À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/Les Amours d’Adam Kosabrodzki

Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 119-137).

LES AMOURS

D’ADAM KOSABRODZKI



Il passait si notoirement pour un philosophe que, lorsque j’eus l’occasion de faire sa connaissance chez madame Majewska, mon étonnement n’eut plus de limites. Le type socratique n’est pas rare dans nos contrées. On y rencontre jusqu’à des paysans qui ressemblent d’une manière frappante au portrait qu’on nous fait du mari de Xanthippe. Je m’attendais donc à voir quelque personnage dans ce genre, à la mise négligée, à la pose pleine de solennité, un de ces hommes d’esprit enfin, habitués à faire valoir leurs talents dans un milieu restreint, dans un petit groupe d’élus qui ne les admirent, en somme, que par convention ou parce qu’ils ne les comprennent pas. Jugez de ma surprise lorsque je me trouvai en présence d’un jeune et joli blondin, aimable, insouciant, naïf de cœur et d’esprit, et vêtu à la dernière mode.

Je me promis, par conséquent, de l’étudier à mon aise et de découvrir ce qu’il pouvait bien y avoir de philosophie dans ce petit gandin aux mains fines et soignées, et à la coiffure aussi correcte que celle d’un officier de hussards.

Je crois que je ne serais jamais venu à bout de mes investigations si la belle et avisée madame Majewska ne m’était un jour venue en aide.

Ce qui surtout avait contribué à faire à Adam Kosabrodzki la réputation d’un sage, c’était une particularité qu’il ne devait peut-être qu’à sa timidité et à son innocence. Il fuyait les femmes. Aussi le prenait-on volontiers pour un disciple du Schopenhauer polonais. Rien n’était moins vrai. Kosabrodzki ne connaissait pas plus ce philosophe qu’aucun autre, à partir de Kung-fu-tsé jusqu’à Hegel. Il n’aimait que la poésie. Il n’était pas du tout de l’avis du célèbre penseur qui a qualifié les femmes d’êtres inférieurs, de créatures frivoles, indignes de l’étude d’un homme de génie. Kosabrodzki, lui, jugeait les femmes très prudentes, énigmatiques et fort dangereuses. Il ne les méprisait pas ; il se contentait de les redouter et de les fuir comme la peste. Elles, de leur côté, lui rendaient cette tâche facile. Chaque femme redoutait d’être soumise par Kosabrodzki à une analyse philosophique. Les dames âgées seules recherchaient sa société et se donnaient mille peines pour le faire revenir de ses bizarres opinions.

Une seule femme pouvait se vanter d’exercer sur lui une certaine influence, madame Majewska. C’était une jeune veuve, belle, riche, aux yeux sombres et langoureux, à la luxuriante et noire chevelure. Elle avait beaucoup d’adorateurs. Elle régnait en despote sur toute la jeunesse de la contrée et paraissait attacher un grand prix à la conquête de mon innocent philosophe. Elle coquetait avec lui d’une façon tout à fait neuve. Elle le traitait en camarade intime, bien qu’aucune confidence n’eût jamais été échangée entre eux, et agissait vis-à-vis de lui avec un sans-gêne qui à chaque occasion l’embarrassait horriblement. Des visites arrivaient-elles, elle lui remettait les clefs de l’office en le priant de s’occuper de mille petits détails de ménage. Allait-elle au bal, il se voyait obligé de l’accompagner. Bien plus, chaque fois qu’un danseur la ramenait à sa place, elle laissait couler de ses belles épaules potelées sa mante d’hermine sur le bras de Kosabrodzki qui, tout frémissant à ce contact, se blottissait dans un angle ou s’appuyait en tremblant contre les tentures. Oui, en vérité, rien n’émotionnait plus Kosabrodzki que le toucher d’une fourrure tiède et souple. Il croyait la voir palpiter comme un être vivant ; il n’était pas jusqu’au parfum suave resté parfois attaché aux longues soies de l’hermine qui ne lui causât des étourdissements aussi forts que ceux que produit la vapeur âcre et tournoyante d’une lampe magique.

