À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/Aldona

Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 237-251).

ALDONA



Noël approchait. La fertile pleine de la Galicie orientale, ordinairement couverte de moissons dorées, disparaissait sous les plis d’un épais manteau de neige. Les villages, entourés de hauts remparts blancs, semblaient transformés en forteresses d’hiver, tandis que çà et là quelque manoir solitaire, ancienne résidence des voyvodes, dressait dans l’air ses pignons noircis et ses tourelles aiguës, frangées de brillantes aiguilles de glace.

Au bord de la grande route impériale qui coupe le pays à l’est, on voyait les huttes basses du bourg de Kamienez avec leurs toits de chaume déjetés par la bise, baignant dans la fumée qui s’y fraye passage en l’absence de cheminées. On arrivait à la seigneurie par une longue avenue bordée de peupliers qui, dépouillés de leurs feuilles, ressemblaient à une rangée de balais gigantesques sur lesquels s’abattait une nuée de corneilles. Des moineaux affamés sautillaient dans les buissons ou se pelotonnaient en piaillant sous les lucarnes des greniers. Quant au château, que ne protégeait ni mur ni haie, c’était un bâtiment large et élevé, sans ornements, derrière lequel s’étendaient de vastes dépendances.

Si quelque passant, poussé par la curiosité, eût regardé à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée, il aurait vu les domestiques, vêtus pour la plupart du costume petit-russien, assis en cercle sous les images des saints qui tapissaient les murailles, le cocher et le valet de chambre jouant aux cartes, et la vieille nourrice de la baronne actuelle, délectant les jeunes servantes par le récit des légendes de Khmelniçki, le chef des cosaques, de Twardoski, le magicien ou Faust de la Pologne.

Et si ce même passant avait poussé la malice jusqu’à escalader un des grands tilleuls qui entouraient la maison peinte en blanc, il eût pu examiner à son aise l’appartement de madame de Kamienez, grâce à la lumière qui éclairait ses croisées, et contempler la baronne, assise (levant un feu pétillant, les pieds croisés sur une immense peau d’ours, et feuilletant un volume usé dont les pages se détachaient.

En voyant cette jeune veuve de vingt-cinq ans à peine, née dans l’opulence, et à qui tout semblait sourire, nul ne comprenait qu’elle préférât la vie retirée et monotone qu’elle menait dans ses terres, aux fêtes et aux triomphes de la capitale. Car Aldona était spirituelle et d’une rare beauté.

Étendue sur un fauteuil de damas fort bas, avec sa longue robe de velours, sa kasabaïka garnie de martre et sa belle tête rêveuse couronnée de tresses d’ébène, on l’eût prise facilement pour une déesse en exil, ou tout ou moins pour une majesté détrônée.

Tout était tranquille autour d’elle. Par intervalles, les aboiements enroués des gros chiens-loups qui montaient la garde dans la cour, éclataient brusquement au dehors. Aldona ne bougeait pas. Elle n’entendait ni les cris des chiens, ni les craquements du bois sec dans l’âtre, ni le chant du grillon blotti sous quelque dalle usée. Sa lecture l’absorbait tout entière. Elle ne leva point les yeux lorsque des pas retentirent dans le vestibule et qu’un homme entra dans la chambre.

Il s’accordait si parfaitement avec la jeune femme couchée devant lui, qu’on l’eût cru créé exprès pour elle. Il n’était pas beau cependant, et ne possédait pas ce cachet aristocratique que décelait chacun des mouvements de la jolie lectrice ; mais son aspect comme toute sa personne révélaient les qualités qui distinguent le vrai gentilhomme : un esprit fier et indépendant et un caractère solide.

Igar Manief habitait une propriété du voisinage. Sa taille était au-dessus de la moyenne. Ses membres, larges et bien proportionnés, ne le rendaient ni lourd ni disgracieux.

Malgré son nez fortement busqué, son menton rond aux lignes sévères, et ses sourcils sombres et touffus, son visage bistré respirait beaucoup de bienveillance. Ses grands yeux clairs étincelaient de vivacité ; quand il parlait, personne ne pouvait résister au charme de sa voix et à ses raisonnements clairs et décisifs.

