À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/Scènes du ghetto

Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 205-221).

SCÈNES DU GHETTO



Ce fut un jour de deuil pour Israël, un jour qui provoqua dans les rues juives de la capitale galicienne un tumulte indescriptible, que celui où fut publié l’édit de l’empereur Joseph II, ordonnant aux juifs d’adopter immédiatement des noms de famille. Ce fut comme si le feu avait pris à la ville. Tous ces braves gens craintifs, entassés dans d’étroites maisons de bois, où l’on trouvait souvent plusieurs familles dans une seule et même chambre divisée en appartements par de minces cloisons, venaient de se rassembler en un groupe compact, criant et gesticulant violemment, selon les mœurs juives. Lorsque fatigués de se plaindre et de protester, ils se furent résignés à se soumettre au décret de l’empereur, l’ambition commença à fermenter sous le caftan le plus modeste, et, qu’elles fussent coiffées de streimiks[1] de diadèmes ou de foulards, toutes les têtes commencèrent à travailler, à imaginer les noms les plus beaux, les plus agréables à l’oreille.

À peu près à la même heure, dans la mairie, les employés, assis devant leurs pupitres encadrés de baguettes noires, s’entretenaient de l’événement qui avait produit au milieu d’eux l’effet d’un aérolithe.

Tout à coup, l’épouse du capitaine Grabacher entra dans l’étude, parée d’une robe à traîne, d’une mantille et d’un bonnet de fines dentelles. La resplendissante petite femme était toute souriante. Ses yeux étincelaient d’une joie presque féroce.

« J’ai une idée excellente, commença-t-elle avec cette dignité qui imposait, non seulement aux employés inférieurs, mais encore à tout le district. La volonté de Sa Majesté sera accomplie, mais il faut que ce soit de façon à ce que chacun de nous y trouve quelque avantage. Le bon empereur ordonne aux juifs d’adopter des noms de famille, c’est fort bien. Mais Sa Majesté n’a pas dit quels noms ils doivent adopter, et moi, je ne vois pas que l’édit autorise les juifs à se choisir eux-mêmes les noms qu’ils doivent porter. »

Madame Grabacher regarda triomphalement autour d’elle, comme Napoléon avant une bataille.

« C’est juste, repartit le capitaine en prenant une prise dans sa tabatière d’or, parfaitement juste ; mais je ne vois pas beaucoup où tu veux en venir, chère amie. »

Madame Grabacher sourit.

« Je connaîtrais bien peu nos juifs, dit-elle, si j’ignorais qu’ils vont se donner un mal affreux pour chercher des noms mirobolants.

— Assurément, répondit son mari. Aussi, pour l’amour de Dieu, je suis prêt à tout pour les contenter.

— Mais non gratis, s’écria madame Grabacher. Il s’agit maintenant de les leur faire payer en bel et bon or, leurs noms mirobolants.

— Quelle lumineuse idée ! s’écria le commissaire Steineck, en se frottant joyeusement les mains. Madame a vraiment un génie inventeur ! »

Le chancelier Krummholz, un malheureux bossu, à moitié aveugle, se contenta de faire un compliment et de sourire avec extase sous son abat-jour de soie verte, tandis que le capitaine, lui, promenait des regards effarés autour de lui et s’écriait, après avoir humé une forte prise :

« Et tu dis cela si tranquillement, ici, dans l’étude impériale, en présence de messieurs les employés. Tu oublies sans doute quels devoirs l’honneur de notre charge…

— Papperlappap ! répondit la petite femme résolue, l’honneur de la charge exige que l’édit de l’empereur soit exécuté en tous points ; et il exige aussi que messieurs les employés participent aussi bien que nous aux avantages que nous en pourrons tirer.

— Eh bien, nous verrons, » ajouta le capitaine continuant à priser avec acharnement, tandis que les employés s’inclinaient profondément devant madame son épouse.

Et réellement, madame Grabacher avait raison d’être fière de son idée ingénieuse. Tous les fonctionnaires l’adoptèrent immédiatement, enchantés d’entreprendre une si brillante affaire. Elle réussit à souhait. Les juifs, fins matois, habitués à de tels marchés, comprirent tout de suite le procédé. Tout alla à merveille ; qui payait brillamment recevait un nom brillant ; qui payait bien recevait un beau nom, qui payait modestement, un nom modeste, et celui qui ne donnait rien était doté d’un nom bien commun, sur lequel souvent les fonctionnaires exerçaient leur verve.

