Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 16

Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIp. 136-159).


CHAPITRE XVI.


On a déjà vu pleinement ce qui eut lieu, d’après la lettre que Mathilde Strozzi écrivit d’un endroit retiré de l’isle de Capri, et qu’elle fit parvenir à Bérenza. Cette lettre n’arriva qu’après quinze jours de la fuite des amans, qui avaient pris des précautions pour rendre les poursuites inutiles, et leur trace impossible à suivre. Comme ils n’avaient pas encore pris de détermination sur le plan qu’il exécuteraient, et qu’ils ne pouvaient guères que s’en rapporter aux circonstances, nous prendrons congé d’eux pour long-tems, et reviendrons au sujet principal de notre histoire.

La grande jeunesse de Victoria, et cette force d’esprit qui la distinguait, ne lui permirent pas de souffrir long-tems de sa blessure ; elle en guérit bientôt. Pendant cette retraite forcée qui l’avait privée des plaisirs faits pour flatter sa vanité, elle avait pu contenter ses pensées ardentes sur un seul point : c’était de se rendre tellement chère et précieuse au bonheur de Bérenza, qu’il en vint à regarder avec horreur la possibilité de la perdre, et, afin de s’assurer plus entièrement de sa possession, de se l’attacher par des liens indissolubles.

Mais tel était déjà l’effet produit sur l’amant généreux, que non-seulement il regardait l’action de son amie comme une preuve héroïque de tendresse, mais que rien ne pouvait plus apporter d’augmentation à son entousiasme et au sentiment de reconnaissance qu’il lui vouait.

Que peut faire de plus une femme, que d’exposer sa vie pour sauver celle de l’objet de ses affections, et quelle est celle qui eût aimé Bérenza avec plus de vérité et d’exaltation ? Ne pouvant douter plus long-tems de l’attachement romanesque de Victoria, les idées du comte éprouvèrent un changement subit. Ce n’était plus cet être fier de sa naissance, de ses alliances sans tache, et qui eût redouté d’y apporter la moindre souillure… ni celui qui regardait du haut de sa grandeur, et d’un air de protection, sa maîtresse, tendrement aimée, à la vérité, mais nullement estimée comme une égale, à cause du crime de sa mère. La jeune personne en était pourtant bien innocente ; cependant il ne l’en estimait pas moins déshonorée, surtout d’après la facilité qu’elle avait apporté elle-même à ses désirs. Maintenant sensible au trait sublime dont elle s’était montrée capable envers lui, il succombait sous un excès de tendresse, et la trouvait digne du titre de son épouse, puisqu’elle s’était élevée au-dessus de tout ce qui lui était contraire. Il la voyait en ce moment supérieure à lui, tant était puissant l’effet que l’action de Victoria avait produit sur son âme. Enfin, il en devint totalement idolâtre. Le philosophe calculateur céda à sa nouvelle passion ; et pour tranquilliser sa conscience, ainsi que réparer ses injustices passées envers son amante, il prit le parti de l’épouser.

À peine Bérenza eut-il formé cette résolution, qu’un baume vivifiant embellit toutes choses à ses yeux, et qu’une sensation pure et inconnue vint dilater son âme. Il attendit avec impatience que sa bien-aimée fût totalement guérie, pour déposer à ses pieds les vœux de son cœur, et lui offrir tendrement le don de sa main.

Croyant bien faire l’impression la plus vive à la jeune personne, il s’y prit avec toute la délicatesse possible pour lui annoncer sa résolution ; mais Victoria l’écouta seulement d’un air de complaisance, et avec cette douceur qu’elle savait si bien feindre. Sa vanité la tint en garde contre les avances du comte ; elle l’avait toujours empêchée de croire que s’il ne lui parlait pas de l’épouser, c’était parce qu’il la trouvait indigne de devenir sa femme. N’ayant donc jamais eu cette idée, elle ne parut que médiocrement sensible à l’offre. Ses traits n’annoncèrent ni surprise, ni transport ; mais elle l’écouta en silence et avec un sourire gracieux. Cette manière d’être, paraissant peu convenable à Bérenza, dans la circonstance, il l’attribua à l’orgueil blessé de la demoiselle, à qui il n’avait pas fait plutôt l’offre de sa main. Il en fut affecté, et son âme généreuse reconnut la justice de ce reproche tacite. Empressé de détruire toute impression fâcheuse, il mit encore plus de chaleur dans ses manières ; il pria Victoria de lui pardonner les scrupules indignes par lesquels il s’était laissé dominer.

