À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/Récits Galliciens

Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 71-117).

RÉCITS GALLICIENS


I

ABE NAHUM WASSERKRUG

I

Le 25 novembre 1830, les paysans, fortement mis en gaieté par les fréquentes stations qu’ils avaient faites dans tous les cabarets de la route en revenant de la foire de Tarnow, apportèrent à Brzosteck une nouvelle sinistre : l’ange de la peste avait été aperçu planant sur l’horizon. On pouvait du reste le voir au delà de la Wisloka, sa chevelure de flamme empourprant le haut des forêts, et traînant après lui tout ce que la tradition attache à ses pas destructeurs : la guerre, la famine, l’épidémie.

Le petit village polonais fut en proie cette nuit-là à la plus vive effervescence. Les domestiques du château, plantés au milieu de la cour, les pieds dans la neige, tenaient les yeux fixés vers l’ouest, où en effet une ardente lueur rougeâtre se détachait sur le ciel noir. Leur maître, enveloppé dans sa robe de chambre orientale, s’efforçait vainement de les tranquilliser. « C’est la lune qui se lève ; c’est quelque météore, tout au plus, disait-il avec le sourire sceptique d’un homme qui n’a jamais sacrifié qu’à la raison.

— C’est ce que vous voudrez, répliquait le vieux cocher, qui avait autrefois combattu sous Kosciuszko ; mais vous verrez, mon bon seigneur, ça nous amènera la guerre. »

Le châtelain cherchait inutilement à rassurer sa jeune femme, qui de son côté s’était glissée précipitamment dans une kasabaïka fourrée et se cramponnait à son bras, toute frissonnante.

« Certes je ne suis pas superstitieuse, disait-elle, mais mon père m’a raconté que de pareils signes ont précédé les guerres de 1809 à 1812. Le sang va couler, mon bien-aimé ; il suffit de lire les journaux pour deviner que le royaume est menacé d’une révolution.

Cependant le plus effrayé de tout le village, c’était incontestablement Abe Nahum Wasserkrug, le propriétaire de la kartchma[1] de Brzosleck, qui, avec l’imagination particulière à la race juive, croyait voir se dresser une douzaine de gourdins, pour peu que quelqu’un fît mine d’en vouloir à son dos, courbé avant l’âge par les inquiétudes ou les tourments de la vie, et qui, frôlé un jour par un matou, s’était jeté précipitamment dans un buisson pour éviter sa course furibonde, qui lui avait paru celle d’un tigre. L’anxiété affectait chez lui un caractère spécial. Il murmurait continuellement ces mots : « Voilà la guerre ! voilà la famine ! voilà la peste ! » Il allait et venait, puis se mettait à compter ses sept enfants. Quand l’addition était finie, il la recommençait. Tout à coup, sa femme, du haut de son pyramidal lit de plumes, où elle trônait comme au sommet d’une autre Babel, poussa ce cri : « Homme ! que fais-tu ? Je crois, Dieu me pardonne, que tu comptes les enfants. Veux-tu donc appeler la mort sur eux ? »

Abe Nahum Wasserkrug pâlit, s’épongea le front et balbutia : « C’est tout ça qui m’a fait perdre la tête. C’est vrai, j’ai compté les enfants ! »

Une semaine s’était passée, peut-être un peu plus, lorsque le vieux Sentschum, qui était chargé d’aller prendre à la poste de Pilsno les journaux et les lettres, rentra un soir, bouleversé jusque dans les profondeurs de sa moustache blanche, dans la salle à manger du château, où ses maîtres jouaient tranquillement aux dominos : « Maître, c’était bien l’ange de la peste. La révolution a éclaté le 29 à Varsovie. »

Le châtelain dans sa robe de chambre orientale, et sa femme dans sa kasabaïka fourrée, restèrent muets et devinrent livides à cette nouvelle. Leurs gens s’étaient groupés pour en causer, et les paysans attablés dans la kartchma entrecoupaient de longs soupirs leurs rasades d’eau-de-vie. Et, plus que le châtelain, plus que les domestiques, plus que les paysans, pâlissait et soupirait Abe Nahum Wasserkrug. Cette fois pourtant il fit appel à tout son sang-froid et ne compta pas ses enfants ; mais jamais il n’avait répété avec autant de ferveur que pendant ce moment-là les dernières paroles du Schemona-Esreh : « Loué soit Dieu qui fait de la paix la meilleure des bénédictions ! »

La guerre suivit la révolution ; le choléra suivit la guerre. La première agita puissamment la Gallicie. Tous ceux qui pouvaient porter des armes volèrent au secours de leurs frères au delà de la Vistule ; les autres quêtèrent pour eux, pendant que les femmes faisaient de la charpie et priaient. La guerre épargna le pays, mais l’ange de la peste ne respecta pas la frontière gallicienne. Le choléra s’achemina lentement, mais se déclara plus terrible que jamais, et exigea des milliers et encore des milliers de sacrifices humains. Remèdes, prières, rien n’y fit. Si les remèdes avaient pu vaincre le mal, la kartchma de Brzosteck eût été sauve, car elle ne ressemblait plus à une taverne, elle était changée en pharmacie, et si les prières eussent pu triompher du fléau, Abe Nahum Wasserkrug eût sûrement été exaucé, car, du matin au soir, la face collée à la muraille, « il criait à l’Éternel comme un chaffid. »

Mais le malheureux avait compté ses enfants, et l’ange exterminateur, dans une seule nuit, en abattit six sur sept. Les prières furent vaines, les soins inutiles ! L’exactitude d’Abe Nahum à observer strictement la loi mosaïque n’eut pas plus de succès. Bien qu’il eût à peine attendu le dernier soupir de son aîné pour vider jusqu’à la dernière goutte l’eau de la maison, afin que l’envoyé de la mort n’y pût laver le sang de son glaive, bien que le cadavre fût resté tout au plus un quart d’heure sur le lit avant d’être étendu, couvert d’un suaire, sur le parquet devant la fenêtre, bien que les doigts du mort eussent été enchevêtrés de façon à former les lettres qui composent le nom de Dieu, et que le miroir eût été enlevé de la muraille, les enfants succombèrent l’un après l’autre. Pour surcroît de désolation, le pauvre Abe Nahum vit aussi expirer sa femme, qu’il n’avait cependant pas comprise dans le dénombrement fatal.

Il les pleura sept jours sans sortir de la maison, et tout le premier mois de son deuil, il le passa à réciter le kadisch[2]. Quand l’ange de la peste eut quitté la contrée pour suivre le soleil du côté des grandes villes de l’Occident, Abe Nahum se trouva seul avec un enfant de six mois, à qui on avait donné le nom de Jossel.

La situation était à la fois douloureuse et bizarre : d’une part un cabaretier, de l’autre un nourrisson. La tendresse du père et de l’époux, tendresse profonde, autrefois distribuée à dose égale entre une femme et sept enfants, se trouva concentrée et agglomérée sur un seul petit être, et la crainte de le perdre devint chez lui tellement exagérée, qu’il ne put se résoudre à le confier à des mains étrangères. La nuit, il couchait l’enfant à côté de lui, il faisait sécher ses langes, il le nourrissait de lait coupé, il l’endormait, et quand le sommeil tardait à venir, il le promenait dans ses bras pendant des journées entières. C’est ainsi qu’Abe Nahum Wasserkrug prit l’habitude, tout en vaquant à ses travaux, d’aller balancer du pied le berceau de l’enfant, et de verser l’eau-de-vie à ses pratiques pendant que Jossel, perché sur son bras, caressait sa longue barbe ou les boucles pleurardes de ses cheveux huileux.

Voilà comment le garçonnet se développa au milieu des buveurs, tout en jouant dans le sable qui tapissait le plancher du cabaret. C’est là que son père lui apprit à marcher, c’est là qu’il fit en chancelant ses premiers pas, et qu’il dit son premier mot, qui fut « papa », car Abe Nahum lui tenait lieu à la fois et de mère et de frères et de sœurs.

Un jour vint où le petit Jossel atteignit l’âge d’écolier, et Abe Nahum Wasserkrug pensa sérieusement à le faire instruire. Ce qui toutefois l’oppressait comme une pierre brûlante qui serait tombée sur son pauvre cœur, c’est qu’il n’y avait à Brzosteck aucun cheder[3], aucun talmud-thore[4]. Envoyer Jossel au loin ? — Non, ce n’était pas possible, et cependant il était de toute nécessité qu’il partît pour Tarnow où était l’école. Avec quelle persistance ce cœur paternel chercha la solution de ce problème ! Il la trouva enfin. Puisque les études exigeaient que Jossel quittât la maison, la maison partirait avec lui.

Abe Nahum céda son fonds de Brzosteck, et s’en fut à Tarnow, où il devint propriétaire en même temps que marchand. Le bâtiment où il s’installa appartenait par indivis à trente-deux familles. À première vue on supposera que cet immeuble avait les dimensions du palais de Sémiramis, ou pour le moins du Vatican. N’en croyez rien. C’était une simple baraque en bois, à deux étages, avec quatre fenêtres de front. On y aurait vainement cherché une pièce qui fût la propriété d’une seule famille. Toutes étaient séparées par des cloisons. Les plus riches avaient la jouissance d’une moitié de chambre, les moins fortunés d’un quart de chambre, et les indigents d’un huitième de chambre. Abe Nahum en acheta la moitié d’une au rez-de-chaussée, et y ouvrit un magasin de crins de cheval, de soies de porcs et de vessies de toutes sortes d’animaux. Il ne dédaigna pas les peaux de chats, et la femme de maint hobereau se promena, fièrement drapée dans une kasabaïka royale dont il avait fourni l’hermine.

Le sacrifice qu’il avait fait pour Jossel était énorme. À Brzosteck, il était un personnage, le factotum du baron seigneurial, l’oracle des paysans, à Brzosteck, il nageait presque dans l’opulence ; ici, dans le chef-lieu, il n’était qu’un misérable juif, ni plus ni moins, mais son Jossel pourrait s’y instruire ; c’était bien ainsi. Si on le regardait en pitié ou en mépris : « Attendez, pensait-il, quand mon Jossel sera un reb, un grand talmudiste ou un rabbin, vous ne me verrez plus du même œil. » Son unique joie était, le service divin terminé, d’écouter dans la synagogue les étudiants débattre entre eux des thèses judaïques. Il suivait de loin leurs discussions. — Jossel leur donnera bientôt la réplique, murmurait-il en aparté.