Un soir que tout le monde venait de se retirer, nous étions assis tous les trois dans un petit boudoir bleu que madame Majewska affectionnait particulièrement. Il faisait très-froid dehors. La pluie claquait lugubrement contre les vitres ; le vent hurlait et secouait le feuillage des peupliers plantés autour de la seigneurie, — un vrai temps pour la causerie intime. Le jolie veuve venait de changer de toilette. Elle avait mis ses élégantes mules de fourrure, et sa chaude kasabaïka de velours bleu garnie de martre. Maintenant, elle était assise sur le divan, les mains plongées dans les manches de sa jaquette. Kosabrodzki apprêtait le samovar.

Tout à coup, madame Majewska s’écria :

« Mais, mon cher Adam, qu’avez-vous donc, je vous en conjure ! Vous êtes étrange ce soir.

— Moi ? »

Kosabrodzki changea de couleur.

« Oui, vous, continua la jolie veuve. Vous me regardez d’un air singulier, et votre main…

— Ma main… »

Il s’embarrassait visiblement.

« Votre main s’approche de ma kasabaïka et s’en retire fiévreusement comme au contact d’un serpent.

— Je ne sais pas vraiment, bégaya-t-il.

— Un philosophe doit toujours avoir le courage de dire la vérité ! Ainsi, puisque vous vous piquez d’être philosophe, n’est-ce pas ?…

— C’est que — il respira profondément — j’ai visité l’année dernière à Kolomea une ménagerie.

— Eh bien ! quoi ? Y en a-t-il encore ? »

Et madame Majewska, regardant Kosabrodzki, éclata de rire.

« Je vous en prie, ça se rapporte à ce que vous disiez tout à l’heure, reprit-il. Dans cette ménagerie, il y avait une délicieuse panthère. Elle était étendue, pressée contre les barreaux de sa cage aussi tranquillement qu’un chat et paraissait sommeiller. Sa fourrure superbe me ravit. J’allais étendre la main pour la caresser, lorsque le dompteur accourut.

— Jésus ! Marie ! s’écria-t-il. Malheureux, éloignez-vous ! Ne voyez-vous pas qu’elle vous guette ? Si vous commettez l’imprudence de la toucher, elle vous déchirera.

» Je contins l’envie que j’en avais. Mais plus je regardais le magnifique animal, si mollement, si gracieusement étendu dans sa cage, plus le désir de le caresser s’éveillait en moi. Je crois que si je n’eusse pris le parti de m’éloigner rapidement, j’aurais fini par passer ma main dans sa fourrure veloutée.

— Et la panthère vous aurait broyé la main ?

— C’est probable ! »

Madame Majewska enveloppa Adam d’un long regard triomphant.

Puis elle lui tendit son joli bras laissé nu par la large manche fourrée de sa kasabaïka qui flottait librement et l’entourait à peine de ses plis soyeux.

— Allons, dit-elle, venez ici !

— Vous demandez, madame ?

— Caressez mon bras. »

Kosabrodzki devint horriblement rouge.

« Mais, madame, bégaya-t-il, y pensez-vous ?

— Ne craignez rien ! caressez mon bras. »

Il avança sa main, la retira, puis enfin la passa délicatement et avec une sorte de volupté sur le bras d’ivoire de la belle veuve.

« Eh bien ! vous voyez que je ne vous fais aucun mal, — Qui sait ? » murmura-t-il.

Il parlait sérieusement. Lorsque, longtemps après minuit, nous sortîmes ensemble, il soupira pesamment et me dit :

« Une femme bien dangereuse. Elle me fait peur. C’est la dernière fois que je mets les pieds chez elle. Ma parole, elle serait capable… »

Il ne termina pas. Je n’appris jamais ce dont madame Majewska eût été capable.

« Toutes les dames sont pour moi une énigme, reprit-il un instant après, une véritable énigme. Si jamais j’ai la faiblesse de devenir amoureux, ce ne sera que d’une enfant de la nature. Que penseriez-vous d’une négresse que j’achèterais, et qui serait en quelque sorte ma propriété ?

— Fi donc, mon ami ! quelle idée grotesque ! toutes les négresses infectent l’huile.

