Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 29

Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IVp. 5-37).


CHAPITRE XXIX.


Jamais le soleil ne s’était levé sur un jour plus horrible que celui qui succéda à l’aventure de la veille. Henriquez s’éveilla… et toute trace de délire étant passée, il regarda à ses côtés… ô monstruosité ! ce n’était point la belle Lilla, sa charmante fiancée, l’épouse de son cœur, mais Victoria, qui ne lui paraissant plus qu’elle même, empoisonnait ses regards : elle dormait encore, et soupçonnait peu l’horreur qu’elle inspirait ; ses cheveux noirs, sortant de sa coëffure de nuit, s’étalaient sur un visage brun et fortement animé… hélas ! tout prouvait à Henriquez sa fatale erreur. Une fureur nouvelle le saisit… ses yeux sortaient de leur orbite, et il les roulait en véritable maniaque ; un cri aigu partit de ses lèvres. Il prononça avec un accent déchirant le nom de Lilla ! s’élançant du lit en désespéré, il courut à son épée, qui était suspendue dans un coin de la chambre, et en arrachant le fourreau, il tourna la pointe vers son cœur, et se précipita dessus : comme il était nud, rien ne pouvait arrêter le coup, aussi tomba-t-il à terre, et un ruisseau de sang coula de sa blessure. Victoria s’était éveillée au cri qu’il avait fait, mais elle n’avait pu prévenir l’action ; elle le soutint seulement comme il tombait, et partageant sa chute, elle put presser sa tête contre sa poitrine.

À ce toucher, de fortes convulsions s’emparèrent d’Henriquez ; il chercha à retirer sa tête d’entre les mains de son ennemie, et ne pouvant y réussir, ses mouvemens convulsifs devinrent plus forts ; il ferma les yeux un instant, puis les rouvrant ensuite, il parut vouloir exprimer ce qu’il ressentait : regardant Victoria, d’un air de joie mortelle, il prononça ces mots : « Furie persécutrice… c’est ainsi que… que je t’échappe… à jamais ! » pas un mot de plus ne sortit des lèvres de l’infortuné, ni un soupir de sa poitrine ; et, triomphant dans son agonie, il expira !

Voilà donc encore une fois, les visions de bonheur de Victoria évanouies ! une rage des plus fortes brûla son âme à cette conviction, et la mit dans l’impossibilité de savoir à quoi elle allait se porter. Elle se tordit les bras, et se serra tellement les mains l’une dans l’autre, que les ongles y étaient empreints : elle s’arracha ensuite les cheveux, et tomba accablée sur le corps d’Henriquez. Enfin sa violence cessa, et un calme de mauvais augure en fut la suite ; elle se releva, et s’habilla à la hâte, puis s’emparant de son poignard, elle parut méditer quelqu’action horrible. Elle quitta brusquement la chambre de désespoir et de mort, en ferma soigneusement la porte, et vola encore une fois à la forêt.

Victoria ne pouvait analyser au juste ce qui se passait dans son âme en ce moment ; mais elle alla droit au lieu où languissait la malheureuse prisonnière : se sentant une force de démon, elle escalada au plus vite le rocher ; la cataracte résonna de nouveau à ses oreilles, ce qui augmenta la rapidité de ses mouvemens, et elle ne sentit presque point la dureté des cailloux : la montagne ne lui parut qu’une colline, et les précipices ne lui inspirèrent aucune crainte, tant était grande l’exaltation où ses espérances déçues avaient porté son être ! enfin elle se trouva au lieu où sa rage aveugle la conduisait. Jusqu’alors elle n’avait pas été voir l’objet de sa haine ; indifférente à sa situation, elle n’avait fait aucune demande à Zofloya sur ce sujet ; et, oublié jusqu’à cet instant fatal, il fallait un nouveau motif de vengeance pour le lui rappeler. L’âme de Victoria tramait un dessein infernal, pour mettre fin, par une catastrophe subite, aux scènes qui avaient précédé. Ne prenant pas le tems de respirer, elle descendit avec promptitude dans le sentier qui conduisait au cachot de l’orpheline Lilla !