C’est alors que les juifs riches reçurent des noms comme : Veilchenfeld[2] Goldreich[3], Silberstein[4], Löwenstamm[5] Saphir[6], Rubinfeuer[7]. Moyennant une somme modeste, on pouvait se procurer un nom tiré de la géographie ou de quelque circonstance de la vie. Un juif était-il originaire de Vienne, on le nommait Viennois, son grand-père venait-il de Varsovie, on l’appelait Varsovien. Plus tard aussi on adopta le nom de son père, et telle fut l’origine des Ashersohn[8] des Davidsohn[9], des Israelsohn[10] ; quant aux pauvres, ils furent investis de noms plus qu’obscurs, tels que Essig[11], Pfeffer[12], Kahlkapf[13].

Le premier juif qui fit son apparition à l’étude fut le riche négociant Meilech. Il arriva en grande tenue de sabbat, revêtu de son talar de soie garni de zibeline et coiffé de son haut bonnet de martre. Il s’inclina, légèrement embarrassé, et sourit.

« Que désirez-vous ? demanda le commissaire.

— Ce que je désire ! répéta le négociant. Mais comment aurais-je l’audace de désirer quelque chose, monsieur le commissaire ? Je suis venu dans l’intention de vous demander un nom, et, puisque je dois adopter un nom, je vous prie bien, monsieur, de m’en accorder un joli. »

Le commissaire cligna de l’œil du côté du chancelier, et se mit à tailler une plume.

« Ah ! c’est que ce n’est pas facile, dit à son tour le chancelier Krummholz. Nous avons reçu une liste de noms, et voyez-vous, notre devoir est de suivre la liste. »

Il prit un cahier, l’ouvrit, y fourra son nez, et reprit :

« Vous recevrez le nom de Schoeps[14], monsieur Meilech.

— Schoeps, gémit le riche marchand, quel horrible nom ! Me voilà réduit à m’appeler Schoeps, maintenant. Malheur ! les gens montreront au doigt le riche Meilech, s’il ne peut recevoir un autre nom que celui de Schoeps. C’est un nom d’animal, cela, et pas un nom d’homme.

— Il y aurait peut-être quelque chose à faire, murmura le chancelier ; mais, pour cela, il faudrait manquer à la loi, puis, on serait forcé de revoir des masses d’écritures.

— Oh ! je suis décidé à donner ce que vous voudrez pour la peine, s’écria le riche juif.

— C’est bien, repartit le chancelier. Mais avant tout il faut nous payer ; puis, après, il faudra vous taire, monsieur Meilech, car cela pourrait me faire destituer, et vous, vous passeriez en police correctionnelle.

— Compris, monsieur Krummholz, compris, dit Meilech, croisant dévotement les mains sur son abdomen arrondi. Mais, dites-moi, que dois-je payer, pour avoir le droit d’adopter un nom extrêmement beau ?

— Si vous déposez à l’étude vingt ducats, vous êtes autorisé à vous choisir un nom vous-même. »

Meilech soupira, tira sa bourse, compta vingt ducats et murmura :

« Maintenant, choisissez-moi, je vous prie, le plus beau nom que porte votre liste. »

Le chancelier se redressa, prit une mine solennelle, et commença :

« Monsieur Meilech, vous est-il jamais arrivé de contempler la voûte des cieux par une belle nuit ? Y a-t-il quelque chose de plus magnifique que les étoiles ?

— Allez-vous m’appeler Stern[15] ? geignit Meilech. Le nom n’est pas mal ; mais ne le trouvez-vous pas un peu court pour vingt ducats ?

— C’est vrai, repartit Krummholz ; mais vous oubliez qu’il y a toute espèce d’étoiles, monsieur Meilech. Il y en a de grandes et de petites ; il y en a qui projettent une vive lueur, et d’autres qui ne brillent que faiblement.

— Dans ce cas, donnez-moi le nom d’une étoile considérable et qui projette une vive lueur.

