Zigzags/Une journée à Londres


ZigzagsV. Magen (p. 129-196).


UNE JOURNÉE À LONDRES.


J’avais passé la nuit au bal masqué et rien n’est triste comme un lendemain de bal ; je pris une détermination violente, et je résolus de traiter mon ennui à la manière homœopathique. Quelques heures après, ayant eu à peine le temps de me débarrasser de mes caftans, de mes poignards et de tout mon attirail turc, j’étais en route pour Londres, la ville natale du spleen.

La perfide Albion vint au-devant de moi dans la diligence, sous la forme de quatre Anglais, entourés, bastionnés de toutes sortes d’ustensiles confortables, et ne sachant pas un mot de français : mon voyage commençait tout de suite. À Boulogne, qui est une ville complétement anglaisée, je fus réduit à une pantomime touchante pour exprimer que j’avais faim et sommeil, et que je voulais un souper et un lit ; enfin l’on alla chercher un drogman qui traduisit mes demandes, et je parvins à manger et à dormir. On n’entend à Boulogne que l’anglais ; je ne sais pas si le français, par compensation, est l’idiome dont se servent les habitans de Douvres, mais je n’en crois rien. — C’est une remarque que j’ai déjà faite sur plusieurs de nos frontières, que cet envahissement des coutumes et du langage des pays voisins. L’espèce de demi-teinte qui sépare les peuples, sur la carte et dans la réalité, est fondue plutôt du côté de la France que du royaume limitrophe. Ainsi, tout le littoral qui regarde la Manche est anglais ; l’Alsace est allemande par les bords, la Flandre est belge, la Provence italienne, la Gascogne espagnole. Quelqu’un qui ne sait que le parisien pur est souvent embarrassé dans ces provinces. Passez la frontière, vous ne trouverez pas une seule nuance française.

À six heures du matin, j’étais sur le pont du bateau à vapeur le Harlequin. — Cette orthographe t’aurait réjoui le cœur, mon cher Fritz, et me fit penser à toi. Ne comptez pas sur une description de tempête, dans laquelle vous verrez apparaître Neptune en barbe verte, aiguillonnant les coursiers de la mer ; il faisait, comme dit le père Malebranche dans les deux seuls vers qu’il ait jamais pu tourner,

… Il faisait le plus beau temps du monde
Pour aller à vapeur sur la terre et sur l’onde.


(Excusez cette légère variante autorisée par les progrès de la civilisation). — La Manche, que l’on prétend si capricieuse et si mauvaise, me fut aussi clémente qu’autrefois la Méditerranée, mais la Méditerranée n’est, à vrai dire, qu’un ciel renversé tout aussi bleu et tout aussi limpide que l’autre. Le mal de mer me respecta, et les poissons ne purent pas apprendre à mes dépens si la cuisine de Boulogne était bonne.

