Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 15
CHAPITRE XV.
Mathilde Strozzi, ayant éprouvé une trahison de la part d’une femme de sa société, se dégoûta de Venise, et retourna à sa campagne sur le lac, où elle pouvait conserver son esclave en toute sûreté. N’ayant quitté que rarement sa maison, pendant son séjour à la ville, et ayant évité les lieux publics, elle avait pu, ainsi qu’elle le désirait, se dérober à l’observation du comte de Bérenza, qui, de son côté, avait bien plus à cœur de l’éviter que d’examiner sa conduite.
Elle resta pendant un tems à Aqua-Dolce, avec son amant ; mais afin de varier les amusemens du jeune homme, et empêcher l’ennui de l’atteindre, elle parcourut les environs charmans de sa demeure, se promenant souvent avec lui sur le lac. Cependant en dépit de ses soins, et quoiqu’étant continuellement avec celui qu’elle aimait, l’esprit changeant de cette femme ne put se trouver content ; elle soupira de nouveau après les plaisirs de la ville. L’ennui vint surprendre cette âme mal organisée et sans ressource aucune. Ah ! jamais la solitude n’a plu à des êtres trop dissipés et frivoles ; elle ne convient qu’à des cœurs purs, seuls capables d’en goûter les charmes.
Venise avec tous ses dangers, lui devenait préférable à la triste monotonie de la campagne, quoique y jouissant d’une pleine sécurité. Aussi, après quelques semaines de retraite, se décida-t-elle à y retourner. Léonardo ne demandait pas mieux, de son côté ; mais ayant appris à dissimuler, il feignit d’être indiférent à cette proposition. Mathilde flattée, dut se convaincre de plus en plus, qu’il n’aimait qu’elle au monde, et hazarda de retourner à la ville, avec autant de plaisir qu’elle en avait mis à la quitter. Ce fut le plus promptement possible qu’elle fuit sa fatigante solitude.
De nouveau à Venise, elle se mit en tête de ne se plus priver des amusemens dont jouissaient les autres, et se promit, si Bérenza cherchait à savoir quelle était la nature de sa liaison avec Léonardo, de lui faire le même conte qu’elle avait déjà débité à d’autres.
En conséquence de ces arrangemens, Mathilde ne tarda pas à se montrer sur la place Saint-Marc et sur le lac. Léonardo, cependant, refusait fermement de l’accompagner dans ses courses publiques. Alors la rusée Florentine lui procurait des occupations pour le tems de son absence, et dont elle lui demandait compte à son retour.
Il arriva qu’un certain soir qu’elle se promenait sur le lac, Bérenza parut tout-à-coup à sa vue. Elle avait toujours craint cette rencontre, mais cette fois il la voyait seule, ce qui devait lui sembler heureux, si le comte, lui-même, n’eût été avec une femme. La première impression que ressentit Mathilde, en remarquant une jeune et belle rivale, assise avec un air de satisfaction à côté de lui, fut une fureur jalouse. Ses yeux ressemblèrent à ceux d’un basilic : elle le regardait en jurant vengeance et mort. C’est donc pour faciliter leurs amours, s’écria-t-elle, que je me suis séquestrée de la société avec tant de soin ? pendant ce tems le misérable Bérenza était loin de s’occuper de moi ! il n’avait garde de m’ennuyer de ses visites : et voilà ce qui le retenait !… Mais pouvais-je deviner… Oh ! il me le paiera, le traître ; il paiera cher ce bonheur que lui a valu son inconstance !
Brûlant ainsi du désir de se venger, Mathilde se sauva chez elle, où elle trouva Léonardo occupé à finir un dessin ; elle se jetta sur une chaise auprès de lui, en disant :
— Laissez, laissez-là votre crayon, Léonardo, et reprenez votre poignard, car j’en jure par le ciel, il mourra cette nuit.
— De qui parlez-vous, Mathilde, demanda le jeune homme, fort surpris de l’égarement de ses traits ; qui doit mourir cette nuit ? Mathilde ne parlait plus, mais ses yeux sortaient de leur orbite, et tous ses membres étaient en convulsion. Léonardo prit sa main avec tendresse : dis-moi donc, aimable amie, quelqu’un t’aurait-il offensée ?
— Oui, il mourra, l’enfer dût-il être mon partage ensuite ! et toi, Leonardo, tu exécuteras mes volontés.
Serait-il encore question d’un assassinat, se demanda en frémissant le malheureux fils de Lorédani.