Bérenza fit une faute bien grave cette fois : qu’il se fût contenté d’offrir tout simplement sa main à Victoria, à la bonne heure ; mais sa dernière remarque, quoique placée au hasard, ne fut pas perdue et le cœur orgueilleux de la Vénitienne en reçut le coup le plus sensible ; il prit l’alarme bien au-delà de ce que Bérenza en pouvait penser. Elle fronça le sourcil et devint pâle comme la mort. Le ressentiment s’empara d’elle : la conviction la frappa… il était donc vrai que jusqu’à ce jour, Bérenza l’avait regardée comme indigne d’être son épouse !

— Ah ! tu viens de trahir ton secret, pensa-t-elle, et ce lien que tu avais contracté avec moi, que je croyais bonnement la suite d’une façon de penser plus noble que chez le reste des hommes, n’était que semblable à… misérable orgueilleux ! va, je m’en souviendrai.

Ces idées passèrent rapidement dans l’esprit de Victoria ; elle voua un souvenir éternel à l’offense et s’appliqua, en attendant, à se composer assez pour recevoir de la meilleure grâce possible les offres du comte, car il était question maintenant de devenir sa femme ; ce point obtenu, elle, n’avait plus qu’à attendre en triomphant l’instant de le punir, pour avoir osé la juger inférieure à lui. Pauvre Bérenza ! toute ta générosité et ta sensibilité profonde ne te sauveront pas du malheur d’avoir trop parlé.

Le changement d’humeur de Victoria ne fut attribué, par son amant, qu’à une émotion bien naturelle qu’elle s’efforçait de comprimer ; et cette dernière preuve de sentiment l’exalta tout-à-fait. Il la sollicita, de la manière la plus tendre, de consentir à ce que leur mariage eût lieu sur-le-champ. Victoria le regarda d’un air qui devait lui paraître bien singulier, car des pensées totalement contraires à son repos l’occupaient entièrement.

— D’où vient cette façon de m’examiner, mon cœur, demanda-t-il ?

— Je vous regarde comme je vous aime, Bérenza.

— Et vous consentez à m’appartenir solennellement… honorablement, chère Victoria ?

— Oui, mon désir le plus ardent est de me voir votre épouse.

Bérenza, qui n’entendait cette réponse que selon qu’il la désirait, ne vit plus devant lui qu’une Divinité. N’est-il pas dans l’homme d’exalter les objets dont il veut causer l’élévation ?

Très-peu de tems après cet arrangement, Victoria de Lorédani devint l’épouse du comte de Bérenza. Cette affaire terminée, elle n’eut plus aucun défaut aux yeux d’un mari toujours en admiration, et les qualités qu’il lui trouvait, augmentèrent de lustre, parce qu’elle était sa femme !

Avec quelle différence de façon de penser et de sentir, le comte ne montra-t-il pas sa Victoria à la place St.-Marc et sur le lac ! Quel plaisir, quel délice il éprouvait à la nommer son épouse ; et sans en être aucunement embarrassé, à présenter à une société honorable celle qu’il avait fait connaître avec moins de satisfaction et de gloire, comme sa maîtresse, à ses amis de plaisir ! ce changement donnait à son cœur une joie indicible : il pensait avec ravissement à l’action d’avoir élevé au plus haut rang de la société, une jeune personne qu’il avait aidée à conduire au plus bas.

Mais quoique la manière d’agir du comte dût lui valoir la reconnaissance et l’amour parfait de Victoria, celle-ci ne put oublier qu’il l’avait crue indigne, pendant un tems, d’être nommée son égale ; et la solitude entretint ce souvenir plein de haine. Un avantage fait pour être considéré par elle comme le résultat le plus heureux d’une tendresse véritable, perdait son prix devant l’aveu imprudent que Bérenza lui avait fait ; elle regretta même quelquefois d’être devenue sa femme et se trouva prête à l’abandonner pour lui montrer le mépris qu’elle conservait de cette condescendance. Si dans ce moment d’ingratitude, son époux sans soupçon se présentait devant elle, il était reçu d’un air sombre et mécontent ; et quand il demandait les raisons d’un accueil si froid, elle répondait qu’un mal-aise insurmontable d’esprit la rendait peu propre à montrer de la tranquillité.

