Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 28
CHAPITRE XXVIII.
Henriquez s’éveilla, après s’être entretenu toute la nuit dans ses songes, de l’aimable créature qu’il comptait bien voir aussitôt son lever. Lilla avait pour habitude de se promener le matin, à l’entrée du bois, dans un endroit très-ouvert et garni de petits buissons d’arbustes de toute espèce. Elle venait là prendre le frais, et y trouvait son ami, ayant un livre à la main, en attendant son arrivée.
Cette fois il l’attendit plus long-tems que de coutume ; il marcha avec patience pendant environ une heure, s’imaginant que l’indisposition qu’avait sentie la jeune personne la veille, la retenait un peu plus tard au lit. Cependant la matinée s’avançait, et il devenait improbable que Lilla fût encore couchée ; c’est pourquoi il retourna sur ses pas, pour en demander des nouvelles. Il fit venir sa femme de chambre pour savoir si sa maîtresse dormait encore, et alors l’avertir de l’heure qu’il était. Mais de quelle allarme ne fut-il pas saisi, quand cette fille vint lui dire que la jeune signora n’était pas dans sa chambre ; que cependant ses vêtemens y étaient, et à la même place où elle les avait posés la veille !
Henriquez, naturellement impétueux, ne fit aucune remarque, mais s’élançant de son siége, il vola à l’appartement de son amie, où, ne la trouvant pas, il en sortit pour courir comme un insensé dans toutes les parties du château, et… inutilement ! Livré à la plus mortelle inquiétude, et trouvant la porte de la chambre de Victoria ouverte, il y entra brusquement, pour lui demander avec volubilité où était sa Lilla ?
La femme artificieuse s’attendait à cette scène. Elle feignit d’être réveillée en sursaut par la bruyante entrée d’Henriquez. Celui-ci s’embarrassant fort peu de l’effet qu’elle produisait, et sachant à peine ce qu’il faisait, courut vers le lit, et prenant sa belle-sœur par le bras, il lui demanda, d’une voix troublée, où était sa bien-aimée. « Madame, ma Lilla est enlevée… Ah ! de grâce, dites, dites-moi si vous savez où on l’a conduite. »
« Lilla enlevée ! c’est impossible, signor… Comment voulez-vous que cela soit ?… Cependant à votre air on en croirait quelque chose… mais je ne puis vous rien dire, absolument rien là-dessus. »
« Oh ! mon dieu, mon dieu ! si je ne retrouve pas mon amie, je suis perdu… Où est-elle ? où est-elle ?
« Signor Henriquez, veuillez vous éloigner un moment, que je puisse m’habiller, et je vous assure que nous chercherons aussitôt votre petite amie… mais calmez-vous, je vous supplie, et croyez que la belle enfant ne peut être loin. »
Henriquez se frappa le front et sortit tout troublé de l’appartement, Victoria sonna ses femmes, et sitôt qu’elle fut habillée, elle alla le retrouver. Elle eut l’air de chercher avec lui, surtout où on pouvait supposer qu’était Lilla. Hélas ! Henriquez eut beau l’appeler par tous les noms les plus tendres, l’aimable créature, enchaînée et dans une caverne affreuse, était loin de pouvoir entendre les cris de l’amour.
Ils revinrent dans sa chambre à coucher, et trouvèrent tout à la même place où Henriquez l’avait laissé, ce qui faisait bien voir qu’elle n’y était pas rentrée. Le lit parut dérangé de manière à laisser croire que la violence l’en avait arrachée, car une partie des couvertures tombaient sur le parquet. Les rideaux étaient déchirés, et le réseau avec lequel elle avait couché cette nuit là, était également à terre, comme s’il y fût tombe de force. Sur ce plus grand examen, le désespoir du jeune homme ne connut plus de bornes. Cette idée affreuse lui troublant la tête, et ne pouvant se soutenir, il partit comme un éclair pour la chercher dans la forêt, et même dans les rochers et les montagnes voisines.
Il revint vers le soir avec une fièvre violente, et sans avoir pu trouver le moindre indice de ce qu’était devenue la belle Lilla. À peine avait-il fait la question inutile, en rentrant, pour savoir si on avait eu des nouvelles, que sur la terrible négative, il tomba sans sentiment sur la terre.
