À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/La Fête des moissonneurs

À Kolomea, contes juifs et petits-russiens
Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 179-204).

LA

FÊTE DES MOISSONNEURS



Les faux, les faucilles grinçaient aux alentours. Des chants tantôt joyeux comme le gazouillement des alouettes, tantôt lents et mélancoliques comme le soupir des rossignols, faisaient retentir la plaine. On était à la fin des moissons. Le vaste plateau de la Podolie paraissait onduler, pareil à une mer dorée sous les caresses d’un léger vent d’été, et l’on croyait voir les collines se soulever et s’abaisser alternativement, semblables à d’énormes vagues.

Sur quelques îlots épars on voyait s’agiter les moissonneurs comme des groupes d’insectes noirs.

Autour de moi, ou plutôt autour du manoir seigneurial qui se dressait à l’est de la Gallicie, et à la porte duquel j’étais, une semaine auparavant, descendu de cheval pour devenir prisonnier de l’hospitalité russe, s’étendait cet interminable plateau ; toutes les moissons qui le couvraient alors étaient maintenant réunies en meules où des masses d’épaisses gerbes de froment et de seigle, groupées trois par trois, s’appuyaient les unes sur les autres. Elles s’alignaient en longues files, semblables aux tentes d’un camp immense. À l’horizon, une forêt s’allongeait en bordure comme la clôture sombre d’un jardin ; au bout de la plaine surgissait le petit village de Turowa ; ses chaumières basses, avec leurs toits de paille descendant jusqu’à terre et leurs étais, avaient aussi l’air de grandes meules.

Le bâtiment, vaste mais peu élevé, dont se compose la seigneurie, est situé sur une colline, au milieu des écuries, des remises et des granges. Il se relie au village par un sentier qui serpente à travers des carrés de vaine pâture.

Une éminence de terre stérile, surmontée d’un rocher appelé par le peuple mont des Tatares, le surplombe. C’est derrière ce monticule que se déploient les champs de blé, où retentissent les refrains des moissonneurs, puis d’autres, puis d’autres encore.

La brise était fraîche et parfumée. Le soleil étincelait dans l’air bleu. Je pris mon fusil et sortis de la maison.

Sous la vérandah, je trouvai mon hôte Wasyl Lesnowicz. C’est un aimable vieillard, de taille moyenne, osseux, avec un front bombé, des cheveux blancs qu’il entretient avec soin, une moustache tombante, un nez un peu fort et un menton carré. Ses yeux vifs et perçants, surmontés de sourcils touffus, lancent parfois des flammes.

— Frère, me dit-il, ne vous éloignez pas trop du château ; c’est aujourd’hui que les paysans terminent leurs récoltes, et c’est ce soir que nous célébrons la fête des moissons. Le village entier se rassemble chez nous. Les paysans nous aiment, voyez-vous, parce que nous les considérons comme nos égaux. Personne ne va plus danser vis-à-vis, chez mon voisin le Polonais, excepté les ouvriers qu’il paye.

Monsieur Wasyl se redressa. Il était fier de la popularité dont il jouissait dans la contrée.

Ses parents, Russes d’origine, comme toutes les familles nobles de la Gallicie orientale, avaient adopté, sous la domination polonaise, le langage et les mœurs de la Pologne, mais ils étaient restés fidèles au rite grec.

Monsieur Wasyl n’avait jamais maltraité ses paysans.

Il considérait les événements de 1848 et le relèvement de la Pologne, comme un mal nécessaire. Lorsque le serf eut proclamé son indépendance et que les Russes établis en Gallicie eurent recouvré une certaine autorité, monsieur Wasyl s’était mis à recevoir des journaux russes, à acheter des livres russes, à commander pour ses filles des manteaux d’une coupe russe. Il parlait français aux Polonais, et intercalait dans ses conversations avec les paysans certaines expressions, telles que « nous qui sommes frères », « nous autres gens de la campagne ». En les saluant, il leur souhaitait « une heureuse santé ».

Je lui répondis que mon intention était de me rendre aux champs, vers les moissonneurs. Puis je le quittai et me dirigeai du côté du village.

Dans le sentier, je rencontrai une alerte paysanne, la tête serrée par un foulard aux couleurs vives, pareil à un turban. Elle passa près de moi, les yeux baissés, murmurant d’une voix émue son « Jésus soit glorifié. » Quelques minutes encore, et j’atteignis le champ de blé, que les bras vigoureux des faucheurs venaient de raser en un clin d’œil. De jeunes gars vêtus seulement de larges pantalons et de chemises de grosse toile, les bras et les pieds nus, le cou hâlé, la tête caché sous un chapeau de paille à larges ailes, travaillaient activement.

Les jeunes filles, avec leurs courts jupons bariolés, leurs chemises bouffantes, leurs mouchoirs jaunes ou rouges noués sur les tempes, s’inclinaient en travaillant, dans les épis, comme de gros coquelicots.

Au bord du champ, il y avait une grande cruche d’eau couverte d’une miche de pain noir entamée. Plus loin, quelques hommes dressaient, avec une gravité toute septentrionale, des gerbes qu’ils appuyaient les unes sur les autres, comme on fait avec les fusils, en temps de pluie.

Des gamins s’en servaient pour jouer à cache-cache. L’un d’eux s’y blottissait et criait : « Je suis un ours. Voici ma tanière. » Aussitôt ses compagnons accouraient, cherchaient à l’en faire sortir à coups de gaule et criaient à tue-tête. Il arrivait alors qu’un faisceau de gerbes de blé s’écroulait, en entraînant d’autres dans sa chute, comme des châteaux de cartes, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il y en eût une file à terre. Une voix forte rappelait à l’ordre les polissons qui s’empressaient de réparer le dommage, puis se coulaient, entièrement nus, dans le sable brûlant de la route, où ils se racontaient des histoires.

