Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 12

Traduction par Mme  de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIp. 22-56).


CHAPITRE XII.


On peut se souvenir qu’en entrant dans le détail des infortunes qui assiégèrent le marquis de Lorédani, par suite de l’inconduite de sa femme, nous parlâmes de la désertion du jeune Léonardo, de la maison paternelle. C’est ce qui lui est arrivé depuis ce temps, et les degrés qui l’ont conduit à devenir un assassin, dont nous allons nous entretenir brièvement.

L’humeur hautaine et susceptible de ce jeune homme, lorsqu’il n’avait à peine que seize ans, lui inspira l’idée de fuir le lieu de son berceau, aussitôt qu’il apprit la chute fatale de l’honneur de sa mère. Ce qu’il éprouva à ce sujet n’était guère définissable dans son esprit ; mais prenant son essor naturel que rien ne contraignait, ou plutôt se sentant exalté par de hautes notions sur l’honneur de sa famille, sentimens que le marquis avait nourris avec délire dans l’héritier de son nom et de ses biens, il ne crut point devoir rester où sa mère avait porté la honte. Fort de cette idée, il prit son parti, et s’enfuit de Venise, en se promettant de n’y revenir jamais ! il mit le moins de tems possible pour s’éloigner d’une ville qui lui était devenue insuportable ; et perdit par ce mouvement, par ce changement de scène, les réflexions chagrinantes qui oppressaient son cœur. Mais fuir de Venise n’était pas assez pour lui ; rester dans son voisinage, devenait un supplice. Il ne put donc interrompre la rapidité de sa marche, que pour quelques momens, et jusqu’à ce qu’en toute ignorance et sans dessein, il se trouva dans un endroit délicieux de la Toscane. Alors des réflexions plus froides succédèrent à l’exaltation de son âme. Ici donc, s’écria-t-il, je puis respirer sans honte ! (la nécessité le forçait d’y rester, car le jeune enthousiaste, sans soin pour l’avenir, en quittant le palais splendide de son père, n’avait qu’une somme très-modique d’argent, et dont une grande partie était déjà dépensée en frais de route.) Eh bien ! se dit-il, comme la raison lui suggérait cette réflexion, ne vaut-il pas mieux vivre en exil, mourir dans la pauvreté, aux extrémités du globe, que de jouir d’un luxe environné de mépris ?

C’était vers le soir que le jeune Léonardo promenait ainsi ses pensées sur le bord du majestueux Arno. Le soleil terminait sa course, et la rosée tombait sur les montagnes. Ce fut en ce moment que sa situation vint à l’inquiéter : devait-il continuer sa marche ? trouverait-il un moyen de supporter la vie, s’étant ainsi jetté à la merci du sort ? ceci était embarassant… Il chercha de nouveau à écarter la réflexion, par l’activité, et sortit promptement de l’attitude couchée qu’il avait prise. Il n’avait pas fait trente pas, qu’une maison de belle apparence s’offrit à sa vue. Sa situation et l’élégance de son architecture étaient admirables. Léonardo s’en approcha davantage, et s’arrêta ensuite pour contempler ce superbe édifice. Un homme d’un extérieur distingué en sortit ; et étant lui-même attiré par la figure du jeune fugitif il s’avança, et lui demanda par quel hazard il errait dans cette solitude. Leonardo répondit, sans hésiter, qu’il était un jeune homme dont les infortunes ne pouvaient être divulguées, et qu’il fuyait la maison de son père, sans savoir où il allait, et ne s’en embarrassant nullement.

Frappé par la singularité de cette réponse, dans laquelle se trouvait une franchise faite pour intéresser une âme expansive, l’étranger qui s’appelait signor Zappi, se sentit porté à entrer en liaison avec le jeune homme que le hazard lui amenait. — Eh bien, mon jeune ami, lui dit-il, cette demeure que vous semblez admirer est la mienne, et si vous voulez, nous pouvons y avoir une conversation plus satisfaisante pour tous deux. Votre air me plaît, et je me trouverai heureux de vous connaître davantage.

Leonardo ne pouvait se refuser à une invitation aussi amicale, et acceptant avec ingénuité la main du signor Zappi, ils entrèrent dans sa maison.

