Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 09
CHAPITRE IX.
Il faisait déjà grand jour, quand la belle Victoria s’éveilla. Elle sauta à bas du lit, et vit que ses vêtemens de paysanne avaient été changés pour d’autres qu’elle était plus habituée à porter. Elle reconnut en cela l’attention aimable du comte. Après s’être habillée seule, elle sonna, et une femme-de-chambre entrant, lui apprit que son maître l’attendait à déjeuner depuis long-tems, et qu’elle avait ordre de la conduire. Victoria le trouva assis sur un sopha, une table servie devant lui. Il se leva en la voyant et l’emmena s’asseoir à ses côtés. Sa conduite envers la jeune personne parut plutôt celle d’un ami tendre que d’un amant empressé. Tel était Bérenza, dont la façon de penser tendant toujours à la perfection, ne le laissait désirer d’être amant qu’après avoir perfectionné l’objet de ses affections.
Pendant le déjeûner, il causa sur des sujets indifférens, mais encore sans scruter attentivement ce qui se passait en Victoria. Il est pourtant vrai de dire, que le comte avait du goût pour la volupté, mais de cette volupté rafinée, délicate et tenant de la philosophie tout à-la-fois ; et comme nous l’avons observé déjà, ce n’était pas la seule beauté du corps qu’il demandait, mais il voulait aussi celle de l’âme.
Victoria appercevant l’embarras de ses manières, chercha tous les moyens de le tirer de son abstraction, et lui tendant les mains avec grâce elle dit : « Bérenza, pourquoi cet air sérieux ? vous me disiez que je ferais votre bonheur, si je vous appartenais ; maintenant que la fortune nous a réunis, pourquoi paraître moins heureux que quand vous désespériez de m’obtenir ? en vérité, cher Bérenza, je suis presque tentée de me croire étrangère à l’amour que vous m’avez pourtant juré. »
Pendant ce discours, Bérenza se leva. Une idée neuve avait pris possession de son âme : c’était la tourmentante, l’inutile réflexion que peut-être il n’était pas distingué exclusivement de Victoria, que peut-être elle n’était venue à lui que pour chercher un refuge contre l’oppression, et que si un autre lui eût fait la cour, il en eût été également préféré. Cette suggestion frappa douloureusement le cœur du sensible philosophe. Il déguisa néanmoins son émotion, et prenant la main de Victoria, il répondit seulement : — Vous m’avez connu distrait, et parfois sérieux, mon amie ; je n’ai pas de raison particulière de l’être en ce moment… N’y prenez pas garde, cela sera bientôt dissipé.
— Eh bien, monsieur le comte, je vais me retirer dans mon appartement, dit Victoria, piquée de voir que sa présence n’était pas un talisman propre à chasser toute espèce de mal-aise.
— Allez, chère Victoria, regardez-vous comme la maîtresse ici, et agissez selon qu’il vous plaira ; faites les arrangemens qui vous conviendront le mieux ; employez le peu d’heures que vous passerez sans moi, à ce qui vous paraîtra plus agréable. Nous nous reverrons à dîner, et vers le soir nous nous promènerons sur le lac, où ma Victoria sera la plus belle des belles.
La jeune demoiselle se retira, mais d’un air indigné, et Bérenza l’observant, en soupira ; il s’écria intérieurement : Victoria, que tu es imparfaite ! que j’étais fou de m’imaginer posséder le cœur de cette jeune personne ! les circonstances seules me l’ont livrée. Oh ! que ne puis-je pénétrer ses pensées ! si je connaissais ses sentimens, mon esprit serait en repos : si je pouvais me convaincre de son amour, je parviendrais aisément à former son caractère, parce que les leçons d’un objet aimé tombent avec fruit dans l’esprit. Mais qu’importe, je serai son ami ; je serai le frère, le protecteur de celle qui s’est jettée de son plein gré dans mes bras. Je l’aimerai, mais sans prendre bassement avantage de quelque circonstance que ce soit. Je veux être assuré de son affection… de son attachement entier et absolu : jusque là, je serai son ami, et non son amant.
Telle fut la détermination du prudent philosophe, dont l’âme susceptible à l’excès, prenait plaisir à se chagriner à force de penser.
