À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/Notre député

Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 223-236).

NOTRE DÉPUTÉ



On était au mois le plus froid d’un rude hiver galicien, lorsque le choix d’un député pour le district d’Harodenka fut fixé au jour de l’ouverture de la diète.

Les différents partis aussitôt se réunirent en comités, les Polonais les premiers.

Ils firent preuve par leur choix d’une grande expérience et d’un sens pratique très développé. Leur comité n’appartenait, il est vrai, ni à la jurisprudence ; ni à la plèbe il ne portait pas de lunettes et n’écrivait pas d’interminables protocoles ; par contre, il dansait, jouait et chantait à ravir ; il babillait dans cinq dialectes différents et portait les plus élégantes toilettes du district. En un mot, ce n’était autre que la jolie, coquette et spirituelle baronne de Zlatagara.

Libre au vulgaire de hausser les épaules. Madame Téofila, dans sa kasabaïka de velours vert, représentait un comité absolument imposant.

Aussi, comparé à celui-là, que le comité russe était mesquin ! Il se composait, lui, de quelques pasteurs de campagne, ardents patriotes sans fortune, aux redingotes étroitement boutonnées, aux cols sales, et de quelques juges de village vêtus de peaux de moutons neuves, infectant pendant les conférences, et qui n’éveillaient qu’un enthousiasme modéré du haut de la chaire de leurs églises de bois et dans les assemblées communales.

La masse des électeurs se composait de paysans russes sur lesquels une élégante toilette et des propos spirituels avaient aussi peu de prise que des sermons ou des lectures officielles. Eux aussi exhibaient leurs hommes d’élite. C’étaient ceux qui dans la taverne avaient le dernier mot. Le chantre du village en faisait partie. C’était un homme d’un grand savoir et qui possédait deux rares talents : celui de ne s’enivrer jamais, et celui de ne pas connaître la timidité ; il y avait aussi l’écrivain public, un ancien étudiant, qui depuis son dernier examen de juriste voyait tout en noir et qui, pénétré d’une haine mortelle contre les humains, était devenu le cauchemar des fonctionnaires et des propriétaires, et l’oracle des paysans ; puis le tavernier, véritable mont-de-piété de toute la contrée, génie incarné de la finance ; enfin le percepteur, qui avait beaucoup voyagé, appris à connaître les pays voisins, les mœurs étrangères. Rien qu’à le voir avec son habit blanc déchiré et agrémenté de toute espèce de teintes, avec sa casquette de feutre bleu, on comprenait que ce ne pouvait être qu’un personnage tout à fait exceptionnel.

Madame Téofila démêlait ses intrigues avec la dextérité qu’une ménagère allemande met à démêler un écheveau de fil. Elle attirait dans ses filets de petits fermiers et des juifs de toutes les classes, et assurait ainsi à son mari un grand nombre de voix. Mais, en habile général, elle ne perdait pas de vue un instant les difficultés qu’elle pourrait rencontrer en présentant aux Russes dont le district était peuplé, un candidat polonais.

Elle venait justement de recevoir de Lemberg une lettre dans laquelle on lui conseillait de se rapprocher du comité russe, de l’endoctriner et de le gagner à sa cause. Ce qui facilitait sa tâche, c’est que le comité russe avait à sa tête un candidat bien inoffensif, le pasteur le plus âgé de la contrée, un vrai enfant.

Madame Téofila avait lu plusieurs fois dans les journaux le nom d’un prêtre du pays dont les essais littéraires produisaient, même parmi les Polonais, une vive sensation. Il s’appelait Anielowicz. Il était pasteur de Czernelica. On parlait beaucoup de l’influence qu’il exerçait sur les populations de la campagne.

Madame Téofila devait donc à tout prix gagner à sa cause un si excellent sujet.

Mais comment s’y prendre ?

Elle-même l’ignorait.

Enfin, elle décréta de ne former, comme Napoléon, son plan de bataille qu’en présence de l’ennemi.

À cet effet, M. Kamil, son époux, petit bonhomme pomponné, frisotté, et aussi pacifique qu’une colombe, fut chargé d’organiser une chasse au renard, à laquelle on devait inviter quelques voisins et M. Anielowicz, avec sa femme, bien entendu.

Imbue de tous les préjugés que nourrissent les Polonais à l’égard de la race russe en général et de ses prêtres en particulier, madame Téofila attendit le jeune couple avec une sensation pareille à celle qu’on éprouve à la perspective d’une nuée de sauterelles ou du choléra.

