À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/Magasse le Watacheko

Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 139-178).

MAGASSE LE WATACHEKO



RÉCIT DE MŒURS DES KARPATHES

Les vapeurs matinales qui, pareilles à d’énormes vagues, baignaient les murs du manoir seigneurial de Jamna, se dissipaient peu à peu, rasant dans leur vol son épaisse tour ronde et s’y déchiquetant en innombrables flocons laineux. La britschka du baron, attelée de trois maigres chevaux de labour, venait d’arriver, semblables à une pirogue, et de s’arrêter dans la cour. Le vieux Cosaque Petienko, tout ensommeillé, les cheveux entremêlés de brins de paille, s’élança vers le marchepied et aida M. Adam Kauwigki, puis le jeune abbé, le futur précepteur de ses enfants, qu’il ramenait de Lwow[1], à descendre de voiture.

Le vieux serviteur baisa l’épaule des nouveaux venus et saisit la main de l’ecclésiastique, qu’il porta à ses lèvres d’une façon toute spéciale.

« Voilà donc le bon père de notre petit Jasin ! Ah ! ah ! ah ! un monsieur aussi jeune ! — C’est madame qui va être contente ! Lukasch ! dors-tu encore, fainéant ? Ouvre les yeux. Voici la malle de M. l’abbé. »

Lukasch, robuste palefrenier aux cheveux jaunes, tondus ras, aux larges oreilles écartées de la tête, secoua à plusieurs reprises la malle, à droite, à gauche, puis se redressa et se cracha dans les mains.

La baronne parut sur ces entrefaites. C’était une petite Polonaise fluette, au teint olivâtre, fort piquante avec ses cheveux châtains hérissés de papillotes, avec ses mains enfoncées dans sa kasabaïka[2] défraîchie, et le gros cigare qu’elle pressait entre ses lèvres roses. Ses yeux noirs rayonnaient de satisfaction. Elle reçut le gouverneur de ses enfants avec l’exquise politesse particulière à sa race, et s’excusa auprès de lui de la simplicité du logis, qui peut-être le priverait du confort auquel il était habitué.

« Eh bien ! rien de nouveau ? demanda le seigneur, après avoir embrassé sa femme au front. »

Madame Céline Kauwigka haussa les épaules.

« Nos hommes ont signalé cette nuit une lueur rouge, dit le vieux Cosaque.

— Ah ! nous l’avons aussi remarquée ; n’est-il pas vrai, Votre Honneur ? s’écria M. Kauwigki.

— En vérité, répondit le jeune abbé.

— Et les travaux, où en sont-ils ? ajouta le baron.

— Il n’y a plus que le bois à rapporter de la forêt, dit le vieux Cosaque, arrêtant ses regards sur les bottes vernies de l’ecclésiastique.

— Comment !… le bois…

— Nous n’avions pas de chevaux.

— Pas de chevaux ?

— Pas un. »

Le seigneur se tordit les mains et secoua la tête avec dépit.

« Voilà un paysan qui pourrait s’y rendre tout de suite, fit observer madame Céline

— Tiens ! c’est vrai, » s’écria le baron rassuré.

Le paysan, qui s’apprêtait à dételer ses chevaux, détourna légèrement la tête et se mit en devoir de dénouer les courroies. C’était un fermier de Jamna, nommé Kwitka. De grandeur moyenne, maigre, musculeux, âgé d’une trentaine d’années, le visage surmonté de cheveux noirs coupés sur le front, les yeux enfoncés, les moustaches longues et tombantes, le menton inculte. Son aspect offrait quelque chose d’étrange et de morose.

« Écoute, Kwitka, lui dit le Cosaque, tu vas partir pour la forêt.

— Qui va partir ?… demanda-t-il timidement.

— Mais, toi !

— Moi ?

— Toi, oui, toi !

— Moi ! jamais !

— Es-tu fou ? cria le Cosaque.

— Que dit-il ? demanda le seigneur.

— Il refuse d’aller à la forêt.

— Il refuse d’aller à la forêt, répéta la petite dame résolue ! Est-il donc possédé du diable ?

— J’ai conduit mon seigneur à Lwow et je l’en ai ramené, objecta humblement Kwitka. Je suis quitte de mon robot[ws 1] pour cette semaine.

— Mais quand je te donne un ordre !… cria la baronne exaspérée.

— Vous enfreignez la loi[3].

— Il a raison, fit observer M. Kauwigki. Ne le tourmentez pas. Qu’un autre se rende à la forêt. »

Ce disant, il monta rapidement l’escalier. Le jeune abbé le suivit.

Le paysan jeta les rênes sur le dos de son cheval et fit mine de s’éloigner sans bruit.

« Saisissez-le ! » cria la baronne.

Le Cosaque le saisit par sa manche et le ramena de force dans la cour.

« Que me voulez-vous ? demanda Kwitka avec froideur. Je suis quitte du robot durant cette semaine.

— Serais-tu aussi un haydamak[4], par hasard ? T’aviserais-tu de te révolter ?

— Iras-tu à la forêt ? reprit la baronne, pâle de colère et jetant son cigare au loin.

— Non.

— C’est le kautschuk qui t’y forcera. Alors, apportez-le. »

Et, bien que sa petite main délicatement veinée tremblât, elle retint vigoureusement le paysan par son habit, tandis que, de l’autre, elle le frappait à tort et à travers avec le gourdin. Kwitka protégeait habilement sa tête avec son bras. Il n’opposa aucune résistance et supporta les coups, fort tranquille, jusqu’à ce qu’elle laissât tomber le fouet, épuisée. Elle prit alors le malheureux par les cheveux, à deux mains, elle le secoua rudement, le foula aux pieds, puis le regarda se relever tout meurtri.

« Eh bien ! qu’est-ce que tu en as maintenant ? dit le Cosaque.

— Ah ! respira longuement la baronne en se dirigeant à petits pas vers le château.

— Ce que j’en ai ! la vie de mes chevaux, répondit Kwitka souriant et donnant de petites tapes sur l’encolure grêle de ses coursiers.

— Emparez-vous de ses chevaux ! commanda la baronne, qui s’était arrêtée brusquement.

— Pourquoi ?… Mais, balbutia le paysan terrifié.

— Et chassez-le à coups de bâton ! »

Le Cosaque et le palefrenier ramassèrent le kautschuk. Mais Kwitka, plus leste qu’eux, s’était déjà hissé sur le dos d’un de ses chevaux qui partaient ventre à terre.

Le jeune abbé avait assisté à cette scène debout sur l’escalier. Il hocha la tête.

« Qu’on le poursuive ! ordonna madame Kauwigka, qui avait recouvré son sang-froid. Prenez-lui ses chevaux, amenez-les-moi ! »

Lorsqu’elle vit le précepteur sur le perron, elle en monta lestement les degrés.

« Quand on est propriétaire, fit-elle avec un sourire, on est obligé de se fâcher constamment. Une jolie réception que nous vous préparons là ! Venez ! »

Elle prit son bras et le conduisit au réfectoire.

Ils y trouvèrent M. Kauwigki, enveloppé dans une robe de chambre graisseuse, déjeunant tout à son aise, sa chibouque posée à côté de lui.

« Mais, Adam, y penses-tu ?

— Je meurs de faim, chère amie, répliqua le seigneur. Prenez donc place, Votre Honneur. Holà ! Petienko, viens servir M. l’abbé. »

On s’assit. Madame Céline fit les honneurs de la table avec une grâce charmante.

« Et les enfants ?… remarqua Adam.

— Je les présenterai tout à l’heure. »

La baronne se glissa hors de la chambre et rentra aussitôt, traînant après elle une petite fille très-intimidée et un garçon farouche d’aspect, qui fixa sur son futur gouverneur ses yeux noirs, grands ouverts et pétillants de malice.

