Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 06
CHAPITRE VI.
Le jour suivant, Laurina entra dans la chambre de sa fille, et après quelques mots vagues, elle lui apprit, avec une surprise affectée, le départ du comte.
Cette annonce causa d’abord à la haute Victoria la peine la plus mortifiante qu’elle put ressentir ; mais cette émotion fut promptement suivie d’un dépit concentré : « le comte Bérenza n’est pas parti volontairement d’ici : à quelle instigation doit-il son départ, demanda la fière demoiselle ? »
À l’instigation de personne, Victoria, répondit sa mère avec douceur et en tremblant. Victoria détourna ses yeux perçans de dessus Laurina, et d’une voix calme et non sans aigreur, dit : « si le comte Bérenza s’est éloigné de son plein gré, il restera tranquille et ne cherchera plus à me voir ; mais s’il a été excité à partir d’ici, il m’écrira et m’apprendra la vérité. Ainsi donc, à tous événemens ce mystère sera éclairci. »
» Et en attendant, enfant cruel, ajouta Laurina qui avait sa leçon faite par Adolphe, nous chercherons à vous distraire par de petites promenades dans les environs. »
L’air de vérité qu’elle sut prendre en imposa à sa fille, qui condescendit à sourire. Moitié fâchée et moitié adoucie, elle souffrit que sa mère lui serrât la main.
« Quand partirons-nous, et où irons-nous, madame ? »
« Nous partirons tout de suite si vous n’y apportez pas d’objection, ma chère enfant, répondit Laurina d’un ton caressant ; et le comte Adolphe désire que nous allions rendre une visite à la signora de Modène, à sa délicieuse retraite de Il Bosco, près de Trévise. »
« Quoi, chez cette rebutante vieille créature ? »
« Allons, mon ange, point d’humeur ; c’est une parente, vous savez. Nous ne resterons là que quelques jours, après quoi notre petite tournée sera à la volonté de Victoria. »
La jeune personne daigna sourire encore, et la mère l’embrassant tendrement, dit en se levant : adieu pour l’instant, ma chère fille ; préparez-vous, ainsi que je vais le faire, pour notre départ. »
Cette injonction ne fut pas désagréable à Victoria, car son orgueil blessé usurpait en ce moment chez elle la place du regret et de l’amour. Sûrement, pensait-elle, si Bérenza m’eût véritablement aimée, il ne m’aurait pas quittée si froidement, si vite et sans m’écrire une seule ligne ! peut-être a-t-il craint qu’en exécutant le plan qu’il avait formé, des embarras ou quelqu’inconvénient ne vinssent l’inquiéter. C’est pourquoi, si même son départ n’a pas été volontaire, nul doute qu’il ne saisisse cette occasion de rompre avec moi ; puis-je alors le regretter ? Mais je le juge peut-être sévèrement… quelqu’artifice combiné qui ne serait pas venu à ma connaissance… Allons, je n’y veux plus penser. C’est au tems seul à me convaincre.
L’esprit troublé et le cœur mécontent, Victoria commença ses apprêts de départ. Le comte et Laurina ne la laissèrent pas long-tems à sa solitude, dans la crainte qu’elle n’y entretînt des réflexions dangereuses. Ils entrèrent dans son appartement, et Adolphe d’un air gai et dégagé, lui demanda si elle était prête. Je le suis, fut la réponse laconique de la demoiselle.
Et nous aussi, dit-il. Alors il voulut prendre sa main pour la conduire.
L’orgueilleuse fille la retira avec humeur, puis suivit sa mère et le comte en silence.
Adolphe, qui avait paré à tout ce qui pouvait apporter quelque délai à leur départ, eut soin que rien ne pût les arrêter. Ils s’embarquèrent donc de suite pour Trévise, et Victoria, sans s’en douter, dit adieu pour long-tems à Venise.
Toute tentative pour alimenter la conversation, en route, fut rendue inutile, par la sombre taciturnité de Victoria. Mais petit à petit (honteuse sans doute de paraître s’éloigner à regret d’un homme qui, après tout, semblait l’oublier,) elle reprit un peu de sérénité, et montra un enjouement qu’elle était loin de ressentir. Ce changement enchanta Laurina. Son cœur toujours porté pour sa fille, commença à se repentir de sa conduite précipitée, et à sentir de la répugnance à condamner une jeune créature à une rebutante solitude, tandis que sans ses exemples pernicieux, elle eût pu devenir l’ornement de la société.
