Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 13

Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIp. 57-78).


CHAPITRE XIII.


Le lendemain, Léonardo se leva de très-bonne heure, et alla de suite dans le jardin pour s’acquitter de la tâche qu’il s’était imposée. Pendant son séjour dans la maison de Zappi, il avait acquis beaucoup de connaissance en jardinage, s’étant occupé à ses heures de loisir de la culture de plusieurs sortes de plantes, et le signor Zappi avait pris plaisir à lui donner des leçons, parce que lui-même avait employé une grande partie de son tems à botaniser, et à faire mainte expérience sur la manière de féconder la terre. Le jeune Léonardo était conduit par un autre motif pour apprendre avec fruit : il sentait qu’en cherchant à se rendre utile, il payerait en quelque sorte les obligations que le sort le condamnait à avoir à autrui ; aussi s’acquittait-il de son mieux pour ce qu’il recevait. Son orgueil alors était satisfait, et son esprit en repos éprouvait un plaisir fait pour éloigner le souvenir de ses peines. Sa situation, toute triste qu’elle était, lui semblait préférable à la splendeur dont il aurait continué de jouir s’il ne l’eût regardée comme entachée d’infamie.

Rien assurément ne tranquillise l’esprit comme un but certain. Léonardo était décidé à persévérer (tant que les circonstances le rendraient nécessaire) dans une suite de travail et d’activité. Tous les jours il s’y habituait davantage, en se félicitant d’être devenu utile à ses semblables. Ses connaissances étant supérieures à celles d’Hugo ! la pauvre Nina vit des avantages multipliés en résulter. Tout s’améliorait sous sa main industrieuse, et son âme ardente et enthousiaste ne se ralentissait point dans la poursuite de son objet. Insensiblement il devint amoureux de sa vie paisible, innocente, et même de sa retraite absolue du monde ; il n’avait nul besoin, ne recevait nulle faveur, et se félicitait de voir la petite propriété de Nina augmenter de valeur chaque jour. Tandis qu’il savourait la douce récompense due à ses travaux constans, son cœur jouissait pour la première fois du plaisir d’avoir rendu un être heureux !

Cependant l’avenir revenait parfois le plonger dans la mélancolie. Sa destinée incertaine occupait de tems à autre ses pensées. Dois-je toujours rester ainsi, se demandait-il ! Hélas ! non ; il est vrai que mes jours sont tranquilles, mais il est quelque chose en moi qui me dit : héritier de Lorédani ! est-ce là une vie glorieuse pour toi, et voudrais-tu oublier de qui tu tiens le jour ?… Grand dieu ! de qui je le Liens… ô honte !… l’héritier de Lorédani, d’un être noble et méritant, est aussi le fils… non, non il faut se taire. Je puis me faire honorer dans l’ombre, mais le mépris m’atteindrait si je m’offrais à la lumière du jour. Lorédani, le monde n’est plus fait pour toi ; tu ne peux jamais reparaître sous ton nom parmi les hommes.

Ces réflexions le jettaient souvent dans le chagrin. Il n’avait alors d’autre ressource pour dissiper ces instans de sombre, qu’en redoublant d’activité dans ce qui pouvait l’en distraire.

Mais un événement vint déranger ce cours paisible de la vie du jeune homme. Nina, très-âgée, commença à se plaindre d’un affaiblissement excessif : un matin elle tomba davantage, et vers midi, elle pria Léonardo, qu’elle appelait son fils, de l’aider à se mettre au lit, d’où elle pressentait ne plus pouvoir sortir. Elle éprouvait des symptômes d’une dissolution très-prochaine, auxquels elle ne pouvait se méprendre. « Hélas ! dit-elle faiblement, je sens, mon cher fils, que je vais rejoindre mon pauvre Hugo, c’est pourquoi, reste auprès de moi, que je te regarde, et puisse te donner ma bénédiction avant mon dernier soupir. »