— Savez-vous ? dit le chancelier après un instant de réflexion, prenez le nom de Lichtenstern ; ça a du rapport avec Lichtenstein… le prince Lichtenstein.

— Vous êtes un homme divin, monsieur le chancelier, dit Meilech avec une mine joyeuse. — Vraiment c’est un nom très beau… je dois l’avouer ; ainsi voilà qui est convenu. Inscrivez-moi sous le nom de Lichtenstern, monsieur le chancelier. »

Et Meilech demeura derrière lui, debout, regardant tout tremblant dans le protocole pour s’assurer qu’il y était inscrit sous le nom de Meilech Lichtenstern. Cela fait, il coula une pièce blanche dans la main du chancelier — il savait fort bien que le pauvre homme ne recevrait rien des vingt ducats — et se rendit chez lui avec une hâte presque inconvenante pour un aristocrate juif.

La femme, ses enfants coururent à sa rencontre.

« Eh bien ! quel nom as-tu reçu ? demanda sa femme.

— Lichtenstern, répondit Meilech, qui, à cet instant étincelait non seulement comme une étoile, mais plutôt comme le soleil dans sa gloire.

— Avez-vous entendu, enfants ? s’écria la riche marchande, toute fière. Nous allons nous appeler Lichtenstern. »

Meilech soupira. Il pensait à ses vingt ducats. Mais il pensa aussi à la police correctionnelle, et il se tut.

À la même heure, à peu près, un autre juif, le bon, brave et craintif Absalom, était établi avec les siens dans la petite, toute petite boutique où un homme de taille moyenne ne pouvait se tenir debout, et où le soleil ne pénétrait qu’une fois par jour, entrant par une légère fente, et tirant sur le carreau un cordon de lumière pas plus large que le doigt et pas plus long que l’aune avec laquelle Absalom mesurait aux paysannes des étoffes aux couleurs bariolées ; et il ne faut pas s’abuser : cette aune était certainement un peu plus courte qu’elle n’aurait dû l’être. Personne n’eût pu dire ce qu’était en réalité cet Absalom.

Il n’était rien qu’il n’achetât et ne revendit. Dans son petit magasin était entassé un monde d’objets un peu usés, il est vrai, un peu endommagés et un peu rouillés, mais tous à si bon marché !

On y trouvait des bottes raccommodées, puis de vieilles clefs rongées par la rouille ; il y avait aussi des montres d’or qui avaient le défaut de s’arrêter toutes les heures ou même tous les quarts d’heure ; on y trouvait aussi des robes de soie que les souris avaient légèrement endommagées.

Au milieu de ces trésors trônaient Absalom, sa femme Rachel, ses filles Rebecca et Esther, son fils Jossel et trois autres enfants. Tous se creusaient la tête pour inventer un nom qui fît non seulement de l’effet dans la ville, mais encore qui éblouit tout Israël. Ils n’en trouvaient pas qui répondit à leur ambition.

Rachel, tout à coup, proposa timidement le nom de Gottwalt. Mais Absalom secoua sévèrement la tête.

« On ne doit pas prendre le nom de l’Éternel en vain, n’est-ce pas ? S’il s’appelait Gottwalt, cela ne ferait-il pas tomber son prochain en tentation ?

— Goldmann[16], s’écria Esther, voilà un joli nom, petit père.

— Nous nous appellerions Goldmann, objecta la mère Rachel, et nous sommes si pauvres que nous ne mangeons que rarement à notre faim. Les gens se moqueraient joliment de nous et avec raison. »

Après une longue pause, le visage d’Absalom s’éclaira d’un fin sourire.

« Que dirais-tu si nous nous nommions Lilienthal[17], ma bonne Rachel ?

— Mais, petit père, s’écria Jossel riant aux éclats, sens donc un peu quelle odeur on respire ici. Les gens diront de toi : Que ne se nomme-t-il Zwiebelthal[18] ? »

Ils cherchèrent jusqu’à l’heure de leur repas, ils cherchèrent durant le repas et après le repas. Ils ne trouvèrent pas de nom qui leur parût assez beau ni assez original. Enfin, Absalom se rendit à ses affaires, très déconcerté ; chemin faisant, tout en marchandant à quelque cuisinière une peau de lièvre, ou en ramassant sur la route quelque vieux fer à cheval, il continuait à être tourmenté par son désir de trouver un nom extraordinaire. Il venait de s’arrêter chez un paysan où il marchandait une demi-douzaine de vessies de porc, lorsque toute sa famille, sa femme et ses enfants, arrivèrent en courant.