— C’est vrai, quand elles sont vieilles. Dans leur jeunesse, par contre, elles surpassent nos femmes par la pureté de leurs formes, objecta Kosabrodzki. Figurez-vous une Vénus d’ébène, un foulard blanc tordu sur sa tête noire et crêpue, et vêtue entièrement de satin blanc et de cygne. »

Il s’enfonça dans de doux rêves.

Lorsque je lui dis adieu, il me répéta encore une fois :

« Non, pour Je coup, les femmes du monde sont de vraies énigmes. »

L’automne approchait. Les bandes criardes et bruyantes des petits oiseaux qui en été égayaient les bois et la campagne, les groupes triangulaires dont les cigognes, les grues, les canards et les oies sauvages tachaient, en émigrant, le ciel pur et serein, annonçaient la chute des feuilles.

Kosabrodzki était arrivé devant sa maison, dans le jardin, près d’un massif de fleurs multicolores. Il lisait le Czas. Tout à coup, une odeur âcre et pénétrante se répandit autour de lui. Il leva les yeux, regarda à droite et à gauche, et aperçut, à environ trois pas, une jeune bohémienne d’une beauté sauvage et vraiment bizarre. Elle se tenait derrière un bouquet de chrysanthèmes dont elle effeuillait les pétales d’un rouge de sang. Elle baissait timidement les yeux vers la terre, lançant de temps à autre un regard dans le jardin. Son sourire laissait à découvert une rangée de très-jolies dents qui étincelaient dans son visage fermement modelé, de couleur d’ambre. Un foulard écarlate était noué lâche dans ses nattes sombres et ébouriffées. Un court jupon bleu, moucheté de vieux morceaux d’étoffes diverses, tombait de ses hanches et drapait pittoresquement ses lambeaux effiloqués sur les jambes nues jusqu’aux genoux et sur les petits pieds de la mendiante. Sur sa chemise sale qui ne couvrait qu’imparfaitement sa jeune poitrine, elle portait une jaquette sans manches, en drap blanc. Son cou, sa gorge, ses bras, ses oreilles disparaissaient sous de lourdes chaînes de corail, de perles et de sequins éblouissants. Elle se laissa flegmatiquement admirer pendant un instant par Kosabrodzki, puis elle se jeta à ses pieds et embrassa avec ferveur le bord de son paletot.

« Que veux-tu ? demanda celui-ci avec bonté.

— Donnez-moi votre main, mon doux petit monsieur, mon noble seigneur, nasilla-t-elle d’un ton mélancolique et glapissant, je veux vous dire la bonne aventure.

— Laisse-moi tranquille. Je ne crois pas à ces enfantillages. »

La bohémienne se leva.

« Dois-je vous donner un philtre, mon beau bienfaiteur, un philtre pour vous faire aimer de la plus fière et jolie dame ?

— L’as-tu sur toi ?

— Non, mon bienfaiteur.

— Avec quoi m’as-tu donc ensorcelé ? » s’écria Kosabrodzki en bondissant soudain sur son siège.

Elle recula, faisant un geste de terreur.

« Moi ? Je n’ai rien, rien du tout, bien sûr !

— Je te répète que tu m’as jeté un sort, continua Kosabrodzki. Je suis amoureux de toi, amoureux fou, entends-tu ? »

Elle comprit et commença à rire ; puis elle lui tourna le dos et se mit à tirailler ses bracelets.

« Fais-moi un cadeau, » demanda-t-elle d’une voix câline.

Il lui donna un ducat. Elle jeta sur la pièce d’or une œillade lumineuse et avide, et s’empara de la main de Kotsabrodzki pour y presser ses lèvres roses. Mais lui, passa le bras autour de sa taille et voulut l’embrasser.

Il ne l’embrassa pas. Il recula terrifié. L’odeur âcre et pénétrante qu’il avait sentie un moment auparavant venait de le prendre à la gorge. Plus forte et plus infecte que jamais, elle semblait se dégager des vêtements de la séduisante bohémienne.

Elle eut un sourire ironique.

« Allons, va-t’en ! » lui cria Kosabrodzki irrité. Et il la menaça de la faire partir à coups de fouet.