On se retrouva à l’heure du dîner, et quand la chaleur du jour eut fait place à l’air frais du soir, Bérenza conduisit sa belle amie à la place Saint-Marc. Une multitude de Vénitiennes élégantes la traversait à la hâte pour gagner leurs gondoles. Le comte conduisit Victoria dans la sienne qui était décorée avec le plus grand goût. L’orgueilleuse demoiselle se trouva heureuse d’être ainsi portée parmi ce qu’il y avait de plus opulent. Le lac était couvert d’un millier de gondoles. La musique la plus douce se faisait entendre, et des voix de femmes s’y joignaient. Cette scène transporta Victoria, et elle bénit l’instant qui l’avait arrachée aux tracasseries d’une méchante dévote. Regardant ce qui l’entourait, elle remarqua que l’attention et l’admiration se portaient de son côté, et pensa que les femmes la regardaient avec envie, ce qui lui rendit la promenade doublement agréable. Il ne lui vint pas une fois dans l’idée que cette envie avait pour objet son compagnon. Bérenza était, sans exagérer, le cavalier le plus accompli de Venise, le phénix des grâces et de l’élégance ; ses opinions, son goût, son approbation formaient l’empire de la mode ; car, quoique personne ne se montrât capable de le connaître ni de l’apprécier, on ne le regardait pas moins comme le plus agréable et le plus séduisant des hommes. Sa société était généralement recherchée par les femmes, qui lui pardonnaient sa gravité et la grande supériorité de son jugement ; son cœur n’était pas celui d’un libertin, si toutefois un libertin a un cœur. Il ne s’extasiait pas devant l’exacte proportion d’une belle taille, ni ne passait son tems à en examiner la souplesse. Il ne s’arrêtait pas à chercher quelque combinaison heureuse dans les traits ou le teint d’une femme, et ses heures de loisir ne s’écoulaient pas aux pieds d’une coquette, pour en recevoir les sourires. Non, il fallait à Bérenza, que les perfections extérieures fussent accompagnées de dons plus solides, pour qu’elles eussent de l’attrait à ses yeux. On le savait, on connaissait son exigeance là-dessus ; cependant cela n’empêchait pas les femmes de prétendre à sa conquête ; puisque se l’attacher était regardé comme une gloire, qui donc pouvait résister à tenter l’entreprise ?
C’est pourquoi Victoria excitait la jalousie universelle de son sexe, en même tems qu’elle fixait l’admiration de l’autre. L’attention qu’elle s’attira remplit d’orgueil son cœur ambitieux, et ce fut avec un regret infini qu’elle quitta le lac brillant, pour retourner à l’hôtel de son amant.
Flatté de l’impression qu’elle avait faite, le philosophe Bérenza sentit son amour s’accroître malgré lui, tant il est vrai que l’homme est porté à estimer les choses d’après le degré d’estime qu’elles acquièrent d’autrui et qu’il se laisse influencer par le jugement souvent partial du public.
Le souper servi, le comte commença à se défaire de la réserve qu’il s’était imposée. Il s’assit auprès de Victoria enchantée. Alors elle profita de cette disposition pour lui demander ce qui l’avait rendu si sérieux le matin ; puis, apercevant quelque chose de fin dans son air, elle dit : — Permettez, Bérenza, si la question n’est pas indiscrète, que je m’informe de la raison qui vous a fait mettre tant de mystère à me reconnaître et à me conduire ici, tandis qu’à présent vous me menez sans crainte dans la société ?
— Ô femme ! femme curieuse, dit le comte en riant ; eh bien, Victoria, je vais vous le dire. Frédéric Alvarès, un de mes amis, et Espagnol de haut rang, avait une maîtresse nommée Mathilde Strozzi, Florentine de naissance. Il l’aimait passionnément, et me pressait souvent de me laisser présenter à elle ; mais ayant d’autres engagemens, je refusai toujours.
Enfin, un jour, il réussit à me gagner, et m’entraîna de force chez sa syrène. Apprenez ce qui en arriva. Je puis bien vous assurer, sur l’honneur d’un Vénitien, que je n’y fis pas grande attention, et pensai encore moins à tromper mon ami ; cependant, cette femme mit en usage tous les artifices de la coquetterie pour me tenter. Mathilde était belle ; outre ce, elle avait une tournure des plus élégantes, et la nature l’avait douée de mille charmes. Je ne suis pas de marbre, ni ne me pique d’une vertu stoïque ; mais je suis seulement difficile dans ma manière de sentir. Je cédai néanmoins aux ruses de Mathilde, sans réfléchir à la trahison dont je me rendais coupable envers mon ami. Je n’avais pas cherché à séduire sa maîtresse ; c’était elle, au contraire, qui avait attaqué puissamment mes sens, et qui méritait la pleine acception du terme de séductrice. Le Jaloux Alvarès ne tarda guères à découvrir l’infidélité de celle à qui il était dévoué d’âme et de pensée. Il me chercha, dans la rage d’un amour outragé, et me provoqua à me battre avec lui. Alvarès ne respirait que vengeance et mort, c’est pourquoi il eût été inutile de raisonner avec lui ; j’acceptai son offre et nous nous battîmes. La colère rendait ses coups peu sûrs, et lorsque je lui eus tiré un peu de sang du bras, nos amis mutuels, qui étaient témoins de l’affaire, firent ensorte de lui faire entendre qu’il y avait de la folie à se tuer pour une femme sans foi comme sans pudeur. Alvarès les écouta d’un air sombre, mais parut convaincu de leurs raisonnemens. Je lui offris ma main qu’il repoussa avec humeur ; et bientôt après, il quitta Venise. Depuis cette époque, je n’avais vu que rarement Mathilde, et jamais je n’ai pu prendre sur moi de la regarder comme une maîtresse. Une femme, pensai-je, qui s’est rendue infidelle envers un amant sincère et dévoué, m’abandonnera également pour tout autre qui séduira son cœur volage. Cependant Mathilde voulait à toutes forces me captiver, et je m’étais vu plusieurs fois exposé à des accès d’amour et de fureur qu’elle pensait propres à me retenir, et qui me devenaient infiniment désagréables. Elle avait juré, dans sa frénésie, que mon insultante froideur, qu’elle disait supporter avec patience, me vaudrait la mort, si elle découvrait qu’une autre en fût la cause. Ainsi, quoique je connusse l’irrégularité de sa conduite, et que ses passions sans bornes la conduisissent dans les excès les plus vils, je ne lui donnai pas sujet d’attaquer la mienne, ni mon repos. Je ne voulais pas qu’un nouveau crime la rendît plus coupable qu’elle ne l’était déjà. Voilà pourquoi j’ai pris tant de précautions pour vous amener ici ; et quoique vous fûtes un instant sans me voir, je ne vous perdis pas de vue. Ma raison pour placer un bandeau sur vos yeux, n’était que pour jouir de votre étonnement, quand vous vous verriez chez moi. Je crois, belle Victoria, avoir expliqué suffisamment le mystère apparent dont j’ai fait usage envers vous.