À quelque distance, je remarquai une moissonneuse toute jeune. Ses pieds poudreux, ses hanches arquées, sa gorge arrondie étaient d’une forme parfaite. Sa chevelure, ramassée en une grosse natte, encadrait sa tête intelligente et fine. Elle avait des yeux bleus et pensifs, et un nez délicat, légèrement busqué. Elle épongeait avec la grosse manche de sa chemise la sueur qui baignait son front et ses joues. Puis elle fixa sa faucille dans le cordon de son tablier, et se coucha entre les épis.

C’était là que reposait son enfant.

Elle l’attira sur son sein, s’assit avec lui à l’ombre d’une haie d’aubépine, et le berça avec amour en l’égayant par ses douces paroles et par ses baisers, tantôt chantant, tantôt gazouillant, si bien qu’elle éveilla la jalousie d’un rouge-gorge établi dans le buisson. Le petit oiseau se rapprocha, sautilla dans les fleurs neigeuses, et se percha sur une branche élevée, et contempla avec gravité ce ravissant tableau, de son œil noir et brillant.

Les paysans m’avaient salué. Ils m’examinaient maintenant avec attention. Un vieillard s’avança à ma rencontre. C’était le propriétaire du champ voisin. Il surveillait le travail de ses ouvriers. Dès qu’il m’aperçut, il vint me tenir compagnie ; selon l’usage russe, à dix pas de moi, il ôta son chapeau et formula toute espèce de souhaits, non seulement à mon adresse, mais à celle de mes enfants et petits-enfants.

En me saluant il mit à découvert son visage aux traits sévères, sa bouche mélancolique, que voilait à demi sa moustache blanche, et son large front, surmonté de cheveux gris proprement coupés. Il me parut à la fois beau et sympathique. Sa redingote grossière, de l’étoffe dont on fait les couvertures, était garnie d’un capuchon qui se rabattait sur la nuque, et de galons bleus qui en suivaient capricieusement toutes les coutures. Cette sorte de redingote, qui semble taillée sur le modèle de celles des cavaliers de Gengis-Khan, est chère au paysan gallicien, qui la considère comme faisant partie de son costume national, et la conserve comme un héritage de l’époque des Tatares.

Nous nous promenâmes en long et en large entre les gerbes, causant de la récolte, et, tout en devisant, nous atteignîmes le mont des Tatares, qui tranchait sur l’horizon embrasé du couchant comme un noir cercueil. Je déposai mon fusil par terre et je m’assis à l’ombre. Le paysan réfléchit un moment, regarda autour de lui, et s’établit à quelque distance.

Plus je paraissais absorbé, plus aussi le vieillard s’efforçait de me distraire.

« C’est aujourd’hui que nous terminons nos travaux, dit-il ; les gens du manoir finissent en même temps que nous. Ce soir nous nous réunirons pour célébrer la fête des moissonneurs.

— Je crois que vous êtes restés en bons termes avec votre ancien seigneur, ajoutai-je.

— Pourquoi en serait-il autrement ? repartit le paysan. Il n’est pas plus que nous autres, et comme nous il est Russe. Avec les propriétaires polonais, c’est une autre question. Entre eux et nous existe une haine insurmontable, qui du reste est entretenue par nos chants populaires.

» Monsieur Lesnowicz est, à dire vrai, pour tous plus un frère qu’un supérieur. Il nous a aidés à bâtir l’école ; il nous a abandonné une forêt contestée. Aussi l’élirons-nous député.

— Vous possédez en effet une excellente école. Quant au partage des terres, il me semble qu’ici il est mieux compris que chez nous en Gallicie.

— Vous nous faites beaucoup d’honneur, interrompit vivement le paysan. En vérité, ici, nous n’avons pas à nous plaindre. Mais si, ailleurs, les affaires vont mal, faut-il s’en étonner ? Les livres rapportent que les paysans sont des êtres paresseux, de mauvais travailleurs, des ivrognes et des brutes ; le chantre, du moins, nous a lu un jour quelque chose dans ce goût-là. Eh bien ! Dieu soit loué, il n’en est rien. Et encore, serait-ce surprenant s’il en était ainsi ? Réfléchissez donc à la position que nous occupions. Jadis, sous la domination polonaise, on ne nous croyait bons qu’à cultiver les terres des nobles, juste comme des bœufs ou des chevaux. Bien plus, si quelque voisin volait à un seigneur un cheval, la loi le forçait à dédommager le seigneur. Si ce même voisin lui tuait un de ses serfs, il ne subissait aucune peine.

» Comment voulez-vous qu’un serf cultive un pays et s’y attache, s’il y est considéré comme un étranger ou un animal ?

» Nous passâmes à l’Autriche. Notre position s’améliora. Le paysan fut considéré comme un homme, mais le terrain demeura en possession de la noblesse qui institua la loi du robot.