Au bout de deux ou trois heures, une ligne blanche sortit de la mer comme un nuage ; c’était la côte d’Angleterre, qui doit à la couleur de ses rivages son nom d’Albion, sur lequel les vaudevillistes ont fait tant de couplets. Regardez cette immense falaise à pic, taillée comme un mur de fortification, qui s’élève sur la gauche, c’est le rocher de Shakspeare ; ces deux petites taches noires, ce sont les gueules du viaduc d’un chemin de fer en construction ; au fond de la baie, voilà Douvres et sa tour, que l’on prétend être aperçue de Boulogne quand il ne fait pas de brouillard, — mais il fait toujours du brouillard. Le temps était très-beau, sans un seul nuage, et cependant un épais diadème de vapeurs couronnait le front de la vieille Angleterre ; la campagne qu’on entrevoyait, quoique dénudée par l’hiver, avait un aspect net, propre, soigné, peigné au râteau ; les falaises de craie, droites comme des murs, au bas desquelles la mer creuse des cavernes à souhait pour les contrebandiers, ajoutaient encore à la régularité de la perspective. De loin en loin se montraient des châteaux et des cottages d’architectures bizarres, avec de grosses tours, des murs crénelés, couverts de lierre, ébréchés çà et là, et, de cette distance, jouant à s’y méprendre la forteresse gothique en ruines. Toutes ces citadelles, tous ces donjons à pont-levis, à machicoulis, à qui ne manquent même pas les canons et les couleuvrines de bois bronzé, donnent à la côte un air hérissé et rébarbatif, assez pittoresque, et n’en sont pas moins garnis à l’intérieur de toutes les recherches du luxe. On me fit remarquer au milieu d’un grand parc une maison blanche à aiguilles gothiques, mais de construction moderne, qui appartient à un juif colossalement riche, Mosé Montefiore, qui accompagna dernièrement monsieur Crémieux en Orient pour l’affaire des juifs de Damas. À partir de là, la côte décrit une courbe jusqu’à Ramsgate ; dans cette courbe se trouve Deal, où les Romains abordèrent, à ce qu’on dit, pour la première fois, lors de leur descente en Angleterre. Je ne vois à cela aucun obstacle. L’on aperçoit ensuite le château de Walmer, résidence du lord-gardien des cinq ports ; le duc de Wellington est aujourd’hui chargé de cette dignité ; puis Sandwich, et un peu plus loin Ramsgate, ville de plaisance de Londres, dont les rues tirées au cordeau et les hautes maisons de brique semblent s’avancer jusque dans l’eau. Tout cela est charmant ; mais le vrai coup d’œil, le beau spectacles à n’en pas vouloir d’autre, ce n’est pas la terre, c’est la mer.

Dans la rade de Docons, devant Deal, plus de deux cents vaisseaux de toute forme et de toute grandeur attendent le vent favorable pour passer le détroit. Les uns vont, les autres viennent : c’est un mouvement perpétuel. De quelque côté qu’on se tourne, on voit fumer au bord du ciel la cheminée des bateaux à vapeur, se découper en noir ou en clair l’élégante silhouette des navires. Tout vous indique l’approche de la Babylone des mers. Vers la France, la solitude est complète ; pas une barque, pas un bateau à vapeur. Plus on avance, plus la cohue augmente. L’horizon est encombré ; les voiles s’arrondissent en dôme, les mâts s’allongent en aiguilles, les agrès s’entrelacent ; on dirait une immense ville gothique en dérive, une Venise ayant chassé sur ses ancres et venant à votre rencontre. Les bateaux-phares, le jour avec leur peinture écarlate, la nuit avec leur lumière rouge, indiquent la route à ces troupeaux de navires dont les voiles sont les toisons. Ceux-ci arrivent des Indes, montés par leur équipage de Lascars, et répandent un pénétrant parfum oriental ; ceux-là de la mer du Nord, et n’ont pas encore eu le temps de fondre leurs glaçons. Voici la Chine et l’Amérique, qui apportent leur thé et leur sucre ; mais, dans cette foule, vous reconnaîtrez toujours les navires anglais : leurs voiles sont noires comme celles du vaisseau de Thésée partant pour l’île de Crète, sombre livrée de deuil dont les affuble le triste climat de Londres.

La Tamise, ou plutôt le bras de mer dans lequel ses eaux se dégorgent, est d’une telle largeur, et ses rives sont si basses, que, placé au milieu du fleuve, on ne les aperçoit pas ; ce n’est qu’au bout de plusieurs milles qu’on les découvre, minces, plates, linéaments noirs entre le ciel gris et l’eau jaune. Plus le fleuve se resserre, plus la foule des vaisseaux devient compacte : les palettes des bateaux à vapeur qui remontent et descendent fouettent l’eau sans pitié et sans relâche ; les fumées qui sortent de leurs colonnes de tôle entrecroisent leurs noirs panaches et vont former au ciel, qui s’en passerait bien, de nouveaux bancs de nuage ; le soleil, s’il y avait un soleil à Londres, en serait obscurci. On entend de tous côtés râler et siffler les poumons des machines, dont les narines de fer laissent jaillir des fusées de vapeur bouillante.