Toute la journée, son cerveau s’épuisait à la recherche des moyens d’agrandir son commerce. Il passait la moitié de ses nuits à supputer de petits bénéfices, que le plus Polonais de ses coreligionnaires eût repoussés dédaigneusement du pied. Mais l’échine voûtée de ce petit homme sec, ses joues creuses et parcheminées, ses yeux clignotants, cachaient un vrai philosophe dont le système était, à un cheveu près, celui de Schopenhauer.

Il s’en tenait à la devise du Tractat-Nedorim[5], où les noms des trois fils d’Israël, Mischna, Demosch et Massa, ont servi à composer cette sage sentence : écouter, se taire et savoir souffrir. Cependant il était écrit qu’il ne resterait pas longtemps dans son obscurité et sa bassesse. Une particularité, sur laquelle il n’aurait certes jamais songé à établir sa fortune, le rendit peu à peu cher aux juifs de Tarnow, lui attira une quasi-célébrité, et aida si largement à lui conquérir la faveur de la haute société que son commerce s’en ressentit, et qu’il fut bientôt en état de s’offrir une chambre tout entière.

De tous les juifs de Tarnow, Abe Nahum était le plus poltron. Ce n’est pas peu dire, car rien ne serait plus difficile que d’y rencontrer un héros ; mais, attendu que de tous temps le caractère de la nature humaine a été de haïr et de persécuter les grands esprits, comme d’aduler et de choyer les êtres les plus nuls, tous les Hébreux de Tarnow se sentaient des Machabées lorsque leurs regards tombaient sur Abe Nahum Wasserkrug, et c’est pourquoi chacun l’aimait comme un frère.

Celui-ci, comme les autres juifs, craignait les loups, les ours et les batteries d’artillerie, et, de plus qu’eux, il ne pouvait s’empêcher d’avoir peur d’un pierrot et de fuir tout effarouché devant une seringue. À vrai dire, il n’était rien au monde dont il ne crût avoir à redouter quelque chose. L’eau spécialement lui causait d’inexprimables terreurs. Il accomplissait bien les ablutions prescrites par la loi mosaïque, mais il ne se mouillait guère que le bout des doigts. Il faut le reconnaître toutefois, il ne négligeait jamais de porter le vendredi une cuvette au cimetière, « afin que les morts pussent faire leur toilette pour le sabbat. » Il va de soi qu’aucun instrument tranchant n’était toléré dans sa maison. Pendant la durée des chaleurs, il plaçait consciencieusement devant sa porte un grand baquet plein d’eau, tant il craignait que tous les chiens ne fussent enragés. Il faisait souvent, pour les éviter, les détours les plus extravagants. S’il n’y avait pas d’autre moyen d’y parvenir, il grimpait sur un arbre, se jetait dans un taillis, s’effaçait le visage contre un mur, et si aucun de ces objets sauveurs ne se trouvait à proximité, il se jetait par terre à plat ventre. Pour peu qu’une souris sortît de son trou, il était homme à sauter sur la table et à se sauver en hurlant à l’aspect d’un crapaud rampant de son côté. Un jour, Jossel le vit reculant avec effroi devant un bon plat tout chaud.

« Eh bien ! papa, qu’as-tu donc ? Pourquoi ne manges-tu pas ?

— Que veux-tu que je mange ? gémit-il, les mouches me prennent tout. Faut-il donc que je leur dispute ma part ?

— Mais, papa, est-ce qu’il est possible d’avoir peur d’une mouche ?

— Peur d’une mouche ? Je n’ai pas peur d’une mouche, puisqu’il y en a cinq. »

Son fils Jossel, au grand désespoir de son cœur paternel, était aussi téméraire qu’Abe Nahum Wasserkrug l’était peu. C’était le portrait de sa mère, qu’Abe Nahum d’ailleurs avait redoutée bien autrement que les mouches, que l’eau et les crapauds, plus même que les coups de canon.

II

Si, grâce à sa poltronnerie, Abe Nahum était devenu le favori des juifs de Tarnow, Jossel le devint à son tour, grâce à sa témérité. Au début, il les fit trembler, et tous lui prédirent les plus affreux malheurs ; mais peu à peu ils prirent en lui une confiance qui se tourna finalement en enthousiasme. Jossel n’avait pas quinze ans que tous les Israélites de Tarnow, tous, y compris les patriarches à barbe blanche, proclamèrent qu’il leur était né un défenseur, l’appelaient continuellement à leur secours, et, à la moindre alerte, se rassemblaient autour de lui comme autour d’un nouveau Samson. Cet état de choses, inutile de le dire, ne plaisait guère à son vieux père. Jossel, encore écolier, ayant ramassé un jour un gros bâton avec lequel il s’amusait à faire l’exercice et à présenter arme, eut l’idée de l’épauler comme un fusil. Abe Nahum poussa un grand cri : « Dieu m’assiste ! Je crois que le vaurien va faire feu. Une arme aussi dangereuse ! Jette-moi ça à l’instant.

— Mais papa, fit Jossel en riant, comment veux-tu que je tire avec un bâton ?

— Le bâton fera feu, si telle est la volonté de l’Éternel.

— Faire feu ! puisqu’il n’est pas chargé !

— Le nuage non plus n’est pas chargé ; la foudre n’en sort pas moins ! »

Une autre chose tracassait particulièrement le vieillard. Le gamin ne voulait rien apprendre. Il n’avait d’autre amour que les chevaux. Son père lui achète le Talmud. Que fait le jeune gars ? Il met une bride au Talmud et galope dessus. Faire un cheval du Talmud ! quelle profanation, grommela le vieillard ; « d’ailleurs tu peux tomber et te blesser. » Le gamin tient compte de cet avertissement, et, quand le papa rentre à la maison, il trouve son fils la bride autour du cou, attelé au Talmud changé en voiture. — Quand la poste arrive, Jossel s’offre toujours le premier pour dételer les chevaux et aller en chercher d’autres à l’écurie. Tous les palefreniers l’ont en adoration. En revanche, Reb Mauschel, le professeur de l’école talmudique, a pris en haine ce « caraïbe », ce « renégat », qu’au grand désespoir du père il se décide enfin à chasser de la classe. La cause de cet événement, la voici :

C’était par une brûlante après-midi d’été. Tandis qu’un des élèves lisait à haute voix ou plutôt psalmodiait une sorte de litanie funèbre dont le clapotement monotone rappelait le murmure d’un ruisseau qui vous endort par son bruit régulier, Reb Mauschel avait fermé les paupières et laissé tomber sa tête sur sa poitrine. Jossel surgit aussitôt ; il s’arme d’un bouchon noirci et dessine sur la face blafarde du dormeur une gigantesque paire de lunettes. La litanie terminée, l’écolier s’arrête, le maître s’éveille. Toute la classe rit sous cape. Reb Mauschel prononce un rappel à l’ordre, et passe à un autre élève qui lit, mais naturellement tout de travers. Le maître l’empoigne par le toupet, et l’impertinent galopin de crier : « Comment veut-on que je lise bien ? Je n’ai pas de lunettes comme Reb Mauschel, moi !

— Que dit-il, le petit monstre ? Où me voit-il des lunettes ?

— Sur le nez, » hurle toute la classe qui se tord de rire.

L’heure sonne à ce moment, la leçon est finie. Reb Mauschel ferme son livre avec bruit, lance aux enfants quelques paroles sévères, et sort. À peine est-il dans la rue que des passants le regardent stupéfaits. « Reb Mauschel a donc mal aux yeux, demande Salomon Pintscher Dirau, le boucher, qu’il a mis aujourd’hui de si grosses lunettes ? » Reb Mauschel l’a entendu, et comme précisément ses pieds rencontrent une flaque d’eau, il s’y mire et découvre l’odieuse plaisanterie. Il voit derrière lui toute l’école qui le suit en ricanant. Reb Mauschel prend Jossel au collet, et, après l’avoir rossé d’importance, l’expulse du collége.

La ville était alors habitée par le gouverneur du district, vrai Polonais détestant les juifs, « tous menteurs ». Ses fils, qui étudiaient au gymnase, étaient à la tête de toutes les manifestations dirigées contre les Hébreux, qu’on poursuivait à coups de pierres. Dès que l’un d’eux se permettait d’aller se plaindre au gouverneur, celui-ci, comme il en avait le droit, lui appliquait le supplice du banc. C’est là ce qu’à cette époque on appelait un régime patriarcal.

Le jour approchait où les juifs polonais célèbrent la mémoire d’Esther par une cérémonie théâtrale où Haman joue nécessairement le personnage principal. C’est un rôle qui exige une certaine audace, car Haman, à qui l’imagination effarée des Polonais prête une stature de géant, doit paraître en scène sur des échasses, de telle sorte que sa taille surhumaine puisse dominer la foule. Quel autre que Jossel eût été capable de représenter Haman ? Il joue le rôle en effet et manœuvre ses échasses avec autant de grâce que s’il eût été sur ses pieds. Il s’est confectionné, au moyen de plusieurs draps de lit, un vêtement flottant qui dissimule complétement ses échasses. Il cache sa figure sous un masque agrémenté d’un nez long d’une demi-aune, et sa tête sous un chapeau formidable. Sa vue excite une insurmontable terreur chez son père, qui le poursuit de ses doléances ; mais, sans y donner la moindre attention, il tient son personnage jusqu’à la nuit, puis l’idée lui vient d’aller, ainsi accoutré, se promener dans les rues de Tarnow. Au milieu d’une obscurité rendue plus effrayante par la lueur de quelques chétifs réverbères, Jossel produit sur les rares piétons qu’il rencontre l’effet d’un spectre d’une dimension extraordinaire. Un soldat hongrois, posté en sentinelle, est pris de terreur au point de lui présenter les armes. Le veilleur de nuit pique une tête dans un égout, le sergent de police se sauve en poussant des cris. Tout à coup débouche dans la rue le tyran dont on a fait le gouverneur du district. « Halte là ! » tonne le faux Haman.

L’homme devient livide ; ses dents claquent ; il tombe à genoux, pris d’un frisson mortel.

