Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 19

Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIp. 198-214).


CHAPITRE XIX.


Victoria ayant passé une nuit sans repos et dans l’agitation la plus grande qu’elle eut encore éprouvée, s’endormit tout-à-fait vers le matin, et ne se réveilla que fort tard dans la journée. Quand elle parut pour se mettre à table, ses yeux se portèrent irrésistiblement sur le maure, qui s’empressa de lui donner un siège ; elle ne dit mot pendant tout le dîner. En regardant Zofloya, autant que la décence pouvait le lui permettre, il se trouva que les traits de cet homme lui parurent posséder une grâce et une majesté qu’elle ne lui avait pas encore vues ; son visage semblait animé par quelque chose de supérieur, et sa mise était beaucoup plus riche et avait plus de goût que de coutume ; il est vrai que ce maure était d’une beauté rare, et quoiqu’excessivement grand, sa recherche dans ses vêtemens, ajoutée à la tournure parfaite et aux grâces qu’il déployait dans toute sa personne, le rendait, en dépit de sa couleur, le plus séduisant des hommes. Ses grands yeux brillaient d’un feu éclatant ; son nez et sa bouche étaient très-bien formés ; et quand il souriait, un charme inconcevable embélissait encore ses traits, et y attachait la surprise et le plaisir ; mais jusques là, Victoria n’avait pas pris garde à tous ces avantages extérieurs, et alors, plus elle le regardait, et plus elle se demandait comment il se pouvait qu’elle n’en eût encore rien remarqué ; elle ne concevait pas que Zofloya, avant sa disparition, fût le même que Zofloya, depuis son retour, tant était grande la différence qu’elle y trouvait.

Cependant, tout en regardant le maure de la sorte, Victoria put voir qu’il l’observait, et non-seulement cela, mais qu’il l’examinait avec un intérêt tout particulier, ce qui remplissait son âme d’un trouble aussi doux qu’étrange. De tems à autre, elle pensa même qu’il y mettait une attention empressée dont son orgueil ne pouvait s’offenser ; au contraire, la vérité lui disait qu’il était toujours flatteur de se voir admirée par un homme d’un mérite reconnu, et qui possédait lui-même des droits à l’admiration. Les fonctions du maure étaient toutes dévouées à Henriquez, son maître ; cependant il se montrait attentif aux moindres besoins de Victoria, et dans chaque mouvement qu’il faisait pour la servir, elle pouvait remarquer une nouvelle grâce et la beauté au superlatif.

Cette fois, quoiqu’Henriquez fût l’objet principal qui embrasait son âme et ses pensées, le maure captivait fortement son imagination, et malgré qu’elle cherchât à s’en distraire par d’autres objets, celui-là seul, comme par une attraction magnétique, la rappelait toujours ; pour sortir de ce malaise indéfinissable, elle se leva, et alla se promener dans le jardin, où se jettant sur un banc de verdure, elle commença à s’entretenir de sa passion criminelle, et les désirs les plus illicites embrasèrent ses sens.

Détesté Bérenza, s’écria-t-elle soudain, poussé par l’ingratitude la plus basse ! méchant égoïste, qui a profité de ma jeunesse pour me tromper et m’amener à devenir ta femme ! sans toi, sans tes maudits artifices, j’aurais pu voir ma destinée liée à celle de l’aimable Henriquez. La petite Lilla eût été bannie de son cœur, ou je l’aurais anéantie : mais cet indigne lien m’arrête aujourd’hui ; je suis esclave, et je porte le titre odieux de ton épouse ! qu’est-ce donc que cette mince créature pour inspirer une passion ? une enfant, une forme fragile, sans énergie, comme sans beauté ; de plus, une orpheline dans la misère, et certes, elle n’eût pas été un obstacle à mon attachement pour Henriquez ; mais toi, Bérenza ? toi, l’ennemi de ma vie, le tiran jaloux de mon bonheur, je le répète encore… je voudrais, oui, philosophe flegmatique, calculateur intéressé de tes plaisirs, je voudrais que la terre t’engloutît à l’instant même ! Comme elle prononçait ces mots, un foible écho semble les répéter à une certaine distance, en les conduisant à son oreille par le vent.