« Bonsoir ! » commença-t-il, après avoir arrêté un moment sur Aldona un regard d’affectueuse sympathie.

La jolie femme tressaillit.

« Oh ! c’est vous, Igar ! » balbutia-t-elle toute confuse, en glissant son livre dans la poche de sa kasabaïka. Elle se leva, s’avança à sa rencontre, et mit sa petite main froide dans celle qu’il lui tendait.

« Je vous dérange, madame, répondit Igar. Pardonnez-moi. Par bonheur, ma faute peut se réparer. Je vais m’asseoir ici, dans ce coin, et jouer avec Néron, en attendant que vous ayez fini votre lecture. »

Néron était un gros chat noir, qui avait dormi jusque-là inaperçu, près du foyer tiède de la cheminée. Réveillé à ce moment par la voix bien connue d’Igar, il étira voluptueusement ses membres, et salua le nouveau venu d’un ronron amical.

« Ma lecture ? fit Aldona ; mais je… je ne lisais pas du tout. »

Igar sourit.

« Vous alléguez une excuse à laquelle je ne m’attendais pas, et qu’il ne me fût jamais venu à l’idée d’exiger, ajouta-t-il. Ça me prouve que mes leçons n’ont pas été complètement perdues. Vous dévorez toujours de mauvais livres, mais au moins vous en rougissez.

— Et qui vous le prouve ? demanda la jeune femme.

— La poche de votre kasabaïka, qui semble se glorifier plus que vous du roman dont vous venez d’interrompre la lecture, car elle se gonfle d’une manière toute particulière, en vérité. » Ce disant, Igar frappa légèrement du doigt sur le livre qu’Aldona lui cachait.

« Vous vous trompez, repartit-elle avec aigreur.

— Oh ! j’avoue que je ne suis pas infaillible, répliqua Igar ; mais s’il m’arrive d’affirmer une chose, c’est qu’elle est vraie. Montrez-moi ce livre. »

La jeune femme, irritée, lui tourna le dos. Il tira délicatement alors le volume de la poche de la kasabaïka, et l’ouvrit.

« Mademoiselle Giraud, ma femme ! Mais, Aldona, vous êtes incorrigible !

— Et vous, vous êtes… » Elle n’acheva pas.

« Excusez-moi, reprit-il après lui avoir rendu le roman ; mais je juge de préférence les hommes à leurs lectures, et avec plus de raison, je crois, qu’on ne le fait généralement sur leur mine, leurs vêtements ou leurs habitudes. Comme je me suis mis dans la tête de vous guérir, ma jolie malade, il est pour moi de toute nécessité d’éprouver de temps à autre l’effet de mes remèdes. Et c’est par l’examen de vos lectures que cela se pratique.

— Et je voudrais bien savoir, monsieur Manief, demanda sévèrement Aldona, se drapant dans sa froideur comme dans un manteau d’hermine, qui vous a donné le droit de me traiter comme un enfant ?

— Qui m’a donné le droit de vous dire la vérité lors même qu’elle vous est désagréable ? repartit Igar, sans quitter pour cela le ton badin avec lequel il lui parlait ; mais c’est la profonde sympathie que je ressens pour vous, pour votre sort ; c’est l’intérêt que vous m’inspirez pour être restée simple et pure malgré votre éducation mondaine ; et l’existence superficielle exempte de devoirs que vous avez menée. Ou me serais-je trompé, par hasard ? Dites-moi que le prestige attaché par la société à un grand nom suffit à votre bonheur ; dites-le, Aldona, et je me tairai.

— Vous savez bien, Igar, que j’ai horreur du grand monde et de ses fades plaisirs, répondit la jeune femme. S’il en était autrement, est-ce que je serais-ici ? Avouez cependant que la vie nous présente peu d’avantages réels et que ce n’est pas étonnant si nous n’en faisons pas grand cas.