Le matin tant redouté arriva. Le soleil paraît comme une grosse boule d’un rouge opaque, voilé de brouillards vaporeux. La couche de neige qui couvrait le sol était fortement gelée. Les traîneaux s’arrêtèrent l’un après l’autre devant la seigneurie. Enfin parut Anielowicz avec sa femme. À son grand étonnement, madame Téofila découvrit que le pasteur était un beau jeune homme qui n’avait pas trente ans, avec un joli visage distingué et rêveur ; il était grand, svelte, avait des manières irréprochables. Il avait le bon goût de ne pas sentir l’oignon, et elle remarqua que son col était assez propre pour n’être pas confondu avec une couenne de lard. En la saluant, il s’y était assez bien pris pour ne pas même lui marcher sur les pieds.

Pendant cette présentation, M. Kamil eut le temps de faire des observations du même genre sur la personne de madame Elsbeta Anielowiczana. Il trouva que, malgré sa robe à grands ramages, son manteau démodé à manches étroites, et son col carré, la femme du prêtre russe était une charmante petite créature, toute ronde, avec un délicieux nez retroussé et de beaux yeux bleus tout souriants.

Lorsque le déjeuner fut terminé, on partit pour la forêt ; Anielowicz s’assit avec Téofila dans un traîneau, tandis que M. Kamil s’installait plus loin avec la petite femme du prêtre. Un moment après, Téofila, animée par le feu de la conversation, se laissait aller de plus en plus sur l’épaule du joli prêtre, elle appuyait aussi distraitement son pied sur celui de son voisin. Pendant ce temps, son digne mari ne se faisait aucun scrupule de réchauffer tendrement entre ses poings les menottes glacées de sa petite compagne.

Lorsque les deux couples reprirent leurs places respectives, un double malheur semblait sur le point d’arriver ; le feuillet paraissait se tourner de lui-même.

Madame Téofila oublia subitement ses plans patriotiques. Elle s’était éprise de M. Anielowicz. Quant à son mari, il ressentait une véritable passion pour la femme du prêtre.

Un renard passa à quelque distance. Elsbeta le visa, et le blessa grièvement. Il s’étendit dans la neige, et se mit à hurler.

« Hurle, brute immonde ! jura M. Kamil. Avec ta blessure, tu as encore plus de chance que moi, pensa-t-il. Il ne m’est même pas permis de hurler. »

Cependant, madame Téofila se pénétrait de plus en plus de sa tâche. Il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais faire assez pour le bien de son pays. Aussi faisait-elle éclater tous ses charmes, comme une file de pétards en l’honneur du timide évangéliste.

Immédiatement après la chasse, le comité polonais se mit en devoir de fixer son choix sur un candidat qui lui en parût digne ; c’est-à-dire que le comité polonais, vêtu de sa kasabaïka de velours vert, trônant dans un moelleux fauteuil, et fumant une excellente cigarette, demanda d’un ton calme à son mari, qui lui tenait compagnie :

« Sais-tu qui sera nommé à Horodenka ?

— Par Dieu, repartit M. Kamil, je voudrais bien le savoir !

— Eh bien ! mon ami, ce sera toi, continua la baronne.

— Moi ? s’écria le mari épouvanté. Je connais un candidat infiniment plus digne de cet honneur.

— Moi, je n’en connais pas qui le mérite plus, répondit-elle.

— Tu me flattes, chère Téofila, balbutia M. Kamil, visiblement touché. Monsieur Anielowicz vaut mieux que moi. »

Alors éclata une violente querelle. Tous les arguments politiques, nationaux et personnels tombèrent dru comme grêle. Et pourtant, l’opinion des deux époux touchant M. Anielowicz ne différait guère. Tous deux étaient convaincus de sa supériorité ; aussi M. Kamil ne demandait qu’à l’envoyer à la Chambre, et madame Téofila qu’à le garder chez elle.

Tous les fameux projets politiques tombèrent dans l’eau.

M. Kamil ne comptait sur aucune faveur de la part de la petite bourgeoise, tant que son mari resterait au logis. De même, madame Téofila n’attendait aucune déclaration du jeune prêtre, aussi longtemps que Kamil serait dans la chambre voisine, occupé à jouer au mariage avec son ami l’agriculteur.

« Il est très désirable, concluait M. Kamil, après tous les arguments de son épouse, il est très désirable que M. Anielowicz soit nommé député. Et il le sera, ma chère, sois-en sûre. »

Madame Téofila affirmait le contraire. Vainement son mari essaya de lui prouver que les paysans russes ne choisiraient qu’un Russe pour les représenter.