» Le grand empereur Joseph — ici le paysan souleva son chapeau et le replaça lentement sur sa tête, — ce bon empereur, dis-je, nous a donné un patent qui indique clairement le nombre des jours de la semaine où le paysan a le droit de travailler pour lui, et le temps qui appartient à son seigneur. Ce patent était parfaitement impartial. Mais les nobles, qui ne reconnaissent pas la justice, s’arrangèrent pour lui donner une signification toute différente. Comment ils s’y prirent ?… Tenez, je vais vous le dire :

» Vos enfants, n’est-il pas vrai, ne vous ont jamais quitté, et la séparation est une dure chose. Eh bien ! supposons qu’un paysan possède 30 arpents, suffisant à son entretien, et qu’il doive à son seigneur quatre jours de robot. Supposons aussi que le paysan ait deux fils. Le gentilhomme vient le trouver et lui dit : « Tu as deux fils vigoureux, on va sûrement te les prendre pour le service militaire. Tu aurais de la peine à t’en séparer ? — Fais une chose. Abandonne à chacun d’eux dix arpents. Vous aurez chacun un tiers de la propriété et vous devrez chacun quatre jours de robot. » Les fils partagèrent ; les petits-enfants repartagèrent, le robot gagna du terrain, et souvent plus tard, si le paysan parvenait à réunir toutes ces parcelles diverses, il se trouvait débiteur de vingt-quatre jours de robot pendant une seule semaine, et ne savait à quel saint se vouer.

» Ah ! dans ce temps-là, tout n’allait pas pour le mieux, je vous en réponds. De l’aube à la nuit, le paysan suait sur sa charrue, afin que le seigneur pût manger dans de l’argenterie, et la noble dame se pavaner dans un traîneau attelé de quatre chevaux. Le misérable usait ses forces dans un labeur ingrat, dans le simple but d’entretenir au château la paresse et la débauche. Il se nourrissait de pain d’avoine, lui ; quant à sa femme, elle trottait pieds nus dans la neige. »

Mon homme éprouvait une satisfaction évidente à se reporter aux temps difficiles qu’il avait traversés ; tout en parlant il mesurait de l’œil avec complaisance ses luxuriantes récoltes.

« J’imagine qu’autrefois le paysan n’était pas plus fainéant qu’aujourd’hui, fis-je observer après quelques-instants de réflexion. J’ai entendu parler des moissons nocturnes. Vous vous en souvenez encore ? »

Le paysan détourna la tête et cracha par terre.

« Je ne sais que vous en dire, monsieur, répondit-il. Voilà comment cela se passait.

» Nous avions alors fréquemment des étés peu favorables. Les orages, les tempêtes, les trombes transformaient les champs en lacs et les sillons en rivières. Un répit de quelques jours survenait-il ; le temps se remettait-il au beau : le seigneur occupait du matin au soir les paysans dans ses terres, et leur enjoignait de rentrer ses moissons avant le retour des pluies. De cette manière, les pauvres gens n’avaient pas un instant pour recueillir leur grain qui s’inclinait lourdement vers le sol, et que le moindre nuage pointant à la surface du ciel menaçait d’anéantir.

» Aussi, lorsque la nuit était fraîche et sereine, qu’ils avaient travaillé durant la journée entière pour leur maître, et s’étaient accordé quelque repos, ils se levaient et commençaient leurs moissons au clair de la lune. Ils ne se dispersaient pas, mais fauchaient en commun tout le blé qu’ils possédaient. Un pour tous, tous pour un. Au matin, ils s’endormaient pendant quelques heures, puis reprenaient leur travail sur le terrain seigneurial.

» Voilà ce qu’on appelait les récoltes nocturnes. »

Nous gardâmes tous deux le silence.

« Et voilà aussi ce qu’on appelait notre fainéantise, reprit-il enfin. Quant à l’ivrognerie, elle est facile à excuser. Le paysan, succombant sous le joug qui l’opprimait, se mit à fréquenter les cabarets, dans l’espoir de s’y étourdir et de se consoler de sa triste existence. L’eau-de-vie le privait de la raison. C’était ce dont il avait besoin. À la taverne, au moins, on dansait, on chantait, on discutait de choses et d’autres, on laissait en gage son habit et ses bottes, — on se sentait vivre, enfin.

» En 1848, tout changea. La liberté nous fut accordée avec du terrain. Notre ancien maître devint notre voisin.

» Remarquez bien que tout s’est puissamment amélioré ! Le paysan surveille gaiement le train de sa métairie et y trouve du gain. Le pays que nous habitons est excellent ; je vous défie de trouver un sol plus fertile. C’est un plaisir de le cultiver. L’agriculteur sème le travail manuel, il s’attache à ses bestiaux, il prend goût à ses occupations. Quand elles lui réussissent, il jouit d’un revenu que lui envierait plus d’un citadin.

» Établissez, je vous prie, la comparaison. Autrefois, j’étais constamment à l’amende pour désobéissance à la loi du robot. Mes champs avaient l’air de fondrières. Aujourd’hui, je sers de fermier à plusieurs gentilshommes polonais, et mes récoltes sont admirables. Voyez-vous là-bas le village de Sieniawa ? On n’y trouve pas une maison qui ne soit en belle et bonne pierre. La chaussée qui y conduit est splendide. Encore nous ne faisons que débuter dans la civilisation, honoré monsieur. Les impôts sont encore un peu difficiles à supporter. Il nous manque un chemin de fer, des routes, des écoles. »

Je regardai le paysan tout surpris. « Mais, fis-je observer, on m’a toujours dit que vous redoutiez les écoles. »

Le vieillard leva les yeux au ciel, croisa ses bras sur sa poitrine et balança ses épaules de droite à gauche, en signe de dénégation. « Hélas ! que ne dit-on pas ? s’écria-t-il Autrefois, sous la domination polonaise, nous refusions de donner notre argent, cela est vrai. Nous n’avions pas besoin de payer des maîtres qui fissent oublier à nos enfants leur langue maternelle.

» Maintenant, nous possédons des écoles russes, et c’est la commune qui bâtit les collèges et les entretient.