Adolphe devina ses pensées et parut mécontent. Celui qui avait pour but d’éloigner toute barrière à sa possession, ne pouvait souffrir qu’on y portât atteinte, il le lui fit sentir par son air sévère. Laurina soupira et se laissa aller à de tristes pensées. Ce fut alors le tour de Victoria de chercher à distraire sa mère. Elle montra en cette occasion l’empire qu’elle avait sur ses sentimens, et combien elle savait s’en rendre maîtresse. Cependant ses efforts ne firent qu’ajouter aux regrets de la malheureuse Laurina.
Comme nos voyageurs étaient partis tard de Venise, il faisait nuit quand ils arrivèrent au Bosquet, lieu ainsi nommé à cause de sa situation au milieu d’un bois. Sa sombre apparence ne frappa nullement Victoria, qui était en ce moment toute vivacité ; mais le cœur de sa mère se serra. Elle savait que l’intention d’Adolphe, après qu’il aurait instruit sa parente de la conduite à tenir envers Victoria, était de l’abandonner à sa garde. Il devait la dépeindre comme une jeune personne très-légère et fort libre de principes, qui en conséquence avait grand besoin d’être surveillée. Laurina essaya encore de faire changer les résolutions d’Adolphe, mais toujours en vain ; elle n’avait aucun pouvoir sur son esprit, quand il était question de coups d’autorité. Fatigué de ses importunités, il devint glacial et insensible. Avant le départ de Montebello, Laurina aurait pu, peut-être, obtenir quelqu’adoucissement à la sentence, mais en ce moment il n’était plus tems. Son air le lui dit assez pour qu’elle cessât de le presser.
La signora reçut le comte Adolphe avec toute la politesse dont elle était susceptible. Laurina l’examina attentivement pour pouvoir augurer ce qu’elle avait à en attendre pour sa fille. Mais cette femme peu gracieuse, n’offrait sur ses traits que l’orgueil d’une vertu maussade, avec l’envie maladroite de se faire valoir par quelqu’amabilité qui lui était tout-à-fait étrangère.
Cette grave personne avait été informée de la mauvaise conduite de Laurina, conduite qui l’avait exposée à perdre son rang dans la société. Se prévalant alors de l’arrogante supériorité assez ordinaire aux petites âmes toujours prêtes à triompher de la chute des autres, elle crut ne lui devoir qu’une froide révérence, puis daigna à peine jeter un regard sur Victoria.
La signora de Modène, comme on l’a déjà observé, était une parente éloignée de la marquise : son physique était aussi repoussant que son caractère. Un long visage jaune, des petits yeux gris, une taille maigre et à moitié courbée, en faisaient l’ensemble. Elle était orgueilleuse, minutieuse et elle avait une âme mercenaire. Allarmée, dans sa jeunesse de l’idée d’être forcée à se faire religieuse, parce qu’elle n’avait pas de bien, chose assez commune parmi les filles nobles d’Italie, elle préféra de demeurer avec des gens riches, à qui elle offrit ses services. Elle se comportait alors, selon que lui valait son séjour chez ces personnes, tantôt comme compagne, tantôt comme gouvernante, et même au besoin comme femme de chambre. Par ces moyens et autres semblables qui tiennent à la flatterie, aux petits calculs et à l’hypocrisie, elle était parvenue à amasser un capital assez fort pour pouvoir se passer d’autrui, dans un âge où elle se verrait oubliée, et se consoler du mépris dont on l’avait souvent abreuvée dans sa jeunesse. Ensuite, pour s’en venger, elle se promettait bien de devenir le Mentor, ou plutôt le tourment des malheureux êtres qui se trouveraient sous sa dépendance. Nul homme, même dans ses plus beaux jours, n’avait pris garde à elle, et beaucoup moins encore n’avaient pensé à la demander en mariage. Par cette raison, sa haine contre toutes les femmes qui avaient des attraits, ou qui osaient se montrer sensibles aux hommages de l’autre sexe, ne connaissait point de bornes, et on ne pouvait rien espérer de son indulgence. Telle était la signora de Modène. Son intérêt personnel l’avait toujours empêchée de se mettre mal avec sa cousine, quoique n’ayant jamais été intime, parce que celle-ci n’avait cessé d’être généreuse à son égard. Toutefois son malheureux penchant à l’envie s’opposa à ce qu’elle lui fît un accueil bien cordial. Elle n’agissait pas de même avec Adolphe, dont cette femme désirait se faire un ami. Elle lui adressa donc son hommage mercenaire, et elle lui fit une cour assidue. Ainsi, il n’avait rien avancé de trop en disant à Laurina que la signora avait beaucoup d’égards et d’estime pour lui ; mais toutes ces prévenances n’étaient pas faites pour l’engager à rester dans sa maison une heure de plus qu’il ne lui fallait. Il se permit de demander librement à souper de bonne heure, pour que Victoria allât se reposer, et qu’il lui fût plus facile ensuite d’entamer le grand objet de leur visite.