« Voici mon Isidora et mon Jasin, votre élève. Baisez la main de M. l’abbé, enfants ! »

Les petits obéirent, fort embarrassés. Le jeune homme les prit tendrement entre ses bras, les couvrit de caresses et se mit à faire sauter Jasin sur ses genoux. Bientôt chacun se sentit à l’aise. La baronne alluma un nouveau cigare, qu’elle fuma négligemment, tout en examinant son hôte.

C’était un véritable abbé polonais, de vingt ans au plus, qui venait de prononcer ses vœux. Mince, avec un beau visage, de beaux cheveux blonds, les joues roses comme celles d’un enfant, le nez petit, les yeux gris et profonds, les dents blanches et un léger duvet doré surmontant ses lèvres retroussées. Sa mise était fort élégante et de bon goût. Il avait de la distinction et je ne sais quel parfum aristocratique ; tout l’intéressait. Il babillait avec une ravissante volubilité, parlait de Lemberg, de littérature, du théâtre polonais, de la dernière pièce qu’on y avait représentée, Krakowiski i Garali[5]. Il tira de sa poche un roman français très en vogue ; il peignit chaque actrice, depuis ses nattes fausses jusqu’à la pointe de ses bottines, les caprices de chaque toilette.

« Oh ! que madame Nawakowska était belle dans Barbara Radzievill ! »

À ces mots, le seigneur lui lança un regard empreint d’une certaine considération.

« Esprit cultivé, pensa-t-il, mais quelque peu romanesque. »

Au même instant la porte s’ouvrit, livrant passage au Cosaque ramenant Kwitka.

« Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? demanda le seigneur.

— Je l’ignore. On m’a enlevé mes chevaux. »

M. Adam jeta un coup d’œil sur sa femme et garda le silence.

« Viens ici ! » dit la baronne.

Le paysan ne bougea pas.

« Pourquoi ne t’approches-tu pas ?

— Madame me prendra par les cheveux, répondit Kwitka.

— Iras-tu à la forêt ?

— Comment me serait-ce possible ? mes chevaux sont hors d’haleine. Ils périront

— Tu persistes dans ton obstination. Que dirais-tu si je te confisquais tes chevaux ?

— J’irais déposer une plainte contre vous.

— Bon ! Le supplice du banc paraît te sourire. Petienko, étends-le par terre, et…

— Pour l’amour de Dieu, madame, gémit Kwitka, réfléchissez…

— Veux-tu encore déposer ta plainte ? cria la baronne secouant la cendre de son cigare.

— Non !

— Et iras-tu à la forêt ?

— Impossible !

— Allons, qu’il aille à tous les diables ! cria le seigneur ; enlevez-lui ses chevaux et jetez-le à la porte !

— Mais, monsieur, honoré…

— À la porte ! commanda madame Céline en se tournant vers le vieux Cosaque.

— Viens, compère ! dit celui-ci poussant le rebelle du côté de la sortie.

— Mais… les chevaux !

— Tu veux goûter du banc ? »

Kwitka fut à peine dehors, qu’un nouveau vacarme éclata dans la cour.

« Qu’est-ce donc encore ? cria la baronne. Vous voyez, il n’y a pas moyen d’avoir du repos.

— Je vous en prie… c’est très-intéressant… objecta le jeune abbé.

— Pardon… mais… nous ignorons encore le nom de monsieur, fit remarquer madame Céline.

— Le père Antoni Wotolski, répondit ce dernier en rougissant.

— Quel bruit ! Entendez-vous ? Il faut que j’y aille. »

La baronne ouvrit précipitamment une fenêtre. Dans la cour, un domestique tenait par le collet un paysan à cheveux gris, au visage livide et contracté. Le vieillard se débattait, cherchait à se dégager et criait à l’injustice.

« Que se passe-t-il ? » demanda la baronne de la fenêtre.

Le Cosaque, Lukasch et plusieurs autres accoururent.

« Un voleur ! cria le domestique qui retenait le paysan.

— Qui est-ce ?

— Prehora, de Labje. Il vient de voler dix gerbes de froment.

— Tu en as menti, coquin ! vociféra l’accusé.

— Alors, justifie-toi ! dit la baronne.

— Voyons, parle ! ajouta le père Antoni.

— Hier, j’avais le robot pendant la moisson, commença le vieillard, faisant à chacune de ses paroles un effort pour se dégager, et ils ont chargé ma charrette jusqu’à ce qu’il fît nuit ; ils l’ont tellement chargée que le timon s’en est brisé, et, tandis que j’étais à la recherche d’une corde, on m’a volé des gerbes.

— Qui ?

— Je l’ignore.

— C’est toi qui les as volées, haydamak ! cria le baron qui, sur ces entrefaites, s’était rapproché de la croisée. Emparez-vous à l’instant des bœufs qu’il possède, de ses superbes bœufs hongrois !

— Que Dieu me foudroie si j’ai volé ! gémit Hechara. Mon seigneur n’a pas le droit de me prendre mes bœufs.

— De quoi n’ai-je pas le droit ? ricana le seigneur. Je te connais de langue date : tu es un rebelle consommé ! Cours, va te plaindre à la justice. Il y a longtemps que j’y ai donné ton signalement, tu le verras bien. »

Et il le menaça de sa longue pipe.

« Eh bien ! puisque vous pouvez le faire, n’y manquez pas, dit le paysan qui tout à coup devint fort calme.

— Te voilà raisonnable, Hechara, ajouta le domestique, qui lui rendit la liberté.

— Oui, je suis raisonnable, répondit celui-ci d’un air sombre. Mais, je vous en avertis, c’est à Magasse que vous aurez affaire.

— À qui ? à qui ? s’écria l’abbé curieusement.

— Vous avez presque assommé Ivan Bossak à force de coups ; il est allé dans la montagne demander justice à Magasse.

— Que vous disais-je ? N’êtes-vous pas tous de vrais haydamaks, cria le baron, la face rouge et contractée par la colère. Allez, allez conclure des traités avec les bandits. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle est dressée la potence destinée à Magasse.

— Faites-le chasser de la cour par vos chiens ! commanda la baronne.

— Magasse me vengera ! Beaucoup de plaisir.

— Hé ! Sultan ! cria le Cosaque, hé ! Blyteau ! sus ! sus ! »

Le paysan s’enfuit aussi rapidement que le lui permettaient ses vieilles jambes. Les chiens le poursuivirent en aboyant.

« Vraiment, ici le peuple est par trop désagréable ! » dit le père Antoni. Et il ferma galamment la fenêtre. On se remit à table.

« Voyez-vous, c’est la montagne qui les rend ainsi, repartit M. Adam, occupé à introduire dans sa bouche une large tranche de pain beurré.

— Que cela ne vous effraye pas, s’écria madame Kauwigka. Nous savons y mettre ordre.

— Permettez, reprit le jeune prêtre, les paysans sont ici très-sauvages. Vous disiez tout à l’heure que c’est la montagne qui les rend tels. La croyez-vous capable d’exercer quelque influence sur leur caractère ? »

Le seigneur ouvrit de grands yeux et prit un air important.

« Ça dépend de la manière dont vous l’entendez. Oui et non. Mais à quoi voulais-je donc en venir ? Nous avons sur nos montagnes une population tout autre que dans la plaine. Le Houzoule est fier du nom qu’il porte. Il s’est acquis une certaine supériorité sur les paysans, d’abord par son indépendance, ensuite parce que la loi touchant le robot ne l’atteint pas.

— Pas possible ! s’écria l’abbé. Et de la paume de sa main il frappa sur la table.

— Et que vous figuriez-vous donc ? continua M. Adam, tirant avec extase de longues bouffées de sa pipe. Un Houzoule mourra de faim dans ses solitudes plutôt que de gagner sa vie sous notre toit. C’est un peuple misérable, mais qui s’habille mieux que les paysans. Les Houzoules s’épuisent à cultiver leurs misérables morceaux de terrain ; ils font paître leurs brebis ; ils trafiquent même volontiers leurs petites productions. À lui seul un Houzoule a plus de courage que dix de nos hommes. Beaux gars, du reste, superbes gars ! Et quelles femmes ! »

M. Adam ferma les paupières et fit couler un jet de fumée entre ses narines.

« Que me dites-vous ?