— N’y consens-tu pas, Leonardo, reprit-elle en appercevant son air triste, et le regardant avec des yeux pleins de fierté.
— Mais qui doit donc mourir, et en quoi t’a-t-on offensée ?
— C’est un traître, un infâme ! vous ne le connaissez pas, Léonardo, ainsi faites bien attention à ce que je vais vous dire : le tems est enfin venu où vous devez me prouver la force, la vérité de votre attachement. Le comte de Bérenza est un noble Vénitien qui m’a trahie ; il a été le séducteur de mon innocence, et c’est à lui que je dois de l’avoir perdue… oui, je le punirai pour avoir abusé une jeune personne sans expérience, et qui sans lui, ne se serait pas égarée des sentiers de la vertu. J’ai pleuré des années ma fatale confiance, et aujourd’hui c’est à ce monstre que je dois encore l’humiliante pensée… (Elle se cacha le visage d’un air de honte et de repentir), de ne pouvoir être autre chose à mon Léonardo, que sa maîtresse ! Je viens de le rencontrer sur le lac, avec une femme dont il paraît extrêmement occupé ; il a passé près de moi, en me disant les injures les plus grossières, et en me riant au nez ainsi que l’indigne créature qui est sa maîtresse aujourd’hui ; interdite et choquée à l’excès de cette conduite indécente, j’allais m’en plaindre, lorsque le comte Bérenza me regardant d’un air de mépris, a fait un signe de la main, comme s’il eût été indigné de me voir si près d’une personne supérieure à moi, et sa gondole s’est éloignée… Léonardo ! s’écria-t-elle en s’élançant de son siège, laisseras-tu mon injure impunie ! c’est ton amie, ta compagne qui vient d’être insultée. Ne feras-tu rien pour la venger ?
Ce conte fabriqué pour en imposer à un être susceptible, et intéresser son orgueil autant que son amour, réussit au gré de l’astucieuse Florentine. Le jeune homme prit le parti de sa maîtresse, soi-disant outragée ; mais il ne goûtait pas cependant la vengeance qu’elle voulait exercer.
S’apercevant que son amant était fortement irrité, quoiqu’il ne dît pas une parole, Mathilde crut à propos de l’exalter davantage, et continua de lui parler ainsi :
— Ô Léonardo ! si en m’attachant à vous, j’ai franchi les bornes de la décence et de la bienséance, indispensables à mon sexe, du moins ne souffrez pas… Oh ! non, je vous en conjure, dit-elle avec une feinte candeur, ne souffrez pas que les autres m’outragent et m’humilient !
— Non, non, non, s’écria Leonardo éperdu, et en la prenant sur son sein, non jamais, douce maîtresse de mon âme, tant que j’aurai un souffle d’existence, celui qui t’offensera mourra.
— Que je reconnais bien là l’héroïsme de l’amour, dit Mathilde, enchantée des transports du jeune homme. Ce noble sentiment relève mon âme abattue. Assurée maintenant de punir le lâche, je remets à un autre moment d’en calculer les moyens. Allons souper, en attendant, cher ami.
Aussitôt à table, Strozzi qui craignait que l’enthousiasme de l’amour vengeur ne se ralentît, chercha à obvier à cet inconvénient, en versant des rasades de son plus excellent vin à Leonardo ; elle feignit de lui tenir tête, mais ne but cependant que très-peu, pour ne pas nuire à l’empire qu’elle voulait conserver. Malheureusement pour Leonardo, Mathilde ne lui paraissait jamais plus belle que dans ces instans ou elle méditait quelqu’action horrible. Aussi ces actions, quoique répugnantes à son cœur et à son amour, le rendaient-elles plus esclave que jamais ; c’est ce que Mathilde savait bien ; et elle en profitait, comme de tout, pour l’enchaîner chaque jour davantage. Leonardo eût pourtant voulu lui faire sentir la répugnance qu’il éprouvait à se rendre un lâche assassin ; mais il n’osait, et tremblait de rencontrer son œil brûlant de vengeance, d’entendre l’amertume de ses reproches, et il frémissait à la crainte de s’en voir abandonné. Prenant violemment sur lui-même, il se décida à céder aux volontés de sa souveraine, et à s’en rapporter du reste à l’événement ou aux circonstances. Comme les fumées du vin lui montaient à la tête, son raisonnement en prit plus de force, et les illusions de la pensée augmentèrent ; Mathilde parut plus charmante, et l’enchantement devint tel, que le plus grand crime commis en sa défense, lui aurait semblé en ce moment une vertu. Celle qui, ainsi qu’elle l’en avait persuadé, s’était sentie entraînée par un amour irrésistible pour lui, qui avait bravé les mépris du monde, et venait encore d’être insultée grossièrement, par rapport à lui, ne devait-elle pas trouver un défenseur ? C’était donc encore plus la justice, l’honneur et la reconnaissance qui devaient le décider ? Voilà comme pensait le pauvre Léonardo, dans son ivresse, et ce fut lui qui revint sur le sujet si cher à Mathilde, et que par un raffinement d’artifice, elle semblait laisser tomber. La méchante créature attisait le feu tout en ayant l’air de l’éteindre.