Si lorsque quelque chose nous trouble ou nous inquiète, que nous ayons tort ou non, nous voyons tout sous un point de vue exagéré, à bien plus forte raison l’imagination en délire se fait-elle des fantômes pour les combattre, et telle était celle de Victoria. Elle sentait que le comte Bérenza lui était bien supérieur sous beaucoup de rapports et croyait qu’il le pensait de même. Elle trouvait, dans ses regards, dans ses moindres actions, la preuve qu’il n’avait pas oublié ce premier état de dégradation, duquel il lui avait plu, dans sa bonté, de la tirer. Ces accès d’humeur augmentèrent, et elle les porta au point d’abandonner la société par un sentiment impardonnable d’orgueil qui, comme un ver rongeur, dévorait le sein qui le recelait. Bérenza se voyait, pendant ce tems, réduit à penser, que si l’état de femme légitime avait rendu l’objet de sa tendresse plus respectable, il avait détruit pour jamais le charme séduisant de celui de maîtresse. Cependant il l’aimait toujours, et toujours avec la même vérité.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis cette union peu productive au bonheur de l’un et de l’autre, quand un soir on sonna violemment à la porte de l’hôtel. Bientôt on annonça un étranger, et presqu’en même tems il entra dans le salon. Bérenza se leva, et à peine l’eut-il regardé, qu’il vola dans des bras ouverts pour le recevoir. — Henriquez à Venise ! s’écria le comte ; oh, mon cher ami, sois le bien venu. — Puis s’avançant vers sa femme, Bérenza dit : c’est mon frère, ma Victoria. Et toi, Henriquez, souffre que je te présente à mon épouse chérie. Eh ! c’est maintenant que je vais jouir d’un bonheur parfait !

— Henriquez pressa la main de son frère, et adressa à Victoria les complimens les plus agréables ; tandis que celle-ci le regardant avec surprise, fit soudain entre ces deux personnes une comparaison au désavantage de celui en qui elle n’aurait jamais dû trouver un seul défaut. Cet être excellent s’assit entre les deux objets de sa tendresse, et connut le bonheur comme il méritait de l’éprouver.

On n’a pas cru nécessaire, avant cet instant, de grossir un volume, en décrivant les causes qui avaient forcé le départ du frère de Bérenza de Venise. Cependant on a donné à penser que la raison en était une passion malheureuse que ce jeune chevalier avait conçue pour une demoiselle de haute naissance. Le père, sous prétexte de la trop grande jeunesse de l’un et de l’autre, refusait de les unir ; mais au fond, ce noble n’avait en vue que de marier sa fille Lilla plus avantageusement. L’âge de la demoiselle ne passait guère treize ans. Quoiqu’il ne pût lui donner la moindre dot, il croyait que sa naissance devait l’allier au premier duché de Venise. La mort venait d’enlever tout récemment ce père ambitieux, ce que Lilla avait aussitôt appris à son amant, avec qui elle était toujours demeurée en correspondance. Voilà donc la raison qui avait ramené celui-ci, espérant que nul obstacle ne s’opposerait maintenant à leur mariage. La passion d’Henriquez était des plus vives et ne pouvait s’éteindre ; car il savait, à n’en pas douter, que nulle part il n’eût pu trouver une candeur et une pureté de cœur égales à celles qui faisaient le mérite principal de cette jeune personne.

Bérenza, à qui son frère apprit, en soupant, cette cause heureuse de son retour, en appuyant avec toute l’ardeur d’un amant, sur l’espoir d’être bientôt l’époux de Lilla, prit plaisir à le flatter de l’idée que sans doute rien ne se montrerait plus contraire aux désirs de son cœur.

Victoria écouta cette conversation en silence, et une sensation étrange prit possession d’elle, en apprenant que le cœur du jeune homme ne lui appartenait plus.

Enfin, on se sépara pour la nuit : l’amant rêva à la belle créature qu’il avait l’espoir de revoir le lendemain ; et Victoria chercha à mettre de l’ordre dans ses idées, s’il était possible.

À peine les premiers rayons du jours se firent-ils apercevoir, qu’Henriquez s’occupa de rendre visite à l’objet de son amour. Il eut beaucoup de peine à attendre que la bienséance pût le lui permettre. Dès qu’il la crut levée, il vola à sa demeure. La belle Lilla le reçut avec une innocente tendresse, et telle qu’il pouvait le désirer. Cependant elle trompa son attente trop vive, en donnant un refus à sa demande de consentir à leur prochaine union.