— On y rencontre des types pareils à ceux des prairies américaines, interrompit madame Kauwigka ; des types comme on n’en voit que dans les romans.

— Il s’y trouve aussi des sorcières, ajouta très gravement le seigneur.

— Mais, je t’en prie, exclama la baronne.

— Eh bien ! quoi ?… je pourrais vous en conter de fortes, répéta M. Adam, fumant avec courroux et se retranchant derrière un impénétrable rideau de fumée.

— Vraiment ! »

Le Cosaque entra pour débarrasser la table. Madame Kauwigka enveloppa son mari d’un regard méprisant qu’elle lui lança par-dessus son épaule, et se tourna aussitôt après vers M. Antoni.

« Il y a, parmi eux, des gens qui connaissent les puissances secrètes de la nature, expliqua-t-elle. Cette science se transmet, dans de certaines familles, de père en fils. C’est incontestable. »

M. Antoni se rapprocha vivement d’elle.

« C’est étrange, dit-il. Ainsi, les habitants de ces montagnes, les Houzoules, sont libres depuis longtemps, et courageux. Ils se rapprochent des Écossais de Walter Scott ou des Indiens.

— Oui, et je vous réponds qu’ils n’entendent pas la plaisanterie, répliqua M. Adam. Étendez un de nos paysans sur le banc de pénitence, il vous baisera encore la main. Un Houzoule le prend différemment, lui, je vous prie de le croire. Moquez-vous de lui, il vous fend la tête sans crier gare.

— Il vous fend la tête, reprit l’abbé. Et avec quoi ?

— Avec son topar. C’est une hache à long manche qui lui sert à la fois de canne et de cognée. Chacun d’eux, de plus, possède un fusil. Vous lui causez plus de joie avec une poignée de poudre qu’avec un sac de ducats.

— Que me dites-vous ?

— Ah ! ce sont de rudes et fiers gaillards, fort gais, mais vindicatifs et rusés. Ils n’aiment que leurs rochers. Nous avons un dicton : « Le Houzoule languit dans la plaine. » Somme toute, c’est un peuple inculte. Leurs hommes atteignent souvent leur maturité sans avoir mis le pied dans une église. Comprenez-vous ça ? Une nation sauvage, de vrais Indiens.

— Ha ! ha ! ha ! s’écria le Cosaque, et tous les brigands qui en font partie.

— Les brigands ? répéta le jeune prêtre.

— Qu’avais-je donc à vous citer ?… interrompit le baron brusquement ; oui, oui, croyez-le, c’est un mauvais exemple pour nos paysans. Ils comparent leur assujettissement à l’indépendance des Houzoules. Notre joug leur pèse…

— Ajoutez-y la quantité effrayante de bandits, remarqua le vieux Cosaque.

— Tais-toi donc ! fit la baronne.

— Des bandits ! balbutia M. Antoni tout ému.

— Et des plus redoutables, répondit Petienko.

— Mais c’est vraiment fort curieux. Jusqu’ici, je n’ai vu de bandits que sur la scène.

— Parler de telles choses après le repas !… grommela madame Kauwigka d’un air mécontent.

— Oh ! pourquoi pas ?… C’est, en vérité, très amusant.

— Au théâtre, je le crois sans peine, répliqua M. Adam ; mais ici… je vous réponds que ce n’est pas gai.

— Oui… mais, excusez-moi, insista l’abbé, sont-ils bien nombreux, ces brigands ?

— Hé ! hé ! hé ! on les compte par milliers, assura le Cosaque.

— Faut-il être bête pour épouvanter un étranger par le récit de pareilles absurdités, s’écria la baronne impatientée.

— Mais je vous assure, chère madame, que cela me divertit, au contraire. Je suis fort heureux d’être arrivé chez vous, chez l’honorable M. Adam — il lui baisa galamment la main, — et exposé à voir une fois de près des bandits si dangereux. Parlez-m’en donc. Racontez-moi leurs hauts faits. D’où viennent-ils, ces brigands ? »

Il appuyait sur le mot brigands avec une satisfaction évidente.

« D’où vient l’herbe ? commença M. Adam d’un ton sentencieux. Qui produit l’eau ? Qui crée les métaux recélés au cœur de la terre ? Ils se forment tout d’un coup, ils existent. N’est-ce pas vrai ?… — Il promena son regard autour de lui, de l’air d’un homme qui n’attend pas de réplique. — Eh bien, ainsi de ces brigands. Nul n’a vu l’époque où la montagne en était vierge. Ils végètent sans le secours de personne, comme l’herbe. En Pologne, alors que le peuple y était asservi — vous connaissez sans doute cette vieille histoire, — les paysans petits-russiens abandonnèrent leurs charrues, suivis de leurs femmes et de leurs enfants. Ils se répandirent dans les steppes et sur les hauteurs, et y exercèrent le brigandage, en s’excitant contre la noblesse. Sur les rives du Don et du Dnieper, ils reçurent le nom de Cosaques ; dans les Carpathes, celui de haydamaks. On n’avait pas aboli l’esclavage dans ce temps, et le robot n’existait pas encore. Leur histoire se perpétue dans le peuple de génération en génération ; on la rapporte en légendes, en vieilles chansons, et leur haine s’attise autant contre la noblesse que contre l’Église romaine. Elle durera jusqu’à la complète indépendance des paysans.

— De cette manière, ces brigands sont plutôt une sorte de rebelles ?

— Certainement.

— Et pourquoi le gouvernement ne se charge-t-il pas de les réprimer ?

— Remarquez qu’ils ne lui causent aucun dommage. Jamais ils n’ont mis la main sur un fonctionnaire de l’empereur. C’est à nous seuls qu’ils en veulent. S’ils nous tenaient, ils nous écorcheraient tout vifs.

— C’est extraordinaire ! Qui aurait jamais songé à cela ? murmura M. Antoni à plusieurs reprises.

— Et qu’est-ce donc que ce Magasse dont le vieillard vous a menacé ? Quelque bandit, je suppose.

— Je ne sais trop que vous en dire. Il faut avoir passé par ses mains pour donner quelque renseignement sur son compte.

— Je… je le croyais un vulgaire malfaiteur.

— Y pensez-vous ? riposta M. Adam, terrorisé au point de faire un bond en arrière qui le renversa dans les extrémités les plus reculées de son fauteuil et lui écarquilla les paupières, tandis qu’il étendait devant lui ses deux mains en manière d’éventail.

— Un Magasse, ici, c’est un de ces bohatyrs[6] chantés par les vieilles romances héroïques, un être vaillant comme un janissaire, méprisant et la vie et la mort, qui pille les riches, protège les pauvres, dont on retrouve partout les traces et qu’on ne rencontre nulle part ; aujourd’hui ici, demain ailleurs, toujours amoureux, selon l’usage.

— Un véritable Fra Diavolo, dans ce cas, comme à l’Opéra, remarqua M. Antoni.

— Absolument. Il a le diable au corps, ajouta madame Kauwigka.

— Notez qu’il est invulnérable, fit observer le Cosaque. Aucune balle ne peut l’atteindre. — Le démon y est pour quelque chose. Ce Magasse envoie ses espions en tous lieux, ils lui fournissent ce dont il a besoin. Ah ! c’en est un qui connaît le prix de la vie et ne redoute pas la mort ! Il est vrai qu’avec une suite de plusieurs milliers d’hommes… continua la vieux domestique.

— Quelle bêtise ! interrompit la baronne.

— Quand il en manquerait cent au calcul, qu’y a-t-il à dire ? Magasse gouverne la contrée entière. Il prononce des arrêts sur la noblesse et envoie ses avertissements dans toutes les seigneuries.

— Un brigand pareil sait-il écrire ? demanda l’abbé avec surprise.

— Il est tout-puissant, fit le Cosaque.

— Imbécile ! lui cria la baronne.