Elle sauta prestement par-dessus la haie du jardin et s’enfuit à toutes jambes. Un moment après, le vieux cocher, qui apportait une lettre, leva le nez, flaira l’air et secoua sa tête grise.

« Tiens, fit-il, il y a une odeur de bohémienne par ici.

— Que veux-tu dire ? Les bohémiennes ont donc une odeur particulière ? demanda Kosabrodzki.

— Ce sont toutes des gueuses et des misérables, répondit le cocher ; mais elles veillent plus sur leur vertu que les dames de la haute société. Comme elles sont généralement très-belles, elles s’enduisent le corps d’un liquide qu’on croirait tiré de l’enfer. »

Kosabrodzki se félicita de n’avoir pas eu de fouet à sa portée pour en frapper la mendiante. Certainement cette odeur disparaîtrait après un bon bain. Elle était, après tout, préférable à la puanteur d’huile qu’exhalent les négresses. Et puis, la bohémienne, débarrassée de son détestable préservatif, était sans contredit un miracle de beauté. De plus, l’excellent jeune Adam sentait qu’il s’était fait en lui un changement dont il ne se rendait pas complètement compte. Son joli château lui paraissait une vaste et ennuyeuse solitude. Tout lui semblait triste. Il désirait quelque chose et ne savait pas quoi. Enfin il fut forcé de s’avouer un matin que son repos l’avait quitté pour s’attacher aux pas d’une ravissante petite femme au teint ambré, aux colliers de sequins sonores, qui s’était enfuie en sautant par-dessus une haie.

Le garde-forêt fut chargé de découvrir la retraite des bohémiens. Ils étaient campés au cœur d’un bois de chênes, dans une clairière tapissée de vert gazon, près d’une source jaillissante.

Aussitôt Kosabrodzki mit en bandoulière son fusil à deux coups et se fit accompagner à la clairière par le garde-forêt. À son arrivée, les bohémiens ne témoignèrent aucune surprise. Les hommes le saluèrent humblement, les femmes lui sourirent. Celle qu’il cherchait n’était pas là.

Kosabrodzki resta un instant à contempler le tableau pittoresque que formait ce groupe hâlé, aux haillons bariolés, accroupi entre les deux huttes de feuillage qu’il s’était élevées, et caressé par la lueur rougeâtre de deux immenses feux se dessinant sur l’azur satiné du ciel d’automne.

Un jeune bohémien aux cheveux noirs et frisés, aux dents blanches, s’approcha de Kosabrodzki.

« Mon gracieux seigneur, commença-t-il familièrement, demande peut-être Tschingora, ma femme.

— Ta femme ! exclama Adam. Je l’ai prise pour une jeune fille.

— Vous me faites bien de l’honneur, repartit le bohémien très-flatté. Il appuya deux doigts sur ses lèvres et poussa un sifflement aigu. La jolie bohémienne, ni plus ni moins qu’un chien obéissant, sortit du fourré et accourut à toute vitesse »

— Tschingora, ce noble monsieur le bienfaiteur te trouve gentille, dit le bohémien. Amuse-le ! »

Tschingora couvrit Kosabrodzki d’un regard passionné.

« Écoute, murmura celui-ci ; avant tout, comment s’appelle ton mari ?

— Sabos.

— Approche, Sabos. Veux-tu conclure un marché avec moi » ? reprit Kosabrodzki.

Le bohémien jeta un coup d’œil craintif autour de lui.

« Parlez bas, seigneur, dit-il. Voulez-vous m’acheter ma femme ? Combien en offrez-vous ? Les autres n’ont pas besoin de nous entendre.

— Quel prix en veux-tu ?

— Cent ducats pour moi ; cinquante pour mes compagnons.

— Tu es fou !

— Eh bien ! cinquante.

— Non. Vingt ducats pour toi et cinq pour ta bande.

— Enfin, prenez-la, répondit Sabos en se grattant la tête. Mais vous me ferez cadeau de votre pipe.

— Tiens, la voici. Voici encore du tabac. »

Il lui tendit les deux objets.

« Mais Tschingora consentira-t-elle à te quitter ?