« Face contre terre ! » commande le spectre.

Il obéit. Jossel détache ses échasses, s’en sert pour le battre à tour de bras, puis, d’une voix creuse et sépulcrale, il lui jette ces mots : « Laisseras-tu maintenant mes pauvres juifs tranquilles ? Je suis le prophète Élie. M’as-tu compris ? »

Il disparaît, et le gouverneur, que ses meurtrissures mettent au lit pour cinq longs jours, se garde soigneusement depuis de causer le moindre ennui à un juif.

Une autre fois, Jossel n’hésita pas à tirer de l’eau, le jour du sabbat, un pauvre tailleur israélite, et lorsque Abe Nahum Wasserkrug, pour dissimuler ses angoisses, lui reprocha d’avoir désobéi à la loi divine, l’enfant lui prouva, l’Écriture en main, qu’il n’avait fait que son devoir, et appliqua à ceux qui exagèrent la piété jusqu’à refuser du secours à leur semblable en danger le jour du sabbat, les paroles d’Ézéchiel : « Parmi les lois que je leur ai laissées, beaucoup sont mauvaises. » Il cita en outre la sentence du prédicateur : « Ne pèche pas par excès de dévotion et ne cherche pas à être le plus sage. » Une autre fois encore, comme un riche comte polonais traversait en voiture les rues de Tarnow, son cocher, complètement ivre, se laisse tomber du siège. Le comte l’accable de malédictions. Aussitôt Jossel bondit jusqu’à la place restée vide et conduit si adroitement l’équipage qu’il retourne chez lui riche de deux ducats. Dès lors rien ni personne ne peut le retenir. Il se fait voiturier, transporte des colis, arpente le district dans tous les sens et reste souvent plusieurs jours sans rentrer. C’est dire que le pauvre Abe Nahum n’a plus une heure de tranquillité.

Arrive l’année 1846, la révolution polonaise, puis la contre-révolution des paysans galliciens, qui, restés fidèles à l’empereur, tournent leurs terribles faux contre leurs compatriotes insurgés, pillent, incendient les châteaux et massacrent les nobles. Les baillis s’efforcent d’étouffer la rage des paysans, mais personne ne se hasarde en rase campagne, sauf toutefois les juifs, car la faux meurtrière s’abaisse à leur aspect. Aussi les autorités leur confient-elles les dépêches, en les chargeant d’aller partout porter l’ordre de mettre fin au massacre.

Mais voilà qu’un matin on reçoit la nouvelle que les paysans ont investi Brzosteck par un blocus en règle. Le chef militaire du district voudrait envoyer un messager de confiance, un juif naturellement, avec mission de sauver les deux châtelains. Qui peut mener à bien une pareille tentative ? Jossel seul. Il est choisi à l’unanimité ; il brûle déjà de partir ; son joli visage resplendit de courage et d’enthousiasme, tandis qu’Abe Nahum Wasserkrug se sent aux portes du tombeau. Pendant que son fils fait ses derniers préparatifs, il se traîne jusqu’à l’école, il implore le Très-Haut ; un combat s’engage au dedans de lui, son amour paternel et sa poltronnerie sont aux prises. Il jette à Dieu des cris désespérés, il supplie l’Éternel de lui faire entendre quelque voix céleste qui lui serve d’oracle et lui indique la route à suivre. Il écoute, dresse l’oreille, et tout à coup il entend ces versets que lit un des élèves de l’école : « Pharaon entra dans la mer avec son armée, avec ses cavaliers et ses chariots, et l’Éternel les engloutit tous dans les flots ; mais les enfants d’Israël, qui fuyaient à travers l’Océan, le passèrent à pied sec. »

Abe Nahum pousse un cri de victoire. C’est la voix céleste qui s’est fait entendre. Il court au bailliage où précisément Jossel enfourche son cheval au milieu d’un immense concours de juifs. Le vieillard s’accroche à son pied.

« Non, il ne partira pas ; non, ce ne sera pas lui. Celui qui partira, c’est moi, monsieur le commandant. »

Tous s’étonnent, tous s’exclament. Comment, c’est Abe Nahum qui veut partir ! Est-ce qu’il serait devenu fou ?

Mais rien n’est plus sérieux. Il s’empare du cheval, il y monte, saisit la dépêche, embrasse son enfant, non sans fondre en pleurs. Il se met en route cependant. Et, comme tout le monde lui fait la conduite, il n’est pas un Hébreu qui ne l’ait vu quitter Tarnow et disparaître au grand trot dans le lointain de la chaussée impériale. Cette fois c’est au tour de Jossel à trembler pour lui. Il retourne au bailliage. Debout, la tête tournée contre le mur, il prie, et de grosses larmes tombent de ses yeux.

Les heures se succèdent, lentes et anxieuses.

Soudain des clameurs, un piétinement de chevaux, un fracas de roues se font entendre. Un flot de juifs en délire se précipite vers le bailliage, et au milieu d’eux l’œil distingue le pauvre petit Abe Nahum Wasserkrug juché sur son grand cheval, le visage rayonnant. Il mène à sa suite des paysans armés de faux, et les châtelains de Brzosteck avec leurs serviteurs couchés dans des chariots à quatre roues et traînés par des chevaux dont la misère a fait des haridelles. Quelques hommes sont légèrement blessés, mais tous sont vivants. Vingt bras soulèvent Abe Nahum Wasserkrug et le posent à terre. Il embrasse son fils ; son fils l’embrasse. Tous deux se mettent à sangloter, et tous les juifs, sans en excepter un, croyons-nous, mêlent des sanglots aux leurs.

On parvient, en rassemblant différentes versions, à faire le récit de ce qui s’est passé. Tout le monde a parlé, le baron, la baronne, qui, toute pâle encore, s’enveloppe en frissonnant dans sa pelisse, leurs domestiques, les paysans. Seul le héros est resté silencieux.

Les paysans allaient s’emparer de la seigneurie de Brzosteck. Déjà la grange brûlait et les coups de feu pleuvaient comme la grêle lorsque Abe Nahum Wasserkrug s’était élancé au plus fort de la mêlée. Sa bête, un vieux cheval de uhlan hors de service, s’était, dès les premières décharges, portée en hennissant au-devant du feu. Abe Nahum Wasserkrug, après avoir du haut de sa selle fait le plongeon comme un canard sauvage dans les roseaux et fermé les yeux le plus hermétiquement possible, avait pénétré en brandissant sa dépêche, ni plus ni moins que feu le Cid, jusqu’à la cour du château. Immédiatement les paysans avaient fait place et les Polonais suspendu le combat. L’envoyé du district, en s’adressant aux deux partis, était parvenu à faire accepter la paix. Les Polonais avaient rendu les armes, sur quoi les paysans s’étaient contentés de les faire prisonniers et de les conduire à Tarnow. La voix divine n’avait pas menti. Les enfants d’Israël avaient traversé la mer à pied sec.

De ce jour, Abe Nahum Wasserkrug devint dans la communauté non seulement un grand personnage, mais aussi un homme opulent ; le gouvernement récompensa sa belle action. Le châtelain de Brzosteck, qui lui devait la vie et celle des siens, lui compta mille ducats. Abe Nahum s’acheta une vraie maison pour lui seul. Il offrit à son Jossel deux véritables chevaux et un chariot, et il ajouta héroïquement, lorsque Jossel l’embrassa tendrement pour l’en remercier : « Je t’accorde même la permission de t’en servir. « Et maintenant, si vous demandez quel est le plus fameux poltron à Tarnow, tous les juifs vous répondront : « Nous ne saurions vous le dire ; mais à coup sûr ce n’est pas Abe Nahum Wasserkrug. »

II

LA LETAWITZA

C’était un jour de chasse malheureuse : deux gélinottes et un gros vautour formaient tout le butin. « C’est la faute de cette damnée sorcière ! » s’écria le garde-forêt lorsque, ayant ôté son chapeau, il eut, avec les manches bouffantes de sa chemise, épongé les larges gouttes de sueur qui mouillaient son front ; puis il me tendit une gourde d’eau-de-vie, jaune et rebondie comme un magot.

À l’aube, il est vrai, nous avions rencontré, dès le début de notre expédition, une petite vieille toute ratatinée, qui cherchait des champignons dans les broussailles. À l’heure où nous étions, le soir tombait, et il ne nous restait qu’à retourner à la maison. Le soleil se couchait ardent et rouge derrière les énormes blocs de granit qui surplombaient comme de grandes tours croulantes aux flancs grisâtres et déchiquetés des Carpathes. Rien de plus à voir, si ce n’est un antique tronc rabougri qui, rampant entre les décombres et sur les pentes glissantes, semblait tendre vers nous ses longs bras noueux. Il se découpait sur le ciel avec son dos voûté, sa chevelure pendante et sa barbe mousseuse, absolument comme notre juif, mais se cramponnait solide et ferme à la pierre, comme lui aussi sait s’accrocher énergiquement à ce que ses mains maigres et osseuses ont une fois saisi.

Nous descendîmes rapidement par un chemin tapissé de myrtilles et de rhododendrons, notre chien respirant péniblement derrière nous, et nous entrâmes sous le dôme vert des sapins. Le fracas amoindri d’une cascade lointaine nous tenait compagnie. Les hauts panaches verts qui s’élançaient vers le ciel avec une majesté lugubre commençaient à s’amalgamer avec un horizon d’or rougi, tandis que de leurs troncs élancés s’échappait du jus résineux à la couleur ambrée. Des baies d’un rouge de pourpre, de grandes fleurs des bois dessinaient des broderies multicolores sur le velours des mousses qui s’étendaient dans l’entre-croisement des racines, et des ombres profondes tombaient d’en haut sur les branches, comme des gouttes noires, entre les aiguilles immobiles.

