À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/Pintschew et Mintschew. — Récit Juif
A Kolomea : Contes juifs et petits russiens, Hachette, (p. 1-53).
PINTSCHEW ET MINTSCHEW
RÉCIT JUIF
Des clameurs, où des exclamations de gaieté se mêlent à des éclats de voix irritée, sortent bruyamment de la chaumière enfumée de Markus Jolles, le marchand, et se répercutent au loin, portées par la brise tout imprégnée d’un parfum pénétrant de framboises et de roses. On entend aussi des grincements d’instruments qui ressemblent à des plaintes humaines, et qui tantôt éclatent tous ensemble, tantôt se contrarient aigrement, comme des voix avinées dominant le tapage étourdissant de quelque foire galicienne.
Les accents criards de deux violons se mêlent aux gémissements désespérés d’un juif besoigneux et d’un paysan plus besoigneux encore, qui, pareils à un ange et à un démon qui s’arrachent une âme, se disputent à propos de l’achat d’une vieille paire de bottes et se démènent de telle sorte qu’ils plongent et reparaissent dans la foule comme s’ils étaient assis dans une britschka démantibulée, et s’ils affrontaient dans ce pileux équipage les aspérités d’une de nos chaussées polonaises.
Plus loin la contre-basse ronfle, semblable à la voix grasse et chevrotante d’un vieil agent de police russe ; elle est accompagnée par le chant timide et mélancolique de quelque paysanne petite-russienne, et au milieu de ce tumulte retentissent soudain des cris perçants : ceux de quelque enfant égaré dans la foule peut-être ? Non, c’est une cymbale et une flûte discordantes qui viennent de rendre ces sons aigus et douloureux.
Dans la grande salle au plafond couvert de suie et si bas qu’il semble peser sur les fronts des convives, dansent des hommes avec de longues barbes et de longs kaftans, et des femmes aux diadèmes brodés de perles. Ils ne dansent pas ensemble ; les kaftans tournent en mesure avec les kaftans, et les diadèmes avec les diadèmes. C’est une noce juive. La mariée est assise sous une sorte de dais, et grignote un biscuit, qui a l’air d’être pétrifié, et le marié, vêtu d’un talar de soie, un grand bonnet de martre sur la tête, se tient dehors, dans l’air lourd, embaumé par les roses et les framboises, et parle à un homme en redingote lilas. Il ne s’agit ni d’une affaire d’honneur ni d’un marché ; la jalousie non plus n’est pour rien dans leur discussion, ces deux juifs étant aussi poltrons l’un que l’autre. Et cependant ils se disputent et s’injurient avec une violence inouïe et crient tous les deux comme s’ils haranguaient une multitude.
Ils discutent un passage du Talmud.
Pintschew, le marié, a, selon l’usage, expectoré à la face de ses hôtes un splendide discours talmudique. Tout le monde s’en est montré satisfait ainsi que du meth[1] qui circulait abondamment pendant le sermon. Et voilà que Mintschew se permet de faire des critiques ! Il prétend que les prières publiques ne sont prescrites ni dans la Thora, ni dans le Talmud, qu’elles ont été instituées beaucoup plus tard par les rabbins, et que, par conséquent, un juif intègre ne pèche pas s’il refuse de s’y associer.
Là-dessus éclate une querelle. Cette querelle se prolonge durant le repas, elle se continue dans la salle du bal, puis sur la chaussée.
La manière dont se disputent Pintschew et Mintschew donne une idée parfaite de leurs différents caractères.
Pintschew, le long et maigre Pintschew, dont la face terreuse et criblée de taches de rousseur rappelle l’œuf moucheté de la perdrix, dont le nez ressemble à une éponge fixée au milieu de son visage, et dont les yeux d’un bleu pâle clignotent comme s’ils étaient constamment éblouis par une vive lumière ; Pintschew est doué d’un tempérament aussi irritable que les mèches de ses cheveux qui s’enroulent en anneaux capricieux sur sa tête, et s’allongent le long de ses tempes comme autant de flammes dévorantes.
De son état, Pintschew est couturier pour dames, ce qui ne l’empêche pas de parler comme un général qui harangue ses soldats et n’en attend aucune objection. Si on a le malheur de le contredire, il s’allume, il perfore son adversaire de coups d’œil sinistres, bien qu’il soit parfaitement incapable de tuer une mouche qui s’attacherait à son épaule et se gorgerait de son sang. Quand on l’irrite il gesticule, et les imprécations se pressent sur ses lèvres comme autant d’essaims d’abeilles.
Mintschew, lui, parle peu aux hommes. Il n’a guère affaire qu’à ses chevaux, deux misérables haridelles qui ne répondent à ses questions que par des mouvements d’oreilles, des coups de queue, ou tout au plus par quelque hennissement. Mintschew a adopté un langage ferme et bref, comme s’il eût été avare de ses paroles, comme si chacune d’elles eût eu à ses yeux une valeur inexprimable. Et c’est non seulement dans sa façon de parler, mais encore dans ses manières qu’il a l’habitude d’être calme. Quand il dit quelque chose, il ne remue pas les lèvres, il ne gesticule ni avec les pieds ni avec les mains.
Ce sont encore ses yeux qui expriment le plus clairement ses pensées, de grands yeux noirs et ardents qui étincellent sous son front bombé, des deux côtés de son grand nez, dont la bosse ressemble à une selle turque, des yeux de braise qui tantôt se fixent rêveusement sur vous, tantôt clignotent avec des éclairs de raillerie, tantôt regardent tristement dans le vague, mais qui, toujours, conservent leur expression aimable et leur flamme bienveillante.
Ils étaient beaux surtout lorsque Mintschew souriait. Et il souriait souvent, le bonhomme. Il avait aussi un geste familier. Il lissait volontiers ses cheveux en arrière. Sa personne ne montrait pas l’humilité habituelle aux gens de sa race. On eût pu le croire fier, s’il eût jamais eu l’air de se tenir pour meilleur que les autres. Cette fierté n’éclatait que dans sa tenue qui donnait à sa taille trapue, quoique bien faite, quelque chose de guerrier. Inutile de dire que Mintschew n’avait jamais porté le colback et qu’il considérait un fusil avec la même terreur que la plupart de ses pieux coreligionnaires.
Tandis qu’ils se disputaient, ou plutôt tandis que Pintschew se démenait et que Minstchew, toujours calme, l’excitait de temps à autre comme quelqu’un qui attise un brasier pour le ranimer, Schaines parut sur le seuil de la maison, regarda tout ébahi les deux interlocuteurs, secoua la tête et disparut.
Pintschew et Mintschew, tout à leur discussion, ne le remarquèrent pas.
« Connais-tu le Talmud, vociférait justement Pintschew ? Non, tu n’en connais pas le premier mot. Aussi est-ce parfaitement inutile de discuter avec un idiot, avec un amharez[2] comme toi. Mais, après tout, je tiens à t’instruire, quand ce ne serait que pour le salut de ton âme. Donc le Talmud nous enseigne à considérer la prière comme un devoir. C’est dans le Tractat Thaarit que le Talmud nous recommande les prières. Il en appelle à Moïse, le Talmud, à Moïse, qui a dit, IIe livre de Moïse, chap. xxiii et xxv : « Il est nécessaire que vous imploriez l’Éternel notre Dieu. » Et plus loin, Moïse dit encore : « Lui, — c’est de Dieu dont il est question, — Lui, vous le servirez de tout votre cœur. » Il arrive alors qu’on se demande : De quelle manière l’homme doit-il servir l’Éternel de tout son cœur ? Réponse : Par la prière. Il en résulte que la prière est un devoir institué par Moïse. »
Mintschew sourit.
« Nous ne parlions pas précisément de la prière, hasarda-t-il ; c’est de la prière dans les écoles dont il est question. Mais, puisque tu as passé à un autre sujet, je vais répondre à ce que tu affirmes : Eh bien ! non, Moïse n’a pas institué la prière.
— Il ne l’a pas instituée ! »
Pintschew leva les bras au ciel, et se mit à cabrioler dans la boue deçà et delà. Sa colère était si forte, que ses dents claquaient.
« Et nous n’avons pas le droit de considérer la prière comme un office divin, ajouta Mintschew avec un grand calme.
— La prière n’est pas un office divin !
— Non, ce n’est pas un office divin, reprit Mintschew. La prière, chez nous, est généralement considérée comme un abedah. C’est une grave erreur. Rendre service à autrui, n’est-ce pas ? cela veut dire accomplir à la place de quelqu’un un acte qu’il ne veut ou ne peut accomplir. »
Pintschew approuva vivement de la tête.
« Par conséquent, si, en priant, nous rendons un service à Dieu, il en résulte que Dieu devrait prier lui-même, et que l’homme se charge de ce devoir à sa place, parce qu’il ne peut ou ne veut le remplir. Donc la prière est simplement une absurdité.
— Absurdité ! Holà ! Mintschew, absurdité ! Mais, dans ce cas, le Talmud aussi est absurde, la Thora est absurde, ou c’est toi qui es un âne. »
En ce moment, Jossel, le boute-en-train le plus en vogue de la contrée et qui, depuis deux heures, faisait rire toute la noce, parut sur le seuil de la maison. Il considéra un instant les deux interlocuteurs, et entonna doucement d’une voix nasillarde le couplet suivant :
Sans moi, il y a aujourd’hui assez de fous dans le monde.
Car les rues regorgent d’insensés qui me font concurrence.
Ravi de son improvisation, Jossel rentra dans la salle du bal pour dire à la société que Pintschew et Mintschew se disputaient encore.
Les deux amis n’avaient nullement remarqué sa présence.
« Et qui te prouve que Dieu ne prie pas ? exclama soudain Pintschew avec un éclair de triomphe.
— Qui implorerait-il ? ricana ironiquement Mintschew. Lui-même, peut-être ?
— Certainement il s’implore lui-même.
— Donne-m’en la preuve, Pintschew.
— Rien n’est plus simple.
— Alors ?
— Connais-tu le Talmud ? reprit Pintschew fièrement, en se dandinant sur ses talons, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, les pouces passés dans sa ceinture. Non, je sais que tu ne le connais pas. Eh bien, Mintschew, le Talmud nous dit que Dieu prie, et même il nous donne des preuves à l’appui. »
Mintschew éclata de rire.
« Voici ce que le Talmud nous enseigne dans le Tractat Barachol. Il est possible que tu n’aies jamais entendu parler du Tractat Barachol, cher Mintschew. Eh bien ! c’est dans le Tractat Barachol que le Talmud nous prouve que Dieu prie. Il le fait dire par le prophète Isaïe. Voici ce que dit Isaïe sous l’inspiration de Dieu : « Je les conduirai à la montagne de ma sainteté, et les introduirai dans ma maison de prières. »
— Qu’est-ce que cela prouve ?
— Tu n’as donc pas remarqué que Dieu ne dit pas leur maison, mais ma maison de prières ?