Ce qu’elle vit ne fit qu’irriter sa mortelle humeur, loin de l’adoucir. Étendue sur la terre, l’infortunée paraissait attendre son dernier instant ; sa tête était posée sur un bras qui lui servait d’oreiller ; elle avait à ses côtés quelques parcelles de nourriture grossière. Victoria s’en approchant avec son poignard, qu’elle tenait d’une main ferme, secoua la chaîne de l’autre, en mandant à Lilla de se lever. La pauvre petite s’efforça d’obéir ; le manteau de léopard était jeté sur une de ses épaules, et venait croiser sur le reste de son corps ; ses cheveux tombaient autour d’elle dans un désordre lugubre, tandis que de ses deux mains, elle cherchait à voiler son sein, par une pudeur angélique qui ne l’abandonnait jamais. Elle leva ses yeux bleus sur sa persécutrice, dont l’air était sévère et sombre ; la charmante petite Lilla offrait bien en ce moment, la miniature de la Vénus de Médicis.

» Maussade, hideuse créature ! cria Victoria en furie, prépare-toi à la mort ! » Dans cet état d’abandon et de malheur, la beauté sans tache de l’orpheline excitait encore la jalousie de son ennemie.

» Oh ! madame, dit l’enfant, d’un ton plaintif, c’est donc vous ! c’est vous qui voulez me tuer ! je croyais, j’espérais… mon dieu, ne me regardez pas ainsi… j’espérais que vous veniez me donner la liberté. »

» Oui, misérable, je vais te la donner, la liberté. Regarde… (elle secouait la chaîne vivement ?… je te la donne… mais par la mort… »

« Ô ciel ! Victoria, en quoi donc vous ai-je offensée pour que vous me haïssiez autant ? songez que je ne suis qu’une pauvre orpheline qui ne vous a jamais fait de mal. » « Paix, chétive créature ; il t’appartient bien de parler ainsi. Sache donc que tu m’as déjà fait plus de mal que tu ne vaux. Allons, suis-moi. »

« Je ne puis marcher… il m’est impossible de vous suivre, répondit en sanglottant la pauvre Lilla. »

« Eh bien, je vais t’aider, dit Victoria, en la saisissant par le bras, et l’enlevant durement de terre. Alors, elle l’entraîna par l’ouverture de sa prison, sans égard pour ses pieds meurtris par la dureté des pierres sur lesquelles elle marchait ; mais la pauvre victime ne pouvant plus aller, tomba à ses pieds.

« Maintenant, regarde, dit la cruelle femme !… Un abîme était devant elle, et un torrent, fuyant à travers les cavités immenses de la montagne, s’y précipitait avec fureur. Vois-tu, belle séductrice, adorable Lilla, que rien au monde ne pouvait arracher du cœur d’Henriquez, devines-tu le sort qui t’attend ? »

« Oh ! grâce, grâce, je vous en Madame, dit Lilla en s’attachant étroitement à Victoria. Oh ! je vous en supplie, ne me tuez pas. Rappelez-vous que nous avons été amies, compagnes. Je vous aimais, Victoria ! je vous croyais si bonne !… mais à présent je vous crois l’esprit égaré, et je vous aime encore…. chère, chère Victoria, revenez à vous. Si belle, si spirituelle… non, vous ne sauriez assassiner une pauvre fille abandonnée du monde entier… non, non, cela n’est pas dans votre cœur sensible. »

« Ton babil ne m’appaisera pas, te dis-je. N’as-tu pas été aimée exclusivement d’Henriquez ? »

« Henriquez !.. ah ! oui, il me semblait… mais… mais où est-il maintenant, Victoria ? »

« Il est mort ! mort, dit-elle avec un rire d’enfer. Allons, prépare-toi à le suivre. »

« Mort ! ah ! femme cruelle, c’est toi, sans doute, qui l’as assassiné. »

« C’est plutôt toi, misérable, c’est ta frivole image qui a plongé une épée dans son sein. Cesse donc de parler, ou, par le ciel, je te précipite au bas de ce rocher. »