Pendant quelques instants encore, de petits nuages baignant dans le rose planèrent à l’occident ; puis une raie de pourpre s’allongea à l’horizon. Au-dessus du sol tremblotait un air doux où voletaient d’innombrables petites mouches, transparentes comme du verre filé, et des vapeurs qu’on aurait prises pour des voiles blancs d’une étoffe impalpable montaient en reflets brillants de la vallée tranquille et déjà plongée dans la nuit. Les buissons, les arbres, les montagnes, semblaient croître dans l’atmosphère dorée et se perdre dans l’infini, tandis qu’ils allongeaient leurs ombres toujours plus loin. À l’ouest, une étoile brillait sur les sapins, qui se dressaient dans le ciel comme de noires épées ou comme une grille de fer autour d’un parc. Les chants des oiseaux avaient cessé. Çà et là seulement, un bruit sifflant perçait dans le bois mort et quelque animal effrayé fuyait dans les branches. Le ciel blanchâtre était devenu bleu et s’assombrissait par degrés. Les ombres se rapprochèrent et se confondirent enfin dans les ténèbres dont la masse impénétrable s’épaississait lentement. À ce moment, nous avions atteint le pied des collines boisées, et nous suivions un sentier étroit qui serpentait entre des champs de vaine pâture et de pommes de terre. Soudain, l’intervalle sombre de deux rochers s’illumina du côté de l’ouest et se mit à flamboyer comme si le feu était à quelque village ; puis, après un moment d’attente, la lune démasqua son disque d’or suspendu majestueusement dans l’obscurité du ciel, et répandit sur la campagne sa douce lueur consolante. Un courant d’air frais passa sur les tiges, les herbes, les feuilles des arbres et les cimes lugubres de la forêt de sapins ; tout commença à fourmiller, à s’agiter, à murmurer. Bien loin en avant de nous, les lumières d’un hameau scintillaient comme des vers luisants posés dans l’herbe, et, sur notre tête, la voûte immense était parsemée d’astres innombrables pareils aux feux de bivouac d’une grande armée. Le clair de lune, à travers les rameaux, y attachait comme des fils d’argent, et toutes les collines, tous les ravins, nageaient dans cette réverbération magique qui porte en nous à la fois tant de calme et de mélancolie.

Comme nous atteignions un petit bouquet de bouleaux, une fusée étincelante traversa le ciel et disparut dans l’immensité. Le garde-forêt fit le signe de la croix et s’arrêta court. « Trop tard, le malheur est arrivé, dit-il.

— Quel malheur ?

— N’avez-vous pas vu l’étoile filer ?

— Certainement.

— Elle vient de se transformer en letawitza.

— Comment cela ?

— Dans chaque étoile filante réside un démon qui tombe sur la terre, répondit le garde-forêt d’une voix chagrine. Si, au moment même où on l’aperçoit, on récite une certaine formule, le maléfice est conjuré ; mais si l’étoile touche la terre, elle prend le corps d’une femme d’une grande beauté, avec de longs cheveux blonds qui ruissellent et scintillent comme des étoiles. Cette belle créature est douée d’une puissance étrange sur toute âme humaine. Elle attire à elle les jeunes gens dans les réseaux d’or tombant sur ses blanches épaules. La nuit, quand tout dort, elle se penche sur eux, les presse contre sa poitrine et les embrasse, les embrasse impitoyablement jusqu’à ce qu’ils tombent morts. »

Le garde-forêt n’avait pas achevé son récit que nous crûmes entendre loin de nous comme un profond soupir. Cette plainte détonna dans le silence solennel qui planait sur ce taillis sombre, au milieu des bouleaux aux feuilles perpétuellement agitées, et dont les fûts, blancs comme des morts dans leurs linceuls, semblaient se dresser autour de nous, muets, en nous montrant au doigt.

« Qu’était cela ? demandai-je.

— Une ondine, ou bien une roussalka[6], peut-être même la letawitza.

— Je crois plutôt que c’était un butor.

— Soit, c’est un butor, fit le garde-forêt avec une sorte de pitié. En tout cas, mieux vaudrait continuer notre route. »

Nous avions à peine fait quelques pas qu’une flamme de la hauteur d’un homme s’éleva à nos côtés dans un fourré d’aunes nains. Elle nous fit signe, s’inclina jusqu’à terre puis se mit à sautiller devant nous, comme si elle eût voulu nous accompagner.

« Un feu follet !

— Puisque mon bon seigneur le veut, dit le garde-forêt à voix basse, ce n’est qu’un feu follet ; mais je crains que la journée ne finisse pas bien.

— Y a-t-il quelque marais dans le voisinage ?

— Oui certes. Il y a même un étang. Il doit être par ici, sur notre droite. »

Arrivés au bout du chemin, nous vîmes à travers le fourré comme un miroir qui refléterait des lueurs de cierges. Je m’en approchai.

« Vous n’allez pourtant pas exposer votre âme à un pareil danger ? » gémit le garde-forêt.

Sans lui répondre, j’écartai les branches et me frayai un passage jusqu’à l’étang. Le feu follet avait disparu, mais le butor jeta de nouveau sa note plaintive. Le garde-forêt récita tout haut sa formule. Nous étions debout sur le bord d’une large pièce d’eau qui, éclairée par la lune, se développait à nos pieds. Quelques aunes, droits entre les ronces, se miraient mystérieusement dans la mare. Leurs racines y trempaient ; leurs longs rameaux y traînaient comme des chevelures flottantes.

C’était à la fois triste et pénétrant.

Soudain éclata un rire enfantin, pur, clair et moqueur comme le tintement d’une cloche d’argent. Un bouillonnement monta à la surface de l’eau. De petites vagues lumineuses l’agitèrent. Mille étincelles se croisèrent sur l’étang, et, au milieu d’un tourbillon d’écume, nous vîmes sortir une jeune fille d’une étrange beauté. Ses épais cheveux blonds, qui inondaient ses épaules de marbre, se répandaient en pluie étoilée. Elle fixa sur nous deux grands yeux noirs, rayonnants et railleurs.

« Dieu sauve ma pauvre âme ! cria le garde-forêt. Fermez les yeux. — Et il m’entraîna. — Fuyons ! répétait-il d’une voix saccadée. Fuyons, ou c’est fait de nous. »

Un second éclat de rire, plus satanique encore que le premier, résonna aigrement à nos oreilles.

Je suivis le garde-forêt. Une puissance inconnue, que je ne pouvais m’expliquer, me donnait des ailes. Nous traversâmes, toujours courant, des taillis, des marais, des pâturages. Arrivés dans un verger, nous nous y arrêtâmes pour reprendre haleine.

« Tu n’es qu’un âne ! dis-je pour conclure.

— Mieux vaut être un âne qu’un damné.

— Fuir devant une jolie femme !

— Oh ! oui, elle était jolie, fit le garde-forêt, mais elle n’appartient pas à la terre. C’est la letawitza, l’étoile filante qui a revêtu une figure humaine. Vous n’avez donc pas remarqué sa chevelure ? Est-ce qu’on n’aurait pas dit une traînée d’astres flottant à la surface de l’eau ?

— Je vais retourner là-bas. Il faut que je voie cette femme.

— Êtes-vous donc possédé du diable ? dit le garde-forêt pétrifié ; vous poseriez cent ducas devant moi, vous m’offririez le monde entier que je ne bougerais pas d’ici.

— Mais si je t’offrais une chope d’eau-de-vie, m’accompagnerais-tu ?

— De l’eau-de-vie ! de quelle eau-de-vie ? Pas de la mauvaise eau-de-vie de grains, j’espère ?

— Du sliwowitz, si tu veux. »

Le brave homme poussa un soupir, siffla son chien et se dirigea lentement vers l’étang. Je marchais sur ses traces, quelques pas en arrière. Un feu follet, couleur d’or, nous accompagna comme pour éclairer notre route. Tandis que nous suivions la flammèche fantastique qui passait tantôt à droite, tantôt à gauche, tournoyant sous les branches, s’allongeant sur la mousse comme une couleuvre ou planant dans l’air au-dessus de nous, nous entrâmes jusqu’aux genoux dans le marais.

La lune se cacha derrière un nuage, comme si elle était d’accord avec les lutins pour nous mystifier. Les aunes, jusque-là immobiles et silencieux, se balancèrent avec un bruissement sourd. Le butor ricana d’une voix stridente ; puis l’eau rejaillit presque sur nous. C’était le chien qui venait de plonger, et dont l’aboiement brutal nous annonça que nous touchions au but. Je franchis précipitamment l’épaisse ramure ; je me trouvai au bord de l’étang où la lune, souriante et débarrassée de ses voiles, semblait contempler sa face paisible.

La femme aux cheveux d’or avait disparu. Nous ne la vîmes ni dans les flots où tout à l’heure elle étincelait comme un astre, ni sur la rive, où son corps blanc se fût détaché comme une lumière dans le noir des aunes. À présent, tout reposait dans un silence lamentable : pas une ride sur l’eau, pas un souffle dans les feuilles. Et du milieu de l’étang s’élevait majestueusement vers le ciel un pâle nénuphar qui montait comme une flamme blanche.

Le garde-forêt respira longuement.

« Dieu nous a protégés, murmura-t-il, mais qu’on vienne me dire maintenant que ce n’était pas la letawitza ! »

III

LE LIEUTENANT HOLOPHERNE

J’aime la vie des champs, — non pas seulement parce qu’à mon avis la société de la nature est préférable à toute autre, mais parce qu’on y rencontre la véritable originalité. Les habitants de la ville sont tous taillés sur le même type, comme des bûches de même longueur. Ils reçoivent tous la même estampille. Cette marque qu’on retrouve partout, et dont la monotonie nous irrite, se nomme tantôt état social, réputation, opinion politique, tantôt autrement. Toute individualité y est si rare qu’on ne peut en rencontrer une sans en faire cas comme d’un objet précieux. À la campagne, au contraire, on rencontre sur sa route presque autant d’êtres originaux que de cailloux. Là, chacun a gardé sa personnalité, avec ses défauts, ses manies, ses vertus, dont personne ne peut se dire l’inspirateur, et les qualités et les vices ne sont du moins pas ceux de toute une caste.

J’ai, dans mon voisinage, une de ces figures excentriques. C’est le lieutenant en retraite, ou, comme il a soin de dire en parlant de lui, « monsieur le lieutenant Holopherne ». Dans le pays, nul ne sait d’où lui vient le terrible nom du païen de l’Écriture, et nul, si ce n’est moi, n’a jamais cherché à le savoir. Nous n’en dirons pas plus long. Peu de temps après son installation dans le pays, un officier de son ancien régiment, passant avec un convoi de vivres, s’étant écrié en l’apercevant subitement : « Eh ! vraiment c’est lui-même, c’est Holopherne en personne, » tous, depuis, ne l’appelèrent plus autrement, même les paysans, qui n’y mettaient d’ailleurs aucune intention moqueuse, et croyaient sincèrement lui donner son vrai nom.