» Grand Dieu ! quand je songe à tout ce qu’on invente, à tout ce qu’on écrit sur nous, cela me met hors de moi. Comme pour le chemin de fer ! Que n’étiez-vous ici lorsque la voie de Lemberg a été ouverte ! On prétend que les paysans nomment la locomotive une œuvre infernale. C’est simplement une infâme calomnie.

» À toutes les gares stationnait une foule compacte, avec les gouverneurs de district, et la musique, pour saluer le premier convoi. Il y eut des hommes qui tombèrent à genoux en joignant les mains. Ne croyez pas un mot des mensonges qu’on répand sur notre compte. Allez, bien des réformes s’accompliront encore, bien des changements ! Un peu de patience seulement. Il ne s’agit que d’accorder à nos communes plus de liberté. Autrefois, il y a bien longtemps, c’était elles qui possédaient le pouvoir ; à présent encore, elles dirigent tout, bien que le gouvernement ne veuille pas le reconnaître. S’il y avait moins de fonctionnaires, les affaires iraient mieux, aussi bien pour nous que pour l’empire.

— Mon ami, répliquai-je, je suis aussi pour la liberté, mais le jour de son triomphe n’est pas encore arrivé.

— Et pourquoi donc, je vous en conjure ? s’écria le paysan. Premièrement, n’est-ce pas, c’était les dominici qui prélevaient les impôts dus à l’État ; ils se mirent à nous opprimer. Les paysans ne se plaignirent pas, mais ils firent percevoir leurs impôts par le juge du district. En 1827 arrivèrent les officiers du bureau des tailles. Vous comprenez s’ils nous revenaient cher, à nous qui étions habitués à ne rien payer ! Quant aux arrérages, il n’y en avait que fort peu dans le temps où les districts se chargeaient eux-mêmes de recueillir les taxes. Lorsque arrivèrent les nouveaux fonctionnaires, on les compta par millions. Trouvez-moi un oiseau qui vole au sortir de l’œuf. Quand les cigognes veulent apprendre à leurs petits à voler, elles les emportent sur leurs ailes et les lancent bien haut dans le vide. Mais je crois que cela ne plaît pas au gouvernement de nous apprendre à voler. »

Un groupe de femmes et de jeunes gens, d’où était parti un cri rauque, s’était formé près du buisson d’aubépine. Mon vieux compagnon se redressa pour le regarder. Au même instant, un gars aux pieds nus, aux cheveux blonds en désordre, accourut à toutes jambes de notre côté. Dès qu’il nous vit, il commença tout essoufflé : « Grand-père ! grand-père ! les vieilles femmes refusent de couronner Iewa reine des moissons !

— Pourquoi donc ?

— Elles prétendent que Iewa a de mauvaises mœurs.

— Bêtise que tout cela ! De quoi s’occupent ces vieilles sorcières ? Elles sont bien comme les poules. Une poulette ne peut entrer dans le poulailler sans qu’elles se jettent dessus pour la piquer et lui arracher ses plumes. Regardez au contraire la jeune génération. Avec quel intérêt le petit coq s’occupe de la poulette ! Venez, monsieur, c’est à vous à décider laquelle de nos fillettes portera la couronne. Les femmes sont belles chez nous. Le choix est difficile, je vous en préviens. »

Nous descendîmes la colline, croisant sur notre passage des chariots chargés de gerbes entassées, et des moissonneurs en train d’aiguiser leurs faux.

Le soleil s’abaissait à l’horizon, couronné de petits nuages d’un rouge sanglant. Un vent léger soufflait sur les champs de vaine pâture. Perché sur une meule, un merle sifflait. Des moineaux tourbillonnaient dans les broussailles, jetant aux passants leur note insolente et monotone Cinq jeunes femmes assises sous l’aubépine tressaient une couronne de blé. Deux d’entre elles avaient sur leurs genoux une botte d’épis, une troisième retenant son tablier rempli de bluets, en piquait de temps en temps un dans la guirlande ; la quatrième fredonnait une chanson folâtre et soulevait de ses mains hâlées un ruban parfumé, de couleur rose.

À quelques pas de là se trouvait une autre jeune fille. Elle était assise sur un tertre, la tête dans ses mains, et complètement absorbée. Sur son visage ses cils marquaient deux taches d’ombre. Autour d’elle, une bande de garçons et de paysannes murmuraient, riaient et criaillaient.

Elle seule ne relevait pas la tête.

Nous nous approchâmes. Le silence s’établit. La rêveuse ne bougea pas. Mon compagnon, les mains aplaties sur ses genoux, se courba vers elle :

« Eh bien, Iewa, qu’est-ce qu’il y a ? Ils refusent de te couronner reine des moissons ? »

Elle tressaillit. Le mouvement qui lui échappa mit à découvert son visage, du plus pur ovale, au délicieux profil grec. Elle était pâle, très pâle. Ses grands yeux avaient des lueurs étonnantes. Sa gorge découverte se soulevait lentement, comme les ailes d’un cygne assoupi. Elle baissa ses longues paupières, puis arrêta des regards indifférents sur la guirlande qui s’achevait devant elle. Pendant un moment encore je la contemplai, puis :

« C’est à elle que revient la couronne, » m’écriai-je avec feu.

Le vieux paysan approuva de la tête. Les moissonneurs accoururent en agitant leurs chapeaux.

« C’est Iewa qui est notre reine ! » répétèrent-ils d’une seule voix.

Elle se leva, et me regarda ; puis sans me remercier, d’un brusque mouvement de tête, elle ramena sur ses épaules les longues nattes épaisses de ses cheveux, et commença à les dérouler.