— Ne vous plaignez pas de la vie. Chacun a la part qu’il en réclame, la part qu’il mérite, répliqua Igar ; remarquez que ce n’est pas ce que nous obtenons facilement, ce que nous possédons sans partage qui nous contente, mais bien plutôt les résultats nécessitant une lutte, des efforts, ou le désir de ce qui nous promet une salisfaction. La plupart des hommes travaillent jusqu’à leur dernier soupir à s’acquérir des biens matériels. Vous, Aldona, qui en êtes abondamment pourvue, vous ne savez qu’en faire, ils vous ennuient, il vous sont à charge. Une fortune que nous n’avons pas amassée nous-mêmes n’est plus une fortune. Je comprends parfaitement cela, et ne vous fais pas un reproche d’être blasée. Une circonstance seule m’étonne. Vous paraissez n’avoir jamais songé qu’il y a dans ce monde d’autres choses à acquérir que la beauté, la richesse ou le bien-être ; et que ces mêmes hommes qui gagnent leur pain à la sueur de leur front ou luttent toute leur vie contre l’adversité ignorent les tortures de l’ennui. Vous n’avez pas à travailler pour vous-même, travaillez pour les autres. Donnez-vous une tâche ; premièrement une petite, ensuite une grande ; créez-vous chaque jour de nouveaux devoirs. Efforcez-vous d’atteindre quelque but, avancez avec courage, et bientôt vous aurez chez vous l’hôte que vous avez toujours désiré en vain voir dans votre demeure somptueuse ou à votre table digne de Lucullus — le contentement.

— Et à quels travaux me condamnez-vous ? demanda Aldona qui, après avoir arpenté un instant la chambre, venait de se jeter sur une chaise longue. Dois-je casser des pierres au bord des chemins, ou mener aux champs les oies du village ?

— Vous avez, comme tous les désœuvrés dont le temps se passe à soupirer aux repas ou devant le miroir, cela de particulier que vous plaisantez dans les moments les plus sérieux de votre vie, répondit Igar, non sans une certaine froideur. Demandez aux dames et aux jeunes filles nobles des provinces russes s’il est possible, quand on demeure parmi le peuple, de manquer d’occupation. Ces dames, dont les mères ne connaissaient rien de comparable à une table succulente, à de riches toilettes, à de nombreux adorateurs, ou tout au plus à quelque lecture légère, qui faisaient fouetter sans pitié leurs serfs, lorsqu’elles ne s’amusaient pas à les battre elles-mêmes, eh bien ! ces dames ont entrepris, dans les contrées où il n’y a pas d’écoles, l’éducation des enfants pauvres. Les docteurs font-ils défaut ? Elles s’instruisent, elles suivent des cours aux universités, font une étude approfondie de la médecine, et obtiennent la surveillance des hôpitaux de la campagne. Je ne vous les cite pas comme des héroïnes, et ne vous engage nullement à les imiter, mais je trouve dans leur œuvre un but noble et enviable. Imaginez pour la femme, à côté de ses devoirs de ménagère et de mère de famille, qu’elle néglige si fréquemment, une plus belle vocation que celle de médecin ou de professeur du peuple, cette dernière base de la société.

— Je vois que vous voulez à tout prix faire de moi une étudiante, dit en riant la jeune et jolie femme, allumant avec une négligence inimitable une cigarette à la flamme de la bougie.

— Peut-être, fit Igar, car avant d’entreprendre l’éducation des autres, il est nécessaire de sortir soi-même des nuages qui voilent notre intelligence ; pour soigner un malade il faut se bien porter. Surtout, je voudrais vous voir prendre la vie plus au sérieux, et introduire dans votre cœur ce baume si doux qu’on appelle l’amour. »

À travers ses paupières demi-closes, Aldona lança à son ami un regard moqueur.

« Vous avez beau me narguer, s’écria-t-il. Ce que j’ai dit, je le maintiens. Vous devez aimer.

— Vous aimer, répéta-t-elle souriante.

— Pourquoi pas ? demanda gravement Igar.

— Quel ton solennel ! bâilla Aldona. Quant à moi, je ne puis entendre parler d’amour sans être prise d’un fou rire.

