Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 08

Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome Ip. 168-202).


CHAPITRE VIII.


On présume bien que l’esprit de Victoria fut tout à son projet d’évasion. Il ne se passa pas un jour sans qu’elle engageât Catau à étendre leur promenade de plus loin en plus loin, et la signora ne devina point qu’elles eussent pu découvrir ce passage, et encore moins osé le franchir. Chaque jour aussi notre jeune demoiselle devenait plus silencieuse, et souffrait plus patiemment les dures remontrances, les observations malignes de sa geôlière, sentant que c’était le moyen le plus sûr de servir son projet.

À la fin, ne pouvant plus supporter de délai, elle résolut de mettre à exécution ce qui faisait depuis long-tems l’objet de son attente. Ainsi, le lendemain soir, elle fit tant de caresses à la confiante Catau, que celle-ci consentit à l’accompagner beaucoup plus loin qu’elles n’avaient encore été. Alors Victoria s’adressant à la fille étonnée, lui dit : Catau, je ne veux plus retourner au Bosquet. Mon tems d’esclavage est fini ; j’irai maintenant où il me plaira… à l’est, à l’ouest, au nord ou au sud. C’est pourquoi, écoute bien ce que j’ai à te proposer ; il faut changer tes habits contre les miens. Pour t’en récompenser, je te donnerai cette bague de diamans que j’ai cachée à la vieille signora. Tu pourras aisément rentrer à la maison, ainsi que nous l’avons fait jusqu’ici, et te rhabiller ensuite comme tu voudras. Si l’on te demande ce que je suis devenue, tu diras, comme cela est vrai, que tu n’en sais rien. Si, après toutes ces questions, la signora prend de l’humeur et te chasse, n’en prends aucun chagrin, car ce diamant, qui est d’une grande valeur, t’indemnisera bien au-delà de la perte de ta place. Voilà donc ce que je t’engage raisonnablement à faire. Si tu te refusais à mes vœux, je ne m’en échapperais pas moins ; le désir de recouvrer ma liberté, me donnerait des forces pour m’échapper de tes bras.

Catau, toute robuste qu’elle était, devint tremblante comme la feuille, par la fermeté de ce discours ; elle n’eut pas le pouvoir de répliquer. Victoria s’appercevant de son air consterné, commença à ôter sa robe, et de l’air le plus doux qu’elle pût prendre, continua de lui parler de la sorte.

— Je vois, Catau, que tu as le bon sens de trouver ma proposition raisonnable, et que tu vas y répondre avec complaisance. Allons, ma bonne fille, déshabillons-nous.

— Oh ! mam’selle, que voulez-vous donc faire ?

— Quitter un tiran ! répondit Victoria les regards étincelans ; et je souhaite, Catau, que tu ayes le même bonheur. Voyons, dépêchons-nous, dit-elle, en lui présentant la robe qu’elle venait d’ôter.

La pauvre Catau obéit machinalement. Sa lenteur naturelle ainsi poussée, et sentant dans le fond de son cœur bon et simple, que Victoria n’était pas tout-à-fait à blâmer, (car qui plus que la pauvre souffre-douleur Catau avait raison de haïr le pouvoir tyrannique de l’exigeante signora ?) elle obéit, mais non aussi promptement que Victoria le désirait. Enfin, pièce par pièce, l’échange des habits se trouva fait et le déguisement complet.

Quoique l’impérieuse Vénitienne eût inspiré de l’amitié à la bonne Catau, par une douleur apparente et son ton insinuant, cependant cette dernière la craignait toujours ; l’autre qui s’en apperçut crut devoir employer ce pouvoir dont elle savait parfaitement tirer parti, plutôt que de se sauver sans son consentement ; car ce dernier moyen eût réveillé l’engourdissement de la fille, et il était possible alors qu’elle l’eût surpassée en agilité, et qu’elle eût détruit par suite son projet. En outre il était infiniment plus politique de se faire une amie de Catau, que de la rendre ennemie par des menaces ou par une défiance maladroite.

