Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 18

Traduction par Mme  de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIp. 179-197).


CHAPITRE XVIII.


Le maure Zofloya était aimé de tout le monde, dans le palais de Bérenza, à l’exception d’un seul homme appelé Latoni, domestique qui avait été nombre d’années au service du comte. Il devint envieux de Zofloya, à cause de ses qualités supérieures et de sa beauté corporelle, qui était encore une des moindres ; il dansait avec une grâce inimitable, et son habileté comme musicien était telle, que dans les promenades sur le lac, son maître le prenait toujours avec lui, et le rendait le charme de la société, par la perfection de son harmonie. Ces rares talens et l’estime dont le maure jouissait de la part de ses supérieurs, était ce qui outrait Latoni. Il chercha toutes les occasions de répandre son fiel, et ne désirait que d’avoir une querelle avec Zofloya, afin de le terrasser s’il était possible. Mais le maure dédaignait de répondre aux attaques qui lui étaient faites, et traitait Latoni avec un souverain mépris. L’amertume des propos de ce dernier ne servait qu’à exciter en l’autre un sourire de pitié. C’en était plus qu’il ne fallait pour pousser Latoni à bout ; mais comme il n’osait attaquer ouvertement le favori, il attendit avec une rage concentrée l’instant de se venger de l’être dont le mérite lui portait si fortement ombrage.

Ce fut quelques jours après le rêve de Victoria ; et comme elle était encore occupée de l’impression qu’il lui avait faite, on vint dire que le maure Zofloya avait disparu. Comme Henriquez en faisait le plus grand cas, et que tout le monde l’aimait, ainsi que nous l’avons dit, cet événement répandit la consternation dans le palais, et personne n’en fut plus altéré, (chose bien inconcevable), que Victoria. On le chercha dans tous les endroits où il avait coutume d’aller, et on envoya dans chaque quartier de Venise pour découvrir ce qu’il pouvait être devenu, mais ce fut en vain. Il se passa plusieurs jours, et on ne reçut pas la moindre nouvelle du beau maure. Les conjectures formées à ce sujet devinrent embarrassantes, et on perdit entièrement l’espoir de le trouver. Il fallut donc s’en fier au tems pour découvrir le mystère d’une disparition aussi surprenante. Pendant cet intervalle, Latoni tomba malade, et ne put quitter le lit. Le comte de Bérenza, qui le regardait comme un fidèle et ancien serviteur, lui fit donner tous les soins possibles pour le guérir ; mais la maladie faisant des progrès rapides chez cet homme, les médecins déclarèrent qu’il leur devenait impossible de le sauver. Cette déclaration, qui fut faite devant Latoni, le saisit tellement, qu’il se hâta de demander un confesseur, en faisant prier son maître et le seigneur Henriquez d’être présens à son dernier soupir.

L’humanité de Bérenza ne put se refuser à cette demande, et Henriquez consentit également à lui tenir compagnie. Victoria, sans trop savoir pourquoi, demanda à être aussi présente. Tous trois allèrent donc dans la chambre de Latoni : lorsque le confesseur s’y fut rendu, et sitôt que le mourant les vit, il leur adressa ainsi la parole :

« Monseigneur Bérenza, et vous, seigneur Henriquez, daignez écouter avec miséricorde un malheureux repentant à son lit de mort, et ne le maudissez pas pour la confession qu’il va vous faire. C’est moi, moi, Latoni, qui ai connaissance de la disparition du maure Zofloya. J’ai été jaloux de sa beauté, de ses talens, et de l’admiration qu’il excitait. Je lui en ai voulu à la mort, et j’ai cherché mainte occasion de le provoquer et de l’entraîner dans une querelle ; mais il m’a toujours traité avec mépris, ce qui, augmentant ma fureur, m’a déterminé à lui donner la mort. »

» Misérable ! s’écria Victoria. »

» Madame, ayez la bonté de garder le silence, je vous en supplie, car je n’ai pas de tems à perdre, et les douleurs que j’éprouve en ce moment, expient peut-être assez mon crime. »

« Un soir… je le suivis comme il sortait du palais, et me tins derrière lui à une certaine distance : je le vis s’arrêter sur la place S.-Marc ; la rage me transportait, et les mortifications qu’il m’avait causées me revenaient toutes à l’esprit… je le vis regarder le ciel et contempler les astres… il était très-près du canal, et l’envie me prit de le pousser dedans ; mais la crainte qu’il n’en revînt en nageant me retint : je m’approchai de lui tout à fait ; il ne m’entendit pas… je pris mon poignard en tremblant, et le lui plongeai dans le dos à différentes reprises, et avant qu’il eût le tems de se défendre. Sentant alors qu’il n’en pouvait revenir, je le poussai à l’eau de toutes mes forces, et me sauvai bien vite de la place. Mais depuis ce tems, ma conscience n’a cessé de me tourmenter, et ne m’a pas laissé jouir une minute du fruit de mon crime. La mort s’approche… et les supplices de l’enfer sont présens à mes yeux !… »

Une convulsion violente saisit Latoni, comme il achevait sa confession, et il retomba anéanti sur son oreiller. Ses aveux avaient allégé sa conscience, mais ils ne purent prolonger sa vie. Il resta encore quelques heures en demandant pardon à Dieu et aux hommes, puis il rendit son dernier soupir.