« Choisissez les filles d’honneur, » dit-elle avec une moue dédaigneuse aux moissonneurs qui se rassemblaient autour d’elle. Puis elle leur tourna le dos et dénoua ses tresses, qui se répandirent en anneaux soyeux autour d’elle et l’enveloppèrent comme d’une mantille.

Chacun se taisait. Seule, une vieille édentée se glissa près de moi et grommela à demi-voix : « Cette paresseuse ! il ne lui est pas difficile d’avoir la peau blanche et une longue chevelure. À quoi passe-t-elle, son temps ? À chanter, à rêver, à aimer, à rire !

— Je ne vois pas Haudza, fit observer timidement un jeune homme en baissant les yeux.

— Arrive, montre-toi ! cria le vieux paysan en amenant au milieu du cercle, malgré sa résistance, la jolie fille qui cachait toute confuse son visage dans les plis de son tablier écarlate. — Que diable as-tu à résister ainsi ? Sache qu’il est question de faire de toi une demoiselle d’honneur. Et, ma foi, on n’aura pas tort. On te choisira si la justice existe sur la terre. » Il se tourna vers le groupe :

« Voyons, que dites-vous de ce minois-là ? Est-ce qu’il vous convient ?

— Parfaitement ! acquiescèrent les moissonneurs. Et l’autre ! et l’autre ! »

Une demi-douzaine de noms partirent comme une fusée. Celui de Basja obtint la majorité. « Basja ! Basja ! » répétait-on à l’envi.

Le vieillard leva la main. « Allez, dit-il, c’est Basja qui l’emporte. Qu’elle arrive. »

Les jeunes gars applaudirent.

Basja, séduisante brunette au nez retroussé, aux yeux pétillants, s’avança la tête haute, l’air narquois.

« À présent, préparez-vous, fit le patriarche. Voici le soleil couché. »

Les filles d’honneur prirent la couronne, la balancèrent un instant sur la tête de Iewa, et l’y laissèrent tomber gracieusement. Iewa la saisit à deux mains et l’assujettit sur sa chevelure ; puis elle resta debout, la guirlande d’or dans ses tresses dénouées, indifférente, froidement belle, la reine des moissons !

Basja et Haudza s’étaient également parées de fleurs. De toutes parts débouchaient des masses de moissonneurs, des paysans venant du village, quelques-uns chargés d’instruments de musique. Ils commencèrent à jouer, accompagnés par les murmures, les cris et les rires de la foule. Le doyen organisa le cortège. À quelque distance, plusieurs agriculteurs gesticulaient vivement, s’entretenant des prochaines élections.

Tout est terminé. La caravane se met en marche, précédée par les musiciens. À leur tête se dandine un gai compère coiffé d’un bonnet noir en peau de mouton, un violon à la main. Vient ensuite un gros fermier, habillé de drap brun, puis le berger de la localité, qui semble cracher dans sa flûte, et un individu hâlé, vêtu d’une chemise et d’un pantalon de toile, qui joue des cymbales. Derrière eux trottine le petit chantre qui s’évertue à racler du violon avec une gravité toute monacale.

Voici maintenant la reine des blés, fière de sa beauté et de son triomphe, escortée de ses deux filles d’honneur. Les paysans la suivent. Les femmes ont sur la tête des foulards d’un rouge criard, tordus en manière de turbans. Les jeunes filles portent de longues nattes, de grosses mauves orangées dans les cheveux, et de larges colliers de corail au cou. Tous sourient de contentement.

L’orchestre continue son gai ramage. Plusieurs centaines de voix entonnent la chanson traditionnelle des moissons, si solennelle, si entraînante, si joyeuse, et à la fois si mélancolique.

Derrière le cortège, dans le chemin creux, des chars de blé roulent pesamment, traînés par de petits chevaux.

C’est ainsi que depuis plusieurs milliers d’années les paysans slaves parcourent la contrée, au temps des moissons. Un pour tous, tous pour un ; voilà leur devise. Unis par le cœur, ils forment une gigantesque corporation.

La bande traverse le village. Quelques traînards se hâtent de la rejoindre.

Une petite vieille se tient devant sa porte, accroupie dans le sable tiédi par le soleil, mâchonnant une pincée de tabac. Un sourire amical éclaire ses rides à la vue des paysans. Elle les suit longtemps du regard et les salue de son chef branlant.

Devant l’église de bois, où la mousse dessine de vertes et capricieuses arabesques, se dresse une énorme pierre grise couverte de caractères hiéroglyphiques. Le cortège s’arrête. Iéwa s’avance avec majesté, prend sa couronne et la dépose sur la pierre. Au même instant arrive le pasteur revêtu de son aube et tenant un goupillon à la main. Il bénit d’abord la couronne, puis les moissonneurs.

Le brave homme porte des lunettes, et ses cheveux sont relevés derrière ses oreilles, ce qui lui donne l’air d’une chouette. Iewa reste debout, les yeux baissés. Les paysans s’agenouillent autour d’elle. Elle prend sa guirlande et la remet sur sa tête.

La cérémonie terminée, on s’achemine vers le logis du juge.

Il attend devant sa porte l’arrivée des villageois, un coq sous le bras. Il lui lie les pattes et l’attache dans la couronne d’épis sur la tête de Iéwa. Le malheureux animal qui se croit libre, essaye de prendre la volée et chante à gorge déployée ; heureux présage pour les récoltes prochaines.

Les faucheurs poussent des clameurs frénétiques. Les musiciens jouent avec une verve entraînante. Le juge et sa femme circulent dans les rangs, et trinquent avec chacun. Ils se joignent ensuite à la procession, qui se dirige vers la seigneurie.