« Père, s’écria Rebecca du plus loin qu’elle le vit, nous avons trouvé un nom. Je te défie d’en découvrir un meilleur.

— Allons, parle, dit Absalom.

— Lôwenmuth[19], père, appelle-toi Lôwenmuth. »

Absalom leva les épaules et sourit.

« Suis je courageux, dit-il ? Je tremble dès qu’une mouche me pique. Suis-je un lion ? »

Et véritablement, tandis qu’il se tenait là, dans son vieux caftan vert-bouteille, avec son affreux petit chapeau à longs poils, ses boucles graisseuses collées sur ses tempes, sa barbe en broussaille, tout petit, tout maigre, avec ses genoux tordus en dedans, il ne ressemblait guère à un lion.

« Si je m’appelle Lôwenmuth, ajouta-t-il, chacun croira que je suis un Samson, et on me battra jusqu’à ce qu’on ait découvert que je suis un agneau, et non un lion. »

Rachel et les enfants, tout tristes, retournèrent à la maison ; ils réfléchirent toute la soirée, et se couchèrent sans avoir trouvé ce qu’ils désiraient.

Au milieu de la nuit, soudain, Rachel s’éveilla en sursaut et s’écria :

« Absalom ! sais-tu comment nous allons nous appeler ?… Atlas[20], mon ami, Atlas. Que dis-tu de ce nom-là ?

— Atlas, répéta Absalom en se retournant dans son lit, Atlas, ce n’est pas mal ; mais maintenant laisse-moi dormir. »

Le lendemain de grand matin, le brave homme se leva, le visage baigné d’une douce joie. Il rassembla autour de lui sa famille et lui dit d’un ton solennel :

« Femme, enfants, venez tous vers moi. Je l’ai maintenant le nom que nous allons porter. L’or et les pierres fines appartiennent aux riches ; mais le soleil, que Dieu fait luire pour tout le monde, appartient aussi aux pauvres. Je m’appellerai… Sonnenglanz[21] ! Est-ce trouvé, ça, hein ? »

Tous s’exclamèrent. Pas une objection ne s’éleva. Absalom se vêtit précipitamment et se rendit, quelques minutes plus tard, à la maison de ville, juste deux heures avant que la porte en fût ouverte. Il se sentait heureux. Il entra le cœur léger dans la chancellerie ; lorsque enfin il y fut introduit, il se présenta sur la pointe des pieds et avec force courbettes devant le chancelier Krummholz, qu’il tira doucement par sa manche de coutil vert, criblée d’éclaboussures d’encre.

« Que veux-tu ? lui cria le chancelier.

— Qu’ai-je à exiger ? dit Absalom. Je ne suis venu que parce que Sa Majesté l’empereur a ordonné aux misérables juifs de porter de beaux noms comme les chrétiens.

— Ah ! c’est juste. Ainsi, comment veux-tu t’appeler ?

— Si vous n’y faites pas d’objection, monsieur le chancelier, j’aimerais à m’appeler Sonnenglanz.

— Comment ?… quoi ? — s’écrièrent les fonctionnaires d’une seule voix.

— Sonnenglanz ! répéta le chancelier ; crois-tu qu’on peut s’appeler comme ça Sonnenglanz quand on ne possède rien ? Es-tu assez riche pour t’accorder un luxe pareil ? Un tel nom coûte cent florins. As-tu peut-être sur toi les cent florins ? »

Les employés éclatèrent de rire. Absalom s’enfuit tout honteux, et retourna chez lui, profondément affligé.

« Eh bien ! as-tu reçu le nom de Sonnenglanz ? demanda Rachel.

— Dois-je donner cent florins ? pleurnicha Absalom. Ah !… et même si l’envie me prenait de les donner, où les trouverais-je ? Nous ne pouvons pas acheter de nom, nous devons nous contenter de ce qu’on nous donnera, d’un nom aussi obscur que nous autres. Et, au fait, que signifie un beau nom ? Ce n’est pas le métier qui honore l’homme, mais l’homme qui honore le métier, dit le Talmud ; il en est de même du nom.