Notre brave héros a tant de qualités éminentes qu’on peut supposer plus ou moins « holophernesques », que rien ne m’embarrasserait comme d’être obligé de les énumérer. Une des plus recommandables est incontestablement la franchise qu’il met à avouer la médiocrité de son origine. Il ne connaît ni les fausses hontes ni l’orgueil du parvenu ; il n’éprouve aucun embarras à raconter à quiconque l’aborde pour le première fois, qu’il est le fils d’un honnête paysan, et que son berceau, simple et sans ornement, était placé dans une chaumière qu’il habita plus tard après la mort de ses parents, ladite chaumière ayant été absolument construite sur le modèle d’un de ces blockhaus qui émaillent les prairies américaines.

Quarante ans il a servi l’empereur et porté le mousquet durant la plus grande partie de son temps. C’est seulement au régiment qu’il a appris à lire et à écrire, et, autant que le lui permettait son service, dévoré nombre de volumes ramassés dans tous les coins. Il a récolté dans ce fatras les connaissances historiques, politiques et esthétiques qui lui sont particulières, comme aussi une philosophie spéciale dont la base contient des aperçus d’une grandeur primitive, il est vrai, mais toujours droite, car, il le dit dans sa phrase favorite, qu’il emploie à tout bout de champ, qui lui est personnelle et n’appartient à aucun autre qu’à lui : « Tout dépend de l’effet moral. » Ce qu’il entend par ces mots, je n’ai jamais pu m’en assurer complètement, mais il n’y a guère de doute qu’ils ne signifient quelque chose comme « Allah est grand », ou « aime ton prochain comme toi-même ».

Le lieutenant est célèbre à la ronde pour sa sévérité et sa propreté de soldat. Quand je dis sévérité, je comprends celle qu’il se témoigne à lui-même autant que celle qu’il fait sentir aux autres. Il est capable de poursuivre pendant une heure une mouche tout autour de sa chambre, de peur qu’elle ne souille un des tableaux qui décorent sa muraille et où sont représentés des combats où l’on voit moins de combattants que de fumée, ou de peur qu’elle ne tache quelqu’un de ses livres qu’il relie lui-même, ou ne se pose sur quoi que ce soit. C’est à ce point, raconte-t-on, qu’il força un jour, le pistolet sur la gorge, un jeune comte qui avait eu l’audace d’entrer dans sa chambre avec des bottes sales, à balayer de ses mains aristocratiques la terre qu’il avait, de la principauté allemande, apportée sur le parquet à la semelle de ses souliers.

Peut-être le génie de la mécanique était-il inné chez lui ! Quoi qu’il en soit, il n’y a pour ainsi dire rien au monde qu’il ne soit en état de fabriquer lui-même : chaussures, cadres pour les tableaux, vêtements, tables, chaises, poteries et mille autres ustensiles. Sa passion la plus noble, celle qu’il partage avec le grand empereur Charles-Quint, le solitaire de Saint-Just, c’est la manie des montres ; non seulement il en a toujours plusieurs suspendues au-dessus de son lit d’une simplicité spartiate, non seulement aux côtés de la porte d’entrée sont accrochés plusieurs coucous de la forêt Noire, auxquels il s’évertue à imprimer le même mouvement, mais il ne peut entrer dans une chambre sans que ses yeux n’y cherchent immédiatement la pendule. Il la regarde du plus loin avec convoitise, tourne fiévreusement autour pendant quelques minutes, puis tout à coup la saisit et la décroche à la dérobée pour la démonter avec une rapidité foudroyante. Sa joie est alors sans comparaison possible. Goethe, lorsqu’il composait son Faust, n’a sûrement jamais éprouvé une félicité pareille à celle qu’il ressent à l’assemblage des ressorts d’une horloge.

Outre ses montres et ses livres, dont il a rempli une étagère de sapin odorant qu’il a fabriquée de ses propres mains, il cultive particulièrement les animaux. Tout ce qui vole ou rampe est assuré de sa sympathie. Quand on le rencontre dans la belle saison, on peut être certain que ses poches sont pleines de sauterelles, de grillons ou de lézards, que quelque serpent non venimeux va soudain vous tirer la langue hors de sa manche, et qu’il s’abstiendra de vous ôter son chapeau, qui recouvre, indépendamment de sa tête, un nid d’oisillons. Il dresse ses chiens et ses chevaux, apprend à parler aux étourneaux, aux corbeaux, et s’il n’a rien de mieux, aux pies, montre aux pinsons et aux canaris à faire l’exercice en ordre de bataille, à porter arme et à décharger de petits canons en cuivre. Son talent, à ce qu’il assure, consiste principalement à développer chez les animaux « l’effet moral ».

Celui qui entre dans sa chambre est accueilli par un tumulte de voix et de cris, sans précédent depuis l’arche de Noé. À une certaine heure du jour particulièrement, c’est un fracas assourdissant. Cinq horloges sonnent en même temps ; cinq oiseaux en bois surgissent de leurs cachettes en répétant : « Coucou ! coucou ! » Au tic tac des horloges se mêlent le gazouillement des pinsons, les piaillements des canaris en colère, les petits cris des souris et le bruissement des grillons. Des scarabées bourdonnent, un rouge-gorge va voletant d’un coin à l’autre, une fauvette en bas âge réclame sa nourriture. Une demi-douzaine de chiens unissent leurs aboiements aux gémissements d’un jeune renard qui pleure comme un enfant en nourrice, et l’étourneau croise un « prenez garde » avec cette romance sentimentale, modulée par la pie : « Mon repas est loin, mon cœur est lourd, » tandis qu’un corbeau énorme, accroupi, la tête dans les épaules, dans un angle obscur, fredonne d’une voix mystérieuse et sépulcrale, bien qu’enrouée : « Le soir, au coup de minuit, le tambour quitte sa tombe. » Au milieu de ce chaos, le lieutenant Holopherne, debout à son établi, une tourterelle sur l’épaule, un serpent noué en cravate autour du cou, est couché en joue par un écureuil courroucé.

Autant notre intrépide ami fut autrefois, comme soldat, prodigue de sa vie, autant il veille avec tendresse sur celle de ses animaux : non seulement, si l’un des siens vient à mourir, il l’enterre honorablement dans son jardinet et sème des fleurs sur sa tombe, mais s’il voit quelque chien errant traîné à l’abattoir, il verse des larmes amères.

Bien qu’il ne soit ni séduisant ni dans cet âge où, comme on le sait, le diable avait aussi sa beauté, Holopherne ne perd cependant jamais l’occasion de témoigner de son faible pour les femmes. Et soit que sa galanterie les émeuve, soit que leurs yeux scrutateurs démêlent plus facilement que les nôtres un brave cœur de soldat courageux et probe sous cette veste à fleurs et cette chemise grossière, Holopherne est plus que bien des jeunes gens en faveur auprès d’elles. Il porte environ soixante ans, et même davantage ; mais à l’aide d’une pommade qu’il fabrique lui-même et d’un cosmétique hongrois pour la moustache, on parvient à conserver « l’effet moral », auquel, s’il faut l’en croire, nulle femme ne peut résister.

Je l’ai déjà dit tout à l’heure, notre ami n’est pas beau. Il n’a pas moins de six pieds. Jusqu’en 1849, il a été grenadier. Comme tous les gens de grande taille, il marche le dos légèrement voûté, avec un léger tremblement des genoux. Ses jambes, ses bras grêles et effilés, son long cou mince, ses oreilles diaphanes et écartées de la tête, et l’espèce de grelottement nerveux qui l’agite continuellement, lui donnent l’aspect d’un de ces lévriers qui, été comme hiver, semblent pris d’un frisson perpétuel. Son nez crochu, en lame de couteau, a l’air d’avoir été découpé dans une feuille de papier. J’ai toujours peur qu’il ne l’arrache chaque fois que, pour se moucher, il le plonge imprudemment dans son immense foulard jaune. Mais aussi quels yeux il a ! de grands et beaux yeux bleus, naïfs comme ceux d’un enfant, avec des regards modestes qu’envierait la fille d’un pope. Ces yeux-là durent jadis séduire bien des pécheresses.

Le brave lieutenant, quoique retraité, a porté trop longtemps le mousquet pour ne pas avoir au suprême degré le respect de son grade. Il est si plein de cette formule, « monsieur le lieutenant », et considère sa qualité d’officier comme si supérieure à sa qualité d’homme, que, dès qu’il est question du premier, il ne le désigne jamais que par ces mots : « monsieur le lieutenant ».

« Quel sens attachez-vous à l’expression « monsieur » ? lui demanda un jour inconsidérément un fermier prussien.

Holopherne le regarda longtemps d’un œil de pitié, puis répondit : « Mon ami, tout le sens réside dans le mot lieutenant.

— Et dans monsieur, qu’y a-t-il ? demanda cet homme entêté.

— Dans monsieur, reprit Holopherne, il y a « l’effet moral ».

Ce prestige militaire donne en outre à sa galanterie le relief nécessaire, car il est galant comme un Français, galant dans toute la force du terme. Rien ne le rebute, ni la position sociale, ni les opinions religieuses, ni même le physique. Qu’une vachère laide et sale ait peur de passer au milieu de quelques jeunes chevaux trop gais, il lui offre le bras et l’accompagne avec la désinvolture qu’il met le dimanche à offrir à la vieille comtesse l’eau bénite à la sortie de l’église, ou à présenter périodiquement, le soir du sabbat, un bouquet à la jolie juive, la brune fille du distillateur.

On va jusqu’à dire que chaque dimanche, après midi, il réunit les paysans de sa chambre autour d’un flacon de slivowitz, et qu’il leur fait des lectures sur l’art d’être aimable en société, et notamment sur les convenances à observer vis-à-vis du sexe faible. Cependant ce n’est encore là que de la théorie ; mais il ne suit pas les errements de tant de philosophes et de régénérateurs de société, qu’on ne peut jamais juger que sur leurs paroles. Dans la pratique, les exemples qu’il donne sont toujours concluants. Lorsque la ravissante baronne Valeska monte à cheval, il est le premier à lui présenter sa main ouverte pour l’aider à se mettre en selle, si bien que les jeunes messieurs qu’il a devancés en sont réduits à le regarder faire en frisant leurs moustaches. Quand la jeune Catherine aux joues roses va puiser de l’eau à la fontaine, il se trouve toujours là pour lui porter ses seaux, et le grand Peter, qui arrive invariablement trop tard, exprime son dépit en aspirant avec rage la fumée de sa pipe.