« Ne sommes-nous pas d’origine russe ? objecta-t-elle. De même que nos aïeux sont devenus Polonais sous la domination polonaise, de même nous redevenons russes, maintenant que les Russes forment la majorité en Galicie. Oui, Kamil, et il est important que toi, le premier, tu rapprennes la langue de tes pères. »

M. Kamil se gratta la tête.

« Mais, dit-il, je n’en sais pas un mot…

— Eh ! qu’importe, repartit le comité, sûr de sa victoire. Je vais, aujourd’hui même, te faire venir de Lemberg un alphabet, une grammaire et un dictionnaire. Tu t’habilleras en cosaque ; j’arborerai une casquette russe, et nous nous promènerons dans le pays en gratifiant chacun d’un zdorowbudte[1]. Avec cela, je te réponds du succès de ta candidature. »

M. Kamil se soumit. Il se présenta comme candidat, se mit à porter un pantalon de cosaque d’une aune de large, et alphabétisa courageusement avec le maître d’école. Mais son âme était ailleurs et il méditait de noirs desseins.

Tandis que Téofila, par son énergie à protéger la candidature de son « cher époux », excitait l’admiration du district entier, ce « cher époux » faisait tout ce qu’il pouvait, en cachette, pour s’aliéner la sympathie des électeurs. Secondé de son factotum, de son ami l’agriculteur et du tavernier juif, il ruinait l’influence du comité, l’influence de sa femme, et surtout sa propre influence.

Et, pendant que ses nobles voisins, réunis dans son château, ingurgitaient des tonnes de vin de Hongrie et buvaient à son élection, les paysans se gorgeaient, à ses frais, d’eau-de-vie dans la taverne, et portaient des toasts à la nomination du pasteur Anielowicz.

L’unique tentative que fit M. Kamil pour alléger sa conscience, ce fut de supplier M. Anielowicz de se prononcer en faveur des Polonais. Lorsque celui-ci eut formellement refusé d’accéder à sa prière, M. Kamil continua à répandre l’or à pleines mains et à acheter nombre de voix pour les Russes.

Maintenant Téofila recevait tous les jours la visite du séduisant pasteur, dans le simple but, cela va sans dire, d’étudier le russe sous sa direction. Elle portait une jaquette cosaque, sans manches, et un bonnet russe, dont le gland d’or scintillait coquettement dans les nattes brunes de sa chevelure. Tout cela pour l’amour de la patrie ! tout pour l’élection de son « cher époux ».

Mais lui, l’ingrat, faisait, aussitôt qu’il voyait arriver Anielowicz, atteler ses chevaux et se rendait à Czernelica, sous prétexte de lui rendre visite. Tous les jours il avait le malheur de ne pas le rencontrer, et le bonheur de s’entretenir pendant une heure avec sa ravissante petite femme. Tous les jours aussi il assurait à Madame Téofila qu’il rendait visite à Anielowicz dans l’espoir de le gagner à leur cause commune.

Téofila témoignait à son mari un intérêt, un dévouement de plus en plus profonds. L’ingrat était obligé, avant le vote, de haranguer ses électeurs. Lorsqu’il signifia à sa femme, mû par un sentiment de méchanceté raffinée, qu’il n’avait absolument rien à leur dire, Téofila, toujours généreuse, trouva immédiatement un expédient. Elle s’assit devant son élégant secrétaire et rédigea un discours, un vrai bijou, qu’elle lui fit apprendre et réciter elle-même.

Ce fut alors qu’il poussa l’ingratitude jusqu’à la férocité.

Il se rendit à la ville, en revint avec une splendide parure de diamants, et eut l’infâme cruauté de la faire admirer à sa femme, en lui disant que c’était un cadeau qu’il destinait à la jolie petite femme du pasteur. Il fallait bien se montrer aimable avec elle, si on voulait gagner la voix d’Anielowicz, qui, réellement, était fort nécessaire !

Le même soir, lorsque Anielowicz rentra chez lui, il trouva Elsbeta parée des superbes diamants, et se promenant avec complaisance devant le miroir.

« D’où viennent ces bijoux ? demanda-t-il tout surpris.

M. Kamil me les a donnés. Ne sont-ils pas admirables, éblouissants ? » exclama la petite femme, rouge de joie.

Le pasteur ne répondit pas. Il s’assit et regarda tristement par terre.

« Qu’as-tu donc ? s’écria soudain Elsbeta. Ces diamants ne paraissent pas te faire plaisir. Peut-être aurais-je mieux fait de les refuser ?

