous étions seuls. Sur nos têtes étincelait la nuit de la steppe, cette nuit profonde, solennelle, avec son souffle embaumé et mystérieux, avec ses astres, rouges comme des aigrettes de braise.