Le changement de vêtemens achevé, Victoria mit sa bague au doigt de la paysanne ; et lui pressant doucement la main, elle lui dit : ma bonne fille, mon honnête Catau, si tu peux rentrer à la maison sans être vue, et monter à notre chambre, ferme la porte. Il est vraisemblable que la signora ne nous demandera pas de la soirée. En ne nous voyant pas paraître, elle pensera que nous nous sommes couchées sans souper, ce qui ne lui fera pas de peine, y trouvant un repas de gagné. Nous sommes dans l’habitude de ne la voir que très-tard, le matin, ainsi je serai tout-à-fait loin de sa tyrannie, du moins je l’espère, quand elle me demandera. Catau, nous nous reverrons peut-être encore : sois sûre qu’alors tu ne te repentiras pas de m’avoir obligée… Adieu, ma bonne fille ; va-t-en… adieu, ne cherche pas à me suivre, je t’en prie.

— Oh, mam’selle ! mam’selle !… et Catau soupira fortement, en versant une abondance de grosses larmes qui coulaient sur des joues d’un rouge cramoisi.

— Si tu m’aimes véritablement, ma fille, dit Victoria, dont le cœur n’éprouvait pas l’ombre de regret à quitter sa rustique compagne, si tu m’aimes, ne me retiens pas, mais va-t-en, que je te voye partir.

Catau fondant en larmes, saisit la main de Victoria, et la baisa avec toute l’ardeur que ses sentimens lui dictaient. Après cela, elle partit sans dire un mot, et se rendit vers la maison, d’un pas lourd, qui fit bouillir d’impatience celle qui eût voulu la voir bien loin.

Elle ne put toutefois s’empêcher de s’arrêter à une petite éminence, et ce moment de repos parut un siècle à Victoria. Enfin la pauvre fille, après avoir encore tourné la tête, et s’éloignant toujours à regret, obéit aux signes répétés qui lui furent faits pour se hâter, et disparut. Alors Victoria quittant subitement sa place, s’élança en avant, se félicitant, à chaque pas qu’elle faisait, qui l’éloignait de plus en plus de la signora, et la raprochait de Venise.

Le soleil était couché depuis une heure. Victoria qui avait marché, ou plutôt couru sans perdre haleine, dès l’instant ou elle n’avait plus apperçu Catau, croyait toujours être à la fin du bois. Elle reconnut son erreur ; car l’étendue en était si grande, et les chemins étaient si variés, qu’elle n’avait pu prendre le plus court pour en sortir. Pressant toujours ses pas avec vitesse, elle se vit cependant surprise par la nuit, et enveloppée dans les ténèbres. N’y voyant presque plus, la nécessité de borner sa course devint évidente. — Où vais-je me mettre à l’abri jusqu’à demain matin, se dit-elle, en regardant de tous côtés !… Un petit hangard se fit remarquer à une courte distance : Victoria charmée y courut ; mais réfléchissant bientôt que sa fuite découverte, on pourrait la venir chercher de ce côté, et jusque sous cet abri, elle crut prudent pour sa sûreté, d’éviter tout endroit où serait sensé qu’on trouverait un couvert ; se détournant donc, pour prendre la route la moins fréquentée, la courageuse Victoria sa décida à passer la nuit de la même manière que les hôtes des bois, ayant pour coucher l’herbe fraîche et douce, et pour couverture la voûte étoilée des cieux.

Un berceau formé naturellement de branches de vigne, et soutenu par des hayes assez fortes, lui servit de réduit. — Pourquoi, pensa-t-elle, ne jouirais-je pas ici d’un sommeil aussi doux que celui que j’ai goûté dans un lit plus voluptueux ? je ne crains personne en ce moment, car, à coup sur, la méchante et laide signora ne s’appercevra de mon absence que demain dans la matinée.

En réfléchissant de la sorte, le sommeil vint la surprendre. Fatiguée par l’exercice violent du jour, elle dormit long-tems sans s’éveiller ; et ce ne fut que lorsque le soleil se joua entre les branches qui ombrageaient son visage, et que les oiseaux chantèrent à ses oreilles, que Victoria se réveilla.

Sitôt ses yeux ouverts, elle se leva et recommença à marcher avec la plus grande promptitude. Quelques biscuits de Naples, dont elle s’était pourvue la veille, firent son déjeuner, et elle mangea en marchant ; son envie était de se voir hors du bois. Après deux heures de marche, elle trouva un petit sentier qu’elle espéra en être la fin. Allégée par cette idée, elle le franchit au plus vite ; et apercevant au bout un long canal bordé de peupliers et d’acacias, Victoria, en le regardant, se jetta presque désespérée sur ses bords.