— Folie ! interrompit Mintschew. Quand Dieu dit ma maison de prières, il entend par là le temple que les fidèles lui ont élevé. »
Mais Pintschew n’était pas homme à se laisser interrompre pour si peu. Il commença à vociférer et à hurler comme un malheureux qui appellerait à l’aide, à la fenêtre d’une maison incendiée.
« Non, mille fois non, répétait-il, Dieu ne dit pas leur maison, mais ma maison de prières. Il s’ensuit que Dieu a un temple, et, s’il a un temple, il est probable qu’il y prie.
— Et serais-tu assez aimable pour me dire ce que Dieu demande dans sa prière ? objecta Mintschew en effeuillant une rose et en promenant voluptueusement les pétales sous ses narines. Allons, parle, puisque tu es un savant, puisque tu te crois un Jlau[4].
— Certainement, je parlerai, repartit Pintschew, pâle et tremblant de tous ses membres.
— Eh bien ! que demande l’Éternel ?
— Le Talmud…
Ici la voix de Pintschew sifflait à peine entre ses dents.
— Le Talmud rapporte dans le Tractat Barachol, ix, que Dieu s’adressa la prière suivante :
« Je désire que ma colère soit dominée par ma compassion. »
— Assez ! interrompit Mintschew, assez ! Ne sens-tu pas, monstre, que tu offenses Dieu ?
— Moi… je… j’offense Dieu !… »
Pintschew s’approcha de Mintschew, prêt à lui arracher la barbe.
« Ne comprends-tu pas que tu abaisses Dieu en prétendant qu’il a besoin de prier pour faire dominer sa colère par sa clémence ? Et, si même sa colère était si forte qu’il ait besoin de la faire vaincre par sa miséricorde, ne comprends-tu pas que Dieu n’a qu’à vouloir pour que cela arrive ? Si tu prétends que l’Éternel a besoin de prières, tu doutes non seulement de sa bonté, mais encore de sa toute-puissance ! »
Pintschew demeura un instant anéanti.
« Allons, n’as-tu rien à objecter ? demanda Mintschew après un instant. Que rapporte encore le Talmud ? »
Pintschew se taisait, la tête basse.
Kauniz Blauweisz, l’aubergiste, sortit en ce moment pour prendre un peu l’air. Il s’arrêta près des deux interlocuteurs qui ne s’aperçurent pas de sa présence.
« Au temps de Moïse, recommença Mintschew, on n’offrait dans le temple que des sacrifices. Aucune prière n’y était prononcée.
Blauweisz dressa les oreilles et se retira dans l’angle de la porte, pour mieux écouter sans être vu. Son visage rouge et replet prit aussitôt une expression de grand intérêt et de curiosité.
« Moïse, dans ses écrits, ne fait nulle part mention de prières publiques, continua Mintschew. Il n’indique ni l’endroit ni l’heure où elles doivent avoir lieu. Le Talmud, qui, dans ses récits, n’omet rien, pas même les faiblesses elles fautes de Moïse, le Talmud n’indique aucun lieu destiné à la prière, soit par Moïse, soit par quelque autre prophète. Et Maïmonides, dans son livre Jad-Hacha Sakak, va jusqu’à dire : « Ni le nombre des prières, ni leur forme, ni l’heure à laquelle elles doivent avoir lieu ne sont prescrits dans la Tharaï. »
Blauweisz secoua deux fois sa grosse tête, en signe d’affirmation.
Pintschew s’était assis sur une caisse vide qui se trouvait devant la maison de son beau-père ; une sorte de fièvre le secouait. Il avait fourré ses mains dans les larges manches de son tabar de soie, et son visage disparaissait presque entre les pointes de son large col et son haut bonnet de martre, de sorte qu’on n’apercevait plus que ses yeux qui papillotaient.
« Et pourtant que dit Moïse dans son IVe livre, vi, 24, où il prescrit comment les fidèles… avec la bénédiction des prêtres… et v, 26, — 1-12, comment ils apportaient au temple les prémices de leurs récoltes… et encore v, 14, — 22-29, où il est dit comment ils avaient à se comporter en offrant la dîme ? Tout cela ne peut-il passer pour un office divin ? Et oses-tu prétendre que celui qui apportait au temple une offrande de reconnaissance ou d’expiation, la présentait à Dieu sans lui rendre grâces ? Non, avoue au moins que tu n’oses pas l’affirmer ! »
Ici, Pintschew s’émut et recommença à vociférer.
« Celui qui apportait une offrande s’adressait sûrement à l’Éternel. Par conséquent il priait ; il priait dans le temple, donc publiquement. N’est-il pas question dans le livre de Samuel, i, 1-9, et même encore plus loin, de la prière de Hanna ? Et dans le livre des Rois, viii, 15-62, de la requête de Salomon ? Salomon ne dit-il pas clairement dans sa prière : « Écoute, ô Dieu ! celui que l’amertume de son cœur attire dans ce saint lieu pour t’y invoquer. » Et cela n’est-il pas une preuve évidente que non seulement lui, mais d’autres encore y ont prié ? Et ne parle-t-on pas dans le livre de Daniel, ix, 4-12, de la requête que ce prophète adressait à Dieu trois fois par jour ?
— C’est vrai, avoua Mintschew ; mais Daniel priait dans sa maison.
— Et David, donc ! David n’a-t-il pas inauguré la musique durant les sacrifices ? Ne composait-il pas et ne chantait-il pas lui-même des hymnes ?
— Sans doute, répondit Mintschew ; toutefois, permets : ces hymnes n’étaient pas chantées par le peuple, mais seulement par les lévites et les prêtres.
— Esra, dans sa Schehmoneh-Essreh, n’a-t-il pas prescrit dix-huit espèces de bénédictions ?
— Tout ce que tu avances, repartit Mintschew d’un ton très-calme, montre que des prières étaient adressées à l’Éternel, mais ne prouve nullement que ces prières étaient ordonnées ou se rattachaient à l’office divin public. Quant à ce qui concerne la Schehmoneh-Essreh, mon bon, Esra ne peut l’avoir composée, entends-tu ?
— Esra n’aurait pas écrit la Schehmoneh ! cria Pintschew en bondissant. Écoute, ô peuple, et prête l’oreille ! »
Le peuple, pour le moment, n’était représenté que par Kauniz Blauweisz, l’aubergiste, qui se tenait toujours blotti dans l’angle de la porte et écoutait de toutes ses oreilles. Il fut assez aimable, cependant, pour obtempérer à la requête de Pintschew. Il se retira plus profondément dans l’ombre, et retint son haleine, la bouche béante.
« Esra n’a pas composé la Schehmoneh, continua Mintschew. Comment pourrait-il l’avoir écrite ? La Schehmoneh dit : « Rétablissez l’usage des sacrifices dans vos temples. » Or, comme ce furent les premiers Juifs revenus de la captivité de Babylone qui reconstruisirent l’autel à Jérusalem et rétablirent l’usage des sacrifices l’an 3391, Esra, qui n’est venu qu’en l’an 3413, par conséquent vingt-deux ans plus tard, Esra n’a pu prescrire ni les prières ni les sacrifices. »
Ici, Blauweisz secoua la tête à plusieurs reprises en murmurant : « Quel cerveau, bon Dieu ! »
« Et avec cela, conclut Mintschew, le Talmud, ce même Talmud que je passe pour ne pas connaître, affirme dans le Tractat Barachol, que tu connais si bien que les « dix-huit paroles de bénédiction » datent de la destruction du second temple, et ont été écrites par le rabbin Simon Hamaliel. »
À ce moment, de l’intérieur, quelqu’un appela Kauniz Blauweisz, qui rentra tout effrayé dans la salle du bal. Et comme Markus Jolles, le marchand, fut le premier convive qu’il rencontra, il se pendit à son bras et lui demanda :
« Pour l’amour de Dieu ! qui est l’homme qui se dispute dehors avec votre gendre ? Le malheureux Pintschew est tondu comme un mouton !
— Hé ! qui serait-ce, repartit aigrement Jolles, qui durant cette soirée se comparait lui-même intérieurement à un mouton aux mains du tondeur, qui serait-ce sinon Mintschew ? Depuis qu’ils sont au monde, ces deux êtres n’ont pas cessé de se disputer ! »
L’orchestre s’était tu. Les invités s’éloignaient peu à peu. Pintschew et Mintschew continuaient leur discussion, sans saluer personne.
Blauweisz sortit de sa maison ; il avait mis son haut bonnet de martre ; il était maintenant le type de l’aristocrate juif. Derrière lui marchait une belle fille, tout échauffée par la danse et pelotonnée dans un cachemire rouge. Elle s’arrêta à la porte, fixant ses grands yeux dans l’ombre, comme si elle cherchait quelqu’un. Au même instant retentit la voix de Pintschew.
« Il est prouvé, criait-il, que les Juifs, après la destruction de leur temple, tenaient des réunions publiques.
— C’est vrai, répondait Mintschew, mais ils ne se réunissaient pas pour prier. Ils se réunissaient pour discuter, pour lire et expliquer la loi mosaïque et les prophéties. Du reste, ces lieux, les Juifs ne les appelaient pas maisons de prière, mais bien « ben kakanessech » (lieu de réunion), un nom qui correspond au mot grec « synagogue ». Aujourd’hui, les Israélites appellent ces lieux des écoles, ce qui indique suffisamment qu’on y vient dans le but de s’y instruire, et pas du tout pour y prier. »
La jolie fille était restée immobile devant la porte.
« Mintschew ! appela-t-elle d’une voix douce.
— Esterka ! répondit-il ; c’est vous ? »
Il s’approcha d’elle et contempla un instant les beaux yeux de la juive, qui lui sourit, puis disparut dans l’obscurité.
« Mintschew ! geignit Pintschew, inquiet comme un enfant qui a perdu sa mère ; Mintschew, mon doux Mintschew, où donc es-tu ?
— Ici ! qu’y a-t-il ?
— Ne t’en va pas, je t’en prie.
— Mais il est temps de se retirer.
— Eh bien ! attends-moi. Je vais t’accompagner. »
Il saisit Mintschew par le bras, et se maintint solidement près de lui.
« Mintschew, tu en appelais au Talmud, me semble-t-il. Mais le Talmud ne dit-il pas, dans le Tractat Barachol, 4, que les prières étaient ordonnées aux patriarches ? C’est Abraham qui a institué la prière matinale.
— Possible, railla Mintschew ; tout cela m’importe peu. »
Il pressa le pas.
« Ne lit-on pas dans le Ier livre de Moïse, 19-27 : « Abraham se rendit dès l’aube au lieu où il avait l’habitude de se tenir en la présence de Dieu » ?
— Alors ?… »
Mintschew s’arrêta subitement.
« Alors… »
Pintschew, tout ébahi, regarda le visage de son adversaire, qu’il se flattait d’avoir anéanti.
« Alors ? répéta Mintschew.
— Alors… dit encore Pintschew, que veux-tu donc de plus ? Le mot employé par les saints livres n’est-il pas « omed », et « prier » n’a-t-il pas la même étymologie ?