Le chagrin de Victoria, en écoutant Latoni, fut très-vif. Il avait tué un être devenu si intéressant à sa pensée ! cependant elle n’avait jamais senti de prédilection pour le maure, et sans cet effet étrange qu’il avait produit sur ses songes, jamais la pensée la plus commune ne l’eût occupée en sa faveur. Mais de cet instant, un intérêt inexplicable s’était fait sentir pour lui, et rien ne pouvait le bannir de sa pensée.

Ce fut donc inutilement qu’elle chercha à se rendre indifférente à la catastrophe de sa mort, et son cœur en conserva un poids égal à celui que lui eût causé une perle plus directe.

Zofloya, quoique maure, était de naissance noble. Une combinaison d’événemens l’avait rendu prisonnier de guerre (dans la défaite des maures de la Grenade par les Espagnols.) Il était sorti de la race des Abdoulrabmans. Après plusieurs changemens de fortune, il tomba au pouvoir d’un grand d’Espagne, qui, ayant pitié de son sort, le considéra plutôt comme un ami que comme un inférieur, et eut égard à l’éducation distinguée qu’il avait reçue. Henriquez fit connaissance de ce seigneur pendant les voyages qu’il entreprit pour se distraire de ses peines d’amour, et se lia avec lui de la plus étroite amitié. L’Espagnol se trouva engagé dans une querelle qui se termina avec sa vie. Il reçut une blessure mortelle, et Henriquez s’occupa du soin cruel de rendre les derniers devoirs à un ami mourant. C’est alors que celui-ci lui recommanda son maure Zofloya, en le priant de le traiter comme il avait toujours été traité par lui. Henriquez promit, et en conséquence le maure, après que son premier maître et protecteur fut expiré, passa au service et sous la tutelle d’Henriquez.

Ces circonstances fatales et l’excellent naturel du maure le rendirent cher à son nouveau maître. Il l’aimait, non-seulement à cause de son ami, mais parce qu’il avait tout ce qu’il fallait pour se faire aimer. C’est pourquoi sa perte fut vivement sentie, et la confirmation de son sort funeste reçue avec une peine des plus grandes.

Neuf jours s’étaient passés depuis la mort de Latoni ; rien n’avait contredit celle de Zofloya, quand, à l’extrême surprise de chacun, on vit entrer dans l’appartement où toute la famille était réunie… ce maure tant regretté… Zofloya lui-même ! on s’écria, on quitta les siéges, et Victoria ne fut pas la dernière à témoigner son étonnement. Henriquez demanda l’explication d’un tel prodige… où, et comment il avait échappé à la mort. Zofloya se courba de la meilleure grâce possible, et raconta ce qui suit :

« Messeigneurs et dames, j’ignore encore ce qui avait excité si fortement la haine de Latoni contre moi. Je sais seulement qu’il en voulait à ma vie, et le soir qu’il me suivit avec des intentions de me l’ôter, et qu’il me blessa à différentes reprises, il me dit en partie la raison d’une pareille fureur. Ayant d’abord reçu un coup profond, et me trouvant sans armes, je ne pus me défendre. Je fis donc de vains efforts contre mon assassin. La perte de mon sang m’affaiblissant, il m’entraîna facilement sur le bord du canal, et me poussant de toutes ses forces, il me jetta dedans. Sans doute j’eusse péri de la sorte, si un brave pêcheur, qui retournait à Padoue, et qui avait vu le coup, ne fût venu à mon secours. Il me tira de l’eau, aidé du peu de forces qui me restait. Il fit venir un chirurgien, et heureusement mes blessures ne se trouvèrent pas mortelles. Alors, étant en possession d’un secret qui m’avait été transmis par mes ancêtres, pour la prompte guérison des blessures les plus violentes, j’en ai fait usage. L’honnête pêcheur m’a gardé dans sa cabane jusqu’à ce que j’aie pu marcher, et je me suis bientôt trouvé en état de reparaître devant l’honorable assemblée à laquelle je dois toute ma reconnaissance et mes plus profonds respects. »

J’ai fini la narration de Zofloya, qui, quand il eut reçu les félicitations de chacun sur sa résurrection miraculeuse, apprit avec surprise la mort de Latoni. Il ne put cependant s’empêcher de paraître satisfait de cette nouvelle ; puis, renouvelant ses remercimens, et assurant de sa soumission avec un air de dignité, il se retira vers la porte, jetant, comme il la passait, un coup d’œil de la plus vive gratitude à Victoria, qui avait paru prendre un grand intérêt à son histoire.