— Ô, mon dieu ! s’écria-t-elle, combien donc dois-je encore faire de chemin ? pas une gondole sur ce triste canal ! où peut-être il n’en passe jamais !… Retourner sur mes pas serait me perdre… eh bien ! je mourrai ici.

Elle s’était appliquée la face contre terre, en la soutenant faiblement de ses mains. Un vent frais sifflait à travers les arbres d’où partait un frémissement mélancolique et cadencé… Pas un humain n’interrompait cette solitude : la seule gent ailée dérangeait le silence du lieu, en s’échappant de branche en branche et se poursuivant amoureusement. Victoria insensible à ces variétés champêtres, si importunes pour elle en ce moment, restait prosternée dans le désespoir.

À la fin, cependant, un bruit lointain vint frapper son oreille ; elle tressaillit : n’était-ce pas celui de rames plongeant dans le canal à distances mesurées ? Non, c’était le vent qui agitait plus fortement les arbres… Victoria se recoucha sur la terre.

Bientôt nouveau bruit ; il devint même plus frappant ; il était accompagné… ô bonheur !… d’une voix rauque qui chantait un air en vogue parmi les gondoliers. Victoria fut promptement sur pied : elle regarda le canal et vit effectivement s’approcher une gondole qui n’avait qu’un seul rameur et qui côtoyait tranquillement le lac.

— Ah ! s’écria-t-elle, faut-il que ma destinée repose sur cet être insouciant ! qu’il approche lentement, tandis que je brûle d’impatience !

Sans accélérer davantage sa marche, le gondolier s’approcha par degrés. Victoria lui fit signe d’avancer plus vite. — Où vas-tu, mon ami, lui demanda-t elle ?

— À Venise.

— Le cœur de Victoria battit de plaisir.

Veux-tu bien me prendre dans ta gondole ?

Ouais, la jolie fille, avez-vous de quoi me payer ?

Victoria se tut. Tout ce qui était en sa possession, sa bague, avait été donnée à Catau. Le gondolier ne disait mot non plus, et son espérance s’évanouissait encore.

Enfin elle regarda tout-à-fait l’homme, qui lui parut jeune, malgré son teint basané. — Hélas ! dit-elle, je n’ai pas d’argent, mon ami ; mais j’ai un amant à Venise, et si tu veux m’y conduire, la Ste.-Vierge t’enverra toute sorte de bonheur.

Le gondolier, qui fixait aussi Victoria, dont le minois caché sous un grand chapeau, lui sembla des plus jolis, la prit pour ce que ses habits annonçaient, une simple paysanne, et crut facilement qu’elle n’avait pas le sol. Cet homme avait une maîtresse de laquelle il était très-amoureux, mais que ses parens refusaient de lui donner à cause de sa pauvreté, et il la voyait en cachette. Les peines d’autrui sont d’autant mieux senties, qu’elles sympathisent avec les nôtres, et le rustre s’approchant tout contre terre, tendit la main à Victoria, qui la saisit, et sauta lestement sur son bord.

Mais comment décrire les sensations de la jeune personne alors ? elle ne pouvait parler ; mille idées riantes accouraient en foule s’emparer de son esprit, et leur jouissance était trop douce pour souffrir d’être interrompue. Cependant, le gondolier croyant avoir au moins droit à sa conversation, pour son obligeance, ne lui permit pas plus long-tems de l’en priver, et dit : — mais, comment, ma jolie poulette, as-tu espéré trouver une gondole à un endroit où il n’en passe pas deux dans un siècle, et encore dans des cas extraordinaires ? Si ce n’avait été un cavalier et sa dame, bien jolie aussi, qui sont passés un de ces jours, le matin, pour se faire conduire dans une belle campagne, il y a toute apparence que je n’y serais pas venu. J’ai ben vu, par exemple, qu’il y avait qu’euqu’anguille sous roche, mais ce ne sont pas mes affaires ; j’ai été ben payé, ça suffit… et, comme je dis, sans ça, ma gondole ne serait pas venue ici. Vois donc, la belle enfant, combien tu es heureuse de m’avoir trouvé… et de passer pour rien encore.

Victoria, qui n’avait écouté qu’avec peine le bavardage du gondolier, ne prit garde qu’à ses dernières paroles, et le remercia en le louant beaucoup de son bon cœur. Le gondolier lui sourit alors, en la lorgnant du coin de l’œil… puis, reprenant son chant, il répondit à la prière qu’elle lui fit d’avancer.