— Admettons que ces deux mots aient la même étymologie ; admettons aussi qu’Abraham ne se soit pas seulement tenu en la présence de Dieu, mais encore qu’il l’ait invoqué. Cela prouve qu’Abraham a accompli cet acte un matin seulement, et pas du tout qu’il ait institué la prière matinale.
— Prête l’oreille, ô peuple, il contredit le Talmud maintenant, » s’écria Pintschew.
Et comme il vit que Mintschew s’éloignait précipitamment, il se mit à courir après lui en criant à gorge déployée. Quand il le rattrapa, il était horriblement essoufflé.
« Isaak n’a-t-il pas recommandé la prière ? Qui peut le nier ? Toi, peut-être. Nie-le, si tu l’oses. Ne lit-on pas dans Moïse, i, 24-63 : « Isaak se rendit aux champs, le soir, pour y prier.
— Moïse ne dit pas « prier ». Il dit : « Isaak sortit pour se promener, pour « aller surveiller ses terres. » — Et Jacob, continua Pintschew. Qui donc a institué la prière du soir, sinon Jacob ?
— Tu remontes trop haut, mon bon, » ajouta simplement Mintschew.
Tout en causant, les deux amis avaient atteint la demeure de Mintschew.
« Ah ! je remonte trop haut ! vociféra Pintschew hors de lui. Maintenant, il est temps d’aller dormir. »
Il tourna sans façon le dos à Mintschew. Mais celui-ci l’avait déjà saisi par la manche. Ils recommencèrent le chemin qu’ils venaient de parcourir.
« Et s’il plaît au Talmud de faire dater de très-loin ce qu’il rapporte ? reprit Pintschew ; et si je te prouvais cela, moi, que dirais-tu ?
— Si tu me le prouvais ! »
Mintschew fut pris d’un rire si violent que tout son corps en trembla. Sa gaieté, toutefois, était factice et son rire presque glapissant.
« Oui, vraiment, continua Pintschew. Il est dit dans le Talmud : « La prière de celui qui parle chaldéen ne sera pas transmise à l’Éternel par ses anges, car les anges ne comprennent pas le langage chaldéen. » N’est-ce pas parfaitement exact ? demanda Pintschew avec un calme désespérant.
— Mais, Pintschew !… »
Ici, Mintschew se mit à rire de tout son cœur, comme un enfant joyeux.
« Puisque les anges connaissent tout ce qui se passe dans le cœur des hommes, comment veux-tu qu’ils ne comprennent pas le chaldéen ?
— Ils ne comprennent pas, puisque c’est le Talmud qui le dit, repartit Pintschew.
— Allons donc ! »
Pintschew se boucha les oreilles.
« Les anges ne comprennent pas le chaldéen, cria-t-il, non, ils ne le comprennent pas !
— Je te dis, moi, qu’ils le comprennent.
— Non.
— Oui.
— Non.
— Oui.
— Non. »
À présent les deux amis se trouvaient de nouveau devant la maison de Markus Jolles, dans l’air suave chargé du parfum des framboises. Il n’y avait pas une âme sur la route. Les lumières de la maison étaient éteintes ; au rez-de-chaussée seulement éclatait une lueur rouge. Au ciel, les étoiles étincelaient dans l’obscurité, et derrière le rideau d’une fenêtre, au rez-de-chaussée, dans la lueur rouge, la jeune femme de Pintschew épiait la conversation des infatigables talmudistes, en retenant son haleine.
« Soit, continuait Mintschew, les anges ne comprennent pas le chaldéen.
— Certes, ils ne comprennent pas.
— Mais pourquoi, alors, demanda Mintschew avec son sourire tranquille, pourquoi les rabbins s’opposent-ils à ce que les prières soit prononcées en allemand, puisque nulle part il n’est dit que les anges ne comprennent pas la langue allemande ?
— Ah ! c’est… parce que… »
Pintschew se redressa anéanti.
« Bonne nuit, Pintschew ! »
Le rideau se froissa convulsivement.
« Attends donc… je veux… »
Mintschew s’en allait à grands pas.
« Écoute, lui cria Pintschew… tu sais bien… »
Mintschew s’éloignait.
Pintschew se mit à hurler et à courir bien fort pour le rattraper.
« Au ciel il y a douze… douze portes… destinées aux douze tribus d’Israël… et chacune de ces portes… Mais arrête-toi donc ! »
Il venait de rejoindre Mintschew.
« Ah ! je ne puis plus respirer… Chaque… porte… sert de passage aux prières d’une tribu. Depuis, on a composé de nouvelles prières et l’on n’a pas construit de nouvelles portes… Partant, ces requêtes ne peuvent arriver jusqu’à Dieu. Comprends-tu ? »
Ils reprirent, tout en causant, le chemin de la demeure de Mintschew. La jeune femme, cachée derrière son rideau, poussa un gros soupir. Mais Pintschew ne s’en inquiétait guère. Il se promena avec Mintschew toute la nuit, au milieu de la rue. Tantôt Pintschew accompagnait Mintschew ; tantôt c’était Mintschew qui reconduisait Pintschew, qui, lui, à son tour, se faisait une joie de retourner avec son ami. Ils discutèrent jusqu’au matin, et avec un tel zèle qu’ils s’enrouèrent horriblement. Les étoiles pâlirent l’une après l’autre ; quant à la jeune femme, elle resta assise près de la fenêtre, tendant l’oreille, jusqu’à ce que le vent du matin agitât doucement le rideau derrière lequel elle se tenait, et que l’orient se teignît peu à peu d’une lueur laiteuse.
« Et maintenant que tu m’as prouvé qu’on ne peut prier en chaldéen, es-tu plus avancé que tout à l’heure ? railla Mintschew.
— Ah ! maintenant tu reconnais que j’avais raison ? s’écria Pintschew fièrement.
— Oui ; mais explique-moi comment il se fait que la plupart de nos prières sont composées d’un mélange d’hébreu et de chaldéen et qu’elles sont écrites dans un langage que non seulement les anges ne comprennent pas, mais dont nous ne saisissons pas nous-mêmes le premier mot. Et, dis-moi, que penses-tu d’un service divin durant lequel les fidèles marmottent des phrases dont ils ne comprennent pas le sens ? Franchement, n’est-ce pas de la folie, mon bon Pintschew ?
— Non, reprit triomphalement Pintschew, ce n’est pas de la folie. Ne lit-on pas dans Moïse, 5, 6, 14 ? « Écoute, Israël ! » Par conséquent, le devoir d’un juif intègre est d’écouter et non de comprendre lorsqu’il prie. »
Mintschew éclata de rire ; la jeune femme se pencha hors de la fenêtre, toute pâle, les yeux cernés. Cette fois, Pintschew rentra chez lui sans ajouter un mot.
Pintschew et Mintschew se disputaient depuis qu’ils étaient au monde. On ne se rappelait pas les avoir vus converser tranquillement. Ils pouvaient à peine se tenir debout que déjà ils s’arrachaient leurs jouets. Ainsi, par exemple, Pintschew monté sur un magnifique poney de bois aurait vu Mintschew aller à cheval sur un méchant bâton cueilli dans une haie voisine, vite il aurait abandonné son magnifique coursier pour galoper sur le bâton de Mintschew. Leurs disputes finissaient ordinairement par des coups, des cris et des torrents de larmes. Les séparait-on, ils pleuraient encore plus fort. Chacun d’eux ne voulait jouer qu’avec son ami. Lorsqu’ils devinrent Chedergungel[5], ils passèrent pour les plus grands ennemis qu’on pût rencontrer. Ils se disputaient sur le chemin de l’école, ils se disputaient pendant la classe, ils se disputaient en retournant chez eux le soir ; ils oubliaient de manger pour se disputer. Un troisième interlocuteur survenait-il et prenait-il parti pour l’un ou pour l’autre, Pintschew et Mintschew tombaient d’accord pour le rosser d’importance. Une fois, dans le talmud-thore[6], ils se disputèrent plus sérieusement encore. À peine eurent-ils commencé à étudier les premières lignes du Talmud, que déjà chacun avait la prétention de l’interpréter mieux que l’autre. Ils ne se lassaient pas d’en approfondir et d’en discuter les questions les plus compliquées, mais ils ne toléraient pas l’intervention d’un tiers dans leurs discussions, et si un élève se permettait de faire des objections à ce que l’un ou l’autre affirmait, Pintschew et Mintschew se mettaient tous les deux après lui, anéantissaient ses raisonnements et le criblaient de quolibets si injurieux, qu’il vidait la place, tout ahuri, semblable à un âne couronné de chardons et d’orties aiguës.
Ni l’un ni l’autre des deux amis ne devint savant. Ils étaient trop pauvres pour se vouer à l’étude du Talmud, et l’étude d’une autre branche ne leur souriait guère.
Le père Pintschew était tailleur. Son fils lui succéda dans son emploi. Le vieux Pintschew ne travaillait que pour de grandes dames, pour des nobles, des femmes d’officiers ou de fonctionnaires supérieurs, quelquefois, aussi pour de riches juives. Il avait le plus profond mépris pour les cotonnades et les étoffes de laine. Il n’était vraiment heureux que lorsqu’il faisait manœuvrer ses longs ciseaux dans du velours soyeux, quand des fleuves de satin laissaient bruire leurs vagues autour de lui, ou lorsque quelque fourrure précieuse résistait à son aiguille ; il aimait aussi les dentelles et les effilés de soie. Son fils hérita de ses goûts élevés. Il se serait cru déshonoré s’il avait dû prendre mesure à une aubergiste ou à la femme d’un ouvrier. Pour lui, il n’était pas d’occupation plus chère que de plaquer les étroites bandes de papier qu’il coupait dans de vieux journaux sur la blanche gorge d’une comtesse ou autour de la taille élégante de quelque fille de major.
Mintschew, lui, bien que son père fût colporteur, devint cocher. Quelle que fût l’estime qu’il professât pour l’auteur de ses jours, il ne pouvait dissimuler son mépris pour les peaux de lapin et les vieux habits ; de plus, la perspective de trotter journellement au grand soleil, dans la boue ou dans la poussière, lui faisait horreur. Il adorait son métier et se trouvait plus heureux qu’un roi quand il était assis sur le siège étroit de sa voiture et qu’il faisait claquer son fouet aux oreilles de ses maigres petits chevaux. Il se sentait libre, alors, et plein d’ardeur, et il regardait avec pitié les piétons qu’il rencontrait sur son chemin. Pintschew et Mintschew étaient généralement aimés et estimés dans le pays aussi bien par les chrétiens que par leurs coreligionnaires ; tous deux étaient probes, laborieux et rangés ; ils ne se grisaient pas, ils ne jouaient pas ; ils n’obsédaient pas les jeunes filles par leurs galanteries ; ils n’avaient qu’une passion : discuter ensemble les passages du Talmud. La discussion, il est vrai, était toujours soutenue par Mintschew, car, en fait de raisonnements, Pintschew ne savait que gesticuler. Ils se disputaient en tous temps et en tous lieux, partout où ils se rencontraient, et, comme ils se rencontraient constamment, non par hasard, mais bien parce qu’ils étaient toujours à la recherche l’un de l’autre, ils se disputaient du matin au soir.
