Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/Avertissement

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AVERTISSEMENT.



Les Réflexions dont voicy la suite, ont été attaquées par trois Auteurs successivement : Je prends ici occasion d’examiner les Critiques qu’ils en ont faites. Je ne me propose pas cependant de repliquer à toutes. Lors qu’elles me paroissent considerables, ou j’y défere si elles sont justes, ou je les refute si elles ne le sont pas ; & quand elles n’ont rien qui merite qu’on s’y arréte, je ne crois point devoir pousser la complaisance pour mes Censeurs, jusqu’à fatiguer un Lecteur judicieux. C’est pourquoy je ne réponds point aux pauvretez de l’un d’eux, qui pretend[1] faire voir que Ciceron & Cesar ne sçavoient que mediocrement le Latin ; ni à celles d’un autre, qui plagiaire s’il en fut jamais, ainsi que l’a montré Cleante, accuse les autres de l’être ; ni enfin à aucune des Critiques de je ne sçay quel Grammairien, qui met en question s’il faut dire, une belle âge ou un bel âge, & qui croit que tomber une chose est une expression plus correcte que laisser tomber : Je tombe mes gands dit-il[2], on les amasse, je les retombe encore une fois, on les ramasse ; On peut juger par là de l’habileté du Puriste, c’est tout ce que j’en diray ; car il y auroit de la cruauté à vouloir encherir sur ce qui en a déja été dit par un de mes Censeurs mêmes[3], qui s’est broüillé je ne sçay comment avec luy. J’ay donc jugé à propos de laisser là cét Auteur poli, dont j’avertis que je ne parleray point dans ces Réflexions, & de ne répondre qu’aux deux autres, dont les Critiques quoi-que assez mal fondées, m’ont paru plus specieuses.

De ces deux il y en a un que je désigne plus particulierement, le marquant d’ordinaire par le titre de son Livre, & le citant même quelquefois par son nom ; mais on ne doit point s’en étonner : comme c’est un homme fameux à qui on ne peut pas reprocher, comme il fait aux autres, qu’on ne le connoisse gueres, qu’on n’ait pas entendu parler de luy, ni par consequent que ce soit un homme obscur, j’ay eu lieu de penser que le Public seroit bien moins indifferent sur ce qui regarde un Auteur de ce caractere, que sur ce qui peut regarder le second.

Ce dernier verra cependant que j’ay lû son Ouvrage avec attention, & que si je ne parle point des principes frivoles qu’il tâche d’établir d’abord, & si je neglige ses invectives, je n’en ay pas moins satisfait à ses doutes. Il me fait un crime d’avoir critiqué des Auteurs vivans, & me reproche de les avoir quelquefois nommez ; mais il n’a pas pris garde que quand j’en ay usé de la sorte ç’a été sans consequence, puisque je n’ay presque cité que des Ecrivains d’un merite distingué, & par consequent au dessus d’une faute de langage. Je ne les ay pas crû capables de s’en choquer ; & j’ay pensé qu’il n’y avoit que les Précieuses de Moliere qui pûssent avoir cette délicatesse. D’ailleurs ne sçait-on pas qu’il peut échaper aux plus habiles des fautes contre la construction & contre le choix des mots ? Il faudroit être d’un étrange caractere pour se croire impeccable en ce genre.

Nôtre Censeur se formalisera peut-être que j’aye cité à la marge quelques-uns des endroits que je reprends dans son Livre ; mais comme les exemples que j’en rapporte sont si deffectueux, qu’on auroit pû croire que je les aurois faits à plaisir, j’ay crû que je devois necessairement citer les pages d’où ils étoient tirez, & me contenter seulement de ne point nommer son ouvrage, afin qu’il n’y ait que ceux qui l’auront lû, qui puissent sçavoir à qui appartiennent des fautes si grossieres. C’est tout ce qu’on peut faire pour épargner un Auteur qui nous attaque, & pour ne point triompher de ceux qui prennent sa défense.

Pour revenir à l’homme fameux dont j’ay parlé, je ne puis assez admirer qu’il se plaigne, comme il fait dans sa Preface, de ce que d’autres s’avisent de leur autorité particuliere d’écrire sur la Langue. Veut-il nous persuader qu’il ait des Lettres patentes pour le faire luy seul ? & seroit-ce pour cela qu’il confisque à son profit tout ce qui vient des autres, & qu’il se l’approprie comme s’il étoit à lui ? car il me permettra bien d’observer ici en passant, sans luy en faire d’autre reproche, qu’il n’a pas fait façon de me prendre quelques Remarques, & pour en venir aux exemples, celle qu’il donne sur les omissions élegantes, est prise à la page 598. de mes premieres Réflexions[4]. Celle de deux substantifs singuliers joints avec un verbe singulier, prise à la pag. 417[5]. Celle de c’est eux, ce sont eux, à la page 108. Celle d’angoisse, prise à la page 52. Celle de Bresil & Brasil, à la page 94. sans parler de pourque, de son & de se au lieu de en, & de quelques-unes encore, qu’il a tâché de déguiser comme les autres, par le changement des Exemples.

Il dira peut-être que la profession de Grammairien qu’il fait depuis un si grand nombre d’années, lui a donné le privilege d’en user de la sorte, & qu’il a droit en qualité d’Ancien, de regarder comme à luy, tout ce que des nouveaux venus osent écrire sur la Langue. A cela je n’ay rien à dire, j’avouë que j’aurois tort de me plaindre : il n’y a point assés long-tems que je m’applique au langage pour pouvoir me flatter d’être comme luy un Grammairien de profession : C’est une qualité que je ne sçaurois luy disputer, aussi je la lui abandonne toute entiere, quoi qu’il la veüille partager avec moy dans sa Preface.