Rien n’est plus pénible à entendre que cette respiration asthmatique et stridente, que ces gémissements de la matière aux abois et poussée à bout, qui semble se plaindre et demander grâce comme un esclave épuisé qu’un maître inhumain surcharge de travail.

Je sais que les industriels se moqueront de moi, mais je ne suis pas loin de partager l’avis de l’empereur de la Chine, qui proscrit les bateaux à vapeur comme une invention obscène, immorale et barbare : je trouve qu’il est impie de tourmenter ainsi la matière du bon Dieu, et je pense que la mère nature se vengera un jour des mauvais traitements que lui font subir ses enfants trop avides.

Outre les steam-boats, les vaisseaux à voiles bricks, goëlettes, frégates, depuis le massif trois-mâts jusqu’au simple bateau de pêcheur, jusqu’à la pirogue, où deux personnes peuvent à peine se tenir assises, se succèdent sans relâche et sans intervalle ; c’est une interminable procession navale, où toutes les nations du monde ont leurs représentants. — Tout cela va, vient, descend, remonte, se croise, s’évite avec une confusion pleine d’ordre, et forme le plus prodigieux spectacle qu’il soit donné à un œil humain de contempler, surtout lorsqu’on a le bonheur rare de le voir, comme moi, vivifié et doré par un rayon de soleil.

Sur les bords du fleuve, déjà plus rapprochés, je commençais à distinguer des arbres, des maisons accroupies sur la rive, un pied dans l’eau et la main étendue pour saisir les marchandises au passage ; des chantiers de construction avec leurs immenses hangars et leurs carcasses de navires ébauchés, pareils à des squelettes de cachalots, se dessinaient bizarrement dans le ciel. Une forêt de cheminées colossales, en forme de tours, de colonnes, de pylônes, d’obélisques, donnait à l’horizon un air égyptien, un vague profil de Thèbes, de Babylone, de ville antédiluvienne, de capitale des énormités et des rébellions de l’orgueil, tout à fait extraordinaires. — L’industrie, à cette échelle gigantesque, atteint presque la poésie, poésie où la nature n’est pour rien, et qui résulte de l’immense développement de la volonté humaine.

Lorsqu’on a dépassé Gravesend, limite inférieure du port de Londres, les magasins, les usines, les chantiers se resserrent, se rapprochent, s’entassent avec une irrégularité toute pittoresque ; à gauche s’arrondissent les deux coupoles de l’hôpital royal de la marine, Greenwich, dont la colonnade entr’ouverte laisse apercevoir un fond de parc à grands arbres d’un effet charmant ; assis sur les bancs des péristyles, les invalides voient partir et rentrer les vaisseaux, sujets de leurs souvenirs et de leurs conversations, et l’âcre odeur de la mer vient encore réjouir leurs narines. Sir Christophe Wren est l’architecte de ce bel édifice. Des bateaux à vapeur-omnibus partent à chaque quart d’heure de Greenwich pour Londres et réciproquement. — Greenwich se trouve en face de l’île ou, pour mieux dire, de la presqu’île des Chiens, où la Tamise revient sur elle-même et fait un détour dont on a profité habilement. C’est là que sont creusés les docks de la compagnie des Indes Occidentales. Les docks des Indes Orientales, beaucoup moins considérables et moins fréquentés, se trouvent sur la droite, un peu avant et dans le fond de la courbure que décrit le fleuve.

Les docks des Indes Occidentales sont quelque chose d’énorme, de gigantesque, de fabuleux, qui dépasse la proportion humaine. C’est une œuvre de cyclopes et de titans. Au-dessus des maisons, des magasins, des rampes, des escaliers et de toutes les constructions hybrides qui obstruent les abords du fleuve, vous découvrez une prodigieuse allée de mâts de vaisseaux qui se prolonge à l’infini, un inextricable fouillis d’agrès, d’esparres, de cordages, à faire honte, pour la densité de l’enlacement, aux lianes les plus chevelues d’une forêt vierge d’Amérique ; c’est là que l’on construit, que l’on radoube, que l’on remise cette innombrable armée de navires qui vont chercher les richesses du monde, pour les verser ensuite dans ce gouffre sans fond de misère et de luxe que l’on nomme Londres. Les docks de la compagnie des Indes Occidentales peuvent contenir trois cents vaisseaux. Un canal, tracé parallèlement aux docks, qui coupe la presqu’île des Chiens, et qu’on appelle le canal de la Cité, raccourcit de trois ou quatre milles le chemin que l’on est obligé de faire pour doubler la pointe.