« Ô ! Henriquez ! tu n’existes donc plus !… cela est ; car, vivant, tu n’aurais pas cessé un instant de chercher ta Lilla, et le ciel eût permis que tu découvrisses l’horrible caverne où l’on m’a renfermée. Eh bien, il n’est plus de bonheur pour moi qu’en quittant la vie. »

« En ce cas, meurs donc vite, dit Victoria en cherchant à se dégager de Lilla, qui la serrait avec toute la force que donne le désespoir. »

» Oh ! chère, chère Victoria…. une mort si affreuse m’épouvante…. s’il faut que je meure… que ce soit de la même mort qu’Henriquez… plonge ton stilet dans mon sein. »

« C’est ce que je veux faire, cria l’enragée, et te précipiter ensuite. » Elle leva son poignard pour en percer l’orpheline, mais, n’étant pas à son aise, elle n’atteignit que l’épaule, et le sang qui en sortit rendit ses cheveux blonds d’un rouge brillant.

Le courage de la malheureuse Lilla l’abandonnait… la mort qu’elle venait de demander faisait frémir son âme innocente. Voyant que Victoria était décidée à lui ôter la vie, la nature la porta à faire un dernier effort pour se sauver… un autre coup de poignard la fit tomber sur ses genoux, où elle implora miséricorde. Puis, oubliant ses blessures et sa faiblesse, elle essaya d’échapper à sa barbare ennemie.

Excitée davantage par cette tentative légère de se soustraire à sa vengeance, Victoria poursuivit sa victime. Elle l’eut bientôt gagnée de vitesse, et Lilla, voyant que tout espoir était perdu pour elle, s’élança après un vieux chêne dont les branches énormes s’étendaient par degrés sur un précipice. Elle y enlaça ses bras déchirés. Et son corps à peine soutenu par cet appui fragile, se balançait en attendant sa chute.

Victoria regarda ce spectacle d’un œil furieux. Elle chercha à secouer les branches de l’arbre, afin de faire tomber Lilla. Tremblante à sa menace terrible, la malheureuse fille quitta soudain son appui, et chercha un autre refuge dans le roc. Mais elle était mille fois trop faible pour résister à son adversaire. Elle tomba encore sur ses genoux ; elle regarda, en implorant sa grâce, celle dont elle venait de recevoir des blessures dont le sang coulait abondamment. « Barbare Victoria, vois-moi donc avec compassion. Mon sang ne saurait-il t’appaiser, non plus que mes douleurs ? ah ! j’étais loin de penser, quand tu m’invitas, dans mon abandon, à demeurer avec toi, que ce serait pour me faire subir une pareille destinée. Souviens-toi donc, Victoria… oh ! je t’en prie, aies pitié de moi, et je prierai Dieu de te pardonner le passé ! »

La seule réponse de Victoria fut un rire féroce, et elle leva encore une fois son poignard.

« C’est donc décidé ? ô ciel ! eh bien, prends ma vie, Victoria, mais prends-la d’un seul coup. Tue-moi du même poignard qui a tué mon Henriquez, parce qu’il m’aimait plus que toi.

Le feu sortit des yeux de Victoria, à cette observation ; et n’étant plus maîtresse de sa violence, elle prit Lilla par les cheveux, et la renversa à terre ; alors elle lui donna mille coups de poignard, partout où elle put frapper. Lilla expirait… l’exécrable furie, redoubla ses coups, et après en avoir couvert son beau corps, elle le poussa du pied, pour le jeter dans l’abîme ; le cadavre roula de pointe en pointe, et jusqu’à ce qu’il disparût à la vue de Victoria, qui le suivait de l’œil. Bientôt un bruit sourd frappa son oreille ravie, en l’informant que Lilla était dans son tombeau ; mais cette joie cruelle n’était qu’un délire, une confusion dont le repos était bien loin ! une certaine frénésie s’empara d’elle, et la fit courir en insensée, sans savoir où elle allait ; quoique rendue de fatigue, elle n’osait demeurer dans ces sombres solitudes, et craignait même de tourner la tête, pensant que l’ombre de Lilla la poursuivait. Elle la voyait encore rouler dans le précipice… elle entendait ses gémissemens… ses beaux cheveux teints de sang, ses membres déchirés étaient devant elle… et le cri, grâce, grâce, raisonnait autour d’elle, comme si mille échos l’eussent répété. Voilà ce que Victoria retirait de l’atrocité monstrueuse à laquelle elle venait de se livrer.