Leonardo fut conduit dans un appartement élégant, où, après l’avoir fait asseoir, le signor Zappi lui demanda s’il ne voulait pas prendre quelques rafraîchissemens. Le jeune homme refusa ; une conversation assez indifférente eut lieu d’abord, après quoi son hôte (quoiqu’avec une extrême délicatesse) lui témoigna le désir de savoir son nom.

Le fils du marquis de Lorédani rougit. — Mon nom, dit-il, est Léonardo… je vous prie de m’excuser si je n’en ajoute pas un autre ; une funeste circonstance m’a forcé de quitter ma demeure ; et comme il est impossible, absolument impossible, signor, ajouta-t-il en se levant, de satisfaire une curiosité aussi naturelle que la vôtre, en m’admettant chez vous, souffrez que je vous quitte, afin de ne pas abuser plus long-tems de votre hospitalité.

Il n’en sera pas ainsi, mon jeune ami, répondit le signor Zappi. Il y a dans votre abord et vos manières, comme je vous l’ai dit, quelque chose qui m’intéresse fortement. Gardez votre secret, si vous le souhaitez ; et puisque vous vous avouez pour l’instant un enfant de la fortune, indécis où indifférent sur l’endroit qui doit arrêter vos pas, restez quelque tems où le hasard vous a conduit, et gardez-vous, jeune et enthousiaste comme vous le paraissez, de vous livrer à la merci d’un monde insensible.

Le cœur de Léonardo fut pénétré de gratitude aux paroles du bienveillant Zappi. Le secret affreux de l’histoire de sa famille, que son orgueil répugnait à faire connaître, allait donc rester intact. Sensible au bonheur que la fortune lui offrait dans sa détresse, il tomba aux pieds de celui qui voulait le protéger, et y versa une abondance de larmes. L’excellent Zappi, que la philosophie portait à chercher chaque occasion, non-seulement de se montrer l’ami de ses semblables, mais de les sauver du malheur, s’il était possible, était bien différent de ceux que la jactance ou l’ostentation font paraître serviables, tandis qu’un intérêt quelconque est le mobile secret de leurs actions. Il ne put donc manquer d’être profondément affecté. Il lui paraissait tout simple que ce jeune homme fût bien né ; il croyait également que quelque puissant motif (peut-être mal dirigé) l’avait induit à quitter la maison de ses parens. La bonne opinion qu’il en concevait l’engagea donc à lui tendre les bras, et lui dire : « Venez, Léonardo, car c’est ainsi que j’aimerai toujours à vous nommer, je vais vous présenter à mon épouse et à ma fille, comme le fils d’un de mes anciens amis. »

Malheureusement la femme de Zappi était, à tous égard, le contraire de son mari ; douée d’un esprit intrigant, elle avait de plus le cœur corrompu ; mais comme il n’est pas nécessaire de détailler minutieusement tout ce qui a trait au jeune Léonardo, nous nous hâterons de mentionner ce fait, afin d’arriver ensuite à sa liaison avec Mathilde Strozzi.

Le signor Zappi sentait augmenter chaque jour son attachement pour son fils adoptif. Quand celui-ci était absent, les éloges de son bienfaiteur, vis-à-vis de sa femme, ne tarissaient pas ; quand il était présent, il cherchait tous les moyens de faire ressortir son caractère avec avantage, et chaque bienfait qu’il y découvrait, ajoutait à l’impression ardente que sa première ingénuité avait faite sur son âme bienveillante.

Il arriva que Zappi n’était pas le seul à admirer le jeune homme, car la signora, sa femme, prit bientôt pour lui le goût le plus violent ; elle enchérit sur les louanges de son époux, et lui montra les attentions les plus marquées. La beauté et la taille parfaite de Léonardo, qui était réellement au-dessus de son âge, l’enflamèrent d’une passion criminelle ; mais Leonardo n’y prenait pas garde, et dévouait toutes ses pensées à la jeune Amamia, plus aimable et plus intéressante, sous tous les rapports, que sa mère. Cette dame découvrit bientôt la passion du jeune homme ; mais ne se désistant pas de ses prétentions, elle augmenta de coquetterie, d’agaceries et de soins, pour l’emporter sur sa fille. Pour que ses manèges pussent faire impression sur son cœur, elle éloigna autant qu’elle put la belle Amamia de sa vue ; mais tous ses essais ne produisirent rien : Leonardo sentait tout ce que la femme de son hôte faisait pour lui, et n’y trouvait qu’une simple bonté : il en était reconnaissant, et rien de plus.