Leonardo était profondément affecté. Il voyait mourir celle qui l’avait reçu dans son humble demeure, et qui avait voulu partager avec lui tout son petit avoir. Il est vrai que son humanité s’était bien trouvée de cet acte de bonté ; mais aucune considération semblable n’avait influencé son hospitalité franche, en conséquence son droit sur la reconnaissance du jeune homme durait toujours ; aussi celui-ci la lui prouva-t-il toute entière. Il chercha tous les secours qui pouvaient retarder l’instant fatal, ou du moins l’adoucir ; mais ses efforts furent vains : après quelques heures d’un sommeil pénible, le bon jeune homme qui l’avait veillée en écoutant en silence sa respiration gênée, la vit ouvrir les yeux. Elle le pria de la soutenir sur son séant et dans ses bras. « Tout ce que j’ai est à toi, dit-elle, en le regardant avec ses yeux éteints ; je remercie le ciel qui t’a amené ici pour ma consolation, et le prie ardemment de t’en récompenser en répandant sur toi toutes ses bénédictions ». Ayant dit ces mots, elle expira dans ses bras avec la sérénité d’un enfant.

Léonardo fut sensible à cette perte.

Le jour même, il fit venir le peu de connaissances qu’elle avait dans le village autour de la montagne, pour rendre les derniers devoirs à sa défunte amie, et sitôt que les funérailles furent faites ; sentant l’inutilité de rester plus long-tems dans l’endroit, il se prépara à en partir.

Deux jours après, ayant tout arrangé chez la défunte, il divisa les petites possessions entre ceux qui l’avaient aidé à l’enterrer décemment, et ne se réserva qu’une somme modique, tirée du profit de son industrie ; puis quittant la simple chaumière où il avait passé quelques jours heureux, ou du moins paisibles, et emportant avec lui un bissac rempli de provisions, il recommença ses courses errantes. Il n’avait plus d’inquiétude pour passer les nuits, car ses dernières fatigues, et ses habitudes, bien faites pour entretenir la santé, avaient tellement augmenté sa force et sa vigueur, qu’il ne craignait plus de dormir en plein air. Il prit également la résolution de ne point entrer dans la demeure des hommes, tant qu’il aurait quelque peu de chose pour subsister.

Effectivement, la nuit étant venue, Leonardo se jetta tout simplement sur la terre, et se mit à réfléchir. Ses intentions vagues, son mode de vie incertain, faisaient le sujet de ses méditations. — Voici maintenant deux ans et trois mois, dit-il, que j’ai quitté la ville qui m’a donné le jour… voici deux ans que j’ai renoncé aux caresses d’un tendre père… d’un père qui m’aimait si passionnément. Depuis ce tems, j’ai été accusé du plus vil des crimes, l’ingratitude, et rejetté d’une maison où je jouissais de là protection la plus douce. J’ai été condamné ensuite à la pauvreté, à manger mon pain à la sueur de mon front ; et me voici poussé dans le désert de la société, où, ni ami, ni main secourable ne se présentera peut-être plus pour me donner ma nourriture ! ô ma mère, ma mère ! tout cela vient de toi ! c’est à toi que je dois un pareil concours de douleurs… !

Ensuite Leonardo se représentait la destinée plus que probable de cette mère coupable, et la manière dont son père avait enduré sa perte ; la situation de sa sœur… puis, mille souvenirs déchirans remplissaient son esprit. Le désir de revoir les lieux de son enfance l’occupait aussi, mais sans lui en laisser l’espoir. Et pourquoi pas, se demandait-il. Aujourd’hui que je dois être entièrement changé, à force d’avoir été exposé aux injures de l’air, et vêtu comme le paysan le plus grossier, qui pourrait reconnaître l’héritier du marquis de Lorédani ? Oui, je le veux. Sans crainte d’être reconnu, je veux visiter le lieu de mon berceau ; je me satisferai, en apprenant ce qu’est devenu ma famille infortunée, et après cela, je dirai un adieu éternel à Venise.

Il marcha avec rapidité, pendant quelques minutes, oubliant, dans son exaltation momentanée, qu’il était tout-à-fait nuit. Il ralentit pourtant son pas. — Demain, pensa-t-il… en attendant, voici mon lit.

Il se jeta de nouveau sur la terre ; et le sommeil qui vint s’emparer de ses sens, calma l’agitation de son âme.