— Ça n’empêche pas que c’est ainsi, affirma le vieillard profondément vexé et appliquant la main sur son cœur.

— Il a raison, reprit M. Adam. Magasse a pour ami une espèce de prophète, le fils d’un pope qui était diak[7], et que l’Église a expulsé. Cet individu lui sert de secrétaire.

— Vous voyez, madame ! Et je pourrais encore ajouter d’autres détails, grommela Petienko. »

La baronne soupira.

« Ces récits effrayants vont vous enlever à nous, n’est-ce pas, monsieur ?

— Moi ? répondit le père Antoni, pas le moins du monde ; ils me divertissent »

Tout à coup les chiens se mirent à aboyer dans la cour avec rage. Des voix s’élevèrent très animées. On entendit des pas lourds sur l’escalier. Le Cosaque ouvrit la porte et regarda au dehors.

« Qu’arrive-t-il encore ? gémit M. Kauwigki.

— C’est Michel.

— Que demande-t-il ? »

Michel, gros fermier rebondi, les oreilles percées d’anneaux d’argent, entra tout ahuri. Sans saluer aucun des assistants, il se prit la tête à deux mains et la balança durant quelques minutes dans l’attitude du plus profond désespoir.

« Ah ! mon bon monsieur !… quel affreux malheur ! — Qu’est-il arrivé, Michel ? explique-toi !

— Le folvarek[8], mon bienfaiteur, a complètement brûlé dans la nuit.

— Ne me dis pas cela !… »

Et M. Adam, horriblement pâle, demeura immobile comme s’il eût été pétrifié par la stupéfaction et par l’effroi.

La petite femme résolue changea elle-même de couleur.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! sanglotait le fermier, je suis un homme perdu. Et dire que tout ceci n’est qu’une vengeance dirigée contre vous, cher maître, à cause de Bossak. C’est Magasse qui a fait le coup.

— Magasse ! cria le seigneur en vidant sa pipe de terre avec violence. Allons-y ! ajouta-t-il.

— Je t’accompagnerai, dit aussitôt madame Kauwigka. Vous êtes des nôtres, n’est-il pas vrai, monsieur Antoni ?

— Moi ! oh certainement !

— Apprête tes chevaux, Petienko ! »

La baronne s’habilla prestement. Ses boucles brunes et flottantes, son costume étroit dessinant ses formes gracieuses, la rendaient deux fois plus charmante. On amena les chevaux. La société se dirigea du côté de la ferme. Cette dernière offrait un aspect sinistre. La longue file des dépendances n’était plus qu’un amas de cendres d’où sortaient une fumée noire et des gerbes d’étincelles. Çà et là, des poutres charbonnées se dressaient. Un chien rôdait parmi les décombres, traînant sa laisse roussie, l’œil hagard, affolé, montrant ses dents. Sous un pommier était assise la fermière. Elle pressait son nouveau-né contre son sein. Les autres enfants s’occupaient à rassembler les vaches qu’on avait sauvées du désastre, et qui menaçaient de s’échapper.

Le seigneur laissa retomber sa bride, croisa les bras sur sa poitrine et embrassa d’un regard sombre ces ruines tièdes et ces lieux dévastés.

À une petite distance, un pieu que les flammes n’avaient pu atteindre était fiché en terre, surmonté d’une grossière pancarte.

Sans parler, le fermier l’indiqua du doigt. La société s’en approcha et la lut.

L’écriteau portait ces mots en gros caractères :

« C’est ici que Magasse le Watacheko a rendu la justice, comme aux anciens temps. »

Le même jour, dans l’après-midi, les seigneurs étaient assis, en compagnie de leur hôte, derrière le château, sous un berceau de lierre, savourant un café noir très fort, en fumant du tabac hongrois introduit par contrebande, et que madame Céline roulait en délicieuses petites cigarettes. Autour d’eux, les massifs étalaient des roses à demi effeuillées, des giroflées dont la verdure était jaunie, et de grands chrysanthèmes étoilés, aux couleurs brillantes.

Par moments, de légères bouffées de vent couraient dans l’immense parc, éparpillant les feuilles mortes qui en jonchaient l’avenue. Le soleil, bas à l’horizon, versait dans la campagne des traînées de pourpre. Sur le toit de chaume brun et défoncé de la grange, une cigogne faisait claquer son bec joyeusement.

« Ravissant ! tout ce qu’on peut rêver de plus enchanteur ! s’écria le père Antoni, laissant errer ses regards sur la contrée.

— N’est-ce pas ? C’est un charmante idylle, murmura la petite baronne.

— Considérez donc, madame, ces vieux arbres solitaires, tapissés de mousse, continua le gouverneur, ces effets de lumière qu’aucun peintre ne pourrait reproduire exactement. Ici, tout est poésie !

— Vous me rappelez un proverbe espagnol, dit madame Céline : « C’est droit derrière la croix que se tient le diable. » C’est aussi droit derrière cette idylle polonaise que se dresse le paysan insurgé, sa faux à la main, et le bandit armé de sa puschka[9]. »

M. Adam ne prenait aucune part à la conversation. Il restait triste et rêveur.

« Qu’est-ce que tu as ? lui demanda sa femme.

— Peux-tu me faire cette question ! répondit-il. Quand je regarde la vapeur bleuâtre qui s’échappe de ma cigarette, notre désastre me revient à la mémoire, et je me dis : C’est ainsi que fume ma pauvre métairie à cette heure. Malheureux incendie ! Hélas ! j’en suis pour une perte considérable !

— À quoi sert-il de se désoler de circonstances fâcheuses qu’on ne saurait améliorer ? Il est bien plus logique d’en prendre son parti, reprit le prêtre.

— Vous feriez mieux de trouver un moyen d’exterminer ces infâmes bandits, riposta le gentilhomme avec un soupir.

— Rien de plus simple, repartit l’abbé. Il s’agit, avant tout, de s’emparer de leur chef.

— On l’a déjà tenté bien souvent, continua M. Adam.

— Et de quelle manière, avec votre permission ?

— À l’aide de soldats, d’une grande troupe de soldats, répliqua M. Adam avec fatuité.

— Pourquoi pas avec des canons et des vaisseaux ? » s’écria le père Antoni.

M. Adam le regarda stupéfait.

« Permettez, commença le prêtre, il serait peut-être plus fin de s’en emparer comme dans Fra Diavolo.

— Que voulez-vous dire ?

— Par la ruse, monsieur Adam, par la ruse ! Tous les bandits célèbres ont péri, ont été trahis ou livrés par leurs bien-aimées. Le robuste Samson de l’Ancien Testament n’y a-t-il pas passé comme les autres ? »

M. Adam renferma son menton dans sa main, fronça les sourcils, prit une attitude de penseur et murmura :

« Idée excellente, très bonne idée ! »

Cette excellente idée absorba le digne couple à un tel point qu’il se retira pour la mûrir à son aise : la jolie baronne, dans les profondeurs de son appartement, et le seigneur, au milieu des solitudes de sa grange. Quant au père Antoni, il se dirigea du côté de la cour.

Il y trouva le Cosaque en train de nettoyer la calèche. Sans perdre un instant, il s’avança, se pencha vers lui, les genoux emprisonnés dans ses deux mains, et lui demanda d’une voix aussi basse que doucereuse :

« Mon ami, quels renseignements peux-tu me donner sur la fiancée de Magasse ? »

Le Cosaque feignit de ne rien entendre et continua sa besogne. Au bout de quelques minutes, il releva la tête et dit en clignant légèrement de la paupière :

« Nous aurons de la pluie, les canards barbotent.

— Eh ! laisse-les barboter, repartit le père Antoni avec calme ; mais, dis-moi, ainsi, Margasse a une amoureuse ?

— Oui ?

— Le Watacheko.

— Dois-je vraiment ?…

— Ne l’as-tu pas dit il n’y a qu’un moment ?

— Moi ?

— Veux-tu fumer, cousin ?