Enfin elle sortit des rochers, et descendit le sentier : arrivée au bas, le premier objet qu’elle rencontra fut le maure, qui parut devant elle, comme s’il l’eût attendue.

» Victoria, dit-il, d’une voix moins douce que de coutume, et en fronçant le sourcil, vous vous êtes trop précipitée, et cette dernière action hâtera votre destin. Pourquoi avoir assassiné une pauvre orpheline ? vous vous en repentirez… gardez-vous maintenant de rentrer au château, car le malheur vous y attend. »

» Qui t’a dit, maure, que j’aye assassiné Lilla ? demanda Victoria avec hauteur. Eh bien, si je l’ai fait, cela ne te regarde pas, et j’en répondrai… allons retire-toi, que j’aille au château… ce lieu m’appartient, j’espère. »

» À votre aise, dit Zofloya. Courez après un sort que vous pouvez encore éviter. »

» C’est mon affaire, répondit Victoria, et je veux passer. »

» Passe, passe, pauvre femme… mais souviens-toi que, sans ma permission, tu ne saurais même respirer ! »

Victoria fut indignée de ce ton que prenait le maure, et lui tournant le dos, elle poursuivit son chemin. Son esprit en fermentation, ne pouvait plus éprouver de contrainte… elle entrait au château, quand Zofloya passa tout-à-coup devant elle ; cependant elle ne l’avait pas vu aller, et au contraire, il était resté quelque tems à la place où elle l’avait laissé. Cette circonstance lui causa bien un peu de surprise, mais, occupée d’autres objets, elle ne s’en inquiéta pas davantage.

Son premier soin fut d’aller à la chambre d’Henriquez ; tout était comme elle l’avait laissé, et le corps noyait dans son sang : on n’avait donc point forcé la porte, selon que Zofloya le lui avait donné à entendre ; aussi se moqua-t-elle de ses prédictions. Elle referma la chambre sans dire à qui que ce fût qu’Henriquez était mort. Comme il était encore de bonne heure, Victoria tenta de se mettre au lit, pour dissiper par un peu de sommeil, le chaos terrible de son âme : elle s’enferma ; et la lassitude l’emportant sur ses réflexions, elle ne tarda pas à s’endormir.

Cependant son sommeil ne fut pas profond, et ressemblait plutôt à un engourdissement qu’à un véritable repos ; on eût dit même qu’elle veillait, car ses yeux étaient à demi-ouverts. Des choses étranges passaient devant elle, et ne pouvant tout-à-fait croire à l’illusion, il lui sembla qu’un renouvellement de cochemars la tenait éveillée, sans qu’elle pût faire le moindre mouvement pour se débarrasser des horreurs qu’il lui laissait voir… un bruit de sonnettes la frappa ; elle se crut transportée dans un appartement isolé du château, et qui n’avait pas été ouvert depuis la mort de Bérenza. Il y avait dans une chambre, un grand coffre de fer qu’elle se souvint d’y avoir vu : soudain les portes furent ouvertes, et plusieurs des gens du château entrèrent ayant à leur tête le vieil Antoine, domestique de confiance du Comte. Il s’avança, l’air égaré et plein de terreur : il appela quelques-uns de ses camarades pour ouvrir la caisse… ce qui ne fut pas plutôt fait, qu’un cri d’épouvante partit de toutes les bouches… on put voir… et on reconnut la cause véritable de la mort de Bérenza !

À cette découverte, ils se tournèrent tous avec fureur contre Victoria, en paraissant vouloir l’exterminer. — Zofloya parut, et la foule se dissipa. Alors elle s’éveilla tout-à-fait, et des gouttes de sueur froide découlèrent de son front.