— Oui, » repartit Anielowicz.

En un clin d’œil elle se débarrassa de sa parure, l’empaqueta et la renvoya à la seigneurie.

« Je te comprends, dit le petit ange, il veut nous gagner à sa cause ! Il a besoin de toi pour son élection.

— De moi ? demanda Anielowicz, étonné.

— Et de quoi donc, alors ? » s’écria l’innocente femme en se balançant joyeusement sur les genoux de son mari.

Ravi de la candeur de cette âme honnête, celui-ci l’attira contre son cœur et la couvrit de baisers.

Lorsque M. Kamil reçut les diamants, il se promit de manœuvrer plus habilement à l’avenir. Madame Téofila, de son côté, se préparait à recevoir un rude échec.

Elle profita de l’absence de son mari pour convoquer M. Anielowicz à une conférence touchant les élections.

Le jeune pasteur arriva sans méfiance. Il ne soupçonnait pas la passion qu’il inspirait à la jolie Polonaise ; le brave homme ignorait que, dès qu’il avait déposé dans un coin son parapluie rouge, il devenait beau comme un dieu de la fable.

Quand, au lieu des préparatifs relatifs à une conférence, il trouva Téofila revêtue du plus séduisant des négligés, il s’assit, passablement décontenancé. Et lorsque, par un mouvement familier, elle l’attira sur le divan, à côté d’elle, il se recula instinctivement et se plaça tout au bord de son siège, en rougissant.

Pour commencer, Téofila l’entretint avec beaucoup d’intérêt de l’élection de son époux. Elle chercha à lui persuader qu’il ne restait à la race russe que cette alternative : une alliance avec la Pologne, ou la soumission au joug polonais.

Bientôt la jolie femme se lassa de la réserve de son compagnon.

« J’espère que tu ne t’es pas mis dans la tête de te faire élire, dit-elle ; quel profit en aurais-tu ? Après cela, mon mari sera envoyé en mission à l’étranger, pendant la saison d’automne. La vie te couronne donc de mille fleurs et t’enivre de son parfum le plus doux… »

Elle avait cessé de lui dire : monsieur, et le tutoyait, selon l’usage polonais.

Le pasteur rougit et passa vivement la main sur son front.

« L’amour donne plus de joie que l’ambition, dit enfin madame Téofila.

— C’est vrai, répondit Anielowicz, sans faire un mouvement. C’est pourquoi, je ne me présenterai pas, le jour de la diète. Je resterai auprès de ma femme.

— Tu l’aimes donc bien, ta femme ? reprit Téofila.

— Comment me serait-ce possible de ne pas la chérir ? une seule union nous est permise. De jeunes cœurs s’unissent facilement, parce qu’ils ne connaissent pas encore l’égoïsme. Aussi nos mariages sont-ils généralement très heureux ! »

La baronne lui répondit par un soupir. Mais à dater de ce soir-là elle s’occupa plus activement que jamais de l’élection de son mari. Il fallait qu’elle amenât à ses pieds, à tout prix, ce Russe récalcitrant.

Le jour de l’élection arriva. Dès l’aube, avant que les coqs se missent à leur toilette, madame Téofila, la tête hérissée de papillotes, écouta son mari qui, monté sur une caisse et drapé dans sa robe de chambre, débitait une dernière fois sa harangue.

Non loin de l’hôtel de ville, où le vole devait avoir lieu, se trouvait une taverne juive. C’était le rendez-vous des électeurs. Des fermiers, parés de redingotes à brandebourgs, arrivèrent dans de petites voitures ; puis vinrent les juifs, entassés dans une butka. Les paysans, eux, firent leur apparition, montés pour la plupart sur de petits chevaux décharnés ; il en vint aussi à pied, une canne de coudrier à la main.

Ils s’assirent dans la taverne, burent de l’eau-de-vie et écoutèrent en silence l’aubergiste, le chantre, et l’écrivain public, qui discutaient leurs opinions.

Dans la grande salle où l’on dansait le dimanche, les candidats causaient entre eux. Le candidat russe ouvrit le feu par un exorde éblouissant. M. Kamil s’avança ensuite, la main dans son gilet. Il entonna son discours, pendant que Téofila, qui le possédait plus complètement que lui, se tenait au pied de la tribune et lui soufflait les paroles dès qu’il restait court. Tout se passa mieux que M. Kamil lui-même n’eût pu l’espérer. Les fermiers crièrent bravo à plusieurs reprises, et applaudirent des pieds et des mains. C’était quelque chose.