Il y avait près d’un an que Léonardo vivait dans cette maison ; il avait toujours gardé son secret, et le bon Zappi ne le pressait plus depuis long-tems de lui faire part de ses malheurs. Heureux de la société du jeune homme, il n’exigeait aucune reconnaissance pénible pour l’amitié qu’il lui témoignait, et jamais ce dernier ne lui avait donné occasion de s’en repentir. Ni vice, ni bassesse, ni ingratitude ne s’étaient laissés voir en lui. Zappi, de son côté, se montrait l’ami des mœurs et de la vertu, aussi bien qu’homme bienfaisant ; et s’il eût soupçonné la moindre tache dans le cœur de son jeune ami, quelque peine qu’il en eût ressenti, il aurait cru de son devoir de l’expulser de sa maison. Zappi n’aurait jamais voulu paraître protéger le vice, pour donner de mauvais exemples à sa fille, et par suite nuire à la société, plutôt que de rendre service à un individu.

Pendant ce tems, la passion de la femme Zappi était devenue des plus fortes, et il ne lui paraissait plus possible de la cacher à l’objet qui l’inspirait ; c’est pourquoi elle se décida, quelque pût en être la conséquence, à la lui faire connaître ; elle en saisit bientôt l’occasion. Un jour que son époux et la belle Amamia étaient absens, elle suivit le jeune homme dans le parc, où il s’était retiré pour rêver librement au charme si doux d’un premier amour, de l’amour innocent qu’il éprouvait pour la fille de Zappi. À peine s’était-il assis sur un banc abrité de feuillages, que la mère de sa bien aimée parut. Le respect le faisait se lever, lorsque posant la main sur son épaule, elle lui dit de ne pas se déranger, et s’assit auprès de lui. — Vous paraissez bien absorbé dans vos pensées, Léonardo ?

— C’est vrai, madame, répondit le jeune homme, en rougissant.

— Vous rêviez à vos amours, je gage ? La femme Zappi le fixa hardiment et soupira avec force : son émotion la trahissait. Léonardo, qui n’était occupé que d’Amamia, soupira de son côté. Ce soupir devint une étincelle électrique qui passa dans le sein de la femme, et anima les feux qu’elle tenait allumés. Prenant la main du jeune homme, elle dit : votre amour est payé de retour, Leonardo.

— Serait-il vrai, madame, s’écria le pauvre enfant transporté, et en changeant subitement d’attitude.

— Rien n’est plus vrai. Et cette femme sans pudeur se jette à son col, en ajoutant : oui, vous êtes aimé, adoré, charmant jeune homme… et c’est par moi.

— Par vous, signora ! sans doute vous plaisantez. Laissez-moi, je vous prie… Cessez ces discours indécens ? ils ne conviennent pas vis-à-vis d’un être incapable de manquer à l’honneur.

— Ô Léonardo ! je vous aime, je vous adore ; ne détournez pas ainsi la vue, car il m’est impossible de vaincre la fatale passion que vous m’avez inspirée.

— Signora Zappi, vous m’épouvantez… C’est votre fille, votre charmante fille que j’aime.

— Et vous me dédaignez ? Prenez garde, jeune homme, prenez garde à ce que vous dites.

— Je ne puis vous aimer, madame : non, je ne vous aimerai jamais, répéta Léonardo, en cherchant à se dégager des embrassemens de cette femme hardie. Laissez-moi, je vous prie, conserver seulement l’estime que je croyais vous devoir.

— Malheureux aventurier, s’écria-t-elle, que le ciel te maudisse. La honte que tu me fais éprouver rejaillira sur toi, sois-en bien sûr.

— Femme dégradée, laissez-moi fuir votre présence : je vais quitter cette demeure qui m’est devenue odieuse par un aveu si criminel ; je préfère errer à la merci du sort, plutôt que de demeurer l’objet de votre indigne amour.

En parlant ainsi, Leonardo s’enfuit, laissant la femme déhontée au lieu où il avait été interrompu dans ses douces réflexions, par l’aveu du crime. Il eût de même quitté la maison de son bienfaiteur, si le souvenir d’Amamia ne lui eût laissé le désir de la voir encore avant que de partir d’une maison où il jouissait du repos depuis si long-tems. Il monta vite à sa chambre, et s’y enferma jusqu’au retour de Zappi et de sa fille.