Victoria le fit porter dans son lit. La fièvre augmenta et un délire violent le suivit. Dans ses transports, il faisait des efforts inouïs pour s’arracher des mains de ceux qui le retenaient ; et ses domestiques en pleuraient à chaudes larmes. On désespéra de sa vie pendant trois semaines, et la folie qui le possédait laissait craindre qu’en guérissant il ne revînt jamais à un état de parfaite raison.
Pendant ce tems, la pauvre Lilla, cause infortunée de tout ce ravage, continuait de languir dans son horrible prison. Le maure la soignait avec une grande exactitude. Il lui avait porté tout ce qui était nécessaire et commode, ainsi que le superbe manteau de peau de léopard qu’il avait promis, pour la garantir en quelque sorte de la dureté de la terre, sur laquelle elle était forcée d’étendre son corps délicat. Cependant, dans cette situation pitoyable, elle entretenait l’espérance que ses peines (dont elle ne pouvait concevoir la cause) finiraient, et qu’elle serait rendue à la vie et à l’amant qu’elle adorait. Elle essaya quelquefois d’adoucir le maure, et de le questionner pour connaître les motifs du traitement cruel dont on usait à son égard, et qu’au fond elle pouvait bien deviner ; mais le maure la regardant d’un air terrible, arrêtait ses paroles. Il lui apportait journellement sa nourriture, mais sans dire un mot. Enfin son air détruisait le peu d’assurance dont Lilla s’armait avant qu’il entrât.
De faibles éclairs de raison, et un mieux assez sensible s’annoncèrent dans le malheureux Henriquez. Pendant sa maladie, Victoria n’avait pas quitté un seul instant son appartement. C’était elle qui lui faisait prendre tous les remèdes que les médecins prescrivaient ; et elle s’était fait apporter un lit de repos dans un cabinet près de sa chambre, afin de le veiller plus sûrement. Quand l’état de santé du malade lui permit de reconnaître quelque chose autour de lui, les attentions de Victoria redoublèrent, mais pour déplaire infiniment à celui qui en était l’objet. Ainsi ces soins excessifs, qui prouvaient l’attachement le plus vif, ne faisaient qu’ajouter à la répugnance qu’il sentait à la voir. Une pareille sollicitude lui était plutôt pénible qu’agréable, et les instans où l’infortuné éprouvait plus de soulagement à ses maux, étaient ceux où Victoria s’éloignait de lui ; mais elle ne s’apercevait ou ne voulait pas s’apercevoir de cette répugnance. Chaque jour au contraire la rendait plus soigneuse, plus tendre, et elle ne déguisait plus ses émotions avec lui. Henriquez était toujours affecté d’une sombre mélancolie, et continuellement abstrait. Lorsque Victoria s’en approchait, un frisson involontaire le surprenait ; et quoiqu’elle se flattât qu’à la fin ses soins lui attireraient un sentiment plus doux, rien n’annonçait le moindre changement dans le jeune homme.
Un soir que cette femme amoureuse était assise dans un petit salon de l’appartement d’Henriquez, et attentive à examiner son air pensif, celui-ci voulant être quelques instans seul pour se livrer tout entier à sa douleur, lui dit tranquillement : « Je ne désire pas, signora, imposer une gêne continuelle à votre amitié, et je vous prie, maintenant que je suis en convalescence, de vous dispenser de vos attentions pour moi, et de prendre quelque récréation qui vous repose l’esprit. »
Victoria, profitant de cette ouverture pour reparler du sujet si cher à son cœur, lui dit du ton d’un tendre reproche : « Cruel Henriquez ! est-ce ainsi que vous devriez parler à celle qui ne peut vivre qu’auprès de vous ? Épargnez au moins un cœur qui vous aime, qui… »
» Signora ! je n’aurais pas dû m’attendre à ce que vous revinssiez sur un sujet… et en ce moment encore ! »
« Eh bien ! je ne puis me taire davantage ; » et se jetant de nouveau aux pieds d’Henriquez, elle poursuivit ainsi : « Oui, je vous aime, je vous adore, et j’en perds l’esprit. Ô Henriquez, si vous avez une étincelle de sensibilité, de compassion, ne me repoussez pas, mais ayez pitié d’une malheureuse qui ne peut vaincre sa folle passion ! »
Le pauvre persécuté ne savait que répondre cette fois à de tels aveux. La reconnaissance qu’il devait aux soins que Victoria lui avait prodigués pendant sa maladie, lui défendait de la traiter avec la même sévérité dont il avait fait usage à sa première déclaration. Cependant la voir à ses pieds excita de nouveau son humeur, et il n’y eut pas de considération qui pût l’obliger à la traiter avec ménagement. Il garda pendant quelques instans un silence pénible, puis s’efforça de la lever de terre ; mais sa faiblesse l’en empêchant, il dit :
« De grâce, madame, quittez cette posture. Jusque là il me sera impossible de vous parler. »
Victoria se leva excessivement troublée.