— Veux-tu nous couvrir tous de honte ? s’écria Rachel. Ainsi nous nous contenterions d’un nom vulgaire ? Veux-tu économiser ton argent dans une affaire aussi importante ? Si tu ne peux déposer cent florins, donne du moins un ducat ou deux, et, moyennant cette somme, tu recevras un nom convenable.

— Jamais ! je ne donnerai certainement pas un liard pour une chose aussi insignifiante qu’un nom.

— Tu dis cela maintenant, petit père, s’écria Esther. Il y a une heure, tu n’étais pas de cet avis.

— Tous, jusqu’aux oiseaux dans l’air méprisent l’avare, s’écria Rachel. Et maintenant, si tu veux donner un ducat, j’en donnerais le second que j’ai caché il y a bien longtemps dans un vieux bas. »

À ces mots, la famille entière se mit à gémir, à crier, à gesticuler, et même Rebecca fondit en larmes. Enfin, Absalom s’attendrit et consentit, moyennant les deux ducats, à s’acheter un nom.

« Et sais-tu, ma Rachel, dit-il, puisque le soleil coûte si cher que ça, nous nous contenterons d’une bougie, qui, elle aussi, éclaire, quoique moins fort et moins brillamment. Oui, pour l’amour de Dieu, oui, je veux bien consentir à m’appeler Kerzenschein[22]. » Et, pour la seconde fois, Absalom fit son apparition à la chancellerie ; pour la seconde fois, il tira doucement par sa manche le hargneux Krummholz.

Seulement il eut la prudence de déposer préalablement un ducat sur le coin du pupitre, avant de demander le nom de Kerzenschein. — Cette fois, les fonctionnaires le raillèrent impitoyablement.

« Es-tu fou ? lui dit le chancelier dignement. Kerzenschein est un nom qui vaut au moins cinq ducats. As-tu peut-être cinq ducats, Absalom ? »

Absalom soupira, et, après un moment de réflexion, posa sur le pupitre son second ducat.

« Je suis prêt à donner tout ce que j’ai, dit-il, mais, n’est-ce pas, monsieur le chancelier, que vous me ferez bien l’honneur de m’accorder le nom de Kerzenschein, moyennant ces deux ducats ?

— Impossible, cher Absalom, totalement impossible… assura le chancelier.

— Eh bien ! dans ce cas, inscrivez-moi sous le nom de Grünblatt[23]. »

Les employés se remirent à rire.

« Que valent deux ducats ? s’écria le chancelier. Que peut-on obtenir avec deux ducats ? une culotte que l’on porte un an ou deux, mais pas un nom qui dure toute la vie ; pour deux ducats, mon cher, tu peux t’appeler Zuckerhut[24] ou Eisenstein[25]. »

Absalom se sentit comme frappé par la foudre. Il lui paraissait impossible, à lui qui était sorti de chez lui glorieux Sonnenglanz, d’y rentrer maintenant, portant le nom d’un vulgaire pain de sucre.

Il rempocha tristement ses deux ducats, et se dirigea vers la porte. Un instant après, cependant, il reparut et posa une dernière fois la main sur la manche du chancelier ; il paraissait décidé à tout.

« Je veux bien, dit-il, ajouter aux deux ducats deux pièces de dix sous ; mais, je vous en supplie, ne me désespérez pas. Donnez-moi le nom de Grünblatt. Dieu vous bénira, ainsi que vos enfants et petits-enfants. »

Pour toute réponse, le chancelier secoua la tête. Quant au commissaire du district, il vociféra, tout impatienté :

« Crois-tu pouvoir marchander avec nous ? Nous prends-tu pour des juifs, dis, misérable ?