Dès qu’un homme, possédât-il au plus haut point le don de me captiver, s’imagine être amoureux de moi, il me devient insupportable.

— Cette déclaration me dit d’espérer.

— Comment cela ?

— Votre haine, madame, s’écria Igar, me prouve que vous vous éprendrez de moi aussitôt que je vous aurai fait l’aveu de mon amour. »

La jolie femme éclata de rire :

« C’est bien vrai, dites, que vous m’aimez ?

— Oui, Aldona. Je vous aime, quelque invraisemblable que cela puisse vous paraître, avec vos grands défauts et vos légers vices. Je vous aime — un peu malgré moi, cependant

— Je veux le croire, dit Aldona devenue subitement sérieuse. »

Elle jeta sa cigarette dans la cheminée et se souleva à demi :

« Mais savez-vous que vous êtes peu galant ? Un tel aveu doit se faire à genoux. »

Elle n’avait pas achevé ces mots qu’Igar se courbait à ses pieds.

Alors elle l’examina un instant avec stupeur, et partit d’un nouvel éclat de rire.

« En vérité, vous êtes aussi ridicule que les autres, » s’écria-t-elle.

Brusquement Igar se redressa. Il s’inclina sans parler, et quitta la chambre.

Aldona bondit. Elle fit un geste comme pour le retenir ; mais la parole expira entre ses lèvres, et la main qu’elle avait étendue vers lui retomba inerte sur le divan.

Un moment encore la jolie blasée s’abîma dans ses reflexions. Puis, tout agitée, elle se mit à arpenter la chambre, les bras croisés sur la poitrine. Tout à coup elle frappa du pied et secoua vivement le cordon de la sonnette. À cet appel, la femme de chambre accourut.

« Mon traîneau, ma pelisse ! » commanda Aldona d’un ton bref et impérieux.

Ses gens avaient l’habitude d’une prompte obéissance, car au bout de quelques minutes la camériste lui annonça que l’équipage était prêt, et l’aida, après l’avoir débarrassée de sa kazabaïka, à s’envelopper dans ses riches fourrures. Aldona posa sur sa tête un haut bonnet cosaque de forme ronde, et descendit rapidement l’escalier.

« Je sors seule, » dit-elle d’un air sombre. Elle monta dans le traîneau, s’assit au milieu des coussins, se couvrit des peaux qui le garnissaient, et saisit les rênes.

« Mais, madame… fit observer le vieux cocher en se grattant la tête avec embarras… vous ne devriez pas… seule…

— Silence ! cria Aldona.

— La contrée est remplie de loups et d’autres bêtes fauves que la faim a chassés des montagnes… » continua le vieillard.

Aldona le regarda et donna l’ordre à un domestique de lui apporter ses pistolets qu’elle passa dans sa ceinture.

« Il faut bien que je parle, reprit le cocher… un malheur est si vite arrivé ! Pas plus tard qu’hier, de l’autre côté de la forêt, les loups ont attaqué une paysanne et font mise en pièces. Ce serait peut-être mieux si je… »

Mais Aldona ne l’écoutait plus. Elle brandit le long fouet sur les têtes noires de ses chevaux d’Ukraine, et l’équipage fougueux l’emporta comme un tourbillon.

C’était une course fantastique, celle qui entraînait ce traîneau blanc à tête de cygne, ces pétulants coursiers d’un noir d’ébène, et cette belle femme vêtue de fourrures princières, à travers l’immense plaine, sans bornes comme l’Océan et d’une lugubre monotonie !

Lorsque Aldona rasa le ruisseau dont les murmures se taisaient, étouffés par une couche de glace, les saules, qui y étendaient leurs branches enveloppées de neige, semblables à des bras éblouissants, se dressèrent au-devant d’elle comme autant de spectres dans leurs suaires. Ils se balancèrent tristement, poussèrent de longs soupirs, et s’inclinèrent, menaçants, estompés par la sombre nuit d’hiver. Aldona détourna la tête et [fit] claquer son fouet pour dissiper tous ces fantômes.