Il y a une chose très-vraie, signora, c’est que l’affliction profonde que m’a infligé le destin, ne sera jamais oubliée. J’ai perdu le seul bien qui m’attachait à la vie : je suis encore à chercher comment a pu m’arriver ce malheur affreux ; mais mon cœur déchiré ne guérira pas de ce coup ; et quoique je paraisse revenir en santé, je prévois que mes jours ne seront plus longs désormais. Que ceci suffise pour répondre aux avances que vous vous êtes permis de me faire. Mais afin qu’il ne vous reste aucun doute sur mes sentimens, j’ajouterai que les circonstances fussent-elles différentes de ce qu’elles sont, et n’eussé-je point aimé une créature aussi pure, aussi vertueuse que ma Lilla, je n’aurais pu, dans aucun tems, vous payer de retour. Notre façon de penser et de sentir est absolument opposée à tous égards… Que ce soit un tort de mon côté, je l’ignore… mais je sens que je me plongerais plutôt un poignard dans le cœur, que d’entretenir pour vous le moindre sentiment de tendresse. »
« Fort bien ! s’écria Victoria, d’une voix étouffée. Fort bien, homme ingrat… vous ne déguisez pas les choses… Adieu, je ne vous importunerai pas plus long-tems de ma présence. Cependant, avant que de vous quitter, je vous rappelle que votre Lilla, que vous regrettez tant, est perdue pour vous !
Mais sa mémoire vit encore, prononça Henriquez aux abois. Mon cœur saignant en est rempli, femme cruelle, ajouta-t-il avec agonie. » L’effort qu’il venait de faire était trop grand pour son état, et ne pouvant plus se soutenir, il tomba sur le plancher.
Victoria, qui s’en allait, se retourna vite à cette chute, et le prenant dans ses bras, elle soutint sa tête sur sa poitrine.
« Homme obstiné, dit-elle avec dépit, tu seras à moi, l’enfer dût-il être mon partage ! »
« Laissez-moi, laissez-moi ; plutôt mourir à l’instant même, dit Henriquez, qui avait entendu ces paroles ; et se sentant pressé par Victoria, il fit un effort pour se dégager, comme s’il eût craint la piqûre d’un serpent, et se jeta d’un autre côté. Victoria ayant peur qu’il ne retombât dans le délire, ne dit plus rien, mais l’aidant malgré lui à se lever, elle le conduisit vers son lit, et le laissa libre.
Fortement irritée de ce qui venait d’avoir lieu, la dame tourna ses pas vers la forêt. Il était tard, et l’obscurité des nuages devenait celle de la nuit, mais cela ne l’empêcha pas de poursuivre son chemin. Le tonnerre roulait sur sa tête, et les éclairs coupaient sa route ; mais son âme, pleinement en guerre avec elle-même, ne remarquait pas ce qui se passait dans les élémens ; et d’ailleurs les choses qui ne tenaient point à elle particulièrement, avaient rarement le pouvoir de l’affecter.