Bientôt, à l’entière satisfaction de Victoria, on découvrit les tours et les dômes de Venise la superbe, qui s’élevaient au-dessus de l’Adriatique. C’était le tems du carnaval : quantité de gondoles élégantes paraissaient sur le lac comme ils approchaient et ils prirent terre à la place St.-Marc. Victoria renouvela ses remerciemens au gondolier. Il lui fit un signe amical et la posa à terre. Elle resta quelques momens sans bouger, en portant la main à son front. Son cœur palpitait, et elle commença à craindre que chez elle, l’esprit ne fût pas plus fort que le corps. Ses jambes tremblaient, sa tête bourdonnait… cependant elle revint insensiblement à un état plus calme. La gaîté des rues et des canaux, qui étaient tous illuminés, ainsi que l’élégance des masques, ranimèrent ses sens abattus ; elle ne se rappelait plus de sa solitude, ni de la tyrannie dont elle avait souffert, que pour se féliciter d’y avoir échappé.

Comme elle examinait la foule qui continuait d’aller et venir, (ses belles formes, comme nous l’avons observé, cachées sous des habits grossiers, et ses superbes traits ombragés par un grand chapeau de paille), un groupe de masques attira son attention. Au milieu, se voyait un homme de haute et noble stature, et qui surpassait ses camarades ; il était revêtu d’un domino de taffetas bleu qui l’enveloppait négligemment, de manière que son épaule gauche et une partie de sa veste étaient à découvert. Il portait un chapeau à l’espagnol, de velours noir, surmonté de trois plumes blanches comme neige. Une gance de diamans relevait le chapeau sur le front.

Cette tournure gracieuse frappa Victoria, et elle eut quelqu’idée de l’avoir vue autre part. Cependant ce costume l’empêchait de savoir où ; et elle désira de s’en voir plus près, afin de mieux reconnaître le personnage. À la vérité il était masqué, mais cela n’empêchait pas que ses manières et ses mouvemens ne lui parussent en quelque sorte familiers. Ne pouvant résister à sa curiosité, elle approche du masque, le reconnaît, et posant la main sur son bras, s’écrie : Bérenza !

— Oui, c’est moi, c’est bien moi ! répondit-il tout bas et d’un ton animé. Il lui serra la main et ajouta : ne me perdez pas de vue, mais éloignez-vous.

Victoria se retira à l’écart… le masque réjoignit la compagnie dont il avait été séparé pour un moment, et fut bientôt perdu dans la foule.

Que pouvait signifier ce mistère, et combien Victoria en fut désolée ? découvrir ainsi par hazard l’homme qu’elle avait à cœur de retrouver, pour s’en voir séparée aussitôt, lui dont dépendait son unique espoir ! la brillante clarté de la place était toujours la même, et l’âme de la jeune Vénitienne se trouvait en unisson avec l’éclat qui paraissait à ses yeux. L’idée d’être à Venise et en liberté soutenait son ravissement. Elle continua de marcher sans dessein, et jusqu’à ce qu’elle se vît en un lieu plus retiré de la ville, où demeuraient quelques gens d’une classe inférieure. Elle ne resta pas là, et revenant à sa première place, elle s’apperçut que le brillant de la scène commençait à s’affaiblir : le monde diminuait et entrait dans les cafés pour s’y raffraichir. Les illuminations s’éteignaient et ne ressemblaient plus qu’au crépuscule recevant les derniers rayons du couchant.

L’entreprenante Victoria commença craindre de se voir réduite à passer une autre nuit sans gîte. Cette crainte n’était pas propre à soutenir son courage. Cependant elle préférait ce malheur au danger de s’exposer à se faire connaître de quelques personnes qui l’avaient vue autrefois. Elle alla donc se placer sous un portique, et la tête posée sur ses deux mains, elle se mit à réfléchir de la manière la plus sombre. La faim et la fatigue ajoutaient à l’abattement de ses esprits. Soudain une voix s’adressa à elle. « Suivez-moi, lui dit-on. » Victoria leva la tête, mais ne vit personne ; elle se cacha de nouveau le visage et continua de penser.