Quant à celle-ci, autant elle avait senti de regret à la disparition du maure, autant elle fut aise de le revoir. Son cœur se dilata, et l’image d’Henriquez vint s’y confondre avec celle de cet homme. L’idée qu’elle se faisait qu’il l’aiderait dans ses desseins sur l’autre, lui rendait la tranquillité. Ce nouvel espoir rappela sa belle humeur, et elle se montra plus aimable qu’elle ne l’avait été les jours précédens. Ce changement ne pouvait que faire plaisir au comte, qui se persuadait qu’il était l’effort de la raison sur une imagination malade. La douce Lilla en augmenta ses caresses avec un plaisir de cœur, mais Victoria ne les lui rendit qu’avec contrainte. On eût pu la comparer dans ces instans, à un assassin tenté d’embrasser un bel enfant qu’il serait prêt d’étouffer. Henriquez, partageant toujours les plaisirs comme les soucis de sa petite amie, eut aussi pour Victoria des soins plus pressés que de coutume, mais il n’agissait en cela que par égard pour sa Lilla, et pour un frère qu’il aimait tendrement, et non par le mouvement spontané du cœur.

Ce soir-là Victoria alla se coucher, pleine de sensations délicieuses, et toutes ayant trait au malheur des autres. Bien loin d’éprouver ce désir permis de partager le bonheur de ses semblables, elle n’en voulait voir à personne. En nuisant à autrui, elle goûtait le plaisir féroce d’un tiran, qui, condamnant ses sujets à la torture, rit de leur agonie. C’était la lueur brillante d’un volcan, terrible dans sa beauté, et ne menaçant que ruine.

À peine fut-elle couchée, que Zofloya occupa son esprit. Elle s’assoupit cependant, mais pour le retrouver bientôt en songe, tantôt se promenant sur des lits de fleurs, tantôt à travers des prairies d’une délicieuse verdure, et d’autres fois sur des sables brûlans, ou autour de précipices, au fond desquels tombaient des torrens furieux. Ces images fantastiques devenaient si fortes, qu’elles la réveillaient en sursaut, et alors elle avait peine à croire que Zofloya ne fût pas près de son lit. Une fois, l’idée en fut si grande, qu’elle s’arrêta pendant des minutes sur son séant, à regarder, comme si elle l’eût vu marcher lentement auprès d’elle, et qu’il se fût ensuite retiré vers la porte. Ne pouvant résister à une pareille illusion, elle tira ses rideaux avec force, et l’appela par son nom ; mais il s’était évanoui, quoique sa porte n’eût pas cessé d’être fermée. Surprise à l’excès, elle se frotta les yeux, et examina tout autour de sa chambre, où rien d’étrange ne parut. Alors, comment prendre pour réalité un effet aussi bizarre ? Victoria se persuada raisonnablement qu’il n’était que le résultat de son songe.

Enfin, elle se rendormit. Son sommeil pénible l’avait tellement abattue, qu’elle fut prise de douleurs par tout le corps ; il ne lui était plus possible de remuer. Après une demi-heure de calme, ses yeux se rouvrirent de nouveau. Une vapeur blanchâtre et épaisse remplissait la chambre, en formant une espèce de colonne mobile. Ses rideaux, qu’elle avait refermés, furent ouverts, et Zofloya parut aux pieds de son lit. D’une main il semblait soutenir Bérenza, dont les traits étaient ceux de la mort. Des marques livides se voyaient sur sa poitrine, et ses grands yeux éteints se fixaient sur Victoria, De l’autre main, le maure tenait l’orpheline Lilla par ses beaux cheveux : elle ressemblait à une ombre ; sa tête était penchée, et une blessure qu’elle avait au côté laissait couler du sang sur son vêtement aérien. Victoria, dans une immobilité parfaite, regardait Bérenza et Lilla. Alors ils s’évanouirent, et au lieu d’eux, ce fut sa propre ressemblance et celle d’Henriquez, qui étaient de même dans les mains du maure. Elle paraissait tendre ses bras, dans lesquels le jeune homme était poussé ; puis, en s’échappant, il lui montrait une plaie terrible. Soudain Bérenza et Lilla reparurent, resplendissans de lumière, au point que Victoria en fut éblouie. Des ailes brillantes étaient attachées aux épaules de Lilla, et, de l’air d’un séraphin, elle tendait les mains à Bérenza et à Henriquez, en les élevant de terre. Victoria ne les vit pas plus long-tems : son cœur battait avec force, la tête lui brûlait, et essayant de changer d’attitude, elle sentit que cela ne lui était pas possible ; la violence de cette espèce de cauchemar, (car pouvait-elle, ferme d’esprit comme on la connait, regarder autrement son illusion,) l’avait totalement anéantie.

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