— N’est-elle pas ma femme ? repartit le bohémien fièrement. Elle n’a pas d’objections à faire, elle n’a qu’à obéir. »

Il lui fit un signe, et tous deux suivirent Kosabrodzki qui prit le chemin de sa seigneurie. Elle avait emporté son tambourin dont les clochettes tintaient de temps à autre faiblement. Sabos savourait avec délices la pipe du philosophe.

Lorsqu’il eut emporté son argent, il se tourna vers sa femme.

« Tu resteras ici, » dit-il simplement.

Elle approuva de la tête, impassible.

« Nous reprendrons notre route dans une heure, continua-t-il. Nous ne remettrons jamais les pieds dans ce pays. »

Il baisa Kosabrodzki au coude et disparut.

Un moment après, on découvrit qu’une oie et deux poules avaient également disparu. Une heure plus tard, la troupe entière s’était éclipsée, et avec elle un nombre considérable de chevaux, de vaches, de brebis, et même la britschka de M. le pasteur.

Tschingora, cette enfant de la nature, se conduisit, lors de son installation dans la seigneurie, d’une façon plus énigmatique encore que les grandes dames si redoutées de Kosabrodzki. La première chose qu’elle fit, ce fut de grimper sur le toit et de se refuser obstinément à descendre, malgré les flatteries et les menaces dont on l’accabla. Elle passa la nuit sur une meule de foin. La faim la poussa, le soir du second jour, à entrer dans la cuisine. Kosabrodzki vint l’y chercher et la mena de force dans le ravissant et luxueux appartement qui avait été préparé pour elle. Là, elle s’accroupit au pied de son lit, sur un tapis, regardant fixement devant elle. Pendant une heure, Kosabrodzki la conjura de changer de conduite ; elle consentit enfin à lever les yeux sur lui, mais ne lui parla pas.

Deux vieilles caméristes entrèrent et portèrent Tschingora dans son bain. Lorsqu’elle revint, au bout d’une heure, coquettement coiffée, parée de petites mules de velours, d’un grand peignoir de soie rouge feu, de magnifiques boucles d’oreilles, de bracelets et de colliers, et qu’en entrant au salon elle se vit tout entière dans une grande glace, elle sourit, puis elle rougit, s’avança vers Adam et lui baisa la main.

Pour le coup, le bonheur de Kosabrodzki semblait assuré.

À partir de cette soirée, le blond philosophe et la bohémienne au teint doré s’aimèrent follement. Elle répondit à sa tendresse avec une passion sauvage. Quand elle l’enveloppait de ses deux bras, c’était comme si elle eût voulu le déchirer. Elle était, du reste, fort douce. Elle passait des journées entières étendue sur un divan, aspirant avec extase la fumée rafraîchissante d’un narghilé.

Ils s’aimèrent follement, c’est vrai ; mais bientôt ils s’ennuyèrent aussi follement. Près de Tschingora il n’était pas de conversation possible, et cela mettait Kosabrodzki au désespoir. Car, pour être heureux, il ne suffit pas de s’embrasser. Toujours embrasser fatigue comme toujours marcher, fendre constamment du bois, ou travailler sans relâche à un ouvrage pénible. Peu à peu, cependant, Tschingora parut s’apprivoiser. Elle prit goût à se vêtir richement. Ses yeux brillaient d’orgueil quand son amant la contemplait avec admiration. Une fois seulement, qu’il se mit à genoux devant elle, elle le railla et se moqua beaucoup de lui.