Mintschew devait-il conduire à Zabie le commissaire du district qui y allait pour affaire, Pintschew se rappelait immédiatement avoir promis, depuis un mois, à la baronne Horosenska, qui demeurait à quelques minutes de Zabie, une kasabaïka de velours vert. Il s’asseyait aussitôt alors et cousait tout le jour et toute la nuit, et vraiment, le lendemain de grand matin, lorsque Mintschew arrivait avec sa voiture, Pintschew était déjà établi sur un banc devant la maison du commissaire, bordant activement de fourrures la kasabaïka. Il montait sur le siège à côté de son ami, et la discussion commençait, tandis que Pintschew cousait des agrafes à son paletot ou y adaptait une manche.
D’un autre côté, si Pintschew avait une robe à essayer chez la comtesse Goluschowska, il venait à l’idée de Mintschew que c’était la foire de Delatin, petite ville peu éloignée de la seigneurie, et Mintschew partait pour Delatin sous le prétexte d’y conclure un marché, mais en réalité pour pouvoir accompagner Pintschew chez la comtesse et discuter chemin faisant quelque passage difficile du Talmud.
Durant ses voyages, il n’était pas rare que Mintschew eût à s’arrêter à l’auberge de Kauniz Blauweisz ; presque chaque jour il avait à y conduire quelqu’un, vu que ses clients goûtaient fort le sliwowitz du brave tavernier. Mintschew redoutait horriblement cette étape. Qu’il fût sobre, cela se comprend, car la vue seule d’un ivrogne donne le frisson à tout juif polonais et lui répugne autant qu’un animal obscène. De temps en temps, très-rarement, et encore fallait-il qu’il gelât bien dur, Mintschew avalait un petit verre de koutuschawka ; Mintschew craignait l’eau-de-vie, mais il craignait encore bien plus Esterka, la fille du tavernier, qui, aussitôt qu’elle entendait le roulement d’une voiture, le cri d’un cocher ou le hennissement d’un cheval, accourait gaie et alerte avec ses nattes sombres fouettant ses épaules, sur le seuil de l’auberge, pour y servir, suivant le rang des voyageurs, de l’eau-de-vie dans de petits verres à pied ou des brocs en étain. Elle babillait avec les étrangers aussi familièrement qu’avec d’anciennes connaissances, et devisait avec les paysans aux sieraks[7] raccommodés et malpropres, avec les ouvriers aux chapeaux de castor hérissé, aussi gaiement qu’avec les officiers de hussards sur leurs splendides coursiers ou avec les seigneurs passant dans leurs équipages à quatre chevaux.
Esterka était une fort jolie fille ; elle était, de plus, active et intelligente, comme le sont très-rarement les femmes juives. Son visage aimable, légèrement effronté, n’était pas le moins du monde fané par cet air épais et poussiéreux de la taverne qui flétrit si vite les roses polonaises de Saaro. De taille, elle n’était ni trop grande ni trop petite ; ses formes sveltes s’accordaient à ravir avec ses mouvements vifs.
Mintschew l’évitait volontiers. Lorsqu’il s’arrêtait devant l’auberge, il restait sur son siège et regardait avec affectation dans le lointain. Si, par hasard, il était obligé d’entrer dans la taverne, il répondait aux paroles aimables que lui adressait la jolie fille par un simple hochement de tête, il attachait au cou de ses chevaux leur sac d’avoine, feignait de réparer les roues ou le timon de sa voiture, ou même s’en allait derrière la maison examiner les champs et le jardin de Blauweisz.
Esterka remarqua bientôt cette conduite étrange, et comme Mintschew était le seul qui se montrât complètement indifférent à ses charmes et à son amabilité, elle se mit naturellement à l’accabler de politesses, de regards fripons et de paroles aimables, et le traita enfin avec un sans gêne qui ne servit qu’à rendre Mintschew plus chagrin encore et plus désagréable.
Un jour, Mintschew passa devant la kartschma[8], ramenant de Lemberg un jeune seigneur qui y faisait son droit et qui venait passer ses vacances chez ses parents, propriétaires du voisinage. En longeant la kartschma, sur le seuil de laquelle se tenait Esterka, les poings coquettement campés sur les hanches, Mintschew détourna la tête, fit claquer son fouet et accéléra le galop de ses chevaux.
Par malheur, le jeune baron avait déjà remarqué la taverne avec son buisson de houx suspendu au-dessus de la porte ; il avait aussi fort bien vu la jolie juive. Il ordonna à Mintschew de faire halte.
Mintschew retourna en arrière et arrêta sa voiture devant l’auberge. Ajoutons qu’il eut la méchanceté de faire rouler bruyamment l’équipage dans l’immense flaque d’eau noire qui en ornait l’entrée, si bien que les canards de Blauweisz s’enfuirent en braillant, et que le joli étudiant frisé, parfumé et vêtu à la dernière mode, disparut littéralement dans une pluie de boue.
Lorsque ce dernier fut sorti de la tritschka, Mintschew retomba dans sa rêverie et son mutisme habituels.
Il n’entendit pas le jeune Polonais comparer Esterka à la fiancée du cantique de Salomon et à la ravissante Vénus Israélite qui attira si habilement dans ses lacs le roi Casimir de Pologne. Il ne vit pas comment, pour plaisanter, il la prenait par la taille, comme il l’enlaça étroitement dans ses bras, et finalement l’embrassa sur sa nuque bistrée. Il resta assis sur son siège, silencieux, ayant l’air de contempler de petits nuages que le couchant dorait de ses feux et qui se répandaient dans le ciel comme autant de brins d’ouate enflammés.
Le hasard le ramena le jour suivant, en compagnie d’un juif, marchand de céréales, à la taverne de Blauweisz.
Tous deux avaient un marché à conclure.
Mintschew savait que des négociants de cette trempe ne termineraient pas leurs affaires de sitôt. Il descendit donc de son siège pour donner à manger à ses chevaux. Au même instant, Esterka parut et le salua amicalement. Mais lui ne la vit pas. Il la regarda un instant comme à travers un verre, mais un verre trouble, et fronça ses sourcils comme pour mieux l’examiner.
Esterka sourit, prit deux seaux, courut à la fontaine, et lui apporta de l’eau pour ses bêtes.
« Eh bien ! M. Mintschew est-il satisfait maintenant ? » demanda-t-elle d’un ton d’aimable raillerie.
Pas de réponse.
Elle se mit à sa gauche et contempla d’un air étonné le visage sombre de Mintschew. Il tourna la tête à droite. Elle se plaça à sa droite. Il tourna sa figure à gauche, sans mot dire.
« Qu’avez-vous donc ? vous ai-je offensé ? » s’écria alors Esterka, levant vers Mintschew ses yeux limpides et francs.
Il ne pouvait plus se taire. Il lui demanda :
« Dites-moi : est-ce réellement convenable qu’une Israélite plaisante et se laisse cajoler par un pareil Purez ? » commença-t-il d’un ton méprisant.
Et il cracha par terre.
Esterka resta debout, sur le seuil de la porte de chêne, entre les deux piliers où étaient accrochés des papiers jaunis, couverts de passages du Talmud. Elle baissa les yeux, prit une de ses tresses, la déroula sur son épaule et se mit à la tirailler.
« Eh bien ! pourquoi ne dites-vous rien maintenant ? continua Mintschew. D’habitude, votre langue fait dans votre bouche l’office d’un pendule.
— Vous avez raison, Mintschew, dit-elle enfin ; je mérite vos réprimandes. Vous pouvez me gronder. »
Mais il ne la gronda pas. Il la regarda longuement, et son regard était à la fois plein de reproches et rayonnant d’amour. Elle comprit ce regard, et elle rougit. Elle n’osa plus lever les yeux vers lui, et elle ne lui parla plus. Elle était comme clouée à sa place. Mais, lorsque au bout d’un instant le marchand de céréales sortit de la maison et remonta en voiture, elle jeta un coup d’œil rapide et embarrassé sur Mintschew. Il lui fit un signe amical de la tête. C’était la première fois depuis qu’ils se connaissaient.
Dès lors, Mintschew vint plus fréquemment à la taverne, sans amener de clients, sans son fouet et sans ses chevaux. Il s’asseyait dans la salle à boire et regardait Esterka vaquer à ses occupations. Lorsque Pintschew vit que Mintschew fréquentait la taverne, il s’habitua aussi à y venir naturellement. Les deux amis, assis devant la longue table peinte en vert, discutaient leurs questions bibliques, et Esterka, quand elle avait le temps, venait s’asseoir près d’eux et les écoutait, curieuse et légèrement émue.
Un jour, Markus Jolles le marchand, vint chez Blauweisz lui demander un conseil. Blauweisz n’étant pas à même de le satisfaire, tortillait sa longue barbe, ce qui était chez lui le signe d’un très grand embarras, lorsque Pintschew se leva modestement et prit la parole.
« Les grands talmudistes, dit-il, depuis Maimonides jusqu’à Jacob Ben Ascher, permettent pendant les fêtes de Passah ces différentes sortes de légumes, les pois, les haricots, les lentilles, le mil et le riz. Ils vont jusqu’à affirmer que celui qui s’abstient d’en manger est un insensé. Cet usage ne s’est établi que chez les juifs polonais et chez les Allemands. Les Israélites des autres nations mangent, durant les fêtes de Passah, toute espèce de légumes sans aucun remords.
— Cependant, n’est-il pas écrit dans le livre Beth Joseph que les légumes sont interdits ? demanda Markus Jolles.
— Pardon, reprit Pintschew. Le livre Beth Joseph ne traite pas cette question. C’est dans les préceptes du rabbin Mases Israël que vous avez lu les lignes suivantes :
« Il y a des gens qui interdisent l’usage des légumes durant les fêtes de Passah. » Or, qui sont ces gens ? Des fous, disent les talmudistes, car dans le troisième livre de Moïse, 12-14, il est écrit : « Vers le quinzième jour du premier mois, vous mangerez du pain sans levain. » Et dans la Mischna Tractat Pessachim on lit : « Or, voici les céréales dont vous ferez votre pain sans levain, c’est-à-dire le magoth : l’orge, l’avoine, l’épeautre, etc. » Le Talmud demande : « Est-il possible de prouver par la Thora que ces céréales seules sont permises et que le pain sans levain ne doit être fait de riz ou de froment ? »
« Et voici ce que répond Risch Lakisch : Moïse dit, ve livre de Moïse, xvi, 3 : « Avec l’agneau pascal, tu ne mangeras pas de choses aigres. Pendant sept jours, tu mangeras du pain sans levain, c’est-à-dire du pain fait de céréales où on introduit habituellement du levain, et non des pains de riz ou de mil qui ont par eux-mêmes un goût aigre, et où l’on ne met pas de levain. » Ainsi, le Talmud prouve que le mil et le riz ne nécessitent pas de levain, et que, par conséquent, la défense de manger des aliments assaisonnés durant les fêtes de Passah ne les touche pas plus que les autres légumes. »
Pour toute réponse, Markus Jolles approuva de la tête et quitta l’auberge, entraînant avec lui Kauniz Blauweisz.