En ce moment elle apperçut le maure au pied de son lit ; son aspect était sombre et terrible : ses regards lançaient des éclairs. Victoria était tentée de se croire encore endormie ; elle regarda comme une personne en délire, et sans y voir, tant son âme était troublée. Elle allait se lever… Zofloya l’arrêta en disant : une minute ; madame. Ce matin vous avez dédaigné mes avis, en voulant passer outre, cependant cela ne m’empêche pas de m’intéresser à votre danger. Déjà vos passions violentes vous ont conduite au-delà des bornes de la prudence, et ont hâté votre perte, la honte vous attend, en ce moment. Écoutez ce que je vais vous dire. Vous venez de faire un rêve qui n’est que l’image de la réalité. Pendant le peu de tems que vous avez dormi, il s’est passé des choses étranges dans le château. Vos gens s’étant levés plus tard que de coutume, ne s’étaient encore aperçu de rien ; mais Antonio venait de voir en songe une chose faite pour le remplir de terreur ; il a sonné ; quelques domestiques sont accourus à sa chambre, et il leur a raconté ce qui venait de l’agiter pendant son sommeil. Cette classe d’hommes se porte facilement à la superstition ; en conséquence, ils se sont décidée à aller à la chambre solitaire, où ils sont encore. Là est un coffre… qui contient le comte de Bérenza ! »

— Oh ! Zofloya, Zofloya, est-ce ainsi que tu me témoignes ton amitié, et ne m’avais-tu pas promis que tu me préserverais du soupçon et du malheur ?

— Je ne vous ai pas dit que ce serait pour toujours. Je n’ai point un empire éternel sur le corps du comte… de plus, ce sont vos propres fautes… votre impatience, qui ont tout perdu.

— Oh ! je ne m’attendais pas à cette restriction, dit Victoria. Cependant, j’en suis sûre, il t’est possible de me préserver du danger qui, je ne le crains que trop, me menace, Depuis que je te connais, Zofloya, j’ai dû m’apercevoir que tu possédais des connaissances infinies ; ta science est supérieure à celle de tous les hommes ; et soit par étude, ou par un don particulier de la nature, rien ne t’est impossible. Le livre des destinées est ouvert devant toi ; tu prédis les événemens et sais les prévenir. Sauve-moi donc… sauve-moi, je te prie, de la honte que tu dis m’attendre, ou bien je ne pourrai plus me féliciter d’avoir cru à tes promesses.

L’œil terrible du maure était en feu en regardant Victoria. — Il n’est pas tems encore, dit-il fièrement, de revenir sur le passé, ou de faire des observations inutiles. Si vous vous repentez de la confiance que vous avez mise en moi, agissez donc en ce moment sans mon secours… allez recevoir votre supplice entre les pilliers de St.-Marc… je vous y verrai peut-être… adieu ! mais souvenez-vous qu’il n’y a pas d’espoir de vous soustraire au sort qui vous attend.

— Ô homme bisarre et indéfinissable ! tout de vous ne sert qu’à me confondre. Vos paroles, vos regards n’ont rien que de terrible et de menaçant. (le maure s’éloignait) Mais ne vous en allez pas, de grâce… ne m’abandonnez pas dans cette crise, cruel Zofloya.

Il revint auprès du lit. Son air parut moins altier, et il sourit même avec assez de douceur. — Eh bien, dit-il, voilà que vous me suppliez encore une fois, mais prenez garde, Victoria, de ne plus m’irriter davantage : ce serait impolitique de votre part ; la haine éternelle que je porte aux humains retomberait sur vous, et… mais ne parlons plus de cela. Le soupçon commence à s’élever contre vous, signora, il faut se hâter… et comment s’y soustraire ? L’inquisition va bientôt vous attirer devant son tribunal : une confusion des plus grandes suivra la dénonciation faite contre vous. Déjà on s’apprête à forcer la chambre du seigneur Henriquez, et ce qu’on y va découvrir suffit pour vous perdre. Le corps est sur le plancher et baigné dans son sang… Votre voile et une partie des vêtemens que vous portiez hier y sont encore : ainsi toutes les preuves d’un crime seront évidentes. Sachez encore que, pour vous surprendre dans la sécurité où ils vous croient, les gens ne vous diront rien de leurs découvertes ; ils vous surveilleront seulement, tandis que deux sont détachés à Venise, afin d’instruire les magistrats de ce qui se passe ici. Il n’est pas nécessaire, je crois, de vous en dire davantage… une infamie publique… une…