La femme dédaignée, furieuse d’avoir perdu le fruit de ses avances, résolut, dans sa vengeance, de perdre le jeune homme dont elle n’avait pu corrompre la vertu. Le démon de la haine s’était emparé de son esprit : elle forma le plan diabolique d’une horreur dont une femme de son espèce était seule capable.

Armée d’une noire malice, elle s’apprêta à jouer son rôle, et sans s’embarrasser de la douleur, elle s’égratigna les bras et le visage, jusqu’à ce que le sang en sortît. Puis s’arrachant les cheveux et ses vêtemens, elle attendit ainsi le retour de son mari. Aussitôt qu’elle l’entendit, elle courut au-devant de lui, et se jetta sur la terre, en feignant une violente attaque de nerfs, et criant comme une forcenée.

Zappi, qui aimait tendrement sa femme (elle avait l’art de lui cacher ses vices), fut frappé de son état. Il la fit porter dans son appartement, et l’asseyant sur un sopha, il attendit en tremblant le récit de ce qui lui était arrivé.

Cette femme abominable, employant alors toute sa fausseté, fit signe à ceux qui étaient présens de se retirer ; puis affectant l’agitation la plus grande, elle porta la main de son mari à ses lèvres, et dit : « ô mon cher époux, cet ingrat que vous ayez nourri, pour lequel vous avez eu tant de bontés, sachez quelle récompense il vous destinait !… C’est à son audace, à l’injure que m’a fait l’hypocrite que vous devez attribuer l’état où vous me voyez : il est venu me trouver dans le parcs où j’étais seule à me promener en vous attendant, pour me faire l’aveu de son amour abominable. J’ai repoussé l’insolent, et comme je cherchais à le fuir… (des sanglots accompagnaient ces paroles), il m’a saisie dans ses bras.. c’est alors que mes forces se sont trouvées inférieures aux siennes. J’ai crié tant que j’ai pu : sans doute il a craint d’être découvert, car il s’est sauvé… mais heureusement sans pouvoir accomplir son dessein infâme ! »

La femme Zappi s’arrêta. Un déluge de larmes vint à l’aide de sa prétendue douleur ; elle eut l’air honteux et se cacha le visage.

» Quel misérable ! s’écria le signor Zappi. Aurai-je pu croire pareille chose de lui ! Je veux qu’il sorte à l’instant de ma maison… mais non, je veux le voir, lui parler avant, et savoir quel démon a pu le porter à cet acte de démence »

Zappi ordonna qu’on fît venir sur-le-champ Leonardo. Sa femme craignit alors d’échouer dans sa vengeance, mais elle n’osa s’opposer aux ordres de son mari. Léonardo parut quelques minutes après ; il savait déjà ce qui s’était passé, et tressaillit devant son accusatrice ; cependant, marchant d’un pas ferme, il conserva cet air que donne une conscience pure.

» Monstre abominable, dit Zappi sans réfléchir que l’extérieur calme du jeune homme n’annonçait pas le crime, comment oses-tu paraître avec un front audacieux ? c’est donc ainsi que tu prétendais payer mes bontés, et la femme de ton ami ne pouvait être une chose sacrée pour toi ? Voilà comme tu foules aux pieds les sentimens d’honneur et de reconnaissance ! comme tu détruis la paix d’une maison, pour y attacher une honte éternelle ! Ingrat ! sors de ma présence, et que jamais je ne revoie ta trompeuse figure !

Pendant ce discours amer, Leonardo ne parla point ; il avait les bras croisés sur sa poitrine, il sentait d’où le coup partait. Sa pureté se refusant à tenter une justification, sur une accusation si peu méritée, il jeta un regard de mépris sur la femme atroce qui l’accusait, et un de sentiment sur son bienfaiteur. La générosité et la reconnaissance l’empêchaient de le désabuser, en lui faisant connaître la dépravation de sa femme, il ne se permit que de prononcer ces mots :

« Je suis prêt à partir, signor Zappi. Je vous remercie de toutes vos bontés, et je prie bien ardemment le ciel, pour qu’il ne vous laisse jamais rencontrer de plus grands ingrats que celui qui vous dit adieu. »

Alors il le salua respectueusement, et marcha vers la porte. Il ne put se défendre en sortant, de lancer un coup-d’œil de dignité et de mépris si expressif sur la femme Zappi, qu’elle en fut totalement confuse, ensuite il s’éloigna.