Et l’abbé tira de sa poche une blague brodée. Le Cosaque se gratta la tête, soupira et le considéra, fort surpris.

« Allons, ta pipe ! »

Le vieillard, embarrassé, l’ayant exhibée en souriant, le révérend la bourra de ses propres mains et la lui tendit, accompagnée d’une allumette, ce qui, dans la montagne, est considéré comme une rareté.

« Eh bien !… ça te plaît ?

— Oh ! c’est exquis…

Il se remit à l’œuvre.

« Dis-moi, dans quel village habite cette femme ? — La roue du carrosse tournant sur son essieu, déchira l’air d’une longue plainte. — Ici, dans le hameau peut-être ?

— Non !

— Où, alors ?

— Que désirez-vous, révérend père ? dit enfin le Cosaque, dont le visage s’assombrissait par degrés. Ce que vous voulez savoir, ce n’est pas une plaisanterie. C’est une chose extrêmement grave. Croyez-moi, ne vous occupez pas de ces affaires.

— Mais si, je veux m’en occuper, et très sérieusement encore !

— Dans ce cas, tirez-vous-en comme vous pourrez. » Le vieillard eut un geste de pitié.

« Où le Watacheko a-t-il son amoureuse ? Est-ce une jeune fille ?

— Oui, c’est une jeune fille.

— Où demeure-t-elle ?

— Elle n’est pas ici, repartit le bonhomme apathiquement, soupesant chacune de ses paroles. Elle habite loin, très loin, dans la montagne. Personne n’a connu ses parents. Elle loge chez une widma[10], une vieille recéleuse de secrets, qui exerce la magie, produit des orages, jette des sorts sur le bétail, et qui, de temps en temps, se rend à Kiew[11] à califourchon sur un matou noir.

— Allons donc… sur un matou !

— Pourquoi pas ? Que Dieu me châtie si ce matou n’est pas de la grosseur d’un jeune veau ! Au reste, assurez-vous-en.

— C’est ce que je vais faire aujourd’hui même. Tu m’y conduiras, veux-tu, dis ?

— Dame ! c’est une entreprise un peu hasardeuse.

— Tu n’es qu’un poltron. »

Le front du bonhomme se sillonna de mille petites rides.

« Enfin, puisqu’il le faut ! Et nous allons partir aujourd’hui même ?

« Certainement. »

Dans une des gorges bâillantes des montagnes Noires, quelques chaumières éparses formaient un petit hameau habité par des bergers.

L’une d’elles, accrochée à la partie supérieure d’un rocher, dominait entièrement les autres. Vrai nid de hibou, elle semblait enfoncée dans le granit. On la distinguait à peine au milieu des amas de pierres grises où elle était placée.

Le jeune prêtre venait de s’y arrêter, fort embarrassé de n’y découvrir aucune porte. Il attendit un instant et donna des petits coups secs sur des contrevents de bois hermétiquement fermés. Tout resta calme d’abord ; puis une voix sourde et enrouée demanda :

« Est-ce toi ?

— Assurément. »

Le contrevent s’écarta. Un visage bruni et hâve parut à l’ouverture. Deux grands yeux gris s’arrêtèrent froidement sur l’ecclésiastique.

« Qu’as-tu à me demander ?

— Un bon conseil.

— Un bon conseil coûte cher.

— Je te payerai bien. Laisse-moi entrer !

— Tourne le rocher, — le jeune homme fit un mouvement ; — pas là, à gauche. Attends, je vais à ta rencontre. »

La widma parut en effet sur la crête dentelée de la gorge, lui tendit sa main osseuse pour l’aider à la gravir, et lui montra l’entrée de sa hutte. Le père Antoni dut se baisser pour y pénétrer et en passa prudemment le seuil. Il se trouva dans un grand réduit carré, avec un plafond bas qui possédait, outre la porte par laquelle il était arrivé, deux fenêtres au midi, et une seconde sortie. Un escalier et une espèce de trappe conduisaient dans une pièce supérieure, sous le toit, que traversaient de grosses solives. Le prêtre inspecta la chambre avec une attention pleine d’angoisse. Vis-à-vis de la porte s’élevait un grand poêle vert autour duquel courait un banc large et noirci. Dans un coin, un lit d’une propreté exquise, dissimulé par une toile grossière, un bahut ancien où étaient peintes de grosses fleurs bariolées, et une armoire style byzantin slave.

Sur le foyer pétillait un feu clair dont la fumée s’échappait par une lucarne pratiquée dans le toit. Les murs étaient tapissés, par places, de gravures grecques représentant des sujets religieux. Un siège curieux, réservé à la vieille femme, était placé dans un angle : c’était un fauteuil sculpté rappelant les trônes des empereurs byzantins, et garni de coussins rouges et fripés. Un bloc de bois dur, destiné à mettre les pieds, figurait une tête grimaçante. Un crâne de cheval, d’un blanc crayeux, à l’aspect sinistre, pendait à une solive.

La vieille prit son rouet, qu’elle avait posé sur la table, indiqua du geste un siège à l’abbé, et s’établit dans son fauteuil. Le jeune homme l’examina un moment sans parler.

Ce n’était certes pas une femme ordinaire. Grande, maigre, le nez pointu, l’œil hardi et intelligent, ses cheveux blancs lui donnaient presque un aspect vénérable. Elle était drapée à l’antique, dans un vêtement gris fort ample, qui retombait en plis autour d’elle.

« Eh bien ! quel conseil attendez-vous de moi, saint homme ? demanda-t-elle en prêtant l’oreille.

— Vous connaissez les secrets de la nature, commença le prêtre ; or on prétend que je suis malade. Je me présente à vous comme tel.

— Vous n’êtes pas malade, repartit la widma d’une voix sèche et impérieuse. Une chose vous manque. Cette chose, vous ne devez pas l’avoir.

— Qu’est-ce donc ?

— Une femme.

— Et vous êtes vraiment une voyante ?

— Pourquoi ne pas dire une sorcière ? cria la vieille d’un ton moqueur. Je connais les effets salutaires de certaines plantes, de certains remèdes ; je connais aussi un peu les hommes, et je possède une pierre qui guérit les morsures des serpents. Voilà toute ma science. Mais ce n’est pas pour l’approfondir que vous êtes venu.

— Non. Vous avez chez vous une jeune fille ?

— C’est vrai !

— J’ai à lui parler. »

La voyante baissa les yeux, puis les fixa sur le jeune homme, le visage empreint, cette fois, de haine et de défiance.

« Eh bien ! que voulez-vous à cette fille ? Vous désirez la voir. Ce n’est pas possible. Non, par Dieu, ça ne l’est pas, murmura la widma.

— Appelez-la toujours. »

L’abbé se leva et lui jeta sur les genoux deux pièces d’argent.

« Pourquoi l’appellerais-je ? répliqua la vieille femme sans toucher à la monnaie. Je ne veux participer en rien à ce que vous vous proposez de faire. Je pense vivre quelque temps encore, et, à juger par les apparences, votre entreprise est semée de mille dangers. Je ne vous défends pas d’attendre ici son arrivée. Elle viendra sans que je l’appelle. »

La yantevo commença à tordre son fil avec dextérité, tout en fredonnant à demi-voix.

Le soleil, qui se couchait à l’horizon, lançait des gerbes de feu par la porte ouverte et semait d’étincelles les dalles de la pièce. Le prêtre se tut, la vieille se tut aussi. Tout à coup, un susurrement étrange et mystérieux traversa la chambre. Une petite tête sortit doucement de dessous un quartier de roc ; une seconde la suivait ; deux serpents parurent, examinèrent l’étranger en faisant frétiller leurs dards, rampèrent doucement sur le sol jusqu’au pas ensoleillé de la porte et s’y étendirent confortablement, inondés de chaleur et de bien-être. Le père Antoni, toujours silencieux, fit un signe à la voyante et lui indiqua ce spectacle étrange.