« Eh que vais-je donc devenir, dit-elle très-haut, en pensant bien que personne n’était à portée de l’entendre. Comment satisfaire ma funeste passion ? tout ce que j’ai fait jusqu’ici n’aura-t-il été que peines perdues ; et l’objet de mes souhaits, ce but si ardemment désiré m’échapperait-il ?… non, non, cela ne sera pas. Pour l’obtenir, je sacrifierais jusqu’à mon salut éternel… car, je ne puis exister avec sa privation. Ce monde m’est devenu un purgatoire affreux… ah ! Zofloya, pourquoi ne viens-tu pas me seconder de tes avis ? sûrement tu ne peux m’oublier en ce moment, où j’ai le plus besoin de toi… mais, peut-être n’as-tu plus de moyens à m’offrir… »
Comme elle prononçait ces mots, une douce vibration frappa ses oreilles. Elle écoutait, et ne concevait pas ce qui pouvait rendre des sons si harmonieux. Elle crut reconnaître quelque chose de Zofloya ; mais les sons cessèrent, et Zofloya ne parut pas. L’humeur lui fit quitter la place. Elle allait sortir de la forêt avec promptitude, lorsqu’il s’offrit soudain devant elle. « C’est vous, Maure, ah ! tant mieux, car je m’impatientais de ne pas vous voir. Mais, pourquoi ne vous ai-je pas rencontré d’abord ? »
« Je vous suis depuis quelques minutes, Signora. »
« Eh, que ne parliez-vous ? »
« Je vous ai déjà observé que je mettais mes délices à me voir appelé. »
« Mais, pourquoi cette fantaisie ? »
« Vous écoutiez quelques sons qui se perdaient dans les airs, et je n’ai pas voulu vous interrompre. À présent, dites-moi, Victoria, comment vont vos amours. »
« Au plus mal ; et je crains bien, malheureuse que je suis, de n’en voir jamais la réussite. Henriquez me hait de plus en plus. Ce soir, il vient de me repousser et de me fuir. »
« Et son excuse pour tenir rigueur à la plus aimable de son sexe ? »
« Le souvenir imbécile qu’il conserve de sa Lilla. Encore a-t-il ajouté de plus, que quand cette petite créature n’eût jamais existe, ce n’est pas moi qui lui aurais inspiré de l’amour dans aucun tems. »
« Le sot ! je vois que pour vous en faire aimer, il faudrait ressembler à sa Lilla. »
« Oh ! certainement ; il faudrait changer ma grande et forte taille contre sa mince structure, mes traits matériels pour sa figure enfantine. Eh bien, je le ferais encore, s’il ne s’agissait que de cela pour obtenir un regard de l’impitoyable Henriqnez. »
« Belle Victoria, dit le maure d’un ton caressant, ne parlez pas ainsi contre vos avantages, qui valent tout au moins les siens. Vous avez, sous beaucoup de rapports, une grande supériorité sur la petite Lilla, et vous touchez à la perfection plus qu’aucune autre femme. Il faut que le seigneur Henriquez n’ait pas de goût pour vous voir autrement… mais il serait facile… on pourrait prendre un parti… » Le maure n’acheva pas, et Victoria cherchant à pénétrer sa pensée, lui dit : « parlez, parlez Zofloya, si vous avez quelque chose à me dire pour me tirer d’embarras ; ne me cachez rien »
En ce moment, un vif éclat de lumière divisant les cieux, Zofloya dit : « cherchons un abri, signora, car voici un orage qui se prépare. »
« Oh ! je me moque bien de l’orage ! dites-moi plutôt si vous avez un moyen d’adoucir mon désespoir. »
— Vous ne craignez pas la foudre, signora ? ni moi non plus. Croyez-vous donc fortement qu’Henriquez ne veuille jamais vous payer de retour ?
— Je viens de vous le dire, reprit Victoria avec tristesse.
— Et, malgré cela, vous persistez à l’aimer… Vous le croyez toujours nécessaire à votre bonheur ?
— S’il fallait y renoncer, je me percerais à l’instant de ce poignard. (Elle toucha le stilet qui tenait à sa ceinture.)
Zofloya garda quelques minutes le silence et reprit de la sorte :
— Si vous pouviez seulement obtenir son amour et des marques non équivoques de sa tendresse, sous la forme trompeuse de Lilla, consentiriez-vous à faire ce qu’il faudrait pour cela ?
— Je ne vous entends point ; mais je me hâte de vous assurer que rien ne m’arrêtera, s’il s’agit de l’obtenir. Voyons, que faut-il entreprendre encore ?
— Il se fait tard, signora ; l’orage devient plus violent ; me permettez-vous de remettre à demain ce qu’il me reste à vous dire ?
— Non, à moins que vous vouliez me voir expirer à vos pieds. Pourriez-vous me laisser ainsi dans l’incertitude ?… Au milieu d’une faible espérance que vous venez de me donner ! que nous fait l’heure ? Ne suis-je pas maîtresse de tous mes instans, et y aurait-il un être qui osât s’occuper de ma conduite ? que m’importent l’orage et le tonnerre ? Au même instant, des éclairs partant de tous côtés, semblaient embraser la forêt en découvrant le sommet des montagnes. — L’anéantissement de la nature ne saurait m’épouvanter en ce moment où je ne crains que la perte entière de mes espérances.