On ne tarda pas à être servi. Victoria, sans soupçon et voulant éviter les regards de la vieille dame, regards qui avaient déjà fait une impression désagréable sur son esprit, demanda où était sa chambre, aussitôt qu’on eut fini de souper. Quoique conservant une sûreté apparente, elle ne put s’empêcher d’éprouver, en se levant de table, un serrement de cœur qui l’emporta sur son indolence accoutumée. En souhaitant le bon soir à sa mère, l’envie lui prit de se jeter à son col, ce qu’elle fit avec une tendresse qui ne lui était pas ordinaire. Elle la pria tout bas à l’oreille de ne pas rester trop long-tems dans cette détestable demeure. Laurina, non moins affectée, n’eut pas la force de lui répondre ; le cœur lui battait : elle balbutia, et la dissimulation qu’elle se voyait forcée d’employer, la rendait rouge comme le feu. Pressant la main de sa fille, elle lui dit bon soir en tremblant, et en pensant que ce serait peut-être la dernière fois. Sa poitrine se gonfla, et ses yeux se remplirent de larmes.
Victoria quitta la salle, en se reprochant presque d’avoir affligé un cœur aussi sensible que celui de sa mère. Oh ! que ce moment eût été propre à réparer bien des fautes, si ces deux femmes, éclairées par la sagesse, se fussent entendues ! Victoria était à peine partie, que l’impatient Adolphe s’adressa à la signora de Modène, en entrant brusquement en matière sur le sujet qu’il avait le plus à cœur de terminer.
« Voudriez-vous, signora, dit-il, me permettre de vous parler sur quelque chose de sérieux ? »
La signora fit une inclination assez roide, tout en voulant la rendre gracieuse ; et essayant de sourire, la plus laide grimace vint contracter ses traits. Adolphe, en homme du monde, la prit pour un acquiescement, et continua de la sorte :
« Votre politesse envers moi, signora, et plus encore la haute idée que j’ai de votre caractère, m’engagent à placer en vous ma confiance, que certainement je ne donnerais pas à aucune autre femme… je vous apprends donc que la jeune demoiselle qui sort à l’instant de l’appartement, doit être remise pour un tems à vos soins. Naturellement disposée au mal, ayant l’humeur dédaigneuse et hardie, elle a été élevée avec cela en véritable enfant gâté. L’indulgence et la flatterie l’ont perdue. Son cœur est déjà corrompu ; et, jeune comme vous la voyez, car à peine a-t-elle dix-huit ans, il n’a pas manqué de gens d’un autre sexe pour la pervertir ».
Ici, la signora exhala un soupir. Étonnée, elle regarda le ciel en faisant un signe de croix. Le comte, avec une gravité extérieure et un mépris secret, poursuivit ainsi : c’est pourquoi je vous demande si vous voudriez bien condescendre à tenir sur cette jeune personne orgueilleuse, une surveillance des plus strictes, et ne jamais la perdre de vue ?
— Mais, je vous en prie, chère cousine, interrompit Laurina d’une voix altérée, ne la traitez pas trop sévèrement.
La signora prit un air de mépris, et parut dédaigner de répondre à Laurina, quoi qu’autrefois elle en parlât avec assez d’orgueil. Maintenant se voyant bien au-dessus de l’épouse criminelle de Lorédani, elle la méconnaissait.
— Je voulais vous dire, signora, reprit Adolphe, en rappelant à lui l’attention de la dame, qu’il me semblerait à propos de la tenir enfermée pendant quelque tems, dans le cas où vous le jugerez nécessaire.