Tout en se départant de sa timidité, Tschingora lâchait les rênes à une foule de petites passions qui ne laissaient pas que de causer à Kosabrodzki une certaine inquiétude. Tschingora touchait à peine aux mets excellents qu’Adam lui faisait apprêter ; par contre, elle escaladait, dans les plus élégantes toilettes et avec des traînes de soie, les murs et les haies des jardins voisins pour y voler des fruits, ou bien elle allumait le soir dans les champs un petit feu et faisait griller sous la cendre des pommes de terre et des épis de maïs qu’elle déchiquetait ensuite à belles dents. Le philosophe la surprit même un jour devant un de ces foyers improvisés, tournant gravement une broche qu’elle s’était fabriquée avec des baguettes de genévrier et où elle avait enfilé un malheureux chat. À l’arrivée d’Adam, elle s’enfuit avec sa robe de soie rouge dans une grande prairie où paissaient des masses de chevaux, de vaches et de moutons. Là, elle transforma rapidement en une sorte de lasso une longue corde que la femme du pasteur petit-russien avait tendue pour faire sécher son linge, se lança à la poursuite d’un cheval, l’attrapa avec une adresse merveilleuse, se hissa sur sa croupe luisante, le maîtrisa et partit comme une flèche sur l’animal fougueux, sans selle ni bride, à l’instar des déesses slaves, à travers la steppe.

Kosabrodzki admirait cette audace, bien qu’elle lui causât souvent de vives inquiétudes. Il conduisit Tschingora au manége où, dès le premier jour, elle fit des prodiges et rappela par son audace et l’élégance de son maintien la vaillante Élisabeth d’Autriche. Maintenant, sa plus grande passion était de traverser au galop, escortée d’Adam, les prairies en fleur, et d’y débusquer, à l’aide de ses lévriers, le lièvre et le renard. Elle franchissait sans sourciller les torrents et les précipices les plus escarpés, les clôtures les plus élevées. À la chasse, il semblait qu’elle ne se connaissait plus ; ses lèvres pourpres s’entr’ouvraient, ses narines frémissaient, ses yeux s’injectaient des reflets jaunes d’une joie cruelle.

À l’entrée de l’hiver, elle s’assombrit subitement. Les amas de neige qui couvraient la campagne, transformant la seigneurie en forteresse et rendant presque impossibles les communications avec le dehors, lui causèrent une grande tristesse. Elle se sentait glacée, de jour et de nuit. Elle grelottait, comme secouée par la fièvre. Elle frissonnait non seulement dans le traîneau qui l’emportait aux côtés de Kosabrodzki et qui volait à travers la neige veloutée, assourdissant la plaine par le ricanement aigu de ses clochettes, elle frissonnait encore quand elle se promenait dans les chambres chaudes, quand, le soir, elle jouait aux cartes avec son amant ou prenait avec lui ses repas dans la salle à manger. Elle ne se sentait à son aise qu’enveloppée d’une énorme pelisse, pelotonnée dans un fauteuil, et les pieds appliqués contre l’immense poêle dont la porte entr’ouverte paraissait vomir des flammes. Elle pouvait passer des heures, des journées à remuer des tisons sur lesquels ses yeux se fixaient longuement et avec langueur. Il y avait aussi des moments où elle se débarrassait de tout brusquement. Sa pelisse, sa robe, ses pantoufles, ses bas volaient pêle-mêle dans sa chambre. Vêtue seulement d’une chemise et d’une petite jupe, pieds nus, son tambourin à la main, elle se mettait à danser sur le tapis. Ce n’était plus alors une vulgaire bohémienne, un enfant de la steppe qu’on avait devant soi ; c’était une véritable artiste. Comme Liszt au piano, lorsque son âme semblait avoir passé dans ses doigts, elle improvisait avec ses pieds, avec ses bras, avec tout son corps. Sa danse, aucune créature humaine n’eût pu l’imiter. Tschingora dansait comme les mayki, les elfes de la Petite-Russie sur les coteaux ruisselants de clarté de lune, comme les willis, les vierges mortes le cœur dévoré de désirs inassouvis, comme dansent les houris dans le paradis de Mahomet.

Parfois, elle disparaissait tout à coup, laissant Kosabrodzki la chercher et l’appeler en vain, jusqu’à ce qu’il la trouvât, le soir, à l’office, assise au milieu des domestiques, batifolant avec eux à gorge déployée.

Au retour du printemps, elle s’éclipsa pendant dix jours entiers. Personne ne savait où elle était et de quoi elle se nourrissait. Puis, au milieu de la nuit, ou à l’aurore suivante, elle revenait rayonnante, trempée de rosée et aussi fraîche qu’une fleur de la steppe.