Les chants recommencent et remplissent la plaine de leurs ondes sonores. Les paysans font entendre un joyeux « Evoë » russe ; le coq crie de toutes ses forces. Derrière le rideau sombre de la forêt surgit la grosse face cuivrée de la lune.

Tout le monde est sur pied au château. Deux chiens de chasse viennent en hurlant à votre rencontre. Un bouledogue aboie en mordant sa chaîne avec fureur, et assis sur le toit déjeté de sa cabane, un gros chat fait sa toilette. Cela annonce des visiteurs, assure un dicton. Le coq de la basse-cour, qui dormait perché au fond de l’écurie, s’éveille, et souhaite de sa voix aigre la bienvenue au coq des moissonneurs.

M. Wasyl Lesnowicz nous reçoit sur sa porte, les mains enfouies dans les poches de son pantalon. Son épouse, madame Athanasie-Aspasie Lesnowiczowa, se tient à ses côtés, la taille serrée dans un corsage à carreaux de couleur douteuse, ses cheveux d’un blond de lin roulés sous une fanchon à rubans roses.

Survient son fils, M. Nicolas ; un peu moins blond qu’elle, un peu plus replet, il est favorisé d’un long nez, d’épais sourcils, d’un gros visage et de grosses jambes. Il fredonne un air d’opéra. À son bras se suspend sa jeune et jolie femme, coquettement coiffée, adorable dans sa petite robe de toile aux nuances ternies par le blanchissage.

Les domestiques aussi sont présents. Le vieux Stéphan traverse la cour, une grosse bouteille d’eau-de-vie entre les bras. Un char de blé qui vient d’arriver des champs reste à demi déchargé devant la grange ouverte. Le cosaque et le gardien du rucher, deux farceurs émérites, se cachent derrière une porte, un pot plein d’eau à la main. Le chant des moissonneurs terminé, et tandis que monsieur Lesnowicz harangue la foule, ils se précipitent sur les filles d’honneur pour les asperger. Le gardien du rucher inonde Haudza, qui rit et se débat afin d’éviter cette cascade. Basja, plus alerte, s’élance sur le cosaque qui menace la reine des moissons, et lui retient fortement les mains derrière le dos. Les paysannes l’entourent, poussent de grands cris, renversent sur la tête du pauvre diable son seau plein d’eau, et l’en coiffent comme d’un colbak.

Bientôt les moissonneurs se rapprochent ; les paysans s’avancent vers M. Lesnowicz ; et le tumulte s’apaise.

Iéwa, alors, prononce les vœux de prospérité : « Nous vous offrons cette couronne de blé. Que Dieu vous bénisse, vous et vos familles, et nous accorde une bonne saison et de favorables récoltes !

— Éternellement ! éternellement ! » répondent en chœur les assistants.

M. Lesnowicz remercie et donne aux villageois sa bénédiction pour leurs enfants et petits-enfants.

« Éternellement ! éternellement ! » répète la foule.

Iéwa porte la main à son diadème. Pour la dernière fois le coq crie d’une voix éclatante. Elle tend la guirlande à la baronne, qui lui passe au cou un collier de corail. La jeune dame, elle, distribue des présents aux filles d’honneur.

Les domestiques sortent et reviennent, traînant après eux des tables grossières. Ils les couvrent de gourdes d’eau-de-vie, de grands fromages, de kilbassy, de saucisses russes pareilles à de gigantesques couleuvres, de miches de pain, et d’écuelles remplies de viande de porc rôtie. M. Lesnowicz et sa femme invitent les paysans à prendre place.

Le jeune seigneur entre Iéwa et les filles d’honneur, le vieux Lesnowicz, qui s’est emparé d’un « frère et électeur » récalcitrant, se dirigent vers une des tables. Le chantre ne cesse de crier : « Ne vous gênez pas, mes braves gens, mangez à votre aise ! », et donne lui-même l’exemple en mordant à belles dents dans une saucisse monstre qu’il tient entre ses jambes et dont il fait craquer l’extrémité sous la semelle de ses lourdes bottes. Sa main gauche embrasse convulsivement une cruche de slivowitz, qu’il couve d’un œil attendri.

Les hommes sérieux se sont assis et discutent, leur couteau à la main. La coupe d’eau-de-vie circule à la ronde.

Quant à la jeunesse, elle brûle d’impatience de commencer les divertissements d’usage. Elle goûte à peine aux mets, et s’organise pour la danse.

Les apprêts sont terminés. C’est le vieux Lesnowicz qui ouvre le bal avec Iéwa. Au bout d’un instant, il s’en sépare et tournoie tout seul, lourdement, comme un bourdon tombé dans un verre d’eau. Du milieu de la foule surgit tout à coup un jeune gars ; il rejette en arrière ses cheveux luisants de pommade, s’essuie la bouche du revers de sa manche, et invite la petite baronne pour la valse.

Bientôt ce n’est plus que piétinement général et murmures confus. Le chantre promène l’archet sur son violon avec une sorte de délire, et ne s’interrompt que pour engloutir une énorme bouchée de saucisse. Les cymbales pleurent, les violons geignent, tantôt comme des enfants abandonnés, tantôt comme des agonisants qui demandent grâce, d’une voix déchirante, lugubre.

À table, tout se passe gaiement. On trinque, on boit à la ronde, des mains tremblantes s’étreignent ou renversent la grande coupe qu’on fait circuler. Des compliments s’échangent ; pas de choses triviales, les injures sont remplacées par des accolades.

« Puisse ta digne femme conserver sa bonne santé durant de longues années. Oui, je lui souhaite des jours heureux ! Que Dieu la bénisse et vous accorde de beaux revenus ! Que la paix demeure dans votre intérieur !