Les chevaux soufflaient avec peine. Les clochettes dont leurs harnais étaient parés rendaient un son de plus en plus clair. Le traîneau craquait en gémissant.

Ils longèrent un village où la neige menaçait de défoncer les toitures. Des colonnes de fumée, que le clair de lune changeait en vapeurs d’argent, montaient dans l’air. Par moments, un aboiement sourd et lamentable, une prière, chantée dans le lointain, unissaient leur rythme plaintif. De petites lumières pointillaient derrière les vitres, et de lourdes dentelles de glace se découpaient avec un chatoiement de pierres fines le long des poutres enfumées, comme un ornement posé de main d’homme.

Une profonde solitude succéda : le silence des ténèbres, la nature engourdie dans son linceul.

Puis, une taverne à demi enfouie sous la neige. Ici, les violons délirent, les basses tonnent et grondent, la cymbale pleure. Les sons enivrants des instruments semblent convier Aldona à la joie, à l’amour, au plaisir, et, comme elle leur tourne le dos avec mépris, ils la poursuivent longtemps encore de leurs notes railleuses, de ces voix de lutins malfaisants, qui crient comme des enfants ou ricanent comme des damnés.

À la droite voici déjà la forêt. Elle se dessine sur le ciel d’opale avec ses rameaux rabougris et entrelacés. Un massif de vieux chênes forme son avant-poste. Le traîneau les effleure dans sa course ; deux corbeaux en sortent en croassant, et, balayant de leurs ailes noires les branches des arbres, disparaissent aussi vite qu’ils sont venus.

Aldona ne pense pas à tourner bride. Elle continue sa route sans but. Elle excite ses chevaux. Leur galop effréné lui donne la fièvre ; elle dégrafe sa pelisse, et s’expose avec volupté aux caresses âpres de la bise qui souffle à ses oreilles.

Tout à coup ses chevaux s’arrêtent d’eux-mêmes ; ils frémissent… À droite, à gauche, voici venir des paires d’yeux pareils à des feux follets… ils s’approchent, ils reluisent… De nombreux hurlements percent le silence de la nuit… Aldona écoute…

Ce sont les loups !

L’audacieuse amazone ne se décourage pas un instant.

Elle garde son sang-froid. Elle fouette ses chevaux, et le traîneau vole avec la rapidité d’une flèche.

Pas longtemps cependant. Épuisés par l’immense trajet qu’ils viennent de faire, les chevaux refusent d’aller aussi vite. La frayeur les paralyse. Les loups, qui se sont élancés sur leurs traces, s’animent par des cris de rage. Ils approchent… ils approchent.

Déjà Aldona les aperçoit. Sa vue se trouble. Une foule de souvenirs l’assaillent. Par bonheur, ce qu’elle a entendu raconter des voyageurs qui se sont trouvés dans cette terrible position revient à sa mémoire.

Elle prend les coussins sur lesquels elle était assise, et les lance sur la route. Elle jette aussi les fourrures qui l’enveloppent, et fouette ses chevaux avec une nouvelle ardeur.

À chaque reprise les loups font halte. Ils se ruent sur les objets qu’ils voient dans la neige, ils les flairent et les mettent en pièces. Aldona gagne du terrain.

Elle chasse ses chevaux sous une grêle de coups, elle les encourage de la voix. Un instant, les bêtes féroces étaient complètement hors de vue. À présent, les voilà qui s’avancent plus menaçantes que jamais. Elles poussent des hurlements rauques. Aldona aperçoit leurs yeux brillants comme de la braise ; elle distingue même leurs corps gris et velus.

Sans réflexions oiseuses, elle arrache la précieuse pelisse, et l’abandonne à ses cruels adversaires.

Une fois encore ils s’arrêtèrent. Une fois encore Aldona réussit à précipiter l’allure de ses chevaux. Elle se tenait debout maintenant, le fouet dans une main, les rênes dans l’autre.

Elle était pâle, mais résolue.

Les chevaux s’épuisaient. Elle regarda en arrière. Les loups arrivaient en hordes sauvages.

Elle posa tranquillement son fouet, tira les pistolets de sa ceinture, et visa celui qui était à leur tête.