Deux jours plus tard, Finkel Schmolleben, l’agent matrimonial le plus en vogue de la contrée, vint trouver Pintschew, et bientôt après, de Tchernowitz à Lemberg, tous les Israélites se rapportèrent à l’oreille une grande nouvelle :
« Savez-vous que le jeune Pintschew a de la chance ? Le riche Markus Jolles lui donne sa fille Rachel en mariage. »
Cette chance extraordinaire avait ses petites ombres, comme toute félicité ici-bas. Rachel était douée d’un extérieur peu avenant ; elle ressemblait à une poupée qui aurait été cassée et mal recollée. Son visage était verdâtre et couvert de taches de rousseur ; elle avait des yeux bordés de rouge et constamment gonflés. À tout prendre, Rachel était une noix un peu dure, mais en somme une noix dorée, comme les noix des arbres de Noël.
Pintschew était aussi fier qu’un bourgeois riche qui est agréé en mariage par une comtesse de trente ans munie d’une bosse et de fausses dents. Cette union faisait de lui un homme opulent, un homme qu’on enviait, et qu’on saluait respectueusement. Il célébra ses noces avec un faste qui eût fait envie à un comte polonais, car les juifs de l’aristocratie ne restent en pareilles occasions jamais en arrière.
Le lendemain du mariage de Pintschew, Mintschew entra à la taverne de Blauweisz, sans autre but que celui de regarder Esterka avec ses nattes flottantes, ses yeux souriants et ses petits pieds serrés dans des pantoufles rouges.
Il trouva Kauniz Blauweisz faisant sa prière derrière le poêle. Celui-ci cligna légèrement de l’œil du côté de Mintschew et continua ses oraisons. Lorsqu’il les eut toutes marmottées, il s’avança vers Mintschew et lui dit avec la dignité d’un sultan :
« Mintschew, vous êtes un grand penseur !
— Vous me faites trop d’honneur, monsieur Blauweisz. »
Le pauvre cocher s’était levé et souriait discrètement.
« Vous avez cette nuit, par vos raisonnements, battu à plate couture le gendre de Markus Jolles ; oui, mon ami, vous l’avez complètement anéanti. »
Blauweisz souffla dans l’air et feignit de chercher la trace de son haleine. Mintschew sourit de nouveau.
« Vous êtes une des lumières du Talmud, continua le tavernier ; oui, vraiment ; oui… oui… ce serait pour moi un plaisir de vous avoir pour gendre. »
Mintschew, maintenant, ne souriait plus. Il était devenu pourpre, pourpre jusqu’aux oreilles ; les battements de son cœur s’arrêtèrent, et sa voix expira dans son gosier.
En ce moment, Esterka parut.
« Voici ma fille, dit Blauweisz ; elle sera votre femme. »
Ce fut au tour d’Esterka de rougir. Elle regarda Mintschew, et Mintschew la contempla longuement.
« Allons, es-tu contente ? demanda Blauweisz.
— Je le suis, repartit Esterka d’une voix faible et les yeux baissés ; par conséquent, si M. Mintschew…
— Pourquoi n’accepterait-il pas ? tonna Blauweisz. Je te donne dix mille florins en beaux ducats tout neufs. »
C’est ainsi que le mariage fut conclu sans intermédiaires, sans diplomatie de vieilles commères. Blauweisz était un despote. Il aimait les coups d’État.
Les noces de Mintschew et d’Esterka furent célébrées avec un faste non moins grand que celles de Pintschew et de Rachel. Il n’eût tenu qu’à Blauweisz de surpasser Markus Jolles. Mais autant Blauweisz redoutait de paraître moins généreux que le marchand, autant il craignait de l’humilier et de le chagriner.
Une circonstance seule, de laquelle, il est vrai, Blauweisz était parfaitement innocent, rendit les deux noces quelque peu différentes. Mintschew ne passa pas la nuit à se disputer avec Pintschew ; il préféra rester auprès de sa jeune et jolie femme.
Jusqu’alors, Pintschew et Mintschew avaient été réguliers, laborieux et rangés ; on les donnait volontiers en exemple. À partir du moment où ils prirent femme, où l’opulence entra dans leur maison et où ils n’eurent plus à songer chaque jour à gagner leur vie, leur caractère changea complètement.
Ce n’est pas qu’ils devinrent des ivrognes, des paresseux ou des don Juan, car chez les juifs polonais les pères de famille débauchés sont aussi rares que les Messalines ; tous deux continuèrent leurs métiers comme auparavant ; mais de quelle manière ! Ils se mirent à négliger leurs affaires, leurs clients, leurs femmes, leur personne ; oui, tout, hormis le Talmud. Ils étaient entrés dans le labyrinthe comme les quatre hommes dont parle la Thora, et dont un seul, Rabbi Akiba, parvint heureusement à en sortir.
Ils discutaient partout, à toute heure, et avec un zèle que rien n’arrêtait et qu’on ne pouvait modérer. Au commencement, leurs femmes les admirèrent, puis elles les prirent en pitié, et enfin les assaillirent de reproches. Tout fut en vain. Quand Rachel, au désespoir, se mettait à pleurer, Pintschew se glissait dehors par la petite porte de derrière et courait comme un cheval des steppes poursuivi par des loups, au village où demeurait Mintschew. Et lorsque Esterka, à bout de patience, campait brusquement ses bras potelés sur les hanches, et commençait, son beau visage tout enflammé par la colère, à réprimander son mari, celui-ci quittait bruyamment la chambre, montait à cheval et galopait vers la ville où Pintschew avait ouvert boutique, un magasin avec une belle enseigne aux couleurs criardes.
Lorsque Mintschew conduisait en ville quelque voyageur qui descendait à l’hôtel de l’Aigle blanc, il ne se donnait plus la peine de dételer : il remettait sa voiture et ses chevaux au strusch[9], et il courait chez Pintschew qu’il trouvait habituellement établi sur un banc de pierre devant la maison, travaillant à un costume, et que sa vue transportait de joie au point de lui en faire perdre la respiration.
Quand le voyageur, ses affaires terminées, voulait se remettre en route, il trouvait bien sa britschka devant l’auberge, mais ses chevaux avaient disparu. Alors, de colère, il aspirait si violemment sa longue pipe que, durant un moment, il disparaissait derrière un nuage de fumée.
« Sang de chien ! où donc est mon juif ? tonnait-il.
— Me voici, » criait Mintschew.
Et en effet, il arrivait en courant.
Comme il atteignait la voiture, il se retournait, et disait à voix basse à Pintschew :
« Il faut écouter, se taire et savoir souffrir.
— Où donc as-tu lu ça ? demandait Pintschew violemment. Je serais vraiment embarrassé de savoir où se trouve ce précepte !
— Tu ne sais pas, mon doux Pintschew ? mais je le sais, moi.
— Maudit babillard, vociférait le seigneur, mais attelle donc, pour l’amour de Dieu !
— J’attelle, » répondait Mintschew, qui courait chercher ses chevaux à l’écurie, et qui en effet se mettait à boucler leurs courroies au timon de la voiture.
Mais Pintschew le suivait en tapinois, tout en travaillant à la robe qu’il tenait et dont le jupon traînait par derrière dans des flaques de boue. Il tirait Mintschew par sa manche et murmurait à son oreille :
« Mais, Mintschew, où donc est-ce que cela se trouve ? — Quoi ?
— Qu’il faut écouter, se taire et savoir souffrir.
— C’est écrit Ier livre de Moïse, xxv, 14.
— Bizarre ! Je l’ignorais.
— Les trois fils d’Israël ne se nommaient-ils pas Mischnah, Dumiah et Massah ?
— Sûrement.
— Eh bien ! Mischnah signifie écouter, Dumiah, se taire, et Massah, savoir souffrir.
— As-tu bientôt fini ? criait le voyageur.
— C’est fait, monsieur le bienfaiteur. »
Maintenant, c’était autre chose : le fouet avait disparu. Mintschew le cherchait en vain, aidé par Pintschew. Ils ne le trouvaient ni l’un ni l’autre.
« Je veux partir, ordonnait le seigneur. — Il montait dans la voiture. — Que le diable emporte ton fouet !
— Il l’a déjà emporté, » répliquait Mintschew qui sautait sur son siège, adressait un signe à Pintschew et fouettait ses chevaux avec leurs rênes.
Les pauvres et maigres juments faisaient un effort et entraînaient dans leur élan Mintschew, qui roulait dans la boue, tandis que la britschka et le seigneur restaient immobiles.
Mintschew, la tête pleine de la Kabdallah, avait mal attelé. Tout honteux, il recommençait sa besogne. Par malheur, le voyageur découvrait alors le fouet au fond de la voiture. Il le prenait et en assénait un coup formidable sur le dos de Mintschew, qui se trouvait à sa portée. Mintschew, pour toute réponse, levait la tête et le regardait gravement :
« Sais-tu, disait-il en se tournant tranquillement vers Pintschew, ce que signifient les noms suivants dans le livre de Josué, lxxv, 2 : « Kinah, Dumiah, Weadadah » ?
— Ce sont des contrées en terre sainte, répliquait Pintschew.
— Sans doute, » répondait Mintschew avec son calme sourire.
Il avait fini d’atteler et était remonté sur son siège.
« Ce sont des noms de contrée, mais chacun d’eux a une signification particulière. »
La britschka se mettait en mouvement.
« Quelles significations ont-elles ?
— Kinah : celui à qui son prochain donne lieu de se venger. »
Ici, les chevaux commençaient à trotter et Pintschew se cramponnait avec son bras droit au siège de la voiture et courait avec elle : « Et Dumiah ?
— Dumiah : et qui cependant n’en fait rien, » répondait Mintschew.
Pintschew était obligé de lâcher prise. La britschka partait rapidement. Il faisait alors de ses deux mains une sorte de cornet, l’appliquait contre sa bouche et criait de toutes ses forces : « Et Weadadah ?
— Celui-là, Dieu se chargera de sa vengeance, » répondait de loin Mintschew en se retournant sur son siége.
Lorsque Pintschew rentrait chez lui, Rachel prenait la robe, l’examinait et commençait à pleurer amèrement.
« Quelle nouvelle bêtise as-tu faite, mon doux Pintschew ! disait-elle en sanglotant.
— Eh bien ! qu’ai-je fait ?
— Tu t’es trompé de manches et tu as laissé traîner dans la boue la belle jupe de velours de madame la commissaire.
— Calme-toi. Je réparerai mon erreur, affirmait Pintschew tranquillement. Et quant à la jupe, je vais la nettoyer. Mais, dis-moi, sais-tu ce que signifient Kuniah, Dumiah, Weadadah ?
— Je l’ignore, pleurnichait Rachel, et je ne tiens pas à le savoir.