— Oh ! Adolphe, s’écria Laurina, vous êtes trop cruel, et il n’y a pas de raison d’agir avec autant de dureté.
Un autre regard de la sévère signora la réduisit au silence : elle se tourna ensuite avec plus de douceur vers le comte qui répondit :
— Laurina, vous ne m’entendez pas. La signora agira selon que les circonstances l’exigeront. Vous pouvez vous en réposer sur sa discrétion pour le bien-être de votre fille. Quand, par une conduite plus sage (il lança un coup-d’œil significatif à la signora) et en la privant de tout ce qui pourrait l’induire au mal, Victoria montrera un véritable changement d’humeur, alors nous viendrons la retirer d’ici, et vous l’aurez encore auprès de vous, mon amie ; comme il est aussi dans mon intention, signora de Modène, de partir demain matin, de très-bonne heure, et avant que Victoria soit éveillée. Sitôt qu’elle sera levée, elle ne manquera pas de vous demander de nos nouvelles : alors vous lui direz doucement la vérité, et ce à quoi elle est destinée pour le présent. Vous l’accoutumerez, je n’en doute pas, à souffrir ce qu’il lui sera impossible d’empêcher. Veuillez agir dans cette affaire, avec le zèle et la ponctualité dont votre piété vous rendra capable pour le salut de son âme, et avec cette prudence qui a si éminemment distingué votre conduite dans toute votre vie ; soyez assurée que vous ne me verrez pas ingrat pour vos soins.
Un nouveau sourire qui parut hideux, parce qu’il n’était pas d’accord avec les traits qu’il dilatait, fut la réponse à la dernière phrase du comte. Il venait de toucher la corde sensible, le seul côté où reposaient les principes de la signora, l’intérêt Elle pensa, ainsi qu’elle avait toujours jugé son intérêt, de paraître affable envers le comte et de l’obliger. Elle s’attendait bien qu’en faisant tout ce qu’il lui dirait, elle en serait généreusement récompensée.
— Soyez assuré, M. le comte, dit-elle d’une voix discordante qu’elle tâcha de rendre douloureuse, que je remplirai vos intentions avec tout le zèle possible. Quant à vous, signora Laurina (un regard de pitié accompagnait ces paroles), dans la promesse que je fais de répondre à la confiance dont m’honore M. le comte, vous ne trouverez aucune raison de vous plaindre du traitement que recevra votre fille.
À ces mots, Laurina reconnaissante s’avança, et prenant la main de sa cousine, elle la pressa avec affection, en disant, vous n’avez pas d’enfant, chère signora, mais ayez pitié des sentimens d’une mère, et devenez-la pour ma fille : elle n’a jamais connu la contrariété, et n’a point été traitée avec dureté.
Choquée et presqu’offensée, la signora retira sa main, comme si l’attouchement de la pauvre Laurina l’eût souillée ; puis éloignant son siége, elle fit ensorte de prévenir une autre approche de la pécheresse qui la faisait rougir, et dit ensuite :
— Je ferai, madame, le devoir d’une bonne catholique envers votre enfant. Je travaillerai au salut de son âme, et soignerai sur-tout son intérêt spirituel.
Humiliée de cette réponse, Laurina sentit tout ce qui lui en revenait, quoique de la part d’une femme qui n’offrait de vertu que sous les formes les plus rebutantes, l’orgueil et l’affectation.
— Nous n’avons pas besoin de nous entretenir davantage de ce sujet, observa froidement Adolphe, nous nous confions pleinement en votre manière d’être pour Victoria. Quand nous apprendrons que le tems et la réflexion l’auront changée, nous viendrons vous voir pour la reprendre avec nous ; ainsi bonne nuit, cousine de Modène, bonne nuit : ayez la bonté de donner vos ordres pour que nous soyons sur pied de grand matin, et en route avant le lever du soleil. Mais afin que vous vous souveniez de nous, jusqu’à notre retour, daignez accepter ce diamant comme une preuve que vous nous aimez. Ainsi dit, Adolphe ôta une bague de son doigt et la plaça à celui de la signora, dont l’œil à demi-baissé s’était porté avec convoitise sur ce bijou. Il la laissa ensuite dans l’admiration de son extrême politesse, ainsi que de sa propre adresse, comme elle le pensait, de lui avoir soutiré ce bon à compte.