« Levez-vous, lui dit la même voix. » Elle se leva brusquement. Le portique où elle était assise, se trouvait le seul dans la rue. Un grand corps parut : il était enveloppé d’un vaste manteau, et marchait à quelque distance, de manière à n’être pas remarqué. Il fit seulement signe à Victoria de le suivre. Enchantée de cet ordre mistérieux, quoique dangereux peut-être, elle obéit autant que ses jambes affaiblies purent la porter. L’inconnu voyant qu’elle le suivait, alla plus vite, en répétant son signe. Enfin, quand il fut dans un endroit désert, il s’arrêta. Victoria s’avança : il la prit à travers le corps, et ouvrant son manteau, elle reconnut la veste brodée et les traits de Bérenza !

« Chut ! s’écria-t-il, envoyant qu’elle allait exprimer sa joie. Il l’entraîna vers une petite porte à laquelle il frappa trois coups. La porte fut ouverte doucement. Bérenza prit la main de Victoria et la fit entrer. Après avoir marché dans un passage long et obscur, il s’arrêta, et tirant un mouchoir de sa poche, il en couvrit les yeux de la jeune personne, en lui disant tout bas : ne craignez rien, ce ne sera pas pour long-tems. » Victoria sourit et ne répondit pas.

Enfin tous deux montèrent quelques marches, et entrèrent dans un appartement. Le comte pressant la main de sa campagne, lui dit d’ôter le mouchoir qu’elle avait sur les yeux. Elle obéit… une exclamation d’admiration et de surprise partit de ses lèvres ; car un salon brillant et somptueux s’offrit à sa vue, et d’énormes glaces placées tout autour, réfléchissaient sa charmante personne.

Bérenza parut jouir quelques instans de sa surprise ; puis la serrant entre ses bras, il dit : — Ici, ma bien aimée et seule maîtresse n’aura plus envie de fuir, j’espère, l’homme qui l’adore pour toujours.

— Fuir, répéta Victoria, je ne vous ai jamais fui, Bérenza.

— Serait-il vrai, mon amie ? en ce cas, il est besoin d’une explication entre nous, mais ce sera dans un autre moment. Vous paraissez souffrante et fatiguée. Restez ici un instant seule, je vais vous faire donner quelques rafraichissemens.

En parlant ainsi, il fit asseoir Victoria sur un sopha superbe, et la laissa pour quelques minutes. Les idées les plus agréables vinrent alors prendre possession de son esprit, et, couchée à demi sur le canapé, elle attendit dans une douce ivresse le retour de Bérenza. Ses craintes, son emprisonnement, tout fut oublié devant la perspective des jouissances qu’elle avait si long-tems désirées.

« À présent, mère cruelle et injuste, s’écria-t-elle, tu ne me priveras plus d’un bonheur semblable à celui dont ton cœur égoïste voulait jouir seul ! bonheur que sans toi je n’eusse jamais conçu ni souhaité. Ô ma mère, ma mère ! tu m’as trompée, abandonnée ; mais je devrai du moins à ton exemple de m’avoir appris le chemin de l’amour et de la volupté. »

Bérenza entra comme elle achevait sa phrase, qui prouvait bien la corruption de ses principes. Quoiqu’enchanté que le hasard eût placé sur son chemin la jeune personne qu’il admirait et aimait, cependant le comte, dont l’âme était délicate, éprouva une sensation pénible à l’aveu de sentimens si libres ; mais il blâmait encore plus les auteurs de ce mal, la mère, qui les avait corrompus par son exemple, et le scélérat qui avait perdu la mère par ses séductions perfides. Bérenza se promit bien de restreindre et corriger les dispositions funestes du caractère de Victoria ; car quoique voluptueux, ce seigneur possédait une âme noble, vertueuse et philosophique.

Il s’assit auprès de Victoria, et lui prenant la main avec douceur, il s’apperçut qu’elle était brûlante, que son poulx battait avec une grande inégalité. — Vous avez donc fait un exercice immodéré aujourd’hui, belle Victoria ? dites, est-ce vrai ? Victoria sourit, et Bérenza apprit avec peine qu’il y avait plus de vingt-quatre heures qu’elle n’avait pris de nourriture. Il lui ordonna aussitôt de se taire, jusqu’à ce que la nature eût pris assez de force, et la colation qu’il venait de demander arriva aussitôt. Il la pria alors tendrement de manger, et ne répondit qu’après qu’elle se fût suffisamment rafraîchie, aux interrogations pressantes qu’elle lui fit sur la cause véritable de son départ de Montebello.