Notre héros servait à l’époque où les caporaux portaient encore un bâton attaché à leur sabre, comme signe de leurs fonctions et non comme un inutile ornement. Ce souvenir s’est tellement incrusté en lui qu’il en a fait la base de ses appréciations, et qu’il lui sert à mesurer le degré d’estime qu’il doit accorder aux choses ou aux gens qui ont conquis ses suffrages.

Il évalue la beauté des femmes au nombre des coups de bâton qu’on recevrait pour elles, et ce chiffre est devenu pour lui une mesure aussi exacte et aussi usuelle que l’unité du système métrique. Tandis que tout autre s’écrierait : Quelle femme ! je voudrais mourir pour elle ! — ou : Je serais capable de l’épouser sur l’heure ! — lui exprime sa passion d’une façon toute plastique en comptant des coups qu’il recevrait en son honneur. Il a taxé à cinq coups de bâton ses sentiments pour la petite juive, à dix son admiration pour la blonde épouse du forestier. Mais lorsqu’il vit pour la première fois la baronne Valeska, il s’écria en tordant sa moustache que, pour chaque heure qu’elle voudrait accorder à son amour, il était prêt à se faire donner cent coups de gourdin, — « aussi vrai, ajouta-t-il, que je suis monsieur le lieutenant, » etc.

Cependant, cette bonne âme d’Holopherne peut à l’occasion se montrer cruelle. J’ignore où, quand et comment la demoiselle de Seiglier, vieille fille de trente-huit ans qui va encore au bal en robe décolletée et se croit suffisamment légère pour danser la polka brillante, a pu l’offenser. Quoi qu’il en soit, il s’approcha d’elle un jour, et l’assura qu’actuellement encore elle était la plus agile des danseuses, que telle était sa réputation parmi les dames italiennes, et que cette opinion était d’ailleurs partagée par le maréchal Radetzky, qui se souvenait d’avoir dansé avec elle quand il n’était encore que cadet.

Un jour, dans une chasse à la perdrix, comme nous traversions un champ de carottes, il se retourna brusquement vers moi, et me dit :

« Pardon, je ne m’appelle pas Holopherne, mais Birkewitz. »

Je le regardai tout surpris.

« Vous êtes étonné, reprit-il, que je me laisse appeler de l’autre nom sans protester ; mais comme il ne fait aucun tort à l’effet moral… Le reste de la phrase se perdit dans un haussement d’épaules.

— Mais ce nom, d’où vous vient-il ?

— Hum ! une curieuse histoire. — Et il sourit comme un homme qui possède quelque charmant secret.

— Permettez-moi, puisque je suis en train de vous questionner, de vous demander ce que vous entendez, au sens propre, par l’effet moral ? »

Holopherne plissa son front et étendit ses mains en avant comme un islamite qui prête serment.

« L’explication n’est pas commode, dit-il, la définition n’ayant jamais été mon fait. J’aime mieux vous citer quelques exemples. Ainsi, j’étais caporal, et je traversais sous Schlick le défilé de Dukla, pendant la guerre de Hongrie. J’arrive juste pour la bataille de Kaschau. La plupart de nos soldats étaient des recrues. Une bombe traverse mon bataillon et abat cinq hommes. Vous comprenez, c’était là un effet moral. Si bien que tout le bataillon courut se mettre à couvert derrière une immense grange. Arrive le colonel Podehaïgski. Il harangue les troupes et les ramène au feu. Voilà pour le coup un excellent effet moral. Après la bataille, un vieil officier de Napoléon, que nous conservions prisonnier, qui avait servi sous bien des chefs et fait bien des campagnes, nous assura que jamais il n’avait vu un bataillon reculer avec autant de calme que le nôtre, l’arme au bras, contre une batterie ennemie. Comprenez-vous ?

» Ou bien encore ceci : J’arrive dans un régiment, en Italie, immédiatement après l’affaire de Novare. Nous étions en pays ennemi, et, quoique la paix fût à peu près faite, la surveillance était aussi nécessaire que pendant la guerre. Nous étions entourés d’espions et d’habitants capables de tout. J’eus à disposer les factionnaires dans une petite métairie. À dix heures, je conduis mon homme sur la redoute pour relever la faction. C’était une recrue. Je lui recommande, dès que quelque chose lui paraîtra suspect, de crier trois fois : Qui vive ? et, si l’individu interpellé ne s’arrête pas court, de faire feu.

» Très bien ; mais voilà qu’au bout d’une demi-heure ma recrue revient en courant.

— Misérable païen ! pourquoi as-tu quitté ton poste ?

— Monsieur le caporal, il y a quelqu’un qui monte en rampant le long de la colline.

— L’as-tu interpellé ? dis-je en prenant mon fusil et en forçant mon homme à marcher devant moi.

— Trois fois, comme vous m’en avez donné l’ordre,

— Alors, pourquoi n’as-tu pas tiré ?

— Parce que chaque fois que je l’avertissais ou que je couchais en joue, il disparaissait dans l’herbe.

» Le fait est qu’une fois arrivés, nous apercevons une masse noire se glissant dans l’herbe, tantôt debout, tantôt à plat ventre. — Qui vive ? criai-je. — Pas de réponse, mais l’ombre s’évapora. — Qui vive ? — Elle se relève, mais sans articuler un mot. — Qui vive ? — La forme suspecte s’aplatit sur le sol. « Si c’était un espion ? » murmura la recrue. Je vise, et au moment où le personnage se redresse, je fais feu. Il disparaît dans un tourbillon de fumée.

» Le fracas a retenti au loin. Mes gens accourent au bruit et se hâtent d’aller chercher le cadavre. — Eh bien ! qui croyez-vous que j’avais tué ?

— Peut-être votre commandant qui voulait vous mettre à l’épreuve.

— Vous n’y êtes pas, cher ami. J’avais abattu l’âne du métayer, un pauvre âne qui broutait paisiblement sur la colline.

» Songez-vous au triste « effet moral » ? Tous se moquèrent de moi, même mes supérieurs, au point que je demandai à permuter.

» Cet âne fut, si j’ose m’exprimer ainsi, la source de ma fortune. Je fus envoyé à Milan pour servir d’ordonnance au vieux Radetzky. Il me toisa, devina en moi un ancien soldat, et, après m’avoir interrogé, me proposa pour le grade d’officier. Je ne l’obtins qu’en 1858, mais je suis bien effectivement « M. le lieutenant Birkewitz. »

» Dans les temps qui précédèrent la guerre de 1859, les soldats et les officiers furent victimes en Italie de nombreux attentats. On nous défendit en conséquence de sortir seuls et notamment pendant la nuit ; mais moi — il n’y a pas de ma part indélicatesse à en parler, puisque je ne nomme personne, — j’avais une intrigue avec une Italienne, une femme — et il fit claquer sa langue contre son palais, — une femme à s’étendre sans hésiter sur un banc et à se faire donner vingt-cinq coups de bâton. Enfin, suffit. Je prenais par le jardin pour aller passer de longues soirées avec elle, même quand son mari était à la maison ; mais la discipline est la discipline. Je n’y allais que quand mon régiment était de service. Je recommandais au caporal de m’attendre devant la maison avec la patrouille. Les choses s’étaient toujours passées ainsi. Je retournais à la caserne avec mes soldats.

» Un beau soir, un caporal nouvellement promu — un vrai païen, — un paysan, est chargé de conduire la patrouille. J’étais comme à l’ordinaire avec la mia cara, lorsque des crosses de fusil retentissent tout à coup sur le pavé. Le mari, qui était à la maison, saute à bas de son lit, ouvre la fenêtre et crie : — Que se passe-t-il donc ?

— C’est la patrouille qui attend le lieutenant Birkewitz, répond à haute voix mon caporal.

» Je vous laisse à juger de « l’effet moral » et de quelle façon je descendis les escaliers. Le mari m’éclaira jusque dans la rue. La cuisinière, la femme de chambre, la nourrice et le domestique faisaient tous la haie, leur bougie à la main. Une vraie promenade aux flambeaux !

» Naturellement l’aventure s’ébruita.

» À telle enseigne que Son Excellence le comte Giulay ne put s’empêcher de sourire, un jour que je me trouvais dans un dîner à la même table que lui.

» Et par-dessus le marché, l’Italien, le croiriez-vous, écrivait à mon colonel une lettre en allemand, anonyme, bien entendu, une lettre faite pour m’exaspérer :

« Signor conte, ce n’était pas par amore que la signora souffrait les visites de votre lieutenant. C’était pour le poignarder comme Judith poignarda il generale Oloferne. »

» Depuis lors je devins pour toute l’armée italienne et je restai le lieutenant Holopherne… Comprenez-vous maintenant ce que c’est que « l’effet moral » ? Mais… pst !… voilà mon chien Black qui tombe en arrêt. Il flaire quelque chose. Apprêtez-vous. »

IV

MOÏSE GOLDFARB

La maison qu’occupait Moïse Goldfarb avec sa famille n’était pas, à proprement parler, un ghetto, c’était plutôt une taverne juive, située à une centaine de pas du village, au bord de la route impériale, au milieu d’un bouquet d’arbres décharnés, avec ses fenêtres borgnes, la traditionnelle flaque de boue devant la porte, et les râteliers sales où les chevaux de tous les charretiers qui passent s’arrêtent pour manger, tout en cinglant les auges à coups de queue. Cependant on peut appeler ghetto tout endroit où vivote un juif pur sang et d’une piété sans mélange, qui élève entre le monde et lui les murailles invisibles, mais insurmontables, du Thora, surtout quand il habite seul au milieu des chrétiens et loin de ses frères, comme Moïse Goldfarb.