Retourné à sa chambre, le cœur gros, mais l’œil sec, il rassembla quelques bijoux qui lui appartenaient en propre, avec d’autres qu’il tenait de son bienfaiteur, mais ne prit pas un sol d’argent. Il ouvrit une armoire d’où il tira les habits qu’il avait en entrant chez le signor Zappi, et que par un pressentiment indéfinissable, il s’était avisé de garder. Il s’en revêtit et laissa les autres, regrettant amèrement d’avoir reçu des bienfaits sans pouvoir les mieux reconnaître. Revêtu de ce qui lui appartenait, il dit en se regardant : au moins ce sont mes habits, je me félicite de les avoir gardés. Ô ma mère ! ma mère ! c’est à toi que je dois mon infortune !

Sentant que les réflexions ne tendaient qu’à l’affaiblir, il quitta la chambre et la maison d’un pas précipité : il était déjà un peu loin, lorsqu’il voulut retourner pour dire adieu à libelle Amamia ; mais pensant que ce serait s’exposer à de nouveaux outrages, et peut-être déplaire à la jeune demoiselle, qui pouvait le croire coupable, il s’en abstint, et fut bientôt hors de vue.

Empressé de quitter le voisinage de cette demeure dont on lui fermait l’entrée, Léonardo marcha jusqu’à ce qu’une distance considérable l’en éloignât tout-à-fait. À la fin la fatigue vint le forcer au repos ; il s’assit au pied d’un arbre. Là, affaibli et découragé, il tomba dans les rêveries les plus sombres. Il avait quitté la demeure charmante de Zappi, un peu après midi, et le soir s’avançait rapidement : son oppression augmenta ; cherchant toutefois à se ranimer, il se releva, et regarda le coucher du soleil qui était superbe ; mille figures formées par l’éclat des derniers rayons entrecoupant les nuages, donnaient à l’occident l’air d’un palais enchanté. Le sommet des montagnes retenait encore de ces lueurs et réfléchissait maints degrés de lumière et d’ombre. Le jeune homme en perdit un peu de sa noire mélancolie : son cœur se sentait soulagé ; ses pensées douloureuses faisaient place à l’espérance… Allons, se dit-il, il ne faut pas perdre mon énergie en regrets superflus, ni m’abandonner oisivement à des réflexions stériles ; et reprenant sa marche, selon que le hazard le dirigeait, il se trouva bientôt dans ces belles montagnes couvertes de vigne et d’oliviers. Quand il voyait une maison de campagne, le sentiment de sa peine récente lui faisait détourner les regards ; cependant la nuit s’avançait, et le jeune homme courait risque de la passer à la belle étoile. Enfin, cherchant toujours, il se trouva dans un valon d’où partait une faible lumière ; pour la voir mieux, il fallait approcher d’un petit monticule, au pied duquel était une maisonnette ; quelques massifs de peupliers entouraient ce lieu, qui semblait la demeure de l’indigence, plutôt qu’une retraite romantique. À tout événement, Léonardo se décida à aller jusques là. Une voix gémissante se fit entendre, et il se hâta pour porter du secours à l’être qu’il croyait souffrant. Effectivement, il vit en entrant dans la maisonnette, une pauvre vieille qui pleurait et se tordait les mains de douleur. La situation du jeune homme le faisant compatir à la peine d’autrui, il lui demanda si elle avait besoin de secours.

» Hélas non ! mon beau monsieur, dit-elle en redoublant ses larmes : il n’y a point de remède à la mort ; elle vient de m’enlever mon seul appui en ce monde, mon pauvre Hugo, mon cher fils. Oh ! monsieur, je n’aurais jamais pensé qu’il dût partir ayant moi. Qui prendra soin de mes vieux jours à présent ? qui soutiendra mon corps usé, et travaillera pour faire vivre la pauvre Nina ?

» Ne pleurez pas ainsi, bonne mère, dit Leonardo, recevez-moi chez vous, et si vous avez la charité de me donner une jatte de lait à boire, nous parlerons ensuite du sujet de vos peines, peut-être les choses ne seront-elles pas si tristes que vous vous le figurez. »

La voix de la consolation est toujours douce, mais elle l’est doublement dans la jeunesse. La pauvre Nina se leva avec autant de promptitude que sa douleur le permettait. Elle donna, toujours pleurant, mais moins fort, tout ce qu’elle avait de meilleur dans sa cabane.