Alors — comme il se préparait à sauter sur elle — elle fit feu. Il y eut un éclair, un coup, et l’animal gigantesque se tordit dans son sang avec un râle horrible. Ses compagnons, rendus furieux par la faim, se jetèrent sur lui et le dévorèrent.

Dans la plus grande détresse, Aldona remarqua un bâtiment qui se profilait sur le ciel, baigné dans un rayon de lune. C’était un de ces hangars comme s’en construisent, l’été, les gardeurs de chevaux, afin d’y chercher refuge en temps d’orage ; ce fut vers ce but qu’Aldona dirigea sa course affolée.

L’horrible bande la serrait de près. Un nouvel instant de relâche était nécessaire. Elle fit appel à un moyen désespéré. D’un coup de revolver elle brûla la cervelle du plus faible de ses coursiers, et, à l’aide d’un poignard qui ne la quittait jamais, elle trancha les rênes.

Le pauvre animal s’affaissa, chercha à se relever, et retomba agonisant dans la neige. Il poussa un hennissement déchirant, et essaya de se mettre en garde contre les bêtes sanguinaires qui se pressaient autour de lui.

Lorsque Aldona lui jeta un dernier regard, elle sentit les larmes s’amasser sous ses paupières ; mais elle se trouvait dans un de ces moments où l’on ne songe et ne peut songer qu’à soi. Elle frappa violemment le cheval qui lui restait. Celui-ci boitait et n’avançait qu’avec peine.

Elle pensait échouer tout près du but. Derrière elle, la meute s’avançait, ardente, affamée. Les hurlements redoublaient. L’animal, glacé d’épouvante, à bout de forces, perdit pied.

Aldona lui appliqua avec le manche du fouet un coup si terrible, qu’il se redressa et s’emporta.

Il reprit sa course. Il tenta un effort suprême… puis son souffle s’arrêta.

Devant le hangar il s’abattit.

D’un bond, Aldona fut hors du traîneau. Elle gravit lestement l’échelle qui conduisait au grenier à foin. Elle n’eut que le temps d’y arriver et de renverser l’échelle. Déjà les loups se pressaient sur la place en écumant.

Elle entendit encore les hennissements désespérés de son cheval, les hurlements infernaux des bêtes féroces, puis elle s’évanouit.

 
 

Une violente détonation la rappela à elle ; elle se leva. Au dehors, des coups de feu s’entre-croisaient. Ils se succédaient avec rapidité. Plus de doute, c’était du secours.

En un instant elle retrouva toute son énergie. Elle courut vers la porte entre-bâillée qui lui avait livré passage et adressa des signaux avec son mouchoir.

« Regardez, la voilà ! » cria une voix bien connue.

Aldona vit des torches flamboyer, des clameurs frappèrent ses oreilles ; elle reconnut les serviteurs qui ramassaient l’échelle et la dressaient contre le hangar.

Elle se hâta de descendre, saluée par les cris de joie de ses gens. Comme elle atteignait le dernier échelon, Igar s’avança, lui prit les mains et les baisa avec frénésie.

Peu de temps après avoir quitté Aldona, il était revenu à la seigneurie, où on l’avait instruit de son expédition aventureuse. Une inquiétude indicible s’empara de lui. Il enfourcha un cheval et, suivi de quelques domestiques, se mit à sa recherche.

La belle héroïne lui devait la vie. Elle le comprit, mais ne prononça pas un mot. Elle ne le questionna même pas ; son cœur était trop plein. Silencieuse, elle l’enlaça étroitement et appuya sa tête contre sa poitrine.

Puis, lorsqu’elle parvint à s’exprimer :

« À présent, je connais le prix de l’existence, Igar, murmura-t-elle. Je veux en commencer une nouvelle, ami fidèle et adoré. Voici ma main ; guide-moi à tes côtés, je t’obéirai. »

Aldona a tenu parole. Elle se laisse diriger par l’homme qui lui enseigne à apprécier la vie, en s’occupant de son prochain et en travaillant à le soulager.