Quoi, qui répète mes paroles ? — Victoria écouta, et n’entendit plus rien. Hélas, dit-elle, en soupirant fortement, mon esprit est tellement agité, que les moindres choses la frappent. Elle posa un instant la main sur ses yeux, comme pour se recueillir ; en l’ôtant, elle vit Zofloya debout à une distance respectueuse.

La surprise et la colère allaient lui dicter de justes reproches à un inférieur qui vient s’introduire dans sa solitude, mais l’air de grandeur et de gravité du maure lui en imposa : elle le regarda avec inquiétude et sans parler ; elle vit qu’il tenait à sa main un bouquet de roses.

» Belle signora ! dit-il d’un ton modeste, et en s’inclinant, pardonnez si j’ose paraître devant vous sans être appelé ; mais j’avais cueilli ces roses pour vous, et je demande la permission de les déposer à vos pieds. » Disant ainsi, il les éparpilla devant elle.

» Zofloya ! s’écria-t-elle, en contemplant sa belle taille, non… ne les jettez pas à mes pieds, donnez-les moi plutôt, je veux les mettre à mon côté.

Elles sont en trop grand nombre, madame ! je vais en choisir une, si vous le permettez, et le reste vous servira de tapis. » Le maure prit la plus belle rose du bouquet, et la présenta à Victoria, qui l’accepta. Comme elle l’attacha sur son sein, une épine la piqua fortement, et son sang vermeil sortit de sa blessure. Zofloya parut consterné ; il ouvrit sa veste, et en tira un mouchoir qu’il déchira ; puis se jettant à genoux, il en pressa en tremblant, le doigt piqué. Victoria ne pouvait revenir de ces manières, mais elle se défendait d’en témoigner son mécontentement. Le maure continua dans son opération, pour tirer du sang de sa plaie, qu’il essuyait à mesure avec le même mouchoir ; cela fait, il plia soigneusement le linge, et le mit dans sa poitrine, comme une relique précieuse : alors, revenant à lui, il demanda pardon de son audace, et en n’osant plus lever les yeux sur Victoria. Une teinte de rouge violet changea sa couleur naturelle.

Victoria poussée par une impulsion secrète, posa la main sur son épaule, en disant : » levez-vous, Zofloya, et n’ayez pas tant de honte ; vous n’avez pas eu l’intention de m’offenser, je pense ? »

» Oh ! non, madame, et je me relève heureux de votre bonté. » Puis s’éloignant de quelques pas, il demeura immobile.

» Mais Zofloya, ce mouchoir taché de sang, que vous venez de mettre dans votre poitrine, le croyez-vous donc bon pour quelque remède ? demanda-t-elle en riant.

» Belle et aimable signora, dit le maure, en la regardant avec extase, et en croisant ses mains sur sa poitrine, il a pour moi une vertu au-dessus de tout ; car c’est une partie de vous-même : c’est votre sang précieux ! et je suis jaloux d’un semblable trésor. En finissant cette phrase, les yeux du maure brillaient d’un éclat surprenant, et ajoutaient à l’attitude imposante de sa personne.

Victoria, dont le cœur était si vain, se sentit flattée d’un pareil hommage. Jamais, dans aucune circonstance, elle n’avait dédaigné l’encens ; et dans cette occasion, il lui fut plus doux qu’elle n’aurait pu le croire ; elle s’étonnait même de l’intérêt qu’elle y mettait : enfin, voulant bannir toute pensée hostile, et regardant de nouveau le maure, elle reporta subitement ses yeux vers la terre, comme en craignant de lui laisser voir ce qui se passait dans son sein.

» Pourquoi donc, Zofloya, demanda-t-elle en hésitant, restez-vous ainsi éloigné de moi ? »

» Me le permettez-vous, d’approcher, madame ? »

» Vous le pouvez. »

Le maure s’avança, mais comme Victoria restait le coude appuyé, et dans une attitude penchée, il s’assit sur l’herbe à ses pieds.

Une oppression pénible s’empara d’elle alors ; un poids énorme se fit sentir sur son cœur, et se couvrant la visage de ses deux mains, elle soupira profondément.