Quand Léonardo eut un peu appaisé sa faim (car la longue marche qu’il avait entreprise, l’avait tellement épuisé, qu’il mourait de besoin), il prit la main de sa vénérable hôtesse et la faisant asseoir, il dit :

— Ma bonne mère, quel âge avait votre fils Hugo ?

— Vingt ans, monsieur, dieu soit béni, le jour de Saint Gualdabert, et c’est le seul qui me restait de mes autres enfans.

— Et dites-moi, Nina.

— Ô Sancto Pedro ! il était tout pour sa pauvre mère. Monsieur, j’ai un petit jardin, et c’était Hugo qui me le soignait ; j’ai une vigne aussi, Hugo me la taillait. Le bon garçon ! jamais il ne voulait me laisser seule. Ma mère, me disait-il, il faut donner ce petit coin de terre qui est là-bas, et puis cet autre qui est encore plus loin, à Pietro et à Varro, qui les feront valoir pour nous, ça fait que pendant ce tems-là je pourrai vous soigner. Monsieur, j’ai attrapé la goutte dans mes pauvres jambes, et à présent que j’ai perdu mon bâton de vieillesse… Ô miséricorde, mon cher enfant !… Le cœur me saigne, quand je pense qu’il travaillait au-dessus de ses forces, car il était toujours débile et souffrant.

En cet endroit, la pauvre Nina se mit à pleurer si fort, que son récit en fut interrompu.

Une idée vint à l’esprit de Léonardo, et il s’y arrêta davantage à mesure que la femme parlait. Un jardin à cultiver, une vigne à soigner, aucun besoin d’aller se faire voir à la ville ou au marché ; son fils ayant peu de force, et cependant assez pour faire toute la besogne…. sûrement, pensa-t-il… Nina ? Nina gémissait toujours.

— Allons, brave femme, essuyez vos larmes : si vous voulez que je demeure avec vous, je ferai tout mon possible pour vous rendre autant de services que le fils que vous avez perdu. Acceptez-vous mes offres ?

— Oh ! que le ciel soit loué et béni, s’écria Nina dans le ravissement, et en se mettant à genoux pour baiser la terre. Eh ! bien, comme je vis, mon pauvre esprit avait cette idée-là de vous en vous voyant, cher jeune monsieur : et quoique je ne me console pas d’avoir perdu mon pauvre Hugo (elle pleurait de nouveau en disant cela}, cependant je proteste au nom de la Sainte Vierge Marie, que je regarde votre offre comme une bénédiction du ciel.

— Eh ! bien, levez-vous donc, ma bonne Nina, et causons un peu à notre aise.

Nina se releva en tremblant.

— Il faut que vous me disiez tout ce qu’il y a à faire ici ; car, quoique je connaisse suffisamment le jardinage, il est nécessaire que vous m’expliquiez beaucoup de choses.

La pauvre Nina était triste et joyeuse tout-à-la-fois : joyeuse de retrouver un appui, et triste en songeant à celui qu’elle avait perdu. Elle donna tous les renseignemens nécessaires ; et Léonardo se sentant capable de s’accommoder de sa nouvelle situation, alla se reposer en paix des fatigues qu’il avait essuyées tout le jour.

La vieille Nina l’ayant conduit dans la petite chambre qui avait appartenu à son fils, lui souhaita une bonne nuit : il en goûta aussi une meilleure que la précédente.

Léonardo, en posant sa tête sur le dur traversin, se dit : voilà donc la seconde fois que l’héritier de Lorédani doit un abri à la bienfaisance des étrangers ! que des étrangers ont compassion de son abandon, et qu’il vit de leurs bontés et de leur humanité ! Ô ma mère ! mère coupable ! c’est à toi que je dois une semblable destinée !

Cette réflexion pleine d’amertume, mais trop juste, affligea son cœur. Il tomba dans un sommeil pénible ; et si le fils de Laurina fût mort cette fois, il eût paru à la face du ciel avec une accusation contre sa mère ! Que les autres mères tremblent à cette réflexion, et méditent profondément sur les suites que leur mauvaise conduite peut avoir pour leurs enfans !

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