— Eh bien donc, femme intrépide, je ne vous ferai plus d’observation à cet égard. J’aime et j’adore la force de votre esprit, et cette audace vigoureuse qui brave jusqu’aux élémens. Je vous apprendrai, pour récompense, que je suis possesseur d’un secret… d’une poudre dont la propriété est… non de déranger entièrement la raison, mais d’amener un délire passager, qui rend la personne qui l’administre toute autre qu’elle est en effet… Le fou qui le devient de cette manière, peut avoir son bon sens sur le reste. Cette drogue a le pouvoir singulier de confondre tellement les idées et de tromper, que l’on croit réel ce qu’on désire qui le soit. Ainsi, ceux qui sont fous par amour, s’imaginent voir dans toute autre femme celle qui cause leur délire, et la recherchent comme si elle l’était véritablement.
Vous commencez, signora, à me comprendre, je pense… c’est là le seul moyen d’en finir avec votre passion… laissez-moi continuer. Cette poudre, que je vais vous remettre, étant donnée, ce soir par exemple, à Henriquez, dans la potion calmante qu’on lui fait prendre pour la nuit, elle commencera ses effets pendant son sommeil. Il s’éveillera le lendemain, bien persuadé que celle dont il vient de rêver, vit encore, et qu’elle est près de lui. Personne ne s’étonnera de ce nouveau délire, qui sera regardé simplement comme un renouvellement de celui qu’il avait dans sa maladie. Vos gens viendront vous l’annoncer comme une nouvelle attaque, et vous vous rendrez sur-le-champ à sa chambre. À peine y serez vous entrée, que vous prenant pour Lilla, il vous sautera au cou, et vous serrera dans ses bras avec l’ardeur la plus vive, en vous nommant sa bien-aimée… celle qu’il croyait perdue.
Victoria ne pouvant contenir sa joie, tomba à genoux en s’écriant : « Ô bonheur ! ô délices ! instant que j’ai si vivement souhaité ! quoi ! Henriquez m’aimerait… je serais pressée dans les bras d’Henriquez !… ô mon ami ! je succombe à l’idée d’un pareil bonheur ; oh ! j’en mourrai de plaisir. »
— Réservez ces transports pour ce moment qui arrivera, je vous le jure, belle dame, et écoutez-moi plus tranquillement. Henriquez pleinement persuadé que vous êtes son amie, sa Lilla, vous donnera les noms les plus tendres : sa mémoire sera tellement dérangée, qu’il ne se souviendra plus du passé, si son mariage a eu lieu, ou non. Occupé seulement de vous avoir retrouvée, il vous parlera de son affliction, et se réjouira de vous tenir dans ses bras. Cette élévation de ses esprits s’augmentera de plus en plus ; et il faudra bien vous garder, ainsi que qui que ce soit, de le contrarier en rien. Il ne s’agit pas ici de le lier de nouveau… au contraire, il faudra se prêter, avec complaisance, à tous ses caprices : faites-lui boire du vin, servez-lui un repas élégant et délicat ; charmez-le avec de la musique, et jouez, autant que possible, le rôle de Lilla, comme sa femme. Enfin, ayez l’œil à tout ; soyez prudente, et je vous réponds du succès.
Zofloya reprit, pour une dernière fois, la boîte fatale cause de tant de maux. Elle contenait le philtre dont il vantait la propriété, et la remettant à Victoria, il sourit en lui disant de bien profiter des avantages qu’elle en tirerait ; et sans autre réflexion, il s’en alla. Comme il s’enfonçait dans le plus épais de la forêt, un éclair très-vif le montra en entier à Victoria… Elle le vit traversant les arbres, puis escaladant le rocher, puis tout en feu comme il en touchait le sommet.
Trop ivre de joie, en songeant qu’elle allait enfin jouir de ce qu’elle avait tant souhaité, Victoria remarqua peu la retraite du maure. Elle pensait seulement au bonheur exquis qu’il lui avait promis. Le tonnerre roulait envain avec fracas sur sa tête, et la foudre embrasait la forêt, les rochers et les montagnes sans l’intimider. Elle restait ferme à la même place, n’ayant pour défense qu’un cœur palpitant de plaisir à l’idée heureuse de ce qui allait lui arriver.