Poursuivant son plan, bien avant le lever du soleil, Adolphe et sa compagne en pleurs, furent loin de Il Bosco ; mais Laurina ne se consolait point, et gémissait des mesures sévères que le comte s’était obstiné d’employer. Il s’abstint de lui faire aucune réflexion sur ce sujet, et se contenta de jouir au fond du cœur de son empire sur elle, en pensant que tout ce qu’il voulait, il l’exécutait ; que rien ne pouvait plus le priver d’une femme, que son amour propre, autant que sa passion, le rendait si ardent à retenir. Sans tous ces obstacles qui s’étaient rencontrés dans sa possession, le dépravé et cruel Adolphe n’eût jamais cherché à la conserver si long-temps ; il l’eût bientôt dédaignée ; mais son amour et son orgueil, continuellement en allarmes, redonnaient un degré de vivacité à ses sentimens qui, sans de pareils stimulans, seraient tombés dans l’apathie et le dégoût. Tel était l’esprit vicieux d’Adolphe, qu’il ne pouvait goûter de charme dans la possession d’un bien, qu’en causant la peine ou le malheur des autres. Les plaisirs innocens et honnêtement acquis n’avaient pas la plus légère attraction pour lui, et il fallait, pour le tenter, qu’il rencontrât des obstacles à ses désirs, dans la tendresse d’un époux, ou la gloire de toute une famille. Telle s’était offerte Laurina, lorsque son malheur le lui fit connaître ; et ce fut alors qu’il forma le projet de l’arracher à ses liens sacrés, au bonheur, pour en jouir seul. Dût-elle survivre à son amour, son ambition était de la retenir encore. Hélas ! pauvre Laurina, tu pouvais bien maudire dans l’amertume de ton cœur, l’instant où tu fus remarquée de l’inhumain et insensible Adolphe.
Des sentimens si bas, mais non sans exemple pourtant dans le cœur de l’homme, donnaient à l’esprit d’Adolphe une activité qui s’étendait sur les beaux traits et les manières toujours élégantes de sa personne. Sans paraître faire attention à la tristesse de Laurina, il avait soin, par les caresses et les flatteries les plus aimables, de la dissiper insensiblement. Tel était le pouvoir qu’il savait prendre sur une femme qui finissait par oublier tout autre que lui. En écoutant ses discours enchanteurs, et en fixant la beauté de ses traits, le sentiment de vanité qui l’avait déjà perdue, parlait toujours en sa faveur ; et même, (tant était grande sa partialité pour lui) elle lui savait gré de la sévérité qu’il venait d’employer, en pensant que l’ardeur extrême de son attachement en était cause, et elle l’en aimait davantage. Chaque instant qui l’éloignait de sa fille, effaçait son image, et les artifices de son amant la rendaient la plus cruelle des mères, comme elle avait été la plus coupable des épouses. Mais c’était ce qui l’occupait le moins, étant toute entière au maître de son existence infortunée. Laissons ce couple doublement criminel jouir pour un tems de la société l’un de l’autre, et revenons à Victoria abandonnée.
Quand elle s’éveilla, et qu’elle jeta les yeux autour de la vaste chambre qu’elle n’avait pu bien examiner la veille, elle éprouva un nouveau dégoût pour la maîtresse de la maison, et un désir impatient de sortir au plus vite d’un séjour aussi haïssable. Voyant que personne ne venait, et croyant avoir dormi trop tard, elle se hâta de se lever et de s’habiller, puis descendit dans le jardin pour prendre le frais. Elle n’y fut pas long-tems sans voir venir à elle une grosse et forte fille vêtue en paysanne. Cette fille lui dit que la signora l’attendait pour déjeuner. Victoria la toisa d’un air de hauteur, et souriant dédaigneusement, elle retourna sur ses pas sans dire un mot.
En entrant dans la salle où le déjeuner était servi, elle vit, seule à table, la vieille signora dans une attitude négligée. Sans s’embarrasser d’offrir les salutations du matin, Victoria demanda sèchement si sa mère et le comte étaient encore au lit.
— Cela n’est pas probable, répondit la signora, du même ton.
— Pourquoi ne sont-ils pas encore ici ?
— Parce que, selon toute espèce de calcul, ils doivent en être à quelques lieues.
— Seraient-ils partis ? dites-vous, madame, qu’ils sont partis ?