— Je te remercie, frère. »

Le paysan incline la tête à droite, puis à gauche.

« De longues années, dis-tu, frère, et des jours heureux ! Dieu t’accorde la pareille, et te donne dix fois plus de chance encore, frère. »

Ils se baisent sur la joue droite, sur la joue gauche. Le second vide la coupe.

« À un autre, maintenant ! » Il la remplit et la passe plus loin. Mille souhaits se forment. Celui-ci discute sur l’agriculture, celui-là sur les marchés publics. D’autres parlent politique, s’entretiennent de l’empereur, du tzar, du peuple français. Nul ne pense à endoctriner son interlocuteur ni à faire prévaloir ses propres conclusions ; personne ne se fâche, personne ne crie ; c’est énorme, car nos paysans persistent plus dans leurs opinions que l’Allemand le plus entêté.

Une rumeur soudaine s’élève parmi les danseurs.

Un jeune homme, au regard fier et impérieux, vêtu d’un costume de paysan, et portant sur l’épaule un fusil, vient d’entrer dans leurs rangs.

« Qui est-ce ? demandai-je au baron.

— Il se nomme Dmitro, il seconde notre garde-chasse dans sa charge. Drôle de gars ! mais honnête dans l’âme, et plus dévoué qu’un chien ne pourrait l’être. Appelons-le. Je veux le prier de nous danser la kolomiska. »

M. Lesnowicz se dirigea de son côté.

« Vous ne vous figurez pas l’importance que ce garçon a dans la contrée, me dit la jeune baronne, qui posa subitement sa petite main sur mon épaule. Toutes les femmes en sont folles. Quant à lui, il ne s’en occupe guère. Il adore Iéwa et ne pense qu’à elle. Du reste, vous allez les voir ensemble tout à l’heure. »

L’orchestre fit entendre les premiers accords de la kolomiska.

Danseurs et danseuses s’enlacèrent étroitement, formant un cercle. Au milieu du cercle se placèrent Iéwa et le garde-chasse.

La musique commence, faible, languissante. Dmitro. les bras croisés sur sa poitrine, demeure immobile et comme absorbé dans une douloureuse rêverie. Il accompagne la musique d’un chant triste et doux. Par instants seulement un son plus fort, un soupir, un gémissement, une plainte déchirante s’échappent de son gosier, interrompant la monotonie de cette mélodie étrange.

Vis-à-vis, à l’autre extrémité du cercle, se dresse Iéwa. Elle le regarde fixement, le front haut, avec un éclair dans l’œil.

Les notes ardentes des instruments se précipitent et jaillissent comme des perles. Dmitro frémit, il s’agite, il secoue sa chevelure, il pousse un cri rauque, un cri de chasse, le cri de l’aigle qui se jette sur sa proie. Il lève les bras et commence une danse curieuse. Il tourne tantôt comme un enfant qui joue et piétine, tantôt comme un jongleur qui dompte un serpent, tantôt enfin comme une bête fauve qui poursuit sa femelle en bondissant.

Son œil ne quitte plus celui de Iéwa. Chacun de ses pas, chacun de ses mouvements le rapprochent d’elle. Elle le regarde froidement et cherche à l’éviter. Les cercles magiques dont il l’entoure se multiplient. Il danse, il tourbillonne, il la poursuit, il la touche presque.

L’orchestre gronde et hurle comme une tempête. L’archet arrache aux instruments des clameurs plus aiguës et plus sauvages.

D’un saut il la rejoint maintenant. Il jette comme un lacet son bras autour de son cou, il l’attire à lui ; mais elle s’en détache violemment et danse frénétiquement, avec grâce, les poings insolemment campés sur ses hanches, au milieu des rires et des bravos de la foule, à l’extrémité opposée du tertre.

De nouveau le garde-chasse retombe dans la rêverie, il baisse tristement la tête. Il s’approche de Iéwa, elle lui échappe comme la première fois.

Alors, il semble affolé par la douleur. Il commence un pas traînant et mélancolique. Son chant n’est plus qu’une longue plainte.

Elle, au contraire, le raille et l’éblouit en fredonnant des trilles étourdissants. Elle se renverse, la gorge en avant, elle rit, elle s’en moque, elle papillonne autour de lui comme une mouche folle autour d’une lumière. Il se jette par terre et semble vaincu par une convulsion de l’agonie ; mais, au moment où elle l’effleure, il s’élance sur elle, il lui passe ses bras autour des hanches, il la retient étroitement : elle est à lui.

Ils entreprennent alors une danse bizarre, accompagnée des applaudissements de la foule. Les violons piaulent joyeusement, les cymbales retentissent, la kolomiska est remplacée par une marche nuptiale, son refrain lugubre par une fanfare victorieuse.

Pendant ce temps, les dignes agriculteurs attablés beuglent une chanson bachique, proposée par M. Nicolas Lesnowicz. Le vieux seigneur est dans le ravissement. Il crible sa femme de baisers, en présence de ses hôtes, il l’appelle une damnée coquette. Elle cligne de l’œil tout émue, fort embarrassée.

Les jeux reprennent leur train. Le cosaque place un pot cassé dans le voisinage d’une grande mare. La malicieuse femme de Nicolas bande les yeux de son danseur. D’autres jeunes gars arrivent, se nouent un mouchoir sur la figure, et se mettent en trébuchant à la recherche de la terrine.

Je me promène silencieusement dans la cour. Tout y est tranquille. Les poules endormies gloussent faiblement ; le chien gronde, flaire dans le vide et remue la queue.

Derrière le château, personne.

Je franchis la clôture d’une petite prairie, et m’étends sur une meule de foin.