Enfin, réveillée de son extase, elle prit le parti de retourner au château. Elle ne vit aucune trace de Zofloya en son chemin, et en conclut que par suite de son caractère bizarre et étrange, il avait pris une soirée semblable pour errer dans les montagnes. En arrivant, elle alla droit à l’appartement d’Henriquez, à qui elle fit demander un moment d’entretien. Il n’osa la refuser, et elle entra d’un air humble et abattu, en lui faisant de nouvelles excuses de sa faiblesse, et en le priant de lui pardonner encore cette fois.
Le jeune homme, toujours dupe de ses artifices, la reçut avec une grande politesse. Elle maintint son air contrit en jouissant au fond du cœur, et s’occupa à examiner si rien ne lui manquait. Cela fait, elle demanda si elle pouvait se retirer, et s’il n’avait pas besoin d’autre chose. Henriquez la remercia brièvement, en lui souhaitant une bonne nuit. Victoria s’éloigna avec une feinte modestie ; puis, paraissant soudain avoir oublié quelque chose, elle revint sur ses pas pour lui donner la potion calmante qu’il prenait tous les soirs. Elle la prépara loin du lit ; et après y avoir mis ce que Zofloya lui avait donné, elle la lui présenta : sa main était peu sûre, en songeant à ce que cette boisson allait produire : cependant le pauvre Henriquez ne s’aperçut de rien, et but autant par complaisance, que pour se débarrasser bien vite de la vue d’une personne qui lui était odieuse. Cela fait, Victoria prit le verre, et lui disant adieu, elle rentra dans son appartement.
À peine Henriquez avait-il mis la tête sur l’oreiller, qu’il dormit d’un profond sommeil. Son esprit se troubla petit à petit, et sa Lilla fut l’objet de son rêve : il la vit avec toute sa famille et assise à côté de lui ; puis ensuite dans la forêt à se promener et à écouter ses douces paroles. Toute la nuit ces images flottèrent dans sa pensée, et le matin, en s’éveillant, il était tellement en délire, qu’il voulait sortir du lit, quoique l’heure dût l’en empêcher.
Sa folie augmenta rapidement. Il crut sortir d’un rêve pénible et qu’il ne venait que de recouvrer ses sens. Incapable de supporter plus long-temps les illusions de sa pensée et l’ardeur brûlante de son sang, il se leva à la hâte et prit le chemin du bois où il s’était promené si souvent avec son amie. Il l’appela par son nom et jusqu’à ce que la respiration et les forces lui manquassent. Trouvant enfin ses recherches vaines, il retourna au château. Victoria qui le guettait, avec une anxiété craintive, entendit tous ses mouvemens. Afin de la mieux tromper, elle portait un voile qui avait appartenu à Lilla, et ceux de ses vêtemens qui pouvaient lui aller. Il lui était facile de voir combien le philtre agissait, mais elle voulut en augmenter l’effet s’il était possible ; elle avait quitté son appartement et se tenait dans celui du pauvre patient : bientôt elle l’entendit passer et repasser devant la porte ; c’était le moment critique pour Victoria : elle l’ouvrit, et à peine eût-elle vu Henriquez, qu’il se jeta au-devant d’elle, et la prenant dans ses bras, il s’écria :
« C’est donc toi, ma bien-aimée… ? ô ma Lilla ! enfin je t’ai retrouvée : chère amie, combien mon cœur a saigné de ta perte… ! parle, parle, ma douce Lilla ; dis que tu aimes encore ton ami… ton époux ! mais où t’étais-tu donc cachée ? »
Qui pourrait décrire le ravissement de Victoria, à cette preuve de l’extravagance d’Henriquez. Il n’y avait plus là à douter de rien, et elle chercha à entretenir cette illusion étrange. Le regardant avec tendresse, elle lui dit :
« Mon cher Henriquez, calmez-vous ; je ne vous ai jamais quitté, je vous jure, depuis notre mariage ; mais vous oubliez que, le soir, vous fûtes attaqué d’une maladie subite et mis au lit. Vous avez été dans un état d’insensibilité pendant trois semaines. Vous ne me reconnaissiez même pas dans vos transports, et cependant je ne me suis point absentée de votre chambre, ni jour, ni nuit ; mais ne parlons plus de cet état fâcheux. Vous me reconnaissez, cela suffit. Ah ! cher ami, j’osai peu espérer, quand je te quittai hier soir, la mort dans l’âme, que cette nuit produirait le bonheur de ta guérison !