Cependant, la clôture du scrutin approchait et les électeurs restaient indécis.

Tout à coup, une jeune femme se précipita dans la salle. C’était Katherine Gregorowa. Son mari était un paysan d’Horodenka qui avait suivi quelques classes du gymnase ; après avoir fait son temps, il avait repris le train de campagne de son père, et épousé Katherine. Elle-même était une jolie femme, toute jeune, au visage aimable. Elle portait une robe de laine éclatante et un jupon de drap bleu qui lui seyaient fort bien. Ses beaux cheveux châtains étaient réunis en couronne sur sa tête.

« Qui élirez-vous ? demanda-t-elle précipitamment.

M. Kamil, répondit un riche fermier.

— Alors, reprit-elle avec violence, c’est pour en arriver à ce beau résultat que vous vous rassemblez et que vous vous consultez si longuement ! Tout ça pour élire un seigneur, Jésus Dieu ! Le messager vient d’arriver de Kolomea. Ils ont agi autrement là-bas ; ils ont élu des paysans comme en 1848. Si vous étiez raisonnables, vous nommeriez un de vos semblables. »

Les paysans prêtèrent l’oreille, se rapprochèrent, devinrent pensifs.

« Savez-vous pourquoi ? continua l’héroïque petite paysanne. Parce que les autres s’occupent plus d’eux-mêmes que de nous. L’un pense à obtenir une bonne place, l’autre une bonne cure. Le paysan, lui, revient de la diète et reste paysan. Et s’il parle dans son intérêt, c’est du vôtre qu’il s’agit, car sa cause est la vôtre. Qu’on vous dise : Un député doit savoir beaucoup de choses qu’un pauvre paysan ne peut connaître, on n’a pas tort ; et pourtant personne ne comprend mieux son propre intérêt que lui. Tenez, je vous donne un bon conseil ; élisez un paysan, choisissez mon mari Grégoire. Ce n’est pas un ignorant. Il a étudié et il connaît la vie, lui.

— Personne ne peut en savoir plus long que toi sur son compte, ricana grossièrement le tavernier.

— C’est vrai. Personne ne connaît sa valeur mieux que moi, continua Katherine avec un grand calme. Aussi, je vous conseille de le nommer. Vous n’en trouverez pas de meilleur. »

Des éclats de rire partirent de la foule.

« Tu as bien parlé, Katherine, dit Anielowicz, qui venait d’entrer accompagné d’Elsbeta. Je vote, moi, pour ton mari. »

Les élections se poursuivirent.

La foule se porta en masse à l’hôtel de ville. Les électeurs, l’un après l’autre, s’avancèrent devant la commission et chacun d’eux émit son vote à haute voix.

« Ça va bien, annonça un jeune propriétaire à madame Téofila. C’est Kamil qui l’emporte.

— Tout est pour le mieux chuchota, immédiatement après le tavernier à l’oreille de M. Kamil. Toutes les voix sont pour monsieur Anielowicz. »

Dans la salle du scrutin, la jeune paysanne s’était assise sur un tas de paperasses. Elle comptait les voix à mesure qu’on les annonçait ; elle se trompait dans son calcul, et recommençait sans relâche son addition. Sa poitrine se soulevait impétueusement ; ses yeux lançaient des éclairs. Enfin, tout le monde se tut. On compta les votes. Les électeurs se groupèrent autour d’une table, respirant à peine.

Au bout d’un moment, le commissaire impérial se leva, ôta ses lunettes, et lut, au milieu du silence le plus profond : « Est nommé député pour le district d’Horodenka et d’Abertyn, Grégoire, paysan à Horodenka ! »

Katherine rougit, pâlit et fondit en larmes.

« Viens féliciter ton mari, » lui dit la femme du pasteur, l’amenant par le bras.

Les paysans s’étaient emparés de leur député et le conduisaient à la taverne, musique en tête. Anielowicz, enchanté, reprit avec Elsbeta le chemin de Czernelica, tandis que M. Kamil, passablement abattu, repartait en traîneau pour sa seigneurie.

Mais le jour où le Slavo, journal politique de Lemberg, rendit compte de la séance de la diète où avait été résolue la question du partage des prairies, des pâturages et des forêts, dont le chantre fit publiquement la lecture, les électeurs de Horodenka allèrent en corps trouver Katherine Gregorowa pour la remercier du député qu’elle leur avait donné.


  1. Portez-vous bien (salut petit-russien).