— Si vous refusez de me donner un joli nom, s’écria alors Absalom indigné, mais à part soi, et en apparence très tranquille, car il se tenait toujours incliné et parlait à voix basse comme s’il eût craint de réveiller quelqu’un, bien sûr je ne dépenserai pas deux ducats et deux pièces de dix sous pour une bagatelle aussi insignifiante. »

Il attendit un instant encore, et comme il vît que personne ne prenait garde à lui, il sortit précipitamment en frappant la porte. Cependant, cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le pauvre Absalom se présentait de nouveau devant le pupitre, et qu’il dit avec un gros soupir :

« Puisque je n’ai pas d’argent, je suis prêt à donner deux poulets et un pantalon à monsieur le chancelier, un excellent pantalon que j’ai acheté au comte Kornoraski ; dites, monsieur le chancelier, voulez-vous ? et consentirez-vous à m’inscrire sous le nom de Sonnenglanz ? »

Absalom se sentait soudain courageux comme un lion ; il posa devant le chancelier une pièce de cinq sous sur le pupitre, et ajouta :

« Voilà de plus pour votre peine, monsieur de Krummholz, voyons, soyez aimable, voyons, inscrivez-moi sous le nom de Sonnenglanz.

— Va te promener, s’écria le commissaire, rouge de colère. Entends-tu te moquer de nous ? Nous n’avons pas de temps à perdre avec toi. Si tu ne veux pas t’appeler Zuckerhut[26], appelle-toi Knoblauch[27], et laisse-nous tranquilles. »

Au même instant la porte s’ouvrit et donna passage à madame Perle, une jeune veuve, riche et belle, qui en entrant transforma l’atmosphère fétide et chargée de tabac de la chancellerie en une vapeur parfumée. Elle disparaissait littéralement sous un monceau de soie, de fourrures et de pierreries. Elie s’approcha du commissaire, qui s’était levé avec une galante précipitation, élargissait sa bouche d’un aimable sourire et lui présenta sa propre chaise.

« Je présume, commença-t-il, que vous venez dans l’intention d’obtenir de nous un bien joli nom ?

— En effet, je vous en serais infiniment reconnaissante, balbutia la belle juive, et du reste, je suis prête à donner ce qu’il faudra.

— Ici, je vous en prie, dit le chancelier. »

Madame Perle tira sa bourse, que sur un geste du commissaire, Krummholz serra dans un tiroir avec force courbettes. Les visages des employés s’épanouirent.

« Ah ! mais, commença le commissaire, comment cela nous serait-il possible, à nous simples mortels, de trouver un nom assez gracieux pour une si charmante femme ? Quand on aperçoit madame Perle on croit voir Vénus, la fée des ondes en personne. »

L’imagination même du bossu et borgne Krummholz commença à secouer ses ailes couvertes de la poussière des bouquins et criblées de taches d’encre.

« Je me permettrai d’insinuer, fit-il remarquer, que le mieux serait de chercher pour madame Perle un nom qui rappelle son origine écumeuse, sa parenté avec la déesse de la beauté et de l’amour… c’est pourquoi… il me semble que le nom de Wellenheim[28] qui signifie…

— Non, non, objecta le commissaire. Regardez, je vous en prie, ces joues veloutées… Mais, vraiment… ne comprenez-vous pas, Krummholz… que madame Perle ne peut pas se nommer autrement que… Rose… non, cela ne sonne pas bien… Rosengarten… j’ai trouvé… Rosenthal[29]. »

La jolie veuve sourit finement, et fut inscrite tout de suite dans le protocole sous le nom de madame Perle Rosenthal.

Lorsqu’elle eut quitté la chancellerie, et que le parfum qu’elle avait apporté fut étouffé par la fumée de la pipe de Krummholz, Absalom recommença d’une voix pleurarde :

« Je vous en supplie, monsieur le commissaire, ne me réduisez, pas au désespoir !

— Comment ! ce gueux n’a pas encore passé la porte, s’écria ce dernier. S’il ne veut pas s’appeler Knoblauch donnez-lui le nom de Ohrenblaeser[30], afin qu’une autre fois il nous corne moins les oreilles. Oui. Ohrenblaeser ! »

La porte s’ouvrit de nouveau, et Aburel, le tailleur, entra ; il s’approcha discrètement, mais avec le sentiment de son opulence, du commissaire et lui demanda à voix basse :

« Que dois-je vous donner, Excellence ? Vous connaissez mes moyens. »

Le commissaire chuchota avec le chancelier ; on feuilleta longuement le protocole, et le tailleur quitta l’étude parfaitement satisfait sous le nom d’Aburel Hanig[31].