» Vous soupirez, belle signora ? Zofloya peut-il s’enhardir à en demander la cause ? »

» La cause, Zofloya ?… ah ! c’en est une que vous ne pouvez détruire. C’est un mal sans remède qui fait naître mes soupirs. »

» Peut-être, signora. »

Il y avait dans ce seul mot, quelque chose qui semblait devoir rappeler l’espérance de Victoria, et cela la fit changer de posture. « Zofloya, dit-elle, dans un accent de doute, que pourriez-vous offrir à mon mal pour le guérir ? »

» Peut-être un remède efficace : mais veuillez le nommer, signora. »

Victoria tressaillit… « Maure, vos mots sont une énigme, ils en disent plus que n’en entend l’oreille ! vite, expliquez-m’en le sens. »

Zofloya se leva, et prenant la main de Victoria, il la pria de l’écouter tranquillement : « daignez, dit-il encore, me faire part du secret qui vous oppresse, et j’espère me montrer digne de votre confiance. »

Le cœur de Victoria était sur ses lèvres… caché jusqu’alors à tous les mortels, il ne se laissait deviner que dans la plus sombre solitude, où les plaintes d’une âme en délire se faisaient un passage ; mais elle allait le divulguer, le confier, à qui ?… à un inférieur, et à un idolâtre ! cette idée lui semblait épouvantable ; mais un regard jetté sur ce maure charmant, qui, non-seulement était un des premiers de sa race, mais encore supérieur en mérite à tant d’hommes, elle ne put se contraindre plus long-tems, et s’écria avec impétuosité :

» Henriquez, ô Henriquez ! »

Le maure sourit.

» Pourquoi riez-vous, Zofloya ? »

» Vous aimez le signor Henriquez, madame ? »

» Oui, oui, je l’aime, à la fureur. Mais pourquoi rire encore, homme insensible ? »

« Signora, n’êtes-vous pas catholique, et vos liens permettent-ils… »

» Point d’observation déplaisante en ce moment, Zofloya ; car je sacrifierais tout, jusqu’à mon salut éternel, pour un être aussi charmant. Eh quoi ! vous continuez de m’observer avec un air malin ? aurais-je porté la condescendance trop loin, pour que vous osiez tourner en plaisanterie ce que je vous dis de mes peines ? »

» Tenez, ma belle signora, je souris seulement de votre simplicité. »

» De ma simplicité ? »

» Oui, signora, de cette simplicité, qui dans l’ardeur de vos souhaits, ne vous laisse pas voir le moyen d’en obtenir l’accomplissement. »

» Eh bien ! dites donc si vous voyez mieux que moi. Dites, dites, aidez-moi à débrouiller le chaos affreux de mon esprit.

» Je crois le pouvoir, signora. »

» Ô maure ! vous exciteriez en moi une éternelle reconnaissance, dit avec vivacité Victoria.

» C’est assez, aimable dame. Demain à la chute du jour, daignez me venir trouver ici. Je vois en ce moment le comte de Bérenza et le signor Henriquez qui s’approchent. »

» Eh bien, voilà ce Bérenza, que je déteste. Ô haine ! venge-moi de cet époux odieux. »

» Adieu, belle dame, jusqu’à demain : » et Zofloya quitta précipitamment la place, et s’en alla du côté opposé à celui par où le Comte et son frère venaient. Victoria le regarda encore jusqu’à ce qu’elle l’eut perdu de vue ; alors elle s’avança à regret vers son époux ; se livrant davantage à l’espoir de voir couronner ses désirs criminels, elle lança des regards brûlans au possesseur de son âme ; il n’y prit pas garde, car la charmante Lilla, qui les suivait de près, l’occupait entièrement. Il retourna pour lui donner le bras, ce qui augmenta la jalousie de Victoria, qui regardant la jeune personne avec des yeux de basilic, souhaitait que comme ceux de cet animal, ils eussent le pouvoir de tuer. Les avances de l’amante d’Henriquez furent très-mal reçues ce soir-là ; on la repoussa avec hauteur, Victoria n’était pas maîtresse de se contraindre alors ; car, malgré les promesses du maure, elle sentait sa haine devenir de plus en plus amère, et en éprouvait une irritabilité indomptable.

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