« Ils sont de mes amis, dit-elle. — Un sourire éclaira son visage. — Là-bas, en voici un troisième qui s’annonce. »

Un gigantesque matou noir venait en effet de s’asseoir sur le poêle et s’étirait en agitant sa queue touffue. Un grillon fit entendre son cri-cri familier. Le perce-bois en marqua la mesure de son rythme cadencé.

Peu après, un gracieux petit lézard vert doré traversa rapidement la salle, s’établit près des deux serpents et secoua sa jolie tête qu’il exposa avec volupté aux rayons du soleil.

Puis, au bout de quelques minutes d’attente, la curiosité de l’abbé fut vivement excitée par une sorte de froissement comme en produirait une robe de femme. La vieille se redressa, la porte condamnée s’ouvrit avec éclat, et une belle fille se présenta sur le seuil, noyée dans la lumière qui la couronnait comme d’une auréole.

Le père Antoni se leva malgré lui, saisi de respect.

Et réellement cette apparition était aussi imposante que singulière et ravissante.

Une femme géante, mesurant au moins six pieds, aux formes d’une pureté incomparable, se tenait devant lui, mi-craintive, mi-farouche. Une vraie fille des Carpathes — une Houzoule pur sang.

Son visage arrondi offrait des traits énergiques, rudes, mais caractérisés et d’une beauté surprenante. Son teint était de ce brun doré dont Murillo a coloré le visage de ses bergères. Ses épais sourcils sombres se fronçaient avec défi au-dessus de ses grands yeux pleins de feu. Le rouge de ses lèvres lippues rivalisait avec les rubans écarlates entrelacés à profusion dans la lourde masse de sa chevelure. Des coquillages irisés, recueillis dans le fleuve Tylsa, qui longe les montagnes Noires, — parure traditionnelle des femmes des Carpathes, — ornaient sa tête et scintillaient sur son front.

Sa jupe à plis, de drap bleu, tombait de ses hanches sur ses hautes bottes de maroquin rouge. Un corsage de la même teinte, d’où sortait une élégante chemise brodée de fleurs aux couleurs vives, avec des manches bouffantes, serrait la partie inférieure de sa taille. Sa large ceinture pourpre, son keptar[12] de drap blanc, garni de laine jaune, lui donnaient un cachet oriental et fantastique. Des sequins brillaient à ses oreilles, s’enroulaient en lourdes chaînes autour de ses bras et revenaient se mêler à de riches colliers de gros coraux. Elle tenait à la main un bâton de montagne à pomme de plomb. Sur son épaule perchait un immense corbeau qui battait l’air de ses ailes irradiées.

« Que faites-vous chez moi ? demanda-t-elle avec les merveilleuses intonations d’une voix d’alto. Elle brandit son topar, tout irritée. Le corbeau s’envola en croassant et décrivit plusieurs cercles sur la tête de l’abbé ; le lézard et les serpents disparurent épouvantés dans les fissures du granit.

— Allons, répondez !

— Je vous cherche.

— Moi ? »

L’impérieuse amazone le toisa avec un sourire de pitié, posa tranquillement son bâton dans un coin, s’assit au bord du foyer et croisa les bras sur sa poitrine.

« Vous êtes prêtre ? reprit-elle.

— Oui, reprit le père Antoni, qui, en proie à des sensations étranges, se tenait debout devant elle, plus intimidé qu’en présence d’un juge.

— D’où êtes-vous ?

— De Lwow.

— C’est bien loin. Et d’où venez-vous ?

— De Jamna.

— De la seigneurie ?

— Oui. »

Un fin sourire passa sur ses beaux traits hardis.

« Vous a-t-on montré le désastre et parlé de Magasse l’oprischek[13] ?

— On m’en a parlé.

— Et de moi aussi, probablement.

— De vous aussi.

— Et vous avez eu envie de me connaître ?

— En effet, répondit le père Antoni ; j’étais curieux de vous voir tous les deux. »

La Houzoule le perça de son œil scrutateur ; sous ce regard, l’abbé courba la tête.

« Maintenant, vous m’avez vue. Que voulez-vous encore ?

— Je désirerais vous demander un entretien. »

La géante eut un second sourire de pitié. Elle fit un signe à la vieille femme qui sortit lentement.

« Vous pouvez vous asseoir, » ajouta la Houzoule avec une majesté de reine.

Le père Antoni s’approcha d’elle et lui tendit la main. Elle ne bougea pas.

« Touchez-moi donc la main ! »

Elle la lui présenta, froide et fière. Le jeune homme la retint fortement dans les siennes et murmura d’une voix basse et suppliante.

« Vous êtes une belle femme ! par Dieu ! une femme superbe !

— Je le sais bien. Je suis adorée par le meilleur homme de nos montagnes.

— Il serait un fameux imbécile, peu digne de la clarté de ce beau soleil, s’il ne t’adorait pas. Mais tu pourrais avoir bien d’autres amants. Des seigneurs, des beaux messieurs, des princes, autant que tu en voudrais. Comment t’appelles-tu ?

— Wera Gregorevitch. Gardez vos propositions pour vous, et que je n’en entende plus parler ! Ne vous fatiguez pas inutilement, et partez vite avant l’arrivée de Magasse.

— Il va venir ?

— Hé ! sans doute. »

Le jeune prêtre s’était assis à côté de la géante.

« Tu pourrais avoir un trésor, un riche trésor ; et cela, sans exercer la magie.

— De quelle magie voulez-vous parler ? s’écria-t-elle indignée.

— N’êtes-vous pas toutes sorcières dans ces montagnes ? Et toi surtout, n’as-tu pas ensorcelé le terrible Watacheko ?

— Pour y arriver, la magie aurait été bien superflue, repartit Wera avec dignité et en se mordant les lèvres. Et ce trésor, comment puis-je me le procurer ?

— Un vrai trésor d’argent, d’or et de pierres fines. Si tu veux nous livrer Magasse, il est à toi.

— À quoi peut vous servir Magasse, et que feriez-vous de lui ? demanda-t-elle naïvement.

— Nous le pendrions ! »

La Houzoule bondit avec l’impétuosité d’un enfant de sa race. Ses yeux lancèrent des éclairs ; sa bouche frémit.

« Allez ! vous n’êtes pas un saint homme, vous n’êtes qu’un vil séducteur, un démon ! »

Elle traça un cercle nombreux de croix sur son front et sur sa poitrine.

« Je ne veux pas de votre trésor. Remerciez Dieu de ce que je ne vous livre pas, vous, à Magasse. »

Le jeune abbé sentit un frisson courir sous sa chair.

« Y penses-tu ? Tu serais capable…

— Vous me craignez, je crois, reprit la Houzoule avec un sourire de satisfaction.

— Pourquoi cela, ma colombe, mon ange ? murmura le père Antoni, passant son bras autour de la taille de Wera.

— Pourquoi ? Parce que je suis, quoique femme, d’une force supérieure à la vôtre.

— En vérité, je ne sais si, de nous deux, ce serait moi qui remporterais la victoire.

— Moi, je ne m’en donnerais pas la peine, dit-elle d’un ton calme. Et maintenant, hors d’ici !

— Tu ne nous trahiras pas lorsque tu verras Magasse, dis ? reprit encore le prêtre.