— Sans doute, répondit encore la signora avec malice. Trouvez-vous rien de si terrible, mademoiselle, à l’idée de rester avec moi pendant quelque tems ? allons, soyez charitable : j’ai été si long-tems solitaire, que vous ne vous refuserez pas, j’aime à le croire, à devenir pour moi une compagnie agréable.
La rage de Victoria ne connut point de bornes. Elle jetta un coup d’œil furieux autour d’elle : la vérité s’offrit à sa pensée, et elle reconnut qu’on l’avait entraînée dans un piége. Elle se frappa violemment le front et s’écria : je suis trahie, c’est une horreur ! Puis elle sortit précipitamment de la salle avant que la signora pût deviner son intention. Arrivée dans sa chambre, elle poussa les verroux de sa porte pour empêcher qu’on entrât.
Là, se jettant sur le plancher, Victoria se livra à des cris de fureur qui furent accompagnés d’un torrent de larmes ; mais, devenant soudain honteuse de sa faiblesse, et fâchée que les mauvais traitemens prissent autant sur son esprit, elle se releva plus composée. Une haine mortelle s’établit alors dans son sein contre ceux qui avaient osé la trahir ainsi. Un désir ardent de vengeance s’y joignit ; et cette conduite maladroite et inexcusable dont on s’était servi envers cette jeune personne, n’en irrita que davantage son caractère qui se livra en entier à toute sa violence.
Victoria n’eut pas plutôt appelé à son aide la plus altière et la plus dangereuse des passions, qu’elle se calma un peu. De tems à autre seulement, ses yeux étincelaient de colère, et son cœur battait avec violence, en pensant à la trahison de sa mère et aux artifices froidement calculés d’Adolphe. Cependant elle ne conserva pas long-tems les traces de sa peine ; mais au contraire, une dignité d’expression qui eût fait honneur à de plus nobles motifs, s’empara de son être. Elle leva la tête, et quittant promptement l’attitude du désespoir, elle marcha d’un pas ferme dans son appartement. En réfléchissant avec plus de calme, il lui vint en pensée que certainement le comte de Bérenza n’avait quitté Montebello, que d’après une ruse qu’on avait employée, et non de son propre mouvement. Cette supposition fut un adoucissement pour son orgueil ; elle sentit que ses charmes n’avaient pas été dédaignés, et que quelque jour elle le convaincrait que leur séparation n’avait pas été non plus volontaire de son côté. Puis revenant à sa situation présente, elle se demanda si son emprisonnement devait être éternel. Son cœur frémit à cette pensée. Cependant elle se décida à tout souffrir avec patience, à ne pas faire de questions, à ne pas se trahir, mais à agir selon que les circonstances se présenteraient.
Plus tranquille par la victoire que la raison venait de remporter, Victoria se décida sur le soir à quitter la chambre. Elle n’avait pas mangé de tout le jour, et quoiqu’elle n’y pensât pas, la privation de nourriture se fit pourtant vivement sentir. L’insensible signora, heureuse d’avoir un être à tourmenter, et principalement une jeune personne qui annonçait du caractère, ne voulait rien lui donner qu’elle ne vînt le demander en faisant des excuses de sa conduite impolie. Mais c’est ce dont Victoria n’avait garde, et il est probable que plutôt que de s’abaisser de la sorte, elle eût préféré mourir de faim. Très-heureusement pour elle, et au grand regret de la sévère signora, le destin ne la condamna pas à cette épreuve. Ayant marché pendant quelque tems dans le jardin, et se sentant rafraîchie par l’odeur balsamique des plantes et la rosée du soir, elle rentra et alla machinalement dans la salle à manger où le souper était servi. Alors s’asseyant tranquillement en face de la vieille femme, elle partagea sans cérémonie ce qui était sur la table, et essaya même d’entamer la conversation ; mais, contrariée dans son espoir de contrarier autrui, la signora ne répondit point. Elle avait espéré trouver sa captive obstinée, récalcitrante et emportée, ce qui eût donné belle matière à la chapitrer, selon sa louable intention. Combien elle fut désorientée de trouver la petite furie du matin, tranquille et disposée à la soumission !