Enfin, incapable de retenir l’humeur bouillante qu’elle venait de fomenter, Léonardo se leva brusquement, et buvant son dernier verre de lacrima-christi, il se disposa à sortir, sans même prendre la précaution d’un manteau et d’un masque, tant il était ensorcelé pour exécuter les desseins de Mathilde. Elle chercha cependant à le calmer un peu, mais dans le dessein de le diriger plus sûrement au coup qu’il allait porter. Elle posa un masque sur ses traits, et l’armant d’un poignard qu’elle tenait à sa ceinture, elle l’enveloppa ensuite d’un manteau, puis le serrant contre sa poitrine, elle dit : « que le ciel t’accompagne ! »
Stimulé de nouveau par ses caresses, et le poignard en main, le malheureux, perdu de sens, courut plonger l’arme dans le cœur d’un homme qui ne lui avait jamais fait de mal… qu’il n’avait jamais vu !… Telle était l’influence qu’une femme avait obtenue, par ses artifices, sur les sens embrasés d’un jeune adolescent sans expérience ! et l’événement prouva que si l’amour peut conduire aux grandes actions, elle entraîne aussi quelquefois dans les crimes les plus aveugles.
Dirigé par la subtile enchanteresse, Léonardo trouva facilement le chemin du palais de Bérenza. C’était ce même soir que le comte donnait une fête à Victoria, ce qui lui procura un accès plus aisé dans l’intérieur. Il se glissa sans être vu, et arriva à la chambre à coucher, ou il se plaça derrière un grand rideau, qui, comme nous l’avons dit, cachait une fenêtre ouverte sur un balcon. Leonardo s’était mis là pour plus grande sûreté, d’autant qu’il avait remarqué qu’en cas d’inconvénient, il pourrait sortir de ce lieu avec toute facilité, ce balcon ayant un escalier qui conduisait à la porte de la rue. Il resta là fixe comme un terme, en attendant l’instant favorable de porter son coup. Le comte et Victoria, tous deux excessivement las, s’étaient couchés à la hâte et sans bruit. La vaste chambre ne resta éclairée que par une faible lampe posée à l’une des extrémités… mais on sait le reste. La main de Léonardo peu sûre, d’après le reproche intérieur de sa conscience, tardait à frapper, lorsque la vue d’une sœur qui reçut le poignard dans son sein, selon qu’il le croyait, le glaça d’horreur. Quittant précipitamment la place, il s’enfuit, persuadé qu’il s’était rendu assassin, et cherchant, dans un état difficile à décrire, la vile Strozzi, qui attendait avec impatience l’annonce de la mort du comte.
« Eh bien ! demanda-t-elle vivement, en se relevant de dessus un canapé où elle s’était mise en attendant le retour de Léonardo. Celui-ci pâle, les yeux hagards, courut dans la chambre, son masque à la main, et sa poitrine découverte pour laisser pénétrer l’air dans son sein brûlant. — Eh bien ! est-ce fait ?
— Oui, oui, la vengeance a eu lieu sur une de vos victimes, prononça-t-il avec terreur et avec des accens précipités.
— Sur le lâche et infâme Bérenza, sans doute… dit Mathilde, en s’approchant du jeune homme et en fixant ses traits décomposés.
— Non, non, sur ma sœur !… répondit-il d’un air sombre.
— Sur votre sœur ! êtes-vous fou, jeune homme ?…
— Non, je ne suis pas fou… J’ai blessé mortellement Victoria de Lorédani, ma sœur. Je l’ai blessée dans les bras de celui sur qui devait tomber votre vengeance.
Quoi ! votre sœur, c’est votre sœur qui… Et la méchante furie triomphait de la découverte. Cependant elle regrettait infiniment que Bérenza fût épargné. Cette méprise lui fit oublier sa prudence ordinaire, et elle s’écria : « Ainsi donc Mathilde Strozzi n’est pas la seule femme qui se soit déshonorée ! elle n’est pas la seule à qui il convienne de baisser la tête avec honte ! des dames du plus haut rang ont renoncé à la vertu et à l’estime aussi bien qu’elle… Laurina, la mère de l’héritier Lorédani, et Victoria sa sœur ! toutes deux, hautes et puissantes dames, l’ont élevée à leur niveau, en descendant au sien !… oh ! c’est une consolation pour mon âme, continua-t-elle, en joignant les mains avec un sourire de démon. Bérenza, séducteur orgueilleux ! la femme qui t’aime peut bien te sacrifier son innocence et sa réputation, mais tu ne lui sacrifieras jamais ta liberté, ni ne lui accorderas ton amour honorable ; tu la flatteras dans ta passion, mais tu la mépriseras en secret, et l’instant de ton dégoût sera celui de sa perte entière. » Ainsi parlait l’insensible Florentine, en répendant tout le venin de sa médisance sur le misérable Léonardo, parce qu’il avait manqué son coup, l’exécution de l’ordre terrible. C’était la première fois, depuis cette liaison fatale, que la cruelle lui avait parlé avec une telle amertume, des infortunes de sa famille. Son âme en frémit et se resserra à des allusions aussi barbares. Il regarda l’infâme Strozzi avec horreur et voulut la quitter ; mais ses membres étaient comme paralisés par le conflit de ses émotions, et il tomba rudement sur le plancher.
Mathilde sentit alors qu’elle s’était laissée entraîner trop loin par sa vengeance, et craignit qu’ayant blessé tellement ce jeune homme plein de fierté, elle n’eût anéanti pour jamais en lui, un amour dont elle était si jalouse. Cette réflexion changea à l’instant sa conduite ; elle sentit qu’il fallait adoucir les suggestions de sa rage malicieuse, afin de rappeler un malheureux auquel rien ne pouvait la faire renoncer. C’est pourquoi elle se jetta à ses pieds en lui demandant pardon, et employant tous ses moyens artificieux pour adoucir les plaies qu’elle venait de r’ouvrir. Ses caresses parvinrent par degrés, à ramener le pauvre Léonardo, toujours opiniâtrement attaché aux charmes d’une créature perfide ; et cette idée même qu’elle venait de lui donner de ses misères et de sa honte, le lia encore plus à elle, parce que dans sa peine, il se regardait comme déshonoré et condamné à l’abandon par la nature entière. Elle connaissait son sort et l’aimait toujours ! elle s’intéressait à sa destinée ! n’en était-ce pas assez pour exciter la reconnaissance d’un cœur abusé ? il continua donc de l’adorer, quoiqu’elle l’eût blessé indignement ; et quand elle lui jura de l’aimer à jamais, en le suppliant de l’aimer du même amour, il la serra dans ses bras, et la pressant convulsivement sur son cœur, il dit d’un air emporté :
— Oui, Mathilde, je suis encore à toi… oui, je sens que je t’aime de l’amour le plus brûlant et le plus immortel. Ô femme enchanteresse ! l’empire que tu as conquis sur moi durera autant que ma vie ; et je t’abandonnerais !… ah ! que plutôt toute la colère des cieux tombe sur ma tête.
Eh bien, mon ami, dit Mathilde, ravie de cette assurance solemnelle, que de cet instant nos liens soient plus resserrés que jamais ! devenons tout l’un pour l’autre. Jurons que ni le tems, ni les circonstances n’auront le pouvoir de nous désunir.
— Je le jure, répondit Léonardo avec ardeur. Je le jure à la face des cieux. Et il baisa la main que Mathilde tenait élevée.
— Reçois mon serment de fidélité constante, aimable jeune homme ! dit du même ton la Florentine. Je promets solemnellement de ne t’abandonner jamais !… Maintenant, ajouta-t-elle avec plus de calme, que ce qui a eu lieu demeure dans l’oubli. Il est des choses trop essentielles en ce moment pour n’y pas donner toute notre attention.
Mathilde s’assit sur le sopha avec Léonardo, et lui demanda le détail nécessaire de l’événement de la nuit. Soudain le poignard lui revint en pensée, et elle frémit en apprenant qu’il avait été forcé de le laisser. Le jeune homme, en cherchant son masque pour le remettre, avait également cherché le poignard, ne se rappelant plus, si, dans son trouble, il l’avait laissé dans le sein de Victoria, tant son âme était bouleversée par l’horreur de son action. Ce qu’il y avait de certain, c’est que le poignard était resté chez le comte, et cela suffisait pour renverser l’esprit de la Florentine.
« Nous sommes perdus ! s’écria-t-elle, Nous voilà découverts, car mon nom est gravé en entier sur le manche. »
Leonardo se tut : il craignit les reproches qu’il sentait avoir mérités. Soudain Mathilde reprenant sa présence d’esprit dit : « Il faut fuir à l’instant même. La nuit n’est pas encore passée, et nous pouvons être loin de cette ville exécrable, avant le point du jour. Je remettrai l’accomplissement de ma vengeance à une époque plus certaine… Vous tremblez, jeune homme ! ah, ah ! espérons que vous n’aurez pas toujours aussi peur de verser le sang… Comment, Léonardo, une pareille faiblesse dans un Vénitien !
— Mathilde ! quand l’occasion s’en présentera, je vous prouverai que je ne suis pas pusillanime. Je sens même en ce moment que toute horrible que me paraisse une action inhumaine, l’amour que j’ai pour toi, me fera passer par-dessus tout. Cependant, en parlant de la sorte, le jeune Vénitien frémissait de rencontrer les regards perçans de la Florentine.
— Eh bien, nous allons partir, mon bien-aimé, et ce sera avec peu de regrets que je quitterai les plaisirs de cette ville dangereuse. De plus, pour parler avec franchise, je t’avouerai que mes ressources diminuent journellement. Les calculs que j’avais faits pour les augmenter m’ont manqué. Les Vénitiens sont devenus avares, ou peut-être ai-je tellement perdu en attraits auprès d’eux, que leur obligeance s’en est refroidie. Au surplus je m’en moque, et les abandonne sans regret. Espérons, mon ami, qu’un nouveau chemin à la fortune nous sera ouvert.
Quoique ce discours fût fait pour surprendre Léonardo, (peu disposé à arracher le voile qu’il avait sur les yeux), il se défendit d’en demander l’explication, et prenant la main de sa maîtresse, il dit : « je te suivrai où tu voudras, belle Mathilde, et jusqu’à mon dernier instant, ainsi que nous nous le sommes mutuellement juré.
Un sourire de contentement éclaircit les traits de la Florentine, sur lesquels il était resté des traces d’une haine non satisfaite. Elle regarda son amant avec reconnaissance, et le remercia de son acquiescement. À la vérité, il lui était devenu nécessaire, et en général, son intérêt la portait à le conserver ; car, avec sa conduite vicieuse, prodigue, et son humeur inconstante, elle s’était mise dans la chance du délaissement. Presque totalement ruinée, il lui devenait difficile de trouver, comme elle le disait, des ressources. Quoique n’ayant pas encore perdu tous ses charmes, elle se voyait, d’après les passions violentes qui la conduisaient, à la veille de perdre le peu d’admirateurs qui lui restaient parmi les Vénitiens, naturellement jaloux et ombrageux.
Mathilde se hâta donc de faire ses préparatifs de fuite, et en moins de deux heures, elle avait rassemblé tout ce qu’elle possédait de précieux et qu’elle pouvait emporter. Tout fut prêt, et la lumière douteuse du matin surprit les deux amans déjà loin de Venise.
Malheureuse Laurina ! voici donc ton second enfant perdu par suite de tes égaremens ! déjà, il s’est rendu indigne d’estime et de grâce ! mais ce n’est pas tout, ses premiers crimes seront suivis de crimes encore plus grands. Tandis que des exemples de vertu eussent transformé l’orgueil enthousiaste du jeune homme en qualités mâles et honorables ; que ta fille eût perdu de sa violence naturelle par une sage direction, vois-les maintenant abandonner sans remords toute espèce de préceptes. La destinée obscure de ton fils est décidée : esclave d’une femme intrigante et sans pudeur, d’une femme qui ose, à juste titre, t’appeler son égale ! il va se plonger avec elle dans les excès les plus terribles. Devenu, par une combinaison fatale, l’assassin de sa sœur, qui sait si son horrible avenir ne le conduira pas à assassiner sa mère ! tremble, femme coupable et infortunée, tremble sur ta fin, elle ne peut être que funeste.