« Monsieur le commissaire, ô monsieur le commissaire, mon bon monsieur le commissaire ! soupira Absalom. Et, comme on ne l’entendait pas : N’y a-t-il plus de justice sur la terre qu’un honnête homme comme moi reçoive le nom d’Ohrenblaeser ?

— Tu le trouves trop mesquin, peut-être, hurla le commissaire. Préfères-tu t’appeler Absalom Gans[32] ?

— Je me tuerai, monsieur le commissaire, si vous me donnez un tel sobriquet — supplia Absalom. Suis-je un oiseau ? puis-je voler ? Hélas ! je ne suis qu’un pauvre et honnête bonhomme de juif. »

Schemuël, le cocher, se présenta à son tour ; cet homme n’était pas plus riche qu’Absalom ; il accabla le commissaire de compliments et de courbettes, et lui dit des choses assez flatteuses pour tourner la tête à la plus jeune et jolie fille. Puis il s’approcha humblement du chancelier, et recommença ses sourires et ses révérences ; enfin il posa trois pièces de dix sous sur le pupitre. Le commissaire se mit à rire.

« Sais-tu quel nom je vais te donner, Schemuël ? dit-il solennellement ; celui de Schmeichle[33]. Ça te va-t-il ?

— Pourquoi pas ?

— Qui est heureux ? s’écria alors Absalom, saisi par une résolution subite. Celui qui est satisfait de son sort, dit la Mischnah. Donc, pour l’amour de Dieu, je garderai mon argent et mon nom, et je m’en contenterai. Rendez-moi mes cinq sous, monsieur le commissaire, les cinq sous que j’ai posés sur votre pupitre.

— Quoi ! le ladre va jusqu’à refuser de payer ces quelques liards ! s’écria le commissaire, hors de lui. Rendez-lui son argent, Krummholz. »

Le chancelier tira la monnaie de sa poche et la lança par terre aux pieds du juif, tandis que le commissaire ouvrait le protocole, et d’une écriture déliée inscrivait rapidement le nom qu’il destinait à Absalom.

Celui-ci, tout tremblant, regarda par-dessus son épaule et poussa une plainte désespérée.

« Il arrivera un malheur, monsieur le commissaire, cria-t-il. Dieu vous punira… malheureux que je suis ! il ne me reste qu’à me tuer maintenant.

— Quoi ! s’écria le chancelier, il se permet encore des menaces ! »

Le commissaire, lui, saisit Absalom au collet et le poussa dehors. Le malheureux trébucha, descendit l’escalier en deux sauts, traversa la rue, tout étourdi et arriva chez lui si anéanti qu’il se laissa aller sur une vieille chaise boiteuse, incapable de prononcer une parole. Tous l’entourèrent, joyeusement curieux.

« Allons, comment te nommes-tu ? demanda sa femme impatiente. Pourquoi ne dis-tu rien ?

— Hélas ! répondit Absalom, soumis à son sort, comment me nommerais-je ? Regarde-moi, ma bonne Rachel, et plains-moi. Malheur ! À partir d’aujourd’hui, je m’appelle Absalom Saufuss[34].


  1. Sorte de calpak bordé de fourrure.
  2. Tapis de violettes.
  3. Riche en or.
  4. Pierre argentée.
  5. Race de lions.
  6. Saphir.
  7. Éclat de rubis.
  8. Fils d’Asher.
  9. Fils de David.
  10. Fils d’Israël.
  11. Vinaigre.
  12. Poivre.
  13. Tête chauve.
  14. Mouton.
  15. Étoile.
  16. Homme d’or.
  17. Vallée des lis.
  18. Vallée des oignons.
  19. Courageux comme un lion.
  20. Satin.
  21. Clarté de soleil.
  22. Flamme de cierge.
  23. Feuille verte.
  24. Pain de sucre.
  25. Mine de fer.
  26. Pain de sucre.
  27. Gousse d’ail.
  28. Vague écumeuse.
  29. Vallée des roses.
  30. Flagorneur.
  31. Miel.
  32. Oie.
  33. Flatteur.
  34. Pied de cochon.