— Est-ce là tout ce vous désirez ? cria Wera fort surprise. Eh bien ! il arrive ce soir. Je vous en avertis afin que vous le sachiez et que vous puissiez l’éviter ; car vous le redoutez tous, vous autres Polaques, comme les assassins redoutent la justice. Oui, il arrive ce soir et ne repartira que demain. Je ne vous le livrerai pas. Je ne suis qu’une pauvre fille, sans parents, sans protections, sans amis ; mais je ne trahis personne, moi ! Et puis, ajouta-t-elle en faisant avec ironie glisser entre ses doigts ses guirlandes de sequins, que me donneriez-vous que je ne puisse obtenir de lui si j’en avais la moindre envie ? Il est, dans les montagnes, comme l’empereur sur le Danube, comme le czar à Moscou. »

Elle ouvrit le bahut, au couvercle duquel était adapté intérieurement un miroir ébréché, entouré de portraits bibliques, s’agenouilla sur le sol, éleva la glace à la hauteur de son visage et s’y contempla avec une joie enfantine. Puis elle alla s’asseoir sur le seuil de la cabane, les mains jointes sur ses genoux, s’appuya contre le panneau de chêne de la porte, et entonna de sa belle voix grave, dont les notes allaient se perdre dans la plaine couverte d’ombre, ce chant populaire si profondément triste :

« Ma tête est pesante, et mon cœur soupire après toi, bien-aimé ! »

Tard dans la soirée, lorsqu’il fit complètement nuit, M. Adam, l’abbé et le Cosaque, à cheval, accompagnés des gens du château et de quelques paysans armés de fléaux, quittèrent la maison, dans l’intention de s’emparer de Magasse, qui, suivant les nouvelles apportées des montagnes par le prêtre au retour de son expédition, devait se trouver dans la chaumière de Wera.

Madame Kauwigka, pelotonnée dans un châle, se tint sur l’escalier seigneurial et continua de les encourager en agitant son mouchoir jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans l’obscurité.

Le petit coucou de bois du réfectoire avait annoncé plusieurs heures depuis leur départ. Minuit approchait.

Madame Kauwigka jeta sur une table le roman français qu’elle était en train de dévorer, se leva, bâilla et arpenta la salle, attendant avec impatience qu’on lui ramenât, courbé sous les fers, le héros des montagnes Noires. Le feu de la cheminée brûlait sans bruit. Le perroquet dormait. Dehors régnait un silence profond, presque solennel.

Madame Céline s’assit au piano, en effleura de ses doigts les touches d’ivoire et se leva de nouveau, ennuyée et comme énervée.

Soudain, le grand chien-loup enfermé dans la cour poussa un rugissement rauque, puis un jappement sourd, étouffé, lugubre. Le silence se rétablit.

Un instant après, cependant, un bruit léger frétilla dans le corridor, comme si quelqu’un l’eût traversé doucement pieds nus.

« Qui est là ? demanda la baronne. »

Pas de réponse.

« Qui est là ? » demanda-t-elle une seconde fois.

Elle marcha vers la porte, l’ouvrit brusquement et recula épouvantée. Devant elle se dressait un homme haut de six pieds, le visage noirci, qui s’inclina, ébauchant un sourire.

La baronne se mit à crier.

« De grâce, madame, restez calme, si vous voulez éviter une catastrophe.

— Qui êtes-vous ? Vous venez m’assassiner ?

— Je n’y pense pas le moins du monde.

— Me voler ?

— Jamais !

— Mais qui êtes-vous, alors ?

— Je suis Magasse. Vous avez envoyé une troupe à ma recherche, avec ordre de me faire prisonnier. Me voici !

— Jésus, Maria ! » gémit madame Kauwigka, se réfugiant derrière le piano, toute tremblante.

Le bandit entra dans le salon, dont il verrouilla soigneusement la porte.

La baronne, désespérée, le considéra, muette, avec un frisson horrible.

Il avait la stature d’un héros. Grand, svelte et vigoureux, la souplesse de ses belles formes était accusée par une grossière chemise noire imbibée d’huile et retenue, au moyen d’une boucle en cuivre, par sa culotte de drap bleu, et ses chodaks[14] de cuir rouge. Il avait jeté sur son dos sa jaquette brune. Sous son chapeau de feutre noir à larges bords, orné d’étincelantes plumes de paon, de rubans rouges et de pièces de monnaie, ses longs cheveux noirs retombaient, couvrant la naissance de ses épaules. Sa large ceinture, où brillait la lame d’un couteau, était garnie de boutons de métal. Une sorte de besace carrée, de laine teinte, agrémentée de broderies, y était attachée, pendant de droite à gauche. Sur son épaule reposait un fusil dont le chien damasquiné portait gravé un passage du Coran, et qu’il avait sûrement prélevé sur le butin pendant les guerres turques. De l’autre main, il brandissait son topar[15].

« Mais que me veux-tu donc ? Prends mes bijoux, je te les abandonne de bon cœur, » dit la baronne.

Le brigand secoua la tête.

« Ne me prenez pas pour un barbare, ma jolie dame, dit-il humblement ; vous avez envoyé votre mari à ma recherche ; il me cherchera longtemps, ce cher homme ! Aussi, je trouve que ce serait un péché, voire même un crime, de laisser une gentille petite femme comme vous toute seule durant un temps aussi prolongé. C’est pourquoi, dit-il en se rapprochant, je suis venu vous égayer un peu, ma noble dame. »

La nerveuse petite femme faillit s’évanouir.

« Mon Dieu ! fit-elle en soupirant, tandis que son regard mesurait avec un effroi mêlé de complaisance la taille athlétique du Watacheko.

« Bon appétit, madame, cria le perroquet que cet incident avait tiré de son sommeil. Bon appétit !… »

Sur ces entrefaites, M. Adam, à la tête de sa troupe, traversait lentement le village de Jamna et s’engageait dans un chemin creux bordé de saules, qui serpentait juste dans la direction des montagnes Noires. Au sortir du bourg, il fit une rencontre peu faite pour lui donner du courage. L’expédition croisa un paysan qui traînait après lui un cercueil placé sur une petite voiture en osier. À cette vue, le gentilhomme jeta sur ses domestiques un regard morne. Lorsqu’ils atteignirent le pied de la montagne, l’obscurité était complète. Arrivés devant une croix de bois d’où partait un petit chemin conduisant directement aux maisons éparses de Horgna et au nid de hibou de la widma, ils s’arrêtèrent pour délibérer.

« Nous ferions bien de quitter les chevaux, fit le prêtre.

— Mais qui donc restera pour les garder ?

— Moi-même, s’écria obligeamment le Cosaque.

— Non ! non ! choisissons plutôt un des paysans.

— Choisissons un des paysans, répondit Petienko avec un soupir.

— Et maintenant, en avant ! commanda M. Adam d’une voix claire et vibrante. Mais j’oublie… Qui de nous occupera la tête de colonne ?

— Cet honneur vous appartient, monsieur Adam, dit l’abbé, vous êtes notre général.

— Où avez-vous vu qu’on mit le général à la tête de l’armée ? C’est la place des chevau-légers. Aussi, je vous prie…

— Et par quel hasard, monsieur, me classez-vous parmi les chevau-légers ? ajouta le père Antoni visiblement offusqué.

— Allons, vous admettez cependant, cria M. Adam, que pendant toutes nos campagnes les Cosaques formaient l’avant-garde. C’est à Petienko de nous montrer le chemin.

Le vieillard maugréa, fit le signe de la croix et entra dans le sentier d’un pas rapide, sans se faire trop prier. Derrière lui marchait l’abbé, puis M. Adam. Les domestiques suivaient de près. Le sentier était ardu, crevassé, semé de cailloux, et si étroit que deux hommes ne pouvaient y marcher de front. Il sillonnait les rochers entre une paroi abrupte et un abîme profond où mugissaient les flocons neigeux d’une cataracte. Le ciel se couvrait d’épais nuages. Çà et là quelques étoiles piquaient la brume de leurs flèches d’or. À dix pas de soi on ne distinguait rien du tout.

« Voici l’endroit où les cinq marchands ont été égorgés, dit le vieux Cosaque désignant un crucifix de bois planté dans un bloc de granit. Tous s’arrêtèrent.

— Et c’est là qu’on a jeté leurs cadavres, » ajouta le Cosaque en étendant le bras vers le gouffre noir.

Plus haut, dans quelque caverne, une chouette exhala sa plainte lugubre.

Nos hommes poursuivaient leur ascension, haletants, et avançaient à petits pas. Tout à coup le Cosaque se baissa prestement, comme un jeune soldat esquivant la première balle pendant une bataille. Instinctivement, tous l’imitèrent.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda l’abbé à demi-voix.