« Étais-tu avec moi, ma bien-aimée… oh, oui, je le crois, car je me souviens… » Il passa la main sur son front… « oui, je me rappelle… que tu dormais à côté de moi. Je pense même… ah ! mon dieu, que j’étais fou de croire que… que tu n’étais pas ma Lilla… mais… je devrais être puni pour avoir méconnu tes traits charmans. »
« Laissons cela, mon Henriquez… mon aimable époux, et jouissons de ton retour à la santé, et du bonheur que j’en reçois. Malgré que nous ayons été comme perdus l’un pour l’autre, il faut oublier notre peine, et célébrer notre réunion du mieux possible. »
À ces mots, le pauvre Henriquez, se mit à sauter… à crier comme un insensé. « C’est vrai, il nous faut faire la noce… oui, c’est aujourd’hui que nous nous marierons, ma Lilla. Allons, embrasse-moi, donnons une fête, un repas ; je veux me réjouir, danser, chanter, et que les échos des montagnes répètent notre joie. »
» Oui, oui, mon ami, je vais tout ordonner pour te plaire, dit Victoria, tremblante de plaisir. Cette solitude va être embellie de ce qui te sera agréable ; et nous serons l’univers l’un pour l’autre. »
» Oui, c’est bien parler comme ma Lilla, cela : Oui, c’est elle, je n’en plus douter… Si nous étions à Venise, ma bonne amie, nous donnerions des fêtes… mais non, il ne faut pas qu’on nous voie… cette horrible femme… paix, paix, ma Lilla ; viens promener nous deux, ma bonne amie. »
Il passa ses bras autour de Victoria, et dans un transport frénétique, l’entraîna plutôt qu’il ne la conduisit vers la forêt.
Voilà donc Victoria bien heureuse ! pouvant tout à loisir, lancer ses regards amoureux sur le jeune homme, sans qu’il le trouvât mauvais, elle jouissait encore du plaisir de se sentir pressée contre son cœur. Que d’actions de grâces ne promettait-elle à Zofloya, et quelle récompense elle lui destinait ! donnant ses ordres à tous les gens du château, pour qu’ils se prêtassent à la fantaisie du pauvre insensé, comme elle le nommait vis-à-vis d’eux, elle eut soin ensuite d’en écarter tous ceux dont l’œil malin pouvait observer de trop près ses démarches. Un repas superbe fut préparé, et les vins les plus exquis ornèrent la table. En s’y plaçant, Victoria pressa la main d’Henriquez avec ardeur, tandis que son sang circulait rapidement : le délire du jeune homme en augmenta encore.
Le savant Zofloya, présidant à tout dans la salle du festin, venait de s’asseoir à part, avec sa harpe devant lui, dont il joua plusieurs morceaux au premier signe de Victoria. Les gens s’avançaient de tems à autre, comme pour lui parler ; mais il les écartait tous par un air fier et taciturne, d’autant qu’il avait une autorité supérieure dans le château ; sa mélodie, toujours ravissante, toujours enchanteresse, conduisait l’âme dans une sphère de voluptés ; il ajoutait à l’ivresse d’Henriquez, comme à l’ardeur brûlante de Victoria. Le premier surtout, fut tellement attendri, qu’il en répandit des larmes… et entièrement plongé dans le ravissement, il quitta son siège, et prit Victoria dans ses bras, pour pleurer de plaisir sur ce sein perfide.
Alors la frénésie le porta à danser. Victoria avec les grâces d’une Therpsicore, saisit légèrement la cadence de Zofloya : Henriquez la dévorait des yeux ; puis il dansa à son tour comme un fou, tandis que le maure ne pouvait plus suivre la mesure de ses pas.
Cette espèce de fête dura bien avant dans la soirée : mais Henriquez buvant à ne plus se soutenir, tomba sur son siège, et quoique son délire fût toujours le même, il dit : « Je suis fatigué, ma Lilla, je n’en puis plus… la tête me tourne… je voudrais me reposer. Allons nous-en donc, mon amie, retrouver dans d’aimables songes, tous les plaisirs de cette journée. »