— Alors, je l’expliquerai à ton père et il en sera joliment content ! »
Pendant un incendie qui s’était répandu rapidement dans la ville et réduisit en cendres plus de cinquante maisons, Mintschew, accompagné d’une bande de juifs du voisinage, arriva avec une pompe à feu. Personne ne surpasse les juifs polonais en fait de bons sens et de courage lorsqu’il s’agit de lutter contre quelque élément déchaîné. Nul ne restait inoccupé. Les hommes, les femmes, les vieillards, les petits garçons se précipitaient dans les flammes, essayant de tout sauver.
Pintschew et Mintschew se rencontrèrent sur un toit couvert en bois, le premier tenant une hache, le second une barre de fer. Ils commencèrent à couper le bois enflammé.
« S’il plaît à Dieu, dit Pintschew, nous en viendrons à bout et nous accomplirons un des 613 commandements, celui qui défend de rester oisif pendant un grand péril.
— Qui t’a dit qu’il y a 613 commandements ? ricana Mintschew, sans, pour cela, cesser son travail.
— Qui me l’a dit ? répéta Pintschew d’un ton railleur, mais c’est le Talmud. Voici ce qu’il rapporte : « Rabbi Simlaï dit : 613 commandements furent remis à Moïse sur la montagne de Sinaï, savoir : 365 interdictions, une pour chaque jour de l’année, et 248 commandements, un nombre égal aux membres humains. » La preuve en est fournie par le mot Thora, dont les lettres, d’après le Zahlenlehre, signifient 613.
— C’est faux, repartit Mintschew, très calme.
— Quoi donc ?
— Les lettres du mot Thora ne signifient que 611.
— Sans doute, sans doute, tu as parfaitement raison, mais les deux premières lettres correspondent aux dix commandements que non pas Moïse, mais bien Dieu lui-même, a donnés aux Juifs.
— Mais aujourd’hui il n’y a pas seulement 613 commandements, il y en a 14 000, s’écria Mintschew, et les rabbins les ont écrits pour les idiots qui les pratiquent.
— Ça, c’est autre chose. Ce sont les lois des rabbins, répliqua Pintschew, et non pas les lois mosaïques.
— Oui, dit Mintschew, mais Rabbi Abraham ben David reproche au rabbin Moïse ben Maïmon, qui le premier a rassemblé les 613 commandements, d’avoir dans leur nombre ajouté plusieurs ordonnances qui ne viennent pas de Moïse, mais ont été composées par les rabbins. Et il a raison ; à quoi bon tous ces commandements ?
— À quoi bon ? » hurla Pintschew.
Les flammes montaient de toutes parts et couronnaient le toit où ils se tenaient.
« Ils vont être engloutis ! cria de la rue une voix. Descendez, descendez donc ! » crièrent les spectateurs.
Les poutres cédaient en gémissant autour d’eux. Pintschew et Mintschew ne s’apercevaient de rien.
« Jadis, les hommes étaient pieux, vociféra Mintschew. Ils pouvaient, ainsi que l’affirme Rabbi Isaak Chabbib, ils pouvaient supporter le joug de beaucoup de commandements, mais plus tard ils se lassèrent de tant de formalités à remplir, et David fut obligé de réduire le nombre des lois à onze. »
Un cri déchirant rappela à eux les deux amis. C’était Rachel qui se tenait en bas, dans la rue, vêtue d’un mantelet où les taches de graisse rappelaient la palette d’un peintre, et coiffée d’un bonnet aussi haut qu’une tour. Rachel levait les bras au ciel en appelant à l’aide. Pintschew regarda autour de lui. Du toit surgissaient des milliers de langues de feu qui se tordaient, s’étendaient et les enceignaient de toutes parts. Deux hommes y appliquèrent une échelle garnie à ses extrémités de lambeaux de toile mouillés, Pintschew tomba à genoux sur la frise du toit et se mit à prier. Mais Mintschew l’enveloppa vigoureusement de ses deux bras robustes et le porta lentement et sûrement jusque sur les premiers échelons.
Lorsqu’ils eurent atteint à peu près la moitié de l’échelle, Pintschew commença à gesticuler dans les bras de Mintschew.
« Puisque tu le veux, dit-il aigrement, le prophète Isaïe a réduit les lois au nombre de six.
— C’est juste, dit Mintschew, et le prophète Michée au nombre de trois. »
Pintschew, qui avait descendu seul les derniers degrés, s’arrêta au pied de l’échelle, repoussa sa femme tout en larmes et se tourna vers son ami :
« Ces ordonnances, reprit-il, je puis te les citer : c’est agir loyalement, être fidèle et marcher humblement devant Dieu. »
Mintschew hocha la tête.
« Tu vois, murmura-t-il, que ce n’est pas d’aujourd’hui que les juifs ont déchu. Il y a longtemps que leur zèle est mort. Et cependant ils possèdent encore 14 000 commandements, ou 613, puisque tu le veux absolument. Toutefois, je puis te citer un précepte par lequel le prophète Habakuk résume toutes les ordonnances ; le voici : « Que l’homme intègre vive dans sa foi ! »
Au même instant, le toit s’écroula avec un craquement sinistre ; une poutre enflammée atteignit Pintschew à la jambe et le blessa si grièvement qu’il dut garder le lit pendant plusieurs semaines. Il va de soi que Mintschew lui rendit assidûment visite, et que Pintschew puisa dans des discussions interminables une source ineffable de consolations. Une fois, Mintschew s’attarda si longtemps chez son ami, qu’il ne put songer à rentrer chez lui et à déranger la belle Esterka des moelleux édredons où elle aimait à s’enfouir, semblable à un scarabée dans sa chaude retraite d’hiver.
Mintschew, par conséquent, résolut de passer la nuit chez Pintschew. Quand ce dernier eut acquis la certitude que son ami dormirait dans la maison, il bondit de joie sous ses couvertures, tandis que Rachel, la pauvre, poussa un soupir désespéré, et s’en ratatina encore davantage. Mais elle avait appris à se taire et à étouffer ses plaintes et ses larmes. Sans objecter, elle dressa pour Mintschew un lit dans un petit cabinet qui n’était séparé de la chambre à coucher que par une mince cloison en bois et en roseaux ; et, il faut le dire à l’honneur des ménagères juives, le lit qu’elle lui prépara était tendre et d’une blancheur irréprochable. Il se trouvait juste à côté de celui de Pintschew. La cloison seule les séparait.
Mintschew souhaita à Pintschew et à Rachel une bonne nuit, fit sa prière et se coucha. Toutefois, il ne resta pas longtemps tranquille sous sa belle couverture rouge. Un léger coup résonna à la muraille, à l’endroit où il avait la tête. Mintschew feignit de ne pas avoir entendu.
« Mintschew, dit soudain une voix creuse comme la voix d’un esprit, basse et plaintive, ne m’entends-tu pas, mon cher, mon doux Mintschew ?
— Qu’y a-t-il ? demanda enfin Mintschew d’un ton grave.
— Veux-tu le tenir tranquille, toi ? » soupira Rachel. Pintschew se tut un instant.
« Mon petit Pintschew, commença alors Mintschew.
— Oui, je t’entends, parle bas. Elle s’est endormie, répondit Pintschew.
— Dis-moi, Pintschew, Dieu a-t-il créé en premier lieu le ciel ou la terre ? »
Pintschew se mit à réfléchir.
« Ne sais-tu pas ? réitéra Mintschew.
— Il est clair que Dieu a créé premièrement le ciel, repartit le tailleur, car il est écrit, Ier livre de Moïse, i, 1 : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. »
— Tu as raison, chuchota Mintschew à travers la muraille, mais il est aussi écrit, I Moïse, ii, 4 : « Lorsque Dieu eut créé la terre et les cieux, etc. » D’après cela, on pourrait conclure que l’Éternel a créé la terre, puis le ciel.
— C’est une contradiction ! s’écria Pintschew très-haut, et quand deux phrases se contredisent, il faut…
— Mais, Pintschew !…
— Je crois qu’il parle en rêve, commença Rachel, que l’exclamation avait réveillée.
— Quoi ? je parle en dormant ! dit Pintschew. Par conséquent, tu vois que j’ai sommeillé. Mais ne t’en inquiète pas, et laisse-moi parler pendant mon sommeil. Il y a des gens qui discutent toute la nuit et qui cependant dorment fort bien. Mintschew, par exemple, parle aussi en rêve. »
Rachel se tranquillisa.
« Mintschew, balbutia bientôt le tailleur.
— J’écoute.
— Ne te semble-t-il pas que dans ce cas il doit y avoir un troisième passage qui explique le sens des deux autres ?
— Eh bien ?
— Quoi ?
— Cherche cette phrase.
— La connais-tu, par hasard ? demanda Pintschew.
— Oui, je la connais, » repartit l’autre sèchement.
Pintschew s’absorba dans un profond silence. Tout à coup il s’écria triomphalement :
« Je l’ai, je l’ai !
— Qu’as-tu donc ? demanda Rachel épouvantée. Y a-t-il un voleur ici ?
— J’ai la phrase, la phrase qui explique les deux passages, dit Pintschew avec fierté ; entends-tu, Mintschew ? Dans le but d’expliquer cette contradiction, Dieu fit dire par Isaïe : « Ma main forma la terre, ma droite mesura le ciel, je les nommai, et tous deux existèrent. » Ai-je raison ?
— Oui, approuva Mintschew d’une voix aigre.
— Ainsi, Dieu a créé en même temps le ciel et la terre, conclut Pintschew.
— Il vous a sans doute aussi créés ensemble, vous, les deux plus grands fous d’Israël, cria Rachel. Pour le coup, c’est bien la dernière fois que je permets à Mintschew de dormir chez nous ! »
Les deux lions talmudiques se turent sans sourciller, et lorsque, un moment après, Pintschew commença à ronfler véritablement, Mintschew, qui jusqu’alors avait fait semblant de dormir, se tourna en soupirant contre la muraille et s’assoupit. Il rêva du prophète Élie qu’il vit assis sur un grand nuage rouge, tandis que Rachel, dans son mantelet graisseux, traversait le ciel et éteignait toutes les étoiles au moyen d’un gigantesque éteignoir.
Quelque temps après, comme Pintschew était presque rétabli et qu’il ne boitait plus que fort légèrement, il se décida à se rendre à Kolomea pour la grande foire. Durant sa maladie et pendant sa convalescence, un changement s’était accompli en lui : il était redevenu laborieux. La preuve en était fournie par d’innombrables vêtements de toutes les couleurs suspendus autour de sa chambre. Il y avait de ravissantes jaquettes garnies de fausse hermine, de splendides robes amaranthe et des mantilles à la dernière mode.
Ces trésors étaient destinés à être vendus à Kolomea et portés par des femmes et des filles de petits employés, de pasteurs ou de seigneurs endettés. Il va sans dire que c’était Mintschew qui conduisait son ami au marché, et que Rachel les accompagnait parée de sa tunique de soie couleur chocolat et de son diadème semé de perles.