— Oh ! épargne-moi, Zofloya, je t’en conjure. Cette destinée est horrible et m’accable de frayeur… Cependant si Henriquez vivait encore, qu’il eût pu m’aimer, je regarderais le reste avec indifférence. Ah ! Zofloya, tu m’avais promis le bonheur, et…

— Prenez garde, madame ! je me suis acquité exactement des promesses que je vous ai faites : j’avais juré que le signor Henriquez serait à vous et qu’il vous presserait volontairement contre son cœur… j’avais juré son amour… mais je ne vous avais pas dit que sa méprise durerait éternellement, ni ne m’étais rendu responsable des conséquences qui pourraient en résulter.

Victoria voulait répliquer, mais la terreur avait glacé ses lèvres. Il lui passa une idée dans l’esprit, elle fut rapide… amère. Combien avait été court un instant de plaisir procuré par Zofloya, et que le mal qui lui succédait était affreux ! une ombre de bonheur avait paru, et des dangers épouvantables en devenaient le résultat !

Le maure lisait dans les pensées de la malheureuse Victoria ; une nouvelle teinte d’humeur passa sur ses traits et il dit : — Si vous hésitez sur la conduite qu’il vous reste à tenir pour le moment, je vous laisse libre d’en agir comme il vous plaira.

Victoria joignit les mains. Elle ne sentait que trop ce qui lui allait arriver… Mais la fierté du maure, ses reproches hautains… En vérité, cette femme criminelle expiait déjà bien une partie du mal qu’elle avait fait.

« Décidez-vous vite, Victoria ! lui cria-t-il avec une augmentation de sévérité. — Oui, oui, oui… je m’en repose sur vous… je m’abandonne à vous. Sauvez-moi des horreurs que je crains ; sauvez-moi de tout, Zofloya, ajouta-t-elle, la tête perdue, et que ce soit pour jamais !

— Allons, je m’y engage : je vais vous soustraire à ce qui vous attend, mais il faut vous décider à fuir.

— À fuir ! quoi, je quitterais tout ?…

— Oui, car je ne saurais détourner le cours des événemens dans lesquels je n’ai point de pouvoir ; je ne puis influencer la justice, Victoria, ni prévenir ce qui est indépendant de moi. Quelque grand que semble mon savoir, croyez bien que tout en profitant des circonstances et des choses, il est hors de moi de rien déranger de ce qui est écrit dans le livre du destin.

— Et où donc fuir ? demanda-t-elle d’un air abstrait.

Reposez-vous sur ma prudence à ce sujet. Encore quelques mots, et je vous laisse. On n’a point ouvert la chambre d’Henriquez ; vous pouvez donc dormir pendant quelques heures, tandis que j’éloignerai les gens de leur dessein sous un prétexte quelconque. Ainsi livrez-vous sans trouble au sommeil ; je vous garantis de tout. Quand cette demeure deviendra le siège du désordre et de la confusion, que l’inquisition sera instruite de ce qui a eu lieu, et que les malédictions et l’exécration pleuvront sur vous, vous serez loin de votre château, loin de Venise ! »

Comme Zofloya finissait ces mots, il fit un léger salut et s’éloigna avec la rapidité d’une ombre.

La matinée commençait à être avancée. Victoria n’osant paraître, s’enferma tout-à-fait dans sa chambre, sans songer ni à la faim ni à la soif. Voulant se retracer les événemens de sa vie odieuse, elle chercha à en calculer les causes et les progrès ; mais la tentative fut vaine : un profond engourdissement s’empara de ses sens ; elle chercha à s’en défendre, malgré la recommandation de Zofloya, et le sommeil fut le plus fort. Quelque chose d’horrible glaça ses membres, et elle céda, malgré tout autre désir, à la magie puissante à laquelle elle était soumise.

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