Je l’avais entendu surnommer « le buveur de sang », et cela par les gens les plus respectables, dans le temps où je n’étais encore qu’un petit garçon, et où, le fusil sur L’épaule, je parcourais les champs et la grande forêt de la Dombrowna. J’ignore si cela tient au peu de souci qu’ont des principes les enfants, qui obéissent généralement à la première impulsion, ou si je fus attiré par sa mauvaise réputation, comme cela nous arrive si fréquemment plus tard à l’égard de certaines jolies femmes ; le fait est que la kartchma et ses habitants, je n’essayerai pas de le nier, exerçaient sur moi une fascination toute particulière.

Je n’osais y pénétrer, il est vrai, et je me contentais d’y plonger des regards curieux quand je passais devant la porte ; mais je n’oublierai jamais qu’un soir de sabbat je me glissai tout doucement jusqu’à la fenêtre de la chaumière, pour voir à travers les vitres mal lavées, et que j’aperçus Moïse Goldfarb vêtu d’une robe de soie traînante, tout droit, avec sa barbe noire et flottante, au bout de la table chargée de plats, et disant la prière pendant que sa femme, parée d’un costume rouge et coiffée d’un diadème étincelant, et ses enfants, en habits de fête, se tenaient autour de lui, suivant des yeux le mouvement de ses lèvres. Sur la table, un poisson, baignant dans une sauce aux raisins secs, exhalait l’odeur la plus alléchante, non loin d’une grosse brioche, au-dessus de laquelle un lustre suspendu au plafond éclairait vivement la salle. Au dehors, dans un ciel bleu sombre, l’étoile du berger brillait dans toute sa beauté, comme si elle eût voulu participer à la magnificence du saint jour.

« Oui, c’est un buveur de sang, disait M. Raczinski, à qui appartenait le village où Moïse Goldfarb avait loué la distillerie située derrière sa taverne. — C’est un buveur de sang, répétait l’honnête intendant qui, arrivé un jour dans une petite veste d’été chez ce propriétaire, s’était bientôt, au grand étonnement de tous, acheté à son tour une seigneurie. — C’est un buveur de sang, » affirmaient le curé du village et le pasteur de la colonie protestante établie dans le voisinage. C’était du reste le seul point sur lequel ces deux hommes de Dieu fussent d’accord. On ne peut cependant s’empêcher de le faire remarquer, lorsque les paysans galliciens prirent les armes en 1846 contre les Polonais insurgés, et égorgèrent plus de 4 000 nobles, ils ne firent pas tomber un cheveu de la tête d’un seul juif. Non seulement les juifs furent tous épargnés, mais encore on les répandit comme émissaires dans les campagnes. Le seigneur Raczinski, son intendant, et le curé qui, du haut de la chaire, avait excité les paysans à marcher contre les impériaux, furent battus comme plâtre et traînés, solidement garrottés, jusqu’au chef-lieu, tandis que le buveur de sang, Moïse Goldfarb, ne s’aperçut de la révolution qu’à son commerce d’eau-de-vie, dont le débit acquit une importance beaucoup plus considérable qu’aux autres époques.

Ce juif au front sérieux, au teint blafard, ne me laissa qu’une seule fois une certaine impression de terreur. C’était la nuit. Je longeais sa taverne par un beau clair de lune, traînant après moi un lièvre tué au gite, lorsque j’aperçus en travers de la route des silhouettes humaines qui se découpaient énergiquement sur un ciel d’une clarté d’argent, tandis que mon oreille était frappée de temps en temps par un cri rauque, étrange et sauvage. C’était Moïse Goldfarb qui priait au milieu des siens.

Devenu plus grand, je me hasardai malgré tout à franchir un soir le seuil maudit, et peu de temps après j’étais déjà tout à fait à mon aise dans la salle à boire, vaste et crépie à la chaux. Je commandai alors en qualité de général une petite armée de jeunes paysans qui m’obéissaient au doigt et à l’œil. J’avais des officiers, des soldats, même un porte-enseigne, mais il me manquait un tambour. Or Abraham, le fils aîné de Goldfarb, avait appris à battre la caisse avec des soldats hongrois du régiment Mariassy. Rien ne s’opposait à ce que j’en fisse mon tambour. C’est sous ses auspices que je fus admis dans la taverne juive, dont je devins plus tard l’hôte aimé, alors que son tambour et mon sabre étaient devenus la proie du temps et de la poussière, et que, tandis qu’il menait les charrettes de son père, je me creusais la tête à traduire Homère et Cicéron.

Que de fois, assis presque à ras du sol, sur un petit banc établi près du grand poêle vert, je regardais Goldfarb vaquer à son commerce, les paysans absorber mélancoliquement leur eau-de-vie, Kezia Goldfarb, son éternel sourire sur les lèvres, piétiner dans la taverne, maniant prestement la craie de ses doigts potelés, le petit Benjamin tout ébouriffé jouer par terre avec Esterka aux prunelles de braise ! Et pendant ce temps je chassais les mouches, qui montraient pour Moïse Goldfarb une sympathie inquiétante, et dont les essaims tourbillonnaient dans l’air comme les canards sauvages sur l’étang de Bielka.

J’ignore pourquoi l’aspect du grand Moïse Goldfarb, avec sa chevelure abondamment bouclée et sa longue barbe, me rappelait les patriarches de l’ancienne alliance, tandis qu’il ne me fût jamais venu à l’idée de comparer notre curé ou le pasteur du village aux disciples de Jésus-Christ, bien que cependant leurs images, surtout celle du doux saint Jean, hantassent volontiers mon imagination. Ce qui me plaisait particulièrement, c’est que Moïse Goldfarb, qui avait pris son parti de ma présence dans sa maison comme d’un mal nécessaire, ne me parlait jamais religion, à l’encontre du pasteur, qui profitait de mes visites à ses enfants pour m’attirer à lui en me prenant par la main, avec un sourire pâteux qui me tournait sur le cœur comme un morceau de lard rance, ne tarissait pas sur la supériorité de son Église, sur l’idolâtrie qui caractérisait le culte romain, et me prêchait l’humilité évangélique. Les juifs ont, sur toutes les nations qui professent d’autres religions qu’eux, l’avantage de ne jamais chercher à faire de prosélytes.

Moïse Goldfarb, unique spécimen du peuple de Dieu dans la contrée, était tenu d’observer la loi mosaïque au milieu des infidèles, beaucoup plus scrupuleusement que ses coreligionnaires. Quand il se produisait quelque incident épineux pour sa conscience, il trouvait toujours moyen de tourner l’obstacle sans violer les ordonnances bibliques, et savait au contraire l’utiliser à son profit. Ainsi, la loi lui ordonnait des ablutions quotidiennes ; mais les affaires ne lui en laissaient pas le temps, car Moïse était à la fois un homme pratique et bien élevé, et incapable de faire attendre quiconque, fût-ce un valet d’écurie qui entrait pieds nus, et dont la consommation n’allait pas au delà d’une chopine de slivowitz. C’est pourquoi il s’approchait discrètement de l’eau et y plongeait un doigt, ce qui lui suffisait pour se laver. Sa femme et ses enfants suivaient d’ailleurs exactement cette manière d’agir. — Le jour du sabbat lui défendait de se livrer à un travail quelconque, ce qui emportait conséquemment l’interdiction de s’occuper de ses affaires. Moïse n’aurait voulu à aucun prix exposer son âme. Il s’asseyait donc, dans ses plus beaux vêtements, avec sa femme et ses enfants, au comptoir de la taverne, où nul d’entre eux ne donnait à boire ni ne recevait d’argent ; mais, les paysans tenant à leur eau-de-vie aussi bien le jour du sabbat que dans la semaine, ils doivent nécessairement la payer. Que faire ? Une chose très simple. Les pratiques entraient au cabaret, saluaient le juif et s’approchaient d’une table. Ils remplissaient eux-mêmes leurs petites mesures de métal, adressaient aux assistants un « À votre santé ! » avalaient la liqueur d’un seul trait, et jetaient leur sous dans la caisse par un trou que le juif avait eu soin de percer dans le comptoir. Goldfarb se contentait de loucher très légèrement de leur côté pour voir si tout était en règle.

Moïse, le législateur, dit : « Tout le pain contenant du levain doit être mangé à la fête de Pâques. Durant sept jours, aucun pain avec du levain ne doit entrer dans la maison. » Les talmudistes pratiquaient cette doctrine en s’abstenant d’employer jusqu’aux ustensiles servant à faire lever la pâte. En Judée, il était facile d’obéir à ce commandement, à l’époque où l’on cuisait chaque jour des gâteaux plats sous la cendre ; mais maintenant qu’on use de gros pain très levé et qu’on nourrit le bétail avec le son et les autres débris provenant de la fabrication, il devient très difficile, impossible même pour un distillateur, d’observer la loi. Quel parti doit donc prendre le pieux Moïse Goldfarb pour éviter de tomber corps et âme dans un abîme de perdition ? Il connaît heureusement son Talmud et y puise un moyen de sauvetage. La veille de la fête de Pâques, il vend son eau-de-vie, son grain, son orge et la nourriture de son bétail, toutes choses qu’il n’a pas le droit de conserver, à son voisin Frantchichek Kabilka pour le prix de 4 000 florins, mais il a l’âme assez grande pour se contenter d’un acte de vente et d’une quittance portant la somme de quatre gros. Sa grandeur d’âme ne s’arrête pas là : afin que l’acquéreur n’ait pas la peine d’emporter immédiatement ses achats, il lui donne en location tout le bâtiment dans lequel se trouve la distillerie.

Les fêtes de Pâques terminées, Kabilka arrive, très ému, et déclare qu’il n’a pas assez d’argent pour compléter les conditions du contrat. C’est alors que la générosité de Moïse Goldfarb éclate dans toute sa splendeur. Il déchire le contrat, rend au paysan sa quittance, lui fait cadeau du prix de la location, et par-dessus le marché le régale de sa meilleure eau-de-vie. Moïse Goldfarb n’était pas seulement regardé à dix lieues à la ronde comme un fidèle observateur du Talmud, on le connaissait aussi comme un disciple du célèbre prophète Bescht. Sa femme le tenait pour tel et lui attribuait toutes les qualités de ce grand génie. Une seule fois à ma connaissance elle se querella avec son mari. Sa langue frétillait comme le dard d’une vipère, tandis que Moïse Goldfarb, tranquillement assis, fumait une pipe turque. Tout à coup il regarda la plus belle moitié de lui-même et lui dit : « Un jour, une femme s’étant permis de répéter une chanson moqueuse qui attaquait l’épouse du grand Bescht, et celle-ci s’en plaignant à lui, il répliqua par ces mots : « C’est la dernière fois que cette femme a parlé. » En effet, elle devint muette. »

Kezia s’effraya. Elle se tut subitement, et alla se cacher dans un coin obscur. Une heure après, je la voyais encore trembler des pieds à la tête.