Jusqu’au Dniester, tout alla bien. Mais le zèle qu’apporta Pintschew à donner son opinion sur la Jeschibots troubla Mintschew qui se trompa de route. De sorte qu’ils se trouvèrent soudain tous les trois avec leurs kasabaïkas et leurs costumes au milieu d’un immense marais. Il ne fallait pas songer à continuer. Mintschew essaya de retourner en arrière, mais les roues du cabriolet allèrent de travers le timon se brisa, ils faillirent être tous précipités dans la fange. On délibéra, et les hommes se décidèrent à laisser Rachel dans la britschka et à chercher eux-mêmes un chemin dans la boue et les roseaux. Ils s’éloignèrent avec la ferme intention de revenir promptement, mais à peine eurent-ils fait une centaine de pas, que la route, le marais, Rachel et la foire étaient oubliés, et que Pintschew dit :
« Au fait, pourquoi Moïse a-t-il défendu de manger de la viande de porc ?
— Parce qu’elle est malsaine, » dit Mintschew.
Pintschew se mit à rire d’un air railleur :
« Si elle est malsaine, pourquoi les chrétiens la mangent-ils ?
— Pourquoi les mahométans ne la mangent-ils pas plus que les Israélites ?
— Parce que le porc est un animal malpropre.
— Le canard aussi est malpropre, et l’écrevisse se nourrit de cadavres, s’écria Mintschew. Ce n’est pas là la raison. La vérité, c’est que la viande de porc est très-malsaine dans un pays comme l’Orient où la chaleur est excessive. Voilà pourquoi Moïse l’a défendue.
— Alors, s’écria Pintschew irrité, alors les juifs qui habitent la Pologne pourraient manger du porc, d’après ce que tu avances ?
— Certainement.
— Oh ! fi donc, treffnik[10] ! Moïse n’a parlé nulle part des pays chauds, mais il a simplement interdit la viande de porc.
— Parce qu’il ignorait que les Juifs habiteraient un jour un climat tempéré, repartit Mintschew.
— Moïse l’ignorait ? » ricana Pintschew, d’une voix étouffée par la colère.
Il ne remarquait pas que le chemin avait cessé depuis longtemps, et que Mintschew et lui marchaient dans de courts roseaux. Mintschew, non plus, n’y prenait garde. Tous deux s’enfoncèrent jusqu’aux genoux dans la fange, et n’y firent pas attention :
« Il l’ignorait ! répétait Pintschew. Moïse… Moïse l’ignorait !… Lui à qui rien n’était caché, et qui conversait avec Dieu du matin au soir !
— Mais je te dis, moi, interrompit Mintschew, que si les Juifs eussent habité nos contrées froides, Moïse ne leur auraient pas interdit l’usage du porc. »
Au même instant, ils enfoncèrent jusqu’au ventre dans une fange verdâtre sur laquelle se balançaient de longs lis blancs aux tiges flexibles.
« Eh bien ! mange du porc, cria Pintschew, manges-en, et crève !
— Je n’en mangerai pas, repartit Mintschew. Mais si les juifs n’étaient pas tous des crétins, ils se nourriraient de viande de porc.
— Poshe Israël[11] ! hurla Pintschew, pour le coup sérieusement en colère. Mais, mon cher, tu raisonnes comme un impie qui arracherait des fleurs dans le jardin du Talmud. Que l’herbe croisse devant ta porte ! Que les pierres…
— Quoi ? vociféra Mintschew, à son tour violemment irrité.
— Que ton ventre se remplisse de pierres ! »
Les deux amis se prirent par leurs longues barbes et commencèrent à se tirailler brusquement de droite à gauche ; tous deux poussaient des cris horribles, tous deux se crachaient à la figure, et enfonçaient de plus en plus dans la fange.
« Lâche-moi, dit enfin Pintschew d’une voix sourde.
— Lâche-moi le premier, » répondit Mintschew. Tous deux se turent.
« Je t’ai prouvé, commença Mintschew, que la prière appelée Schemoneh-Essreh a été composée après la destruction du second temple en Palestine.
— Quand m’as-tu prouvé cela ? je l’ignore.
— Le jour de tes noces, continua Mintschew, je t’ai parfaitement démontré combien de temps doit durer la prière pour la pluie et la rosée. Il faut prier durant quatre mois, à partir de décembre jusqu’aux fêtes de Pâques, époque à laquelle on doit sacrifier les prémices des moissons.
— C’est vrai.
— Mais, vois-tu, Pintschew, c’était bon lorsque nous habitions la terre sainte où la moisson commençait à Pâques et où les semences avaient besoin de pluie pendant l’hiver. Mais chez nous, où tout est couvert par la neige en hiver, c’est une bêtise aussi grande de prier pour demander la pluie que de s’abstenir de viande de porc. »
Maintenant Pintschew et Mintschew étaient presque jusqu’au cou dans le marais.
« Mintschew, je t’en conjure, ne blasphème pas ainsi sottement, gémit tout à coup Pintschew. Ne vois-tu pas que la main de Dieu s’appesantit sur nous pour nous punir ? Je crois que nous allons nous noyer. »
Il commença à appeler du secours à gorge déployée.
« Ma parole, je crois aussi que nous allons nous noyer, dit Mintschew après avoir fait quelques violents efforts pour se tirer de la boue qui les environnait. Mais, avant que nous nous noyions, admets au moins que c’est une absurdité de prier chez nous, en Pologne, pendant l’hiver, pour demander la pluie, tandis qu’en été, lorsque nous en aurions besoin, nous ne prions pas.
— Je n’admets aucun de tes raisonnements, répondit Pintschew.
— Tu le dois.
— Non.
— Alors, tu es un âne !
— Plût à Dieu que j’en fusse un ! soupira Pintschew ; je ne serais pas à cette heure dans un marais. Un âne vivant a plus de valeur qu’un sage mort.
— Tu te prends donc pour un sage ? cria Mintschew. Et avec cela, tu ne comprends pas les choses les plus simples, des choses que tout enfant conçoit.
— J’aime mieux être une brute, vociféra Pintschew, qu’un poshe Israël.
— Tais-toi !
— Non, je ne me tairai pas. »
Ils recommencèrent à se prendre par la barbe ; fort heureusement pour eux, car cela les aida à sortir un peu de la fange où ils se seraient infailliblement noyés, si Rachel n’était arrivée en hurlant, escortée d’une bande de paysans qui paissaient leurs chevaux dans le voisinage et qui avaient entendu les cris désespérés de Pintschew. Celui-ci continuait à vomir ses poshe Israël à la face de Mintschew, qui, lui, tonnait à l’oreille de son ami, âne, bœuf, triple brute. Ils criaient encore lorsque les paysans les sortirent du marais.
Ce ne fut que plus tard, à la foire de Kolomea, lorsque Pintschew eut distribué ses jaquettes fourrées d’hermine aux filles de pasteurs aux joues roses, et que les femmes des employés inférieurs comme la femme de l’ingénieur, la femme du juge et la femme de l’inspecteur des travaux publics se furent disputé ses robes amaranthe, que les deux amis se réconcilièrent à côté d’une bouteille d’excellent vin dont ils burent une petite moitié, et que madame Rachel emporta soigneusement enveloppée dans un morceau de papier.
Les années se passèrent. Mintschew reçut d’Esterka quatre beaux enfants. Pintschew aussi eut enfin de Rachel un fils qui n’était pas moins ratatiné que sa mère. Rachel mourut. Son garçon la suivit de près. Quelque temps après, Mintschew perdit sa femme et ses enfants, à l’exception d’un fils. Il grandit sans les soins de personne ; puis, un jour, il partit pour Vienne et ne donna plus jamais de ses nouvelles.
Pintschew et Mintschew s’en inquiétèrent peu. Ils ne remarquèrent pas non plus qu’ils s’appauvrissaient de jour en jour. Ils possédaient leur Talmud ; avaient-ils besoin d’autre chose ? Plus ils vieillissaient, plus leurs discussions devenaient amères.
Tous deux blanchissaient à vue d’œil, Mintschew aussi rapidement que Pintschew. Ce dernier avait renoncé depuis longtemps à la volupté de couper du velours de soie et de faire glisser son aiguille dans les bandes satinées de la martre zibeline. Il ne raccommodait plus çà et là que quelques hardes, et, lorsqu’il lui arrivait de travailler à quelque chose de neuf, les pratiques qui se paraient de ses chefs-d’œuvre maniaient ordinairement le balai, trayaient les vaches et remplissaient l’air d’un violent parfum d’ail.
Mintschew, lui, possédait du moins encore un cheval. C’était, il est vrai, un petit animal bien misérable, qui, dès qu’on ne le fouettait pas pour le faire avancer, baissait la tête et s’endormait. Mais, enfin, c’était un cheval.
Un jour, il arriva que Mintschew, qui conduisait à la ville un propriétaire juif du Kukuruz, s’arrêta devant la chaumière en ruines où se trouvaient la demeure de Pintschew et son salon de modes, entre un débit d’eau-de-vie et un réduit de chiffonnier, dans l’aimable intention d’étudier avec son ami le tailleur une question importante. Il descendit de voiture et salua Pintschew, qui ne lui rendit pas son salut. Pintschew était assis sur une table basse et contemplait philosophiquement un trou qui étoilait la jaquette grossière de la femme de quelque soldat. Son extérieur avait bien changé. Ses bras, ses jambes semblaient s’être allongés ; sa chevelure avait blanchi, et ses yeux d’un bleu pâle ne clignotaient plus. Ils étaient fermés à moitié, comme si ses paupières étaient devenues trop pesantes pour se relever. Sur la tête de Mintschew scintillaient aussi des mèches argentées. Sa longue barbe seule était restée noire, et ses yeux noirs brillaient encore, malicieusement rêveurs, dans son visage ridé et tanné comme du vieux cuir.
« Pintschew, dit Mintschew pour la seconde fois, j’ai à te parler. C’est moi !
— Je ne veux pas t’écouter, répondit enfin le tailleur, je n’ai encore rien pris de chaud aujourd’hui ; j’ai cette jaquette à raccommoder, puis il me faut finir une robe pour madame la commissaire.
— Que me contes-tu là ? répliqua Mintschew. Il y a longtemps que tu ne travailles plus pour madame la commissaire.
— Crois ce que tu veux. Je n’ai aucune envie de discuter avec toi.
— Parce que tu n’as pas un sou. »
Pintschew haussa les épaules et se mit assidûment à boucher le trou de sa jaquette.
« Quel drôle d’homme tu es, mon petit Pintschew ! reprit Mintschew. Voyez un peu : il a besoin d’argent, il souffre de la faim et ne vous en dit pas un mot ! »
Il tira une bourse de cuir du fond de sa poche et posa cinq florins sur la table où était assis Pintschew. Celui-ci les prit, les serra dans sa veste, sans un mot de remerciment. Puis, d’un bond, il descendit de son poste, jeta la jaquette qu’il tenait dans le premier angle venu et s’écria :
« Eh bien ! que te faut-il encore ? As-tu besoin de moi ? Que dois-je t’expliquer, ane-harez, âne obstiné, que me veux-tu ?