Le père de la demoiselle était mort, à la vérité, mais il l’avait laissée sous le pouvoir d’une dame âgée, sa parente, qui demeurait avec lui ; elle avait assisté à ses derniers momens. Ce père rigide, avait exigé en mourant, que sa fille ne se marierait qu’après l’expiration entière de l’année de son deuil. Lilla avait promis obéissance à l’ordre sacré d’un père, et toute dure que lui devait paraître cette condition, elle jura à Henriquez qu’elle y serait soumise.

Élevée dans des sentimens de piété et convaincue de l’obligation religieuse où sont les enfans de respecter les dernières volontés de leurs parens, elle eût regardé comme un sacrilège d’y manquer. Toutes les supplications de l’amour furent donc sans pouvoir auprès de cette fille vraiment pénétrée des devoirs filiaux. Cependant Henriquez n’en estima que davantage son amie, et cette nouvelle preuve qu’elle lui donnait que la vertu était profondément enracinée dans son cœur, lui fit conjecturer que le bonheur le plus stable l’attendait auprès d’une personne d’une moralité aussi parfaite : il y avait un mois que le père tyrannique reposait dans le tombeau de ses ancêtres, il en fallait encore onze pour que le mariage eût lieu, et la pieuse Lilla, le cœur brisé par la douleur de son ami, résista à ses nouvelles supplications, en l’engageant à retourner au palais de son frère.

Henriquez alla trouver le Comte en particulier, pour lui raconter le mauvais succès de ses tentatives. L’aimable Bérenza l’écoute avec peine, et cherche à le tranquilliser, en lui observant que puisque la belle Lilla ne voulait pas l’épouser avant le délai fixe, il était possible d’alléger le chagrin de l’un et de l’autre, en engageant la jeune demoiselle à venir demeurer au palais, chose qui pouvait se faire, puisqu’outre qu’elle avait avec elle une pareille, Bérenza étant marié, elle se trouverait conséquemment dans une situation décente, auprès de deux femmes qui ne la quitteraient point. Cet arrangement ne souffrait aucune objection ; et Henriquez en fut si enchanté, qu’il permit à peine à son frère de finir sa phrase, et s’élança hors de l’appartement, pour courir faire part à son amie, de la proposition du Comte, en l’implorant, de l’air le plus tendre, pour qu’elle y consentît. Cette charmante fille, pleine d’innocence, ne crut pas devoir refuser une pareille consolation à son cher Henriquez, et le cœur de celui-ci fut extrêmement soulagé par cet acte de complaisance.

Le soir du même jour, Lilla accompagnée de sa parente, fit une visite à Victoria, car c’était sous cette forme seule qu’Henriquez lui avait proposé de le venir voir chez son frère. La belle demoiselle fut présentée au Comte et à la Comtesse, comme l’épouse future d’Henriquez ; mais jamais, oh non jamais assurément, étrangère ne fut reçue avec des pensées plus hostiles que celles que fit naître la douce créature dans le cœur de Victoria, Cependant cette hypocrite profonde, déployant toutes les grâces de sa physionomie, lui tendit la main d’un air d’amitié, en l’invitant à demeurer constamment avec elle, et lui promettant la plus tendre protection ; sa conduite, le reste de la soirée, sembla faite pour inspirer de la reconnaissance à son aimable hôtesse ; elle voulait par là se mettre bien dans l’esprit d’Henriquez, qui parut enchanté de ses manières engageantes. Hélas ! que n’étaient-elles sincères, envers deux êtres qui le méritaient si bien, et qui s’en félicitaient également ! mais comment développer la fausseté du cœur humain quand il est couvert d’une triple armure, comme l’était celui de Victoria ! Se connaissant à peine elle-même, elle sr laissa aller à une haine violente pour l’orpheline Lilla, dont le seul crime était d’être adoré du bel Henriquez, et de paraître le payer de retour. Voilà l’horrible envie que conçut cette femme, qui, si son âme eût été aussi noble que son cœur était vain, n’eût pas manqué d’étouffer dès sa naissance un sentiment si bas, et contraire à toute bonté, plutôt que de l’écouter une minute ; mais elle ne pouvait se complaire que dans les maux d’autrui, et telle devint de plus en plus son humeur chagrine.

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