Victoria, s’appercevant que sa geôlière était décidée à garder le silence le plus opiniâtre, demanda de l’air de la plus grande politesse, la permission d’aller se coucher. La seule réponse qu’elle obtint, fut une seule inclination de tête. Plus déterminée que jamais à ne pas lui laisser le plaisir de s’en voir provoquée, elle se leva en silence, et lui faisant une révérence profonde, elle lui souhaita une bonne nuit et quitta la salle.
Lorsqu’elle fut partie, cette digne et pieuse catholique commença à réfléchir qu’en se conduisant ainsi, Victoria échapperait à tous les arrangemens qu’elle avait pris pour la mortifier et la punir. Il n’en sera pas ainsi, s’écria-t-elle, en rêvant au moyen le plus sûr de la tourmenter : elle semble prendre son parti en brave, mais elle n’en sera pas quitte à si bon marché ; je veux abaisser cet esprit orgueilleux, et le rendre soumis en dépit de ses ruses.
Telles étaient les réflexions de la charitable dévote, et après avoir ainsi occupé son cerveau du malheur d’autrui, elle se mit en prières, puis se coucha.
Victoria s’étant assise pendant une heure auprès de sa fenêtre, en se fortifiant dans la résolution de tenir bon, pensa également à se mettre au lit, où le sommeil vint bientôt lui faire oublier les tourmens du jour.
Le lendemain, elle s’éveilla de bonne heure, et après s’être habillée, elle voulut aller de sa chambre au jardin ; mais sa porte, qu’elle crut ouvrir, se trouva fermée en dehors. Voyant que les efforts pour tirer le pêne étaient superflus, elle se mit à sa croisée.
Une demi-heure après on fit du bruit, et la grosse fille dont on a déjà parlé, entra chez elle, en tenant une jatte de lait et un morceau de pain rassis qu’elle posa sur la table ; elle s’en allait :
— Arrêtez, lui cria impétueusement Victoria. La fille se tourna à demi.
— Je veux me promener dans le jardin.
— La signora ne le veut pas, mam’selle, dit la fille d’un air rechigné.
— Elle ne le veut pas ?
— Non ; et elle mit la main sur la clef de la porte.
— Pourquoi laissez-vous ces choses derrière vous, demanda Victoria qui sentait la colère fermenter dans son sein.
— Parce que c’est votre déjeuner, répondit l’autre, en sortant de la chambre et fermant soigneusement la porte.
Ainsi donc je suis prisonnière ! se dit Victoria, les joues cramoisies et en essayant de sourire de l’impuissante malice de la signora. Comment me suis-je attiré ce traitement ? Ce n’est sûrement pas par ma conduite d’hier. La disposition malveillante de la signora parut évidente à la jeune personne, qui la regardait comme un être trop digne de mépris pour en prendre un moment de peine. Ce n’est pas pour toujours, pensa-t-elle, et quand la méchante créature sera lasse de me renfermer, elle me mettra en liberté pour changer. En attendant, je vais me distraire du mieux qu’il me sera possible.
Alors elle visita la malle qu’on avait mise dans sa chambre, le soir de son arrivée, et en tira ses crayons et quelques esquisses. La vue pittoresque qui était devant ses yeux, fournissait une ample occupation à son pinceau ; et comprimant ce qui se passait en son âme, elle s’assit et travailla pour chasser la réflexion.
Les indignes procédés et le système de tourment de la signora durèrent pendant quelques jours, et jusqu’à ce que le manque d’exercice et la mauvaise nourriture produisissent un effet visible sur Victoria, trop fière pour se plaindre. La signora, qui en fut avertie par la jeune fille qui la servait, commença à s’en allarmer, et à craindre d’avoir passé les limites qui lui étaient prescrites. Elle était responsable du danger qui pouvait en résulter, si par exemple, Victoria venait à tomber malade. Sa mère que le comte Adolphe aimait tendrement, pourrait exciter son ressentiment contre elle, pour une pareille sévérité qui ne lui avait pas été commandée ; car, quoiqu’Adolphe ait dit, s’il est nécessaire, renfermez Victoria, il ne lui avait pas enjoint de le faire sans cause, et encore moins de la priver de sa nourriture habituelle, ou en ne lui donnant qu’une mince portion d’alimens les plus grossiers. Ces considérations eurent donc le pouvoir de la fléchir un peu. Victoria ne fut plus enfermée des jours entiers, et elle put se promener une heure le matin et une heure le soir, accompagnée toutefois de Catau. Vouloir décrire l’indignation de la demoiselle à un pareil traitement, ou tout ce qui lui en coûtait pour se contraindre, serait superflu. Cependant elle supporta tout, déterminée à mourir plutôt que montrer le plus léger symptôme de mécontentement ou d’impatience.