— Une chauve-souris, » grommela le Cosaque.

La caravane se remit en marche et cette fois gagna du terrain. Elle atteignit un vieil arbre dont le tronc courbé sur la cascade servait de pont d’une rive à l’autre.

Au moment où Petienko se préparait à y mettre le pied, un sifflement aigu passa entre les rochers, et l’on entendit sur la montagne le signal mélancolique et sauvage du trembit[16].

« Tout est perdu ! fit le vieillard.

— Ce sont les brigands, balbutia M. Adam. — Ses genoux s’entre-choquaient avec violence. — Donnez-moi de l’eau-de-vie. »

Silence complet.

« L’eau-de-vie, frère ! » insista le gentilhomme en portant la main derrière lui.

Sa main ne rencontra que du vide. Il se retourna et ne vit personne.

« Ah ! les scélérats ! ils sont partis ! gémit le baron. Nous sommes trahis ! Priez, mon père, priez ! »

Rien n’était plus vrai. Les domestiques avaient pris la fuite l’un après l’autre, et les paysans avaient suivi leur exemple. Nos trois héros se trouvaient seuls au milieu d’une des gorges les plus escarpées de la montagne.

« Si nous chantions quelque chose, proposa le Cosaque.

— Quoi donc ? murmura le père Antoni.

— Chantez toujours, aussi fort que vous pourrez ! »

Et tous trois entonnèrent, n’osant ni avancer ni reculer :

Notre troupe est nombreuse ! Notre troupe est nombreuse !

Soudain, un objet lourd bondit à une petite distance et s’abîma dans le précipice avec un fracas épouvantable. C’étaient des pierres qui se détachaient de la montagne et entraînaient tout sur leur passage.

Nos trois héros n’en demandèrent pas davantage. Sans réfléchir, sans prononcer une parole, ils firent volte-face et redescendirent à toutes jambes dans la vallée, poursuivis par les cris railleurs d’un millier de petites chouettes…

Abattus, fatigués, couverts de sueur, ils regagnèrent au matin la kartschna[17] de Jamna, où s’étaient donné rendez-vous la veille les domestiques et les paysans. Les autres héros du village, qui maintenant venaient de s’y rassembler, attendaient des nouvelles de l’expédition.

M. Adam les toisa d’un regard sévère :

« Par votre faute, tout a échoué, dit-il. Je ne ferai pas d’enquête. Il vaut mieux garder le silence là-dessus.

— Il nous est arrivé comme aux loups de la fable, reprit le Cosaque en riant, après avoir avalé un grand verre d’eau-de-vie.

— Quoi donc ? demanda le père Antoni.

— Je veux parler d’un vieux conte houzoule, Votre Honneur.

» Une fois, les animaux domestiques se lassèrent de leur position et de la domination de l’homme. Ils émigrèrent tous une nuit : la vache, le cheval, le coq, le canard, le chat et l’oie ; le chien seul refusa de s’expatrier. Ils marchèrent jusqu’au soir du jour suivant, où, brisés de fatigue, ils entrèrent dans une forêt et se réfugièrent dans une chaumière abandonnée. Le chat s’étendit sur le foyer, près de la cendre encore tiède ; le cheval et la vache se couchèrent sur le foin ; le canard se blottit sous un banc, et l’oie sous une table ; la poule se hucha sur une perche à sécher du linge, et le coq sur le faîte de la hutte. Dans la nuit, les loups arrivèrent et se consultèrent pour savoir si la cabane était habitée. Ils résolurent d’y envoyer le plus gros d’entre eux, afin qu’il l’explorât et leur en rapportât des nouvelles. Mon loup s’y faufile doucement. Il voit les yeux du matou qui reluisent et les prend pour des charbons ardents. Mais, comme il veut s’en approcher, le chat lui saute sur la tête et l’éborgne à coups de griffes, le cheval se lève et le régale d’une ruade. Le loup, effrayé, tente de s’enfuir. Il rencontre les cornes de la vache qui le clouent contre la muraille. La poule piétine sur son dos en caquetant, l’oie et le canard courent entre ses jambes et lui font perdre l’équilibre. Il parvient, après de grands efforts, à recouvrer sa liberté, et il se sauve dans la campagne, glacé par le champ du coq, qui le poursuit de sa voix stridente. Mon loup arrive vers les siens dans un état fort pitoyable. « Ah ! mes bons amis, leur dit-il, à quels périls m’avez-vous exposé ! La hutte est remplie de monde. Lorsque j’y pénétrai, tout était obscur. Je m’approchai du foyer où je vis luire des braises. Mais, au même instant, la cuisinière se jette sur moi et m’aveugle avec son couteau, le domestique m’étourdit d’un coup de fléau, le propriétaire lui-même me poursuit avec une fourche dont les dents m’ont laissé d’affreuses blessures. Quant à sa femme, elle ne trouve rien de mieux que de me frapper avec son rouet, tandis que les servantes font crier leurs ciseaux à mes oreilles. Je me dégage avec une peine infinie, j’atteins heureusement la porte, et, au moment où je me précipite sur la route, j’entends un inconnu commander d’un ton criard : « Poursuivez-le ! poursuivez-le ! » Les loups en surent assez. Ils partirent au galop, comme nous, tout à l’heure, dans les montagnes Noires. »

Il faisait grand jour lorsque M. Adam s’arrêta devant la porte de sa seigneurie. Un écriteau y était appliqué.

— Lis, Petienko, » dit le baron (l’ordonnance étant tracée en caractères grecs que les Polonais ne déchiffrent qu’avec peine).

Le Cosaque commença :

« J’ordonne à M. Adam Kauwigki, seigneur de Jamna, de restituer aujourd’hui même les chevaux de Kwitka et les bœufs hongrois de Hechara ; sinon, un arrêt sera prononcé sur sa tête, et nous rendrons la justice comme aux anciens temps.

» Magasse le Watacheko. »

« Y a-t-il vraiment cela ? murmura M. Adam horrifié, épelant l’affiche à l’aide du jeune abbé.

— Certainement, dit le père Antoni.

— Alors, que nous reste-t-il à faire ? s’écria douloureusement M. Adam.

— Vous le voyez vous-même : renvoyer les chevaux.

— Et les bœufs ? observa le Cosaque.

— Les bœufs aussi, imbécile, cria le baron d’une voix aigre. Cela va sans dire. »

Les événements de cette nuit mémorable ne restèrent pas sans résultat. Maintenant, le Cosaque accueille les gens qui viennent au château avec la plus grande courtoisie. M. Adam ne songe pas à exiger des paysans plus d’ouvrage que n’en prescrit la loi du « robot » ; le fouet que maniait avec tant de dextérité madame Céline Kauwigka gît dans un coin, couvert de poussière ; et le père Antoni, qui s’est décidé à poursuivre sa vocation de gouverneur et de prêtre, a complètement renoncé à la gloire de s’emparer de Magasse ou de tel autre brigand des montagnes Noires.

Aussi tout marche admirablement, tant au château que dans les métairies ; et on n’a plus jamais entendu dire que le feu ait été mis à une des fermes de M. Adam, ni qu’un bandit soit venu passer la nuit auprès de madame Célina Kauwigka, sous prétexte de l’égayer et de lui tenir compagnie.


  1. Lemberg.
  2. Jaquette.
  3. Édit publié par l’empereur Joseph II.
  4. Brigand, primitivement paysan insurgé.
  5. Cracoviens et montagnards.
  6. Paladin, chevalier ou trouvère des Slaves de l’Est.
  7. Chantre.
  8. Métairie.
  9. Fusil.
  10. Voyante, sorcière.
  11. Le Brocken des Russes.
  12. Courte jaquette sans manches.
  13. Bandit.
  14. Sandales.
  15. Massue des Houzoules.
  16. Cor gallicien, dont le son se rapproche de celui du cor de chasse.
  17. Auberge.
  1. Note de wikisource : vient de работа, travail, corvée dûe au seigneur.