— Ne te donne pas tant d’importance, Pintschew, répondit Mintschew froidement. Nous sommes tous des ânes. Ne lit-on pas dans le Talmud : « Si nos ancêtres étaient des anges, nous sommes aujourd’hui des hommes, mais si nos ancêtres étaient des hommes, nous sommes maintenant des ânes. »
La discussion était entamée. Pintschew et Mintschew ne l’interrompirent qu’à la nuit.
C’est de cette manière que se passèrent plusieurs années. À chaque occasion, Pintschew traitait de treffnik, de poshe Israël Mintschew, qui, à son tour, débitait à son intention tous les noms d’animaux qu’il connaissait ; avec cela, ils partageaient honnêtement tout ce qu’ils gagnaient. Un jour, c’était Pintschew qui aidait Mintschew ; un autre jour, c’était Mintschew qui soutenait Pintschew, et ainsi de suite. Cela allait de soi, et on n’en disait pas plus long. Jamais Mintschew n’entendait un mot de remercîment de Pintschew, lorsque celui-ci lui avait prêté quelque chose. Et, lorsque Pintschew offrait de l’argent à Mintschew, celui-ci le mettait deux fois à la porte avant d’accepter un sou de lui.
« Ils sont ennemis et ils le resteront jusqu’à leur mort, » disaient les habitants de la rue Juive, dans la petite ville où ils habitaient, et au dehors, dans les tavernes dont la plaine était peuplée.
Quelques années encore s’écoulèrent. Au bout de ce temps, les deux amis tombèrent dans la misère. Mintschew ne possédait même plus son fouet ; il n’en avait conservé que le manche. Quant à Pintschew, il était incapable de faire un seul point. Les paysannes ne voulaient pas de son ouvrage.
Plus les deux amis étaient malheureux, plus aussi ils se montraient fiers et cherchaient à cacher leur pauvreté. Lorsque, par hasard, ils avouaient leur dénûment à un voisin, des secours leur venaient de toutes parts. On ne voit jamais un juif mourir de faim, comme aussi on n’en verra jamais aucun réduit à mendier. Lorsque, pendant les débats auxquels donna lieu la judonbill[12] dans la Chambre haute, un des pairs posa au chef de l’Église anglicane, l’archevêque de Canterbury, cette question : « Est-il vrai que la morale des juifs diffère beaucoup de la vôtre ? » celui-ci répliqua : « Les juifs ont la même morale que nous ; seulement ils la pratiquent, et nous ne la pratiquons pas. »
Cette parole s’applique surtout aux juifs polonais.
Chez eux, le principe de l’amour du prochain existe plus que dans n’importe quelle Église. C’est comme cela que Pintschew et Mintschew trouvèrent partout des secours illimités ; on ne leur laissa pas sentir qu’on leur faisait l’aumône ; on leur envoyait ce dont ils avaient besoin, d’une façon aimable, discrète, cordiale, et sans beaucoup de paroles.
On les invitait aussi souvent à dîner dans les grandes maisons de l’aristocratie juive, car ils ne pouvaient pas rester assis à table l’un vis-à-vis de l’autre sans commencer quelque discussion talmudique, et les aristocrates israélites estiment l’esprit et la science plus que tout au monde, et préfèrent de beaucoup assister à l’explication de quelque passage compliqué du Talmud que d’entendre une chanteuse décolletée roucouler une ariette, ou un comique effronté débiter une chanson obscène.
C’est de cette manière que se passèrent de nouvelles années. Tout en se disputant, Pintschew et Mintschew étaient devenus horriblement vieux. Maintenant, leurs jambes ne pouvaient même plus les porter dans les nobles maisons dont ils avaient été les hôtes préférés. Cela encore aurait été facile à supporter, mais le terrible, dans tout ceci, c’est qu’ils n’avaient même plus la force de traverser la rue pour aller l’un chez l’autre. Un jour vint où ils ne purent se voir que de leurs croisées. Ils se faisaient des signes, mais ne devaient pas songer à discuter ensemble ; pour le coup la situation devenait insoutenable.
C’est ce qui les décida à entrer à l’hôpital, où ils partagèrent une petite chambre, bien propre, avec de bons lits, d’excellents fauteuils et une nourriture délicieuse. Et ils restaient assis tout le jour, ensemble, près de la fenêtre garnie de pots de fleurs, par laquelle le soleil brillait joyeusement, et ils discutaient, entourés de tous les pensionnaires et malades de l’hôpital, qui les écoutaient avec autant de joie que jadis les nobles qui les invitaient à dîner.
D’autres années s’écoulèrent.
Il y avait juste cinq jours que Mintschew avait célébré son quatre-vingt-dixième anniversaire, lorsqu’un soir tout à coup, il se sentit faible, si faible qu’il se mit au lit. Pintschew s’assit auprès de lui, et, naturellement, les deux amis commencèrent à se disputer.
Leur chambre se remplit de curieux, qui s’appuyèrent à la muraille, s’assirent par terre et gardèrent tous le plus religieux silence.
Pintschew et Mintschew se disputèrent longtemps.
Le premier prétendait qu’il est permis de tromper un gojun[13], ce que Mintschew niait avec tout le sang-froid et l’énergie qui le caractérisaient.
« Ce n’est pas permis, répétait-il constamment. Le Talmud n’autorise pas la tromperie, même vis-à-vis d’un païen. Il ne permet même pas de lui dire par politesse : « Je suis heureux de te voir en bonne santé ! » si tel n’est pas le cas.
— Mais tu admettras au moins qu’il arrive que les juifs, les païens, les mahométans trompent ! objecta Pintschew.
— Cela arrive, dit Mintschew, mais le juif qui agit ainsi désobéit aux préceptes du Talmud, lequel défend tout ce qui n’est pas franc et droit. Il y a des méchants partout, il y en a toujours eu dans tous les pays, et aussi parmi les juifs.
— Taxes-tu les rabbins et les saints hommes parmi les méchants ? s’écria Pintschew. Je vais te raconter une histoire ; écoute-moi un moment, et je te la narrerai.
— Raconte. »
Mintschew ferma les yeux.
« Rabbi Jochanan souffrait des dents, commença Pintschew ; il consulta une vieille femme qui connaissait un très bon remède pour ces sortes de maux. Celle-ci exigea de lui le serment de ne dire à personne quel remède elle lui donnerait. Et Rabbi Jochanan jura en disant : « Je jure au Dieu d’Israël de ne pas révéler ton secret. » La vieille lui donna le remède ; il guérit, et il l’indiqua à tous ceux qui avaient mal aux dents.
— Par conséquent, il manqua à sa parole ? remarqua un des assistants.
— Non, il n’y manqua pas, repartit Pintschew, car lorsque la vieille femme lui fit des reproches, il lui répondit : « J’ai juré de ne pas révéler ton secret au Dieu d’Israël. Que me reproches-tu ? T’ai-je promis de ne pas parler du remède aux gens de ma connaissance ? »
Mintschew ouvrit les yeux, ses beaux grands yeux foncés, qui, à ce moment, brillaient d’une clarté surnaturelle, et souriaient naïvement comme des yeux d’enfant :
« Mon petit Pintschew, dit-il d’une voix faible, en prononçant distinctement chacune de ses paroles, sûrement le Talmud ne présente pas ce Rabbi Jochanan comme un exemple à suivre, pas plus que Jacob qui trompe son père, ou David, dans sa conduite à l’égard d’Urias.
— Il blâme les saints hommes de Dieu maintenant ! s’écria Pintschew. Quel monstre !
— Je les blâme encore plus que les autres lorsqu’ils agissent mal, repartit Mintschew, dont la voix résonnait, douce et mélodieuse ; car la morale juive, mes amis, est aussi pure et transparente que le cristal. Personne ne peut dire qu’il ne la comprend pas, surtout un homme pieux qui cherche à faire la volonté de l’Éternel. « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face, » dit le psaume viii, 10. Cela, le Talmud le confirme aussi. Quels dieux menteurs peuvent habiter le cœur humain, sinon les mauvaises tentations ? Et ce commandement donc : « Tu ne convoiteras pas ce qui est à ton prochain, » le Talmud l’explique en interdisant de souhaiter ce qui ne vous appartient pas.
— C’est vrai, très vrai, affirma Pintschew ; mais les hommes les plus purs n’ont pas été exempts de péchés. Voici ce qu’on lit dans le Talmud, traktas baba bathra : « Rabbi Banaï étiquetait les tombeaux. Lorsqu’il arriva au tombeau du patriarche Abraham, il y rencontra le serviteur Éliézer devant la porte : « Que fait Abraham ? lui demanda-t-il. — Abraham, répondit Éliézer, est assis aux genoux de Sara, qui lui nettoie la tête. » Et cela fit réfléchir Banaï, qui se dit : Tous, jusqu’à Abraham, le plus parfait des patriarches, tous sont sujets aux faiblesses humaines. »
Mintschew, de la main, fit un signe.
« Si donc Abraham était soumis aux faiblesses humaines, comment serions-nous parfaits ? conclut Pintschew. Qu’as-tu à répondre ? Rien. N’est-ce pas que tu ne peux rien objecter ? »
Il se tut un instant, et, comme Mintschew restait tranquille et ne parlait pas, il s’écria joyeusement :
« Vous voyez bien qu’il ne peut rien objecter.
— Parce qu’il est mort, dit un des assistants.
— Mort ? »
Pintschew lui jeta un regard de pitié.
« Pourquoi serait-il mort ? Mintschew ! »
Il se souleva et se pencha sur son ami.
« Mintschew ! Dors-tu ? Réponds-moi donc ! »
Longtemps on n’entendit pas un mot, pas un souffle.
« Mintschew ! s’écria Pintschew d’une voix plaintive et de plus en plus désespérée, — Mintschew ! mon doux Mintschew ! — Mais… je crois qu’il est véritablement mort !… Mon petit Mintschew ! »
Il se mit à pleurer très-haut. Les autres voulaient l’emmener. « Il trouble la tranquillité du cadavre, » disaient-ils ; mais Pintschew se révolta, et resta de force. Et même il joignit les mains et murmura la prière des morts : L’Éternel l’avait donné, l’Éternel l’a ôté, que le saint nom de l’Éternel soit béni !…
Il n’alla pas plus loin ; les larmes étouffèrent sa voix.
Les assistants finirent la prière, puis quittèrent la chambre. Pintschew demeura assis dans son fauteuil, à côté du lit sur lequel Mintschew reposait, et regarda son ami les mains croisées.
Une fois seulement il dit d’une voix douce, extrêmement basse :
« Mintschew, es-tu mort ? est-ce vrai, dis, que tu es mort ? »
Puis il se tut. Il ne pleura pas.
Lorsque ses camarades revinrent pour étendre le cadavre sur le parquet, selon l’usage, ils trouvèrent Pintschew inerte dans son fauteuil. Sa tête était retombée en arrière, comme celle d’un homme qui dort ; son visage était tourné vers l’orient, et un sourire errait sur ses lèvres.