Mais le désir de se venger n’en prenait que plus de force dans son cœur, et son caractère en recevait une nouvelle touche de férocité. Comme la hyenne indomptable, la contrainte ne la rendait que plus fière et plus sauvage.
Peu de jours après que cette espèce de liberté eut été rendue à Victoria, la signora lui fit dire par Catau de venir la trouver dans le salon. Observant strictement la règle qu’elle s’était prescrite, elle obéit aussitôt. Sa seule peine était que la pâleur de son visage ne convainquît la signora des souffrances dont elle n’avait pu se défendre, et par-là, ne servît la malignité de son tiran. Elle entra cependant, sans paraître ni mécontente ni affligée, mais calme, et sans être embarassée. Victoria apprit ainsi à faire usage des artifices les plus subtils dont la pratique devait augmenter la masse de ses autres mauvaises qualités.
La signora, qui avait composé son visage de manière à inspirer la crainte, ne savait pourtant comment la recevoir. Enfin elle dit : asseyez-vous, enfant.
Victoria obéit, le cœur plein de mépris et de haine.
— Il n’est pas dans mon intention, continua l’autre, d’une voix forcée du gosier, de vous parler pour l’instant de ce que votre conduite violente a eu de déplacé à votre arrivée ici, ni je ne veux pas vous punir du passé. Je vise à vous convaincre que la douceur, l’humilité et l’obéissance sont indispensablement requises dans ma maison, et que rien n’y peut tolérer l’opiniâtreté ni l’orgueil. J’espère qu’en ce moment vous reconnaissez votre erreur ?
Victoria sentit son cœur se gonfler d’indignation. Elle allait répliquer… Elle se contint, et ses joues seules marquèrent ce qu’elle ressentit. La signora poursuivit.
« D’après ce, je ne crois pas nécessaire de vous tenir renfermée plus long-tems. Vous ne sortirez pas de l’enceinte de cette habitation. Les jardins en sont suffisamment grands pour vos promenades, et Catau vous tiendra compagnie. Peut-être moi même aurai-je cette bonté-là de tems à autre ».
C’est ici que l’orgueil de Victoria souffrit ! Catau pour compagnie ! cependant elle ne répliqua pas davantage.
« J’espère en même-tems que vous lirez les livres de piété que je mettrai dans vos mains, et qui tendront à amender votre âme si vaine. Je veux de plus que vous abjuriez toute mondanité dans votre mise, et que vous vous soumettiez aux règles que, comme une bonne catholique qui a à cœur votre salut, je croirai de mon devoir de vous prescrire ».
La signora s’arrêta pour reprendre haleine. Victoria garda toujours le silence, ne pensant pas qu’il fût nécessaire de répondre.
La signora reprit donc ainsi : combien vous devez de remercimens à Dieu, pauvre enfant, de ce qu’il vous a conduite sous ma garde : de ce qu’il vous a tirée de la demeure du vice et de l’abomination, pour vous placer dans celle de la vertu ! ce que le comte Adolphe m’a dit serait-il vrai, malheureuse fille, que, jeune comme vous êtes, votre imagination a été souillée par la pensée d’un homme ! ô sainte-Vierge Marie ! faut-il que je prononce pareille chose, continua la dévote, en se croisant les mains sur la poitrine, d’un air contrit. Jésus ! donnez-moi la patience de soutenir en ma présence une pécheresse dont la mère, déjà damnée, n’a plus de miséricorde à espérer ; une pécheresse qui a déjà fait le premier pas dans le chemin de perdition, quand elle devrait encore posséder toute son innocence. Allez, enfant, vous pouvez vous retirer, dit-elle, en changeant son ton bigot en une dignité sévère ; éloignez-vous, et allez trouver Catau ; sa société ne déshonore pas la fille d’une femme qui s’est mise au rang des créatures les plus méprisables. »
Cette dernière apostrophe, amère et non provoquée, fit passer un feu corrosif dans les veines de Victoria. Un bourdonnement affreux frappa ses oreilles. — Ô ma mère… cruelle mère !… prononça-t-elle en tremblant et en se hâtant de quitter le salon.