Leonardo se décidait promptement et exécutait de même ; laissant dès la pointe du jour les montagnes de la Toscane derrière lui, il poursuivit sa route avec la plus grande célérité, toujours dans la persuasion que personne ne le prendrait pour autre que ce qu’il paraissait. Qui pourrait décrire ses sensations, quand il se trouva près de la ville de Venise ! Cependant il ne voulut pas y paraître pendant le jour ; et lorsqu’il fut à Padoue, il se décida à aller plus lentement, afin de n’y arriver qu’à la nuit close.

Réprimant son impatience, il s’arrêta quelques instans pour se rafraîchir, et reprit ensuite sa route. Mais nonobstant qu’il avait été, ainsi qu’il le croyait, plus doucement, il aperçut la pointe de la Terra-Firma, avant que le soleil eût touché l’hémisphère de l’ouest. Alors il marcha doucement, en côtoyant les bords du lac, et s’arrêta pour admirer les superbes domaines qui passaient sous sa vue. Enfin se sentant de nouveau fatigué, il reprit son coucher habituel de voyage (sur le gazon) et retomba dans son cours de pensées. Des pleurs coulèrent de ses yeux cette fois et mouillèrent ses joues. Ces pleurs, quel dur oreiller ils arrosaient !… ô source amère, vous vous ouvrîtes dans un cœur que rien n’avait encore souillé… Par quelle fatalité inouie, vous êtes-vous changée en larmes du crime et de l’ignominie ? Comment se peut-il, Léonardo, que, fier et délicat, tu te sois laissé entraîner à grossir la liste des crimes de ta mère ?

La nature s’épuise souvent par l’excès de ses sensations. Léonardo tomba insensiblement du sentiment aigu du malheur, dans un engourdissement momentané, et il oublia pour quelques minutes son infortune.

Pendant qu’il reposait ainsi en paix, une dame passa près du lieu où il était. Cette dame venait de sortir de sa maison de campagne, pour respirer plus librement la fraîcheur du soir, et se promenait sur les bords du lac. Le jeune Léonardo attira son attention, et elle s’approcha pour le considérer ; ses mains étaient croisées sur sa tête, et ses joues brillaient de tout l’éclat de la santé ; quelques larmes s’y soutenaient encore ; ses cheveux du plus beau brun, entouraient en anneaux ses tempes et son front, en se soulevant par des zéphirs passagers ; ses lèvres vermeilles étaient entrouvertes et laissaient voir le poli de ses dents. Sa poitrine qu’il avait nue, dans l’intention de mieux sentir le frais, contrastait, par sa blancheur, avec la teinte fortement brunie de son visage.

Quoique sous l’habit d’un simple paysan, la dame le trouva de la plus grande beauté. Frappée de cette rencontre, elle ne pouvait plus quitter la place, quand un insecte venant à piquer subitement les joues du jeune homme, il tressaillit et s’éveilla. Extrêmement confus en appercevant la dame, dont il s’émerveilla à son tour, il voulut se lever de terre, mais elle s’avança avec grâce, en lui posant la main sur l’épaule, et lui disant d’une voix douce :

« — Vous paraissez étranger, mon ami, et quoique vêtu aussi simplement, je suis bien trompée si vous n’êtes d’un état supérieur à celui de simple villageois. C’est pourquoi je ne crains pas de commettre un indiscrétion, en vous demandant, comme la soirée est très-avancée, si vous avez un lieu de repos pour la nuit, n’en sachant pas près d’ici ? »

Cette dame était encore la plus belle personne (si l’on en excepte la douce et innocente Amamia) qui se fût présentée à l’imagination ardente de Léonardo. Ses joues se chargèrent d’une forte rougeur, et ses yeux qu’il avait d’abord portés sur elle, tombèrent vers la terre ; il répondit d’une voix tremblante et en balbutiant ; l’objet qu’il avait devant lui, brouillait toutes ses idées.

— Je n’ai point… non, je n’ai aucun endroit fixe pour cette nuit, madame, mais je sais où je dois aller bientôt ; du moins mon intention… Il s’arrêta, ne sachant plus que dire.