Toutefois, pendant que les parents vivaient avec cette simplicité et cette pureté de mœurs, leurs enfants montraient de fortes dispositions à sympathiser avec l’esprit du siècle, Esterka notamment. À douze ans, elle était déjà une femme faite. Elle s’entendait merveilleusement à balancer sa taille souple sur ses hanches luxuriantes, et à rejeter en arrière ses nattes d’ébène avec un mouvement à vous donner le frisson. Ajoutez-y l’éclat de ses yeux, comme noyés dans du velours, sur lesquels s’abaissaient, pareils aux rideaux mystérieux d’un temple, ses cils ténébreux, puis le sourire fin et voluptueux qui errait sur le corail de ses lèvres.

Elle commençait à échanger des coups d’œil énigmatiques avec les soldats hongrois qui de temps en temps venaient rendre visite à Abraham. Elle aimait à placer le shako de celui-ci ou de celui-là sur ses cheveux noirs, à se tenir ainsi coiffée sur le pas de la porte, et à saluer les jeunes seigneurs qui passaient. Elle sautait dehors comme une biche, chaque fois que le comte Wladimir arrêtait son cheval arabe devant la kartchma, et elle s’empressait de lui offrir du slivowitz, tandis qu’elle tendait à l’animal, sur sa main délicate, du pain et du sel. Elle se mit à porter des traînes. Elle allait, vêtue de quelque peignoir crasseux et la tête hérissée de papillotes, derrière la maison, sous un berceau de chèvrefeuilles, pour y dévorer des romans dont les feuillets gras se collaient les uns aux autres. À cette époque, je ne la vis occupée à autre chose qu’à sa toilette, tantôt mêlant aux torsades de son chignon les perles de sa mère, tantôt y plantant une rose, tantôt rajustant quelque colifichet sur sa poitrine, après quoi son regard allait toujours droit au miroir.

Il n’était pas rare de la voir assise au milieu des pratiques, et s’escrimant sur une guitare pendue le reste du temps par un ruban bleu pâle à côté du portrait de Kosciusko. Un jour, elle apparut tout à coup enveloppée dans un drap de lit avec une moustache qu’elle s’était dessinée au charbon ; elle mit un genou en terre devant sa mère ébahie et entama un air de l’opéra de Roméo et Juliette, que, dans un voyage, elle avait entendu au théâtre de Lemberg.

Je lui trouvai quelque chose de séduisant comme le parfum de la myrrhe, mais de si étrange que j’en étais effrayé. Un soir d’été, après s’être débarrassée de son peignoir typique, elle entra, les bras nus, et s’assit à mes côtés. J’éprouvai alors une impression voisine de la terreur, en constatant que ses bras, si beaux de forme, étaient couverts d’un duvet touffu et brillant. Je ne sais ce qui, à ce moment, me poussa à me remémorer l’effrayante goule des Mille et une Nuits, au point que, comme dans un accès de tendresse ironiquement romanesque, elle m’avait pris entre ses bras, je me figurai être entre les griffes d’une louve ou d’une bête féroce quelconque.

Pendant qu’Esterka continuait ses études à sa manière, le pâle et chétif Benjamin suivait l’école de la ville voisine. « Je veux m’instruire, répétait-il invariablement quand son père lui ordonnait d’aller dehors, porter l’avoine aux chevaux des voituriers. Puis il enfonçait ses mains dans ses poches et ne bougeait pas d’une semelle.

— Que veux-tu apprendre ? Est-ce que tu as par hasard l’ambition de devenir empereur ? raillait Goldfarb.

— Pas empereur, savant, » répondit l’enfant.

Un jour, Abraham rentra d’un pas tout à fait délibéré, coiffé d’un colbak.

« Qu’a donc ce gamin ? cria Moïse atterré ; est-ce qu’il est fou de pénétrer dans la maison avec cet attirail meurtrier ?

— Je suis soldat, reprit Abraham d’un air de défi, enrôlé dans l’infanterie du comte Nugent.

— On t’a enrôlé, toi, un poltron, un misérable juif ? cria son père. Je payerai ce qu’il faut pour te racheter, et tu seras libre.

— Que dites-vous ? repartit Abraham ; je suis un poltron, moi ? Sachez que j’ai autant de courage que qui que ce soit, et que je veux partir pour la guerre et me battre contre les Français ou les Prussiens.

— Que Dieu te châtie ! L’entendez-vous, gémit Moïse, il veut aller se battre avec un vrai fusil ! »

Cependant Abraham était et resta soldat. Il fut dirigé sur Lemberg avec le transport suivant, et son départ déchira le lien qui m’attachait à Moïse Goldfarb et à sa maison. Peu après, je quittai moi-même la Gallicie.

Dix ans s’écoulèrent.

Ce ne fut que dans l’automne de 1857 que je retournai dans ma patrie et que je revis les solitudes de la kartchma. Je n’y trouvai pas grand changement, si ce n’est que Moïse Goldfarb, dans les mains duquel le gobelet et la bouteille d’eau-de-vie tremblèrent d’émotion lorsque je me fis reconnaître, avait maintenant des cheveux blancs et la barbe vénérable d’un patriarche. C’était tout. Abraham était à la maison, en congé. Il sourit à ma vue, comme embarrassé, bien qu’il n’eût aucun sujet de l’être, car il venait d’être nommé sergent-major sur les champs de bataille lombards, où il avait combattu sous Radetzky. Les paysans qui avaient servi avec lui le considéraient non comme un juif, mais comme un de leurs frères, et c’était pour lui un honneur plus grand que celui de trinquer avec un petit comte polonais. On l’estimait beaucoup dans le village. Il portait un pantalon militaire de couleur bleue, et sur son habit civil les insignes de son grade. Son père affectait de ne pas faire grand cas de lui. Je n’en surpris pas moins une fois un regard de ses grands yeux inquisiteurs, tandis qu’Abraham, entouré d’une bande de soldats en congé, me racontait la bataille de Milan. Ah ! que d’amour et de fierté dans ce simple coup d’œil !

Il vint un jour me voir, et, comme je lui offrais du cognac, il me demanda timidement un morceau de lard. « J’en ai pris l’habitude au régiment, me dit-il, n’en parlez jamais devant le père, il en serait au désespoir. » — On voit à quelle délicatesse atteignent les sentiments de ces juifs polonais, que nous regardons comme finis et dégénérés.

Benjamin, qui étudiait à l’école de Lemberg, passait les vacances chez son père. Il avait beaucoup grandi et était devenu d’une pâleur et d’une maigreur effrayantes. Il avait des cheveux longs à la manière de nos artistes, et, comme disent nos juifs, des vêtements de chrétien. Il aimait à parler littérature ; Goethe était son poëte de prédilection. Il me donna à entendre que le genre de vie de la maison était trop mesquin pour lui et arrêtait dans son essor le vol de son génie. De son vieux père il n’en fut pas question ; mais, en m’accompagnant chez moi, sur la route si souvent parcourue, il vit la lune monter derrière le sombre mur de verdure de la Dombrowna. Il s’arrêta court, fit tourner ses bras comme les ailes d’un moulin à vent, et se mit à déclamer de cette voix nasillarde usitée dans les synagogues :

Lune ! dans la tristesse amère où tu me vois,
Que ne m’éclaires-tu pour la dernière fois !

Je cherchai vainement Esterka. Personne n’en dit un mot. De mon côté, j’évitai d’en parler.

De nouveau, quelques années après, j’allai au théâtre de Lemberg, curieux d’assister à une tragédie polonaise et d’admirer madame Aschperger dans le rôle de Barbara Radzivil. Le premier acte terminé, je passai la revue des dames assises dans les loges, lorsque je découvris tout à coup un beau visage bien connu. Nul doute, c’était — elle tenait sa lorgnette braquée sur moi et saluait chaleureusement, — c’était bien Esterka, dans les atours d’une princesse du Nord, et resplendissante de diamants comme une fleur de harem. Un signe aussi coquet que facile à interpréter m’invita à me rendre dans sa loge. Elle me tendit les deux mains lorsque j’y entrai, et débuta en me parlant de mes Récits galliciens, qu’elle connaissait. « Lisez-vous toujours des romans ? lui demandai-je. Il me semble que maintenant vous êtes en état de leur servir d’héroïne. »

Elle rit, se cacha la figure dans son éventail, puis se remit à rire. Je vis alors sortir de son magnifique manteau ses bras nus, entourés de splendides bracelets et recouverts de ce léger duvet dont le reflet m’avait tant effrayé jadis. Au moment où je la quittai, le comte *** entra dans sa loge.

Au foyer, je rencontrai une autre connaissance, Benjamin, ou le docteur Rosenthal, comme il aimait à se nommer, bien que la faculté qui devait avoir l’honneur de lui offrir les insignes du doctorat ne soit pas encore fondée. Il fit de mon livre un éloge modéré, puis mit la conversation sur le théâtre. Son extérieur n’avait pas changé. Il portait seulement des lunettes et de fortes moustaches.

Il finit par me confier qu’il était critique de théâtre : il faisait aussi des vers dans le genre de Heine.

« Je viens de parler à votre sœur, lui dis-je. Elle est devenue très-belle et paraît avoir acquis de brillantes relations. »

Il fit un mouvement d’épaules. « Que voulez-vous ? répliqua-t-il. Chacun doit chercher le bonheur, mais tout le monde ne peut pas y arriver par les mêmes moyens. Moi, j’y arrive par mon esprit, et elle… » Il laissa tomber le reste de la phrase ; puis : « Le comte l’épouserait, si elle consentait à se faire baptiser ; mais causer un pareil chagrin à notre vieux père, est-ce possible ? »


  1. Auberge.
  2. La prière pour les morts.
  3. École.
  4. Institution talmudique pour les enfants pauvres.
  5. Contenu dans le Talmud.
  6. La sirène des Petits-Russiens.