Les docks du Commerce, sur la rive opposée, les docks de Londres, ceux de Sainte-Catherine, avant d’arriver à la Tour, ne sont pas moins surprenants. Au bassin du Commerce se trouvent les plus énormes caves qui existent au monde : c’est là que sont entreposés les vins d’Espagne et de Portugal. Tout cela sans compter les bassins et les docks particuliers. À chaque instant, au milieu d’un groupe de maisons, vous voyez se prélasser un vaisseau. Les vergues éborgnent les croisées, les antennes pénètrent dans les chambres, et les guibres semblent battre en brèche les portes des magasins, comme des béliers antiques. Les maisons et les vaisseaux vivent dans l’intimité la plus touchante et la plus cordiale : à l’heure de la marée, les cours deviennent des bassins et reçoivent des barques. Des escaliers, des rampes, des cales de pierre, de granit, de briques, montent et descendent de la rivière aux maisons. Londres a les bras plongés jusqu’aux coudes dans son fleuve ; un quai régulier gênerait la familiarité du fleuve et de la ville. Le pittoresque y gagne, car rien n’est plus horrible à voir que ces éternelles lignes droites prolongées en dépit de tout, dont s’est engouée si bêtement la civilisation moderne.

L’Angleterre n’est qu’un chantier ; Londres n’est qu’un port. La mer est la patrie naturelle des Anglais ; ils s’y plaisent tellement, que bien des grands seigneurs passent leur vie à faire les voyages les plus périlleux dans de petits bâtiments équipés et gouvernés par eux. — Le club des yachts n’a pas d’autre but que d’encourager et de favoriser ce penchant. — La terre leur déplaît tellement, qu’ils ont un hôpital installé au milieu de la Tamise, dans un gros vaisseau rasé, qui sert aux marins qui se trouvent malades dans le port de Londres. L’avis de Tom Coffin, dans le roman du Pilote, de Cooper, à savoir que la terre n’est bonne que pour se ravitailler et prendre de l’eau fraîche, ne doit pas paraître une exagération en Angleterre.

La façade de toutes ces maisons est tournée vers le fleuve, car la Tamise est la grande rue de Londres, la veine artérielle d’où partent les rameaux qui vont porter la vie et la circulation dans le corps de la ville. Aussi quel luxe d’écriteaux et d’enseignes ! Des lettres de toutes couleurs et de toutes dimensions chamarrent les édifices de haut en bas : les majuscules ont souvent la hauteur d’un étage. Il s’agit d’aller chercher la vue d’un côté à l’autre d’une nappe d’eau qui est sept ou huit fois large comme la Seine. Votre œil s’arrête sur l’acrotère d’une maison bizarrement découpée à jour : vous cherchez à quel ordre d’architecture appartient ce genre d’ornement. En vous approchant, vous découvrez que ce sont des lettres de cuivre doré, indiquant un magasin quelconque, et qui servent à la fois d’enseigne et de balustrade. En fait de charlatanisme d’affiche, les Anglais sont sans rivaux, et nous engageons nos industriels à faire un petit tour à Londres pour se convaincre qu’ils ne sont que des enfants auprès de cela. Ces maisons, ainsi bariolées, placardées, zébrées d’inscriptions et de pancartes, vues du milieu de la Tamise, présentent l’aspect le plus bizarre.

Je ne fus pas peu surpris d’apercevoir intacte, du moins à l’extérieur, la Tour, que je croyais, d’après les descriptions des journaux, brûlée et réduite en cendre. La Tour n’a rien perdu de son antique physionomie ; elle est encore là, avec ses hautes murailles, son attitude sinistre et son arcade basse (la porte des Traîtres), sous