Aux alentours règne un repos complet. Pas un cri d’oiseau dans les branches, pas le moindre sifflet de berger attardé dans les pâturages.

Un zéphyr humide s’élève ; la vallée est inondée de clarté par la lune, le ciel sablé d’astres scintillants ; la voie lactée y étend son long cordon d’un blanc d’opale. Un rossignol commence son chant plaintif. Les sons partent d’un taillis voisin, qu’argente un rayon de lune. Un second rossignol répond par un soupir mélodieux d’abord, puis par de brillantes roulades qui éclatent comme des rires joyeux dans le silence de la nuit.

Soudain, l’herbe jaunie, coupée ras, craque et se brise. Un pas furtif y glisse en s’approchant. Le miaulement caressant d’un chat part d’un petit saule, à ma gauche.

Quelqu’un vient. Je me lève ; j’aperçois une silhouette de femme qui, à ma vue, semble s’arrêter court, légèrement troublée.

Nul doute ; c’est Iéwa.

« Est-ce vous, Monsieur ? » dit-elle d’une voix calme.

Je lui pris la main.

« Qui donc cherches-tu ? » lui demandai-je.

Elle garda le silence, mais n’évita pas mon regard. Son œil était limpide et assuré. « Tu cherches le garde-chasse ? » repris-je.

Pas de réponse. Elle ne baissa pas ses paupières, elle ne tressaillit même pas ; mais une flamme jaillit de ses yeux, et ses pupilles se dilatèrent comme celles d’un chat errant dans les ténèbres.

« Allons Iéwa, tu ne le cherches pas ?

— Eh bien ! oui, je le cherche, repartit-elle d’un ton bas, mais ferme. N’est-il pas mon amant ? Je l’attends, vous pouvez me jeter la pierre comme les autres.

— Et pourquoi te jetterais-je la pierre ?

— Parce qu’ils le font tous au village, parce qu’ils me considèrent comme une fille perdue, et qu’ils me méprisent ; mais quoi, c’est ainsi qu’est le monde ! dit-elle en haussant les épaules par un geste brusque et résolu.

— Je ne te méprise pas, moi.

— La société vous semble donc aussi une farce grossière ? » répliqua-t-elle avec un rire amer dont l’écho retentit au loin, comme une malédiction.

Le rossignol se tut. Les appels du chat cessèrent subitement.

« Que m’importent les hommes ? continua-t-elle en s’animant. Qu’est pour moi l’opinion du monde ? Ce que la potence est au brigand audacieux ! Je m’en joue ! Ils me font pitié ! »

Je laissai retomber sa main. Elle ramena sa chemise sur sa belle gorge frissonnante, et se redressa fièrement.

« Et pourtant, reprit-elle tristement, je suis la plus belle du village. À l’église, pendant la messe, le prêtre me lance des regards sévères ; mais lorsqu’il me rencontre seule dans la forêt, il promène sa main potelée sur ma nuque et autour de ma taille. Ici, tous me haïssent parce qu’il m’est impossible de dissimuler, de mentir comme eux, comme leurs femmes ou leurs filles ; parce que je regarde un homme lorsqu’il me plaît, parce que je lui réponds lorsqu’il me parle, parce que…

— Eh bien ?

— Parce que je l’embrasse, s’écria-t-elle, parce que je l’aime, parce que, lorsque je le vois dévoré de désirs et alangui par l’amour, je lui dis : Viens chez moi ce soir. Vit-on dans le but d’obtenir après sa mort un enterrement honorable ou…

— Prends un mari.

— Jamais ! exclama-t-elle avec feu, jamais je ne me livrerai à un homme pour lui servir d’esclave comme une pièce de bétail ; je veux être libre ; je veux rester comme un chat sauvage au milieu d’animaux domestiques. Est-ce que je ne prends pas le monde en pitié, moi ? »

Le foin sec bruissa de nouveau.

Iéwa écouta. Elle demeura un instant immobile, caressée par la clarté molle de la lune, une main levée, puis elle s’enfuit en bondissant.

Je regagnai le château et je m’assis sous la véranda, appuyé sur la balustrade en bois sculpté dans laquelle le ciron faisait de lents ravages, je me penchai en avant et regardai, dans la cour, le fourmillement de la multitude.

Personne n’était ivre, mais chacun paraissait très excité.

Le cosaque, les yeux recouverts d’un épais bandeau, pirouettait au bord de la mare, donnant de furieuses ruades à droite et à gauche, sans parvenir cependant à atteindre la cruche de terre. Sur une plate-forme au pied de la colline, on avait allumé un grand feu autour duquel sautillait une bande de jeunes gens ; debout entre les tables, Stéphan modulait de sa voix enrouée une vieille chanson militaire, que le chantre accompagnait de son violon, avec force hochements de tête.

M. Nicolas, les yeux allumés par l’eau-de-vie qu’il avait consommée, fit un signe à quelques garçons qui se dirigèrent avec lui derrière le château.

Le groupe folâtre s’accroupit dans un massif d’arbres et entonna tout à coup un chant gouailleur aux paroles comiques. Le refrain surtout était fort gai, enjolivé de miaulements aigus et de gros éclats de rire.

Quant à celle à qui l’on destinait ces railleries cruelles, elle était assise sur le rameau bas d’un saule, au bord du ruisseau. À ses pieds se tenait Dmitro, le garde-chasse, sa belle tête amoureusement pressée contre ses genoux.

En entendant ces clameurs haineuses, elle tressaillit, puis, par un mouvement presque convulsif, elle enfouit ses mains dans l’épaisse chevelure de son amant, et se mit à rire.