— Oui, monsieur le Comte, mais… avez-vous continué de voir Mathilde Strozzi ? demanda-t-elle avec une sorte de jalousie.
— Je viens de vous dire, reprit le comte en riant, que j’avais conservé l’habitude de lui rendre des visites.
— Et… vous la reverrez encore, signor Bérenza ?
— Mes intentions, à l’avenir, seront grandement influencées par vous, répondit-il d’un air sérieux.
— Mais, comte, poursuivit l’artificieuse Victoria, en feignant une grande ingénuité, vous m’aimez trop réellement, j’espère, pour vous occuper d’une autre femme, tandis que je suis avec vous !
— Charmante Victoria, je prendrai le même ton de gravité pour répondre à votre observation trop juste. La signora Mathilde peut prendre son parti, car elle nous verra ensemble ; et j’espère qu’il sera hors de sa puissance de nous séparer. Je l’avais été voir hier ; elle connaissait la couleur du domino que je portais, et ses yeux m’auront suivi partout, je n’en fais point de doute. Si elle se fût aperçue de mon attention sur vous, elle aurait cherché à vous y soustraire par quelqu’odieux moyen, ou vous eût suivie jusque dans mon appartement comme une furie vengeresse. Voilà pourquoi j’ai pris la précaution de vous amener dans mon hôtel par une porte secrète et qu’elle ne connaît point. Mais laissons ce sujet indigne de nous occuper. Une fois pour toutes, Victoria, croyez qu’il n’est point au pouvoir de Mathilde de me détacher de vous. Je l’ai connue, il est vrai ; elle a été la compagne de mes heures perdues, mais jamais ma maîtresse en titre, encore moins l’amie avouée de Bérenza. Non, parce qu’il ne suffit pas que ma maîtresse soit admirée, mais il faut encore qu’on puisse m’envier sa possession. La femme que Bérenza peut aimer, doit être supérieure à tout son sexe : je ne lui veux rien des caprices d’une coquette, des dédains fastidieux d’une prude, ni de la simplicité d’une idiote. Elle doit abonder en grâces de l’esprit aussi bien qu’en celles du corps ; car je ne fais aucun cas d’une femme qui ne cède à mes embrassemens qu’une forme insipide, plaisir que le rustre le plus grossier dans la nature, peut connaître aussi pleinement que moi. Ma maîtresse doit m’appartenir également de cœur et de pensée, n’avoir d’autre ambition que celle de conserver mon amour. Les hommes peuvent soupirer pour elle, mais sans oser l’approcher. Il lui convient aussi, quand sa beauté les attire, qu’une dignité suffisante les repousse. Si elle oublie un seul instant ce qu’elle se doit, je la rejette pour jamais de mon sein ; et si, ajouta-t-il avec plus de force, il arrive qu’elle manque à son honneur, alors… oh ! alors, son sang peut seul laver l’outrage… Victoria ! (il saisit sa main) m’entendez-vous… ? avez-vous le courage, la fermeté suffisante pour devenir l’amie, la maîtresse de Bérenza ?
Victoria le regarda avec une douce fierté ; et posant sa belle main sur le bras du comte, elle dit : — Oui, j’ai le courage de devenir tout pour vous plaire. Pourquoi donc ces conditions, Bérenza ?
— Parce que je désire que tu sois à moi… à moi seul, belle créature, dit-il en la fixant avec pénétration.
— Et n’en est-il pas ainsi ? ne vous aimai-je pas uniquement ?
— Non, certainement, non pas assez ; tu es étrangère aux détours de ton propre cœur, dit-il intérieurement. Puis se levant, il ajouta :
— Retirez-vous, ma belle amie : allez vous reposer, et demain nous nous reparlerons.
Il la conduisit à la porte de son appartement, et ayant baisé sa jolie main, il la laissa libre. Combien peu d’hommes ressemblent à Bérenza ! il est cependant quelques âmes susceptibles d’augmenter la valeur de leurs plaisirs, en se défendant d’une jouissance trop précipitée.