Une fois, de grand matin, Kosabrodzki fut réveillé par le chant du rossignol dans son jardin. Il ouvrit sa fenêtre, prêta l’oreille un moment avec extase et appela Tschingora. Elle ne répondit pas. Il entra dans sa chambre, le lit était vide, la couverture de soie tiède encore de son jeune corps. Kosabrodzki la chercha partout, dans la maison, dans la cour, à l’office, enfin dans le parc. Ne parvenant pas à la découvrir, il allait remonter dans son appartement, lorsqu’un rire clair, et qui paraissait tomber du ciel, l’arrêta sur le seuil de la porte. Il leva la tête et découvrit, au bout d’un moment, Tschingora vêtue de sa superbe robe de chambre, perchée à la cime d’un peuplier. Sur les instances touchantes d’Adam, elle descendit à terre avec la rapidité d’un écureuil, se pendit au cou de son amant et l’accabla de caresses sauvages.

« As-tu entendu le rossignol ? » lui demanda-t-il.

Elle éclata de rire, s’échappa, se blottit dans un buisson, et les soupirs de philomèle recommencèrent plus mélodieux que jamais.

« Ainsi, c’est toi qui faisais le rossignol ! s’écria Adam en courant à elle et en la prenant entre ses bras.

— C’était moi. Et je peux imiter encore bien d’autres animaux. »

Elle se mit à siffler comme un merle, à chanter comme une caille et à hurler comme un loup.

Il ne fallait pas songer à la convaincre de garder ses souliers hors de la maison. Dès qu’elle se sentait en plein air, elle ôtait ses bottines, lançait l’une dans un coin, l’autre sur un cerisier en fleur. Puis elle jetait ses bas sur quelque rosier où ils restaient accrochés jusqu’à son retour, et s’en allait, en chantant, errer à travers la steppe.

Dans les chaleurs, elle eut, nouvelle Phryné, l’idée classique de se baigner en public. L’étang seigneurial représentait, il est vrai, une mer éleusique peu considérable, et l’aréopage ne se composait que du pasteur petit-russien, de sa corpulente épouse, de deux gamins du village, d’un bœuf et de quelques canards. Néanmoins, le digne pasteur se crut obligé, le dimanche suivant, de s’étendre sur l’article des mœurs dans un discours filandreux dont les passages risqués lui avaient été, assure-t-on, suggérés par sa femme.

Le scandale qui résulta de cette aventure, et dont s’entretint encore, deux ou trois ans après, la société aristocratique de Kolomea, décida Adam Kosabrodzki à prendre une gouvernante pour Tschingora. On lui adressa une dame d’âge mûr, à l’extérieur respectable, à la figure encadrée de boucles blanches. Kosabrodzki lui présenta l’enfant de la nature comme sa fiancée et la pria de polir son éducation un peu négligée.

Lorsque, un moment après, Tschingora se trouva seule avec son amant, elle lui demanda en souriant :

« Ton intention formelle est-elle de m’épouser, Adam ?

— Sans doute, mon ange.

— Ah ! fou que tu es ! s’écria-t-elle en le couvrant d’une grêle de baisers. Sais-tu que tu mériterais vraiment que je devinsse ta femme ? Ma parole ! tu le mériterais. »

Un an s’écoula. Tschingora était devenue une grande dame. Elle n’allait plus pieds nus, elle ne se balançait pas dans la cime des peupliers et ne mettait plus de chats à la broche. Elle possédait pleinement, à l’instar des Polonaises, l’art de s’établir sur un divan, moitié assise moitié couchée, de coqueter et de tourner la tête aux hommes. En marchant, elle faisait onduler gracieusement ses hanches. Elle s’entendait aussi fort bien à savourer des huîtres et à ingurgiter force verres de champagne. Elle parlait bas, elle avait des manières distinguées ; elle s’exprimait même fort purement en français.

De temps à autre, cependant, son caractère sauvage reparaissait avec une violence qui effrayait ses plus intimes amis.