Quand il lui eut raconté la chose, et la croyance où il était d’avoir agi d’après ses désirs formels, rien n’excéda la fureur qu’elle ressentit de la trahison qui avait été mise en pratique ; et quoique Bérenza fût éloigné d’aggraver son ressentiment, il ne put s’empêcher de trouver juste l’expression de ses sentimens. La ruse qu’on avait employée lui parut indigne, et si un instant auparavant, il s’était senti porté à plaindre Laurina, dans la peine qu’elle devait éprouver de la fuite de sa fille, il ne songeait plus maintenant qu’au plaisir de la voir échappée de ses mains et échappée pour se donner à lui. Il paraissait ainsi, dans le cours de son explication avec Victoria, que surpris de n’en pas recevoir la moindre nouvelle, quoique dans son billet elle lui eût promis de lui écrire pour le rappeler à Montebello, il s’y était rendu de lui-même ; que là on lui avait dit que sa belle amie en était partie de sa propre volonté, et avait demandé expressément qu’on le tînt dans l’ignorance de sa retraite. Il semblait que la réflexion l’ayant convaincue de l’indécence qu’il y avait à encourager l’amour du comte, elle s’était décidée à surmonter son inclination, et avait regardé l’absence comme la chose la plus propre pour parvenir à ce but. « J’avoue, dit Bérenza, que connaissant votre caractère, je trouvais ce changement presqu’impossible avec ce que j’en pensais ; mais n’ayant pas l’alternative, car je n’étais pas en droit de vous demander à votre mère ni au comte Adolphe, et rebuté par l’air froid avec lequel on me reçut, je partis, dans l’espoir toutefois, que le tems apporterait quelqu’éclaircissement à une chose que je ne pouvais regarder que comme très-mistérieuse. »

La nuit était fort avancée, avant que les explications mutuelles eussent cessé. L’histoire des souffrances de Victoria, chez la signora de Modène, le moyen qu’elle employa pour fuir, et les précautions qu’elle prit pour ne pas être arrêtée dans sa fuite, tout fut détaillé avant qu’elle songeât à se retirer. Bérenza lui parla cependant de la nécessité de se livrer à quelques heures de repos. Elle obéit à contre-cœur à son attention délicate, et des femmes entrant, il leur ordonna de conduire la signora dans la chambre qui lui était préparée.

Victoria ne fut pas plutôt dans son appartement, qu’elle dit à ses femmes de se retirer, parce qu’elle était bien aise de se livrer sans distraction à ses pensées ; le plaisir avait tellement pris possession de sa personne, que ses mains tremblantes conservaient à peine la force de la déshabiller. Elle fut aussi fort long-temps à s’endormir, après être entrée dans un lit élégant qui avait la forme d’un dôme, était garni de draperies en velours et satin blanc, ornées de franges d’or, et où le tourbillon de ses pensées la suivit. Bercée par les songes les plus brillans et les plus fantastiques, elle s’endormit ensuite pour tout le reste de la nuit.

Bérenza s’était également livré au repos ; mais son esprit sensé, quoique charmé d’avoir trouvé un bien désiré, n’avait rien qui tînt de l’agitation ni du délire. Les images qui l’occupaient étaient dégagées des attraits romanesques de la pensée. Il voyait Victoria ce qu’elle était réellement. Son œil juste, qui appercevait ses beautés, discernait ses défauts. Il apprécia ses qualités et ses talens, et voyait en même tems son obstination, sa violence et sa fierté. — Puis-je, se demandait-il, être véritablement heureux avec une créature aussi imparfaite ? non, à moins que je ne change les touches trop hardies de son caractère en des qualités plus estimables. Sans cela, je sens que tous ses attraits seraient insuffisans pour m’attacher. Aimer une femme pour ses charmes physiques seulement, m’est impossible ; et ce n’est qu’en y joignant un mérite réel que Bérenza peut se voir fixé. Ce fut en continuant de réfléchir ainsi, que notre philosophe amoureux s’endormit.

Victoria dans sa maison, volontairement en son pouvoir, et corrigée de ses défauts par ses soins et ses conseils, pour se trouver digne ensuite d’une tendresse comme la sienne, voilà ce qui occupait la vanité de ce sage, et telle est souvent la chimère de ses pareils.

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