On trouve dans le Corps dont il a l’honneur d’être, des Philosophes, des Orateurs, des Theologiens, &c. je veux dire des personnes, qui aprés avoir donné un certain tems à l’étude des paroles, s’attachent ensuite pour le reste de leurs jours, les uns à la Philosophie, les autres à la Theologie, les autres à la Prédication de l’Evangile, &c. mais on y en trouve peu, qui aprés avoir passé leur jeunesse dans l’exercice de la haute & sublime Science de la Grammaire, ayent encore assez de perseverance pour y vouloir vivre & mourir, comme nôtre Grammairien, qu’on peut appeller pour ce sujet le Grammairien par excellence.

Peut-être dira-t-il qu’il ne m’a pris aucunes Remarques, & qu’il n’a fait que se rencontrer avec moy dans tous les endroits que je raporte. A la bonne heure ! je veux bien que ces rencontres me tiennent lieu de son suffrage, j’en fais cas : Mais qu’étoit-il necessaire d’avertir, comme il a fait, qu’il ne m’avoit pas pris President au Mortier ? Sa judicieuse induction de femme au lait & de femme à lait me le persuadoit assez. Je vois bien qu’il a voulu épuiser la Remarque, je la lui cede de bon cœur, elle ne me donne aucune jalousie, non plus que beaucoup d’autres dont il a sçu enrichir son Livre, & qui luy sont toutes particulieres ; comme lors qu’il observe, par exemple, qu’un homme est dégoutant quand il est mal propre, qu’il sent mauvais & qu’il bave en parlant[6]. L’exemple n’est-il pas bien choisi ? Qu’un Ecriteau est un morceau de papier ou de carton, dans lequel on écrit quelque chose en grosses lettres, pour donner un Avis au Public : Que tirer les vers du nez, tordre le nez, avoir la langue bien penduë, mettre la puce à l’oreille, ne sont pas du stile sublime, non plus que cette autre expression : Qui trop embrasse mal estreint : Qu’une femme abandonnée signifie autre chose qu’un homme abandonné & delaissé, & une coureuse autre chose qu’un coureur : Qu’on ne dit point : Henry IV. engendra Loüis XIII. Que le mot engendrer s’employe au sujet de la vermine[7] (toutes idées nobles comme on void.) Que quand on dit que la malpropreté engendre la vermine, ce qu’il y a là de sale est d’une espece differente ; Et cent autres curiositez de la sorte.

Ces trois Censeurs, qui semblent s’être unis pour me critiquer, se sont un peu écartez dans la maniere dont ils l’ont fait ; selon le premier, qui est celuy auquel je ne réponds point, il m’arrive souvent de reprendre Port-Royal, & selon les deux autres, j’approuve aveuglement tout ce qui en vient. L’un de ces derniers me fait un procez, d’avoir dit que le mot de gros mis à tout n’étoit pas une façon de parler nouvelle, & l’autre soûtient que j’ay raison en ce point. Nos Grammairiens se contrarient ainsi en plusieurs autres rencontres, en sorte qu’on peut dire, que c’est un petit Royaume divisé, dont il ne faudroit pas même se mettre en peine, quand le sujet dont il s’agit seroit de plus grande consequence.

Il me resteroit à parler ici de ces secondes Réflexions, mais je n’ay rien à en dire que ce que j’ay dit des autres dans la Preface de mon premier Volume. J’avertiray seulement que comme un de mes Critiques m’accuse de m’être contenté d’efleurer dans les premieres beaucoup de Remarques importantes, comme si elles n’avoient pas été dignes de mon application, l’on verra ici par celles que j’ay essayé d’approfondir, que je ne demande pas mieux que de me corriger ; & que si mon Censeur sçait si bien profiter, comme il dit, des avis qu’on lui donne, je tâche du moins de faire en sorte que ceux que je reçois, ne me soient pas inutiles.

J’avois même dessein de toucher de nouveau dans ces Réflexions, la remarque que j’ay donnée dans les autres sur un certain stile ; Et je l’aurois fait, sans que mon Critique, qu’on ne peut nier qui ne soit Connoisseur en cette matiere, a trouvé lui-même que j’avois épuisé la Remarque, qu’on n’y pouvoit rien ajoûter, & que j’en avois parlé à fonds & en maître ; car j’ay crû devoir m’en rapporter à son jugement, comme à celuy d’un homme versé là-dessus. Aussi je luy ay rendu justice sur ce sujet il y a long-tems ; & ceux qui ont lû mes premieres Réflexions, peuvent se souvenir qu’il y tient rang parmi les personnes qui parlent le mieux ce langage. Il a la bonté de dire que je l’entends en perfection[8], & que ce seroit me faire injustice que de ne pas convenir, que je le sçay mieux qu’un autre ; mais pour luy il a l’avantage de l’entendre & de le parler. Et on n’a qu’à lire sa galante Remarque sur[9] l’ablatif absolu, celle qu’il a faite sur[10] au reste, celle de[11] garde, de[12] fastidieux, de[13] perspicacité, de[14] puerile, &c. & l’on verra si personne parla jamais ce langage plus naturellement que luy. Il faut loüer le merite où on le trouve, & rendre justice à tout le monde.



  1. P. 123. 124. & suivantes.
  2. P. 117.
  3. Suite des Remarques nouvelles.
    Preface au commencement.
  4. Sous le titre de Retranchemens élegans
  5. Sous le titre de Plurier douteux.
  6. Suite des Remarques nouvelles. P. 28.
  7. Suite des Remarques nouvelles. P. 228.
  8. Suite des Remarques nouvelles. P. 111.
  9. P. 259.
  10. P. 295.
  11. P. 58.
  12. P. 27.
  13. P. 21.
  14. P. 57.