Kosabrodzki avait un voisin qui lui causait toute espèce de désagréments. Un matin que ce voisin avait été jusqu’à le menacer d’un procès-verbal, Adam se répandit devant Tschingora en plaintes amères. Le même soir, un formidable incendie éclatait dans la grange du méchant homme. Kosabrodzki, en véritable philosophe, donnait l’ordre d’envoyer sa pompe à feu sur le lieu du sinistre, lorsque Tschingora se glissa dans la cour, l’attira mystérieusement dans un coin sombre et murmura à son oreille :

« Grand nigaud ! quelle idée as-tu d’aller l’aider à éteindre sa grange ? c’est moi qui y ai mis le feu !

— Toi ! c’est toi qui… bégaya-t-il terrifié.

— Oui, pour te faire plaisir, » répondit Tschingora avec une pointe de fierté.

Par bonheur, il ne vint à l’idée de personne que cette jolie dame au peignoir de soie et de dentelles pût être l’incendiaire. On se le figura, au contraire, sale, déguenillé, pustulant, vêtu de toile, avec une plume de paon sur son chapeau et un brûle-gueule entre les dents.

Un mois plus tard, au commencement, de l’automne, pendant que Kosabrodzki était à Kolomea, Tschingora s’essaya dans le rôle d’inquisiteur. Adam rentra fort tard au milieu de la nuit. Tandis qu’il se reposait de sa course en savourant de petites gorgées d’excellent thé, sa bien-aimée, pelotonnée dans une moelleuse kasabaïka, lui détailla les incidents de la journée.

« Et puis, dit-elle soudain, nous avons capturé un voleur.

— Tiens ! qu’avait-il donc dérobé ? demanda Adam.

— Toute votre argenterie.

— Ah !

— Rassure-toi. Tout est retrouvé.

— Il a donc fait des aveux ?

— Immédiatement. Nous étions justement à dîner, moi et mademoiselle — elle fit à la gouvernante une gracieuse révérence — lorsque le cocher vint nous dire qu’on tenait le voleur, mais qu’il refusait absolument de dire où il avait caché l’argenterie. Je ne perds pas une minute. Je descends telle que tu me vois. Je trouve le coupable, un jeune vaurien, garrotté dans la cour et entouré de tous nos domestiques. À mon approche, il tombe à genoux et proteste de son innocence ; mais je ne me laisse pas émouvoir.

« Chien ! lui dis-je, veux-tu avouer où tu as enfoui cette argenterie ? »

Il pleure et jure qu’il n’est pas coupable. Alors, je le fais suspendre à une solive et j’ordonne aux domestiques d’allumer un grand feu sous ses pieds nus et de lui bourrer les mains de charbons ardents.

« Pour l’amour de Dieu, Tschingora !

— Tu trouves que j’ai eu tort ? demanda-t-elle de l’air naïf d’un enfant qui vient de naître. Bref, le misérable avoua tout de suite sa faute, et nous avons réellement retrouvé l’argenterie à l’endroit qu’il nous désigna, près du ruisseau, au pied d’un vieil aune. »

Kosabrodzki se prit la tête à deux mains et arpenta fiévreusement la salle.

« Je ne sais en vérité ce que tu as ! Chez nous, c’est un usage très-répandu, reprit-elle avec un gracieux sourire. Et tu as beau dire ! le feu, c’est encore le meilleur moyen d’obtenir un aveu du plus entêté des bandits. »

Déjà les feuilles tombaient et servaient de jouet au triste vent d’automne ; les corbeaux croassaient, perchés sur les peupliers chauves de la seigneurie, et on entendait les loups hurler la nuit dans le lointain. La jolie bohémienne avait recommencé à grelotter devant son grand poêle. Un soir, le cocher raconta dans la cuisine qu’on avait aperçu des bohémiens vagabondant dans le village, et qu’un cheval avait été volé. On apporta à Tschingora cette nouvelle qui parut peu l’émouvoir.

Deux jours plus tard, Kosabrodzki accourut chez moi comme en délire.

« Tschingora est partie ! s’écria-t-il. Elle s’est enfuie ! Pas de doute possible ! L’ingrate !

— Avec un galant ?

— Ah ! si ce n’était que ça, répondit Adam, mais non ! La scélérate a levé le pied, emportant tous mes bijoux et une somme considérable. »