— Eh bien, jeune homme, dit Mathilde Strozzi (car c’était elle), si vous n’êtes pas absolument décidé à aller plus loin ce soir, j’espère qu’il ne vous sera pas désagréable de venir chez moi, et que vous me ferez le plaisir d’y accepter un refuge jusqu’à demain.

Leonardo levant les yeux, cherchait à répondre… — Allons, je vois que vous ne me refuserez pas, continua gaîment la belle Florentine, en lui prenant le bras et l’emmenant. Ma maison de campagne est très-proche d’ici : regardez, vous la voyez dit-elle, en lui montrant un élégant édifice bâti en pavillon. — Il est impossible de vous refuser, aimable dame, répondit le jeune homme, ravi de ses charmes, comme de son invitation pleine de grâce : non, je ne puis vous refuser.

La belle Florentine sourit, et marcha plus vite, dans la crainte que Léonardo ne se rétractât. Ils arrivèrent bientôt, et un soupir exhalé en entrant, fut le dernier tribut que le fils de Lorédani paya à la mémoire de son père.

On a déjà eu occasion de connaître le caractère de Mathilde Strozzi, et on sait à quels excès d’atrocité cette femme était capable de se porter. On saura maintenant, que surprise autant qu’enchantée de la beauté du jeune Léonardo, elle n’épargna ni soins, ni artifices pour le retenir chez elle. Toutes les séductions furent employées pour remettre de jour en jour son départ ; mais bientôt elle n’en eut plus besoin ; car son hôte charmé, chercha des prétextes à son tour pour le retarder, et il tremblait que la nécessité ne le forçât à partir. Il n’en était pas de la belle Mathilde comme de la femme Zappi. La première, également dépravée, savait mieux déguiser ses passions, et cacher sous les apparences de la décence, le délire de ses sens. Ce ne fut donc pas vainement qu’elle chercha à séduire l’imagination du jeune homme ; outre qu’il avait dans ses propres dispositions, et dans son âme susceptible d’amour, de puissans avocats qui plaidaient sa cause, il la voyait cependant avec un mélange d’admiration et de passion, bien différent de ce sentiment doux et pur qu’il avait ressenti pour la gentille Amamia. Le trouble, le délire, la fureur étaient l’effet que produisaient sur lui les charmes de Mathilde : Amamia avait rempli son âme d’une douce tendresse. Son sentiment pour l’une ressemblait au calme suave d’un doux printems, et il éprouvait pour l’autre toute l’ardeur d’un brûlant été.

Mathilde qui s’était retirée à la campagne pour quelques jours seulement (et ce par suite d’une querelle qu’elle avait eue avec le comte de Bérenza), oublia alors la peine qui l’avait exilée de Venise. Elle remercia la fortune, en se voyant enfin à même d’exécuter le dessein qui lui roulait depuis long-tems dans la tête, et de ce qu’elle lui avait amené un si beau jeune homme.

C’est à cette époque que le comte retrouva son aimable Victoria ; alors Mathilde ne l’occupa plus. Cependant celle-ci avait le projet de se venger de son indifférent ; mais tout indifférent qu’il était, elle ne pouvait oublier de l’avoir aimé, même d’une passion aussi forte que celle qu’elle éprouvait pour Leonardo, et se promettait bien que s’il ne lui gardait pas cette fidélité qu’elle avait la vanité de se croire due, pour l’avoir préféré à tous les autres hommes, l’instant de son changement serait celui de sa mort.

Cependant la fière Strozzi n’avait pas de plan fixé pour sa conduite. Tromper celui dont elle exigeait la fidélité entière, était une chose toute simple pour elle. Cacher ses excès et son inconduite, si elle le jugeait à propos, lui semblait le payer assez ; et elle était loin de penser que Bérenza dût s’offenser de son changement ; du reste, agir selon Sa fantaisie formait à-peu-près sa règle.

Pensant ainsi, cette femme galante donna une pleine latitude à ses sentimens pour Léonardo, et ils se portèrent à un tel point, qu’elle se sentit la force de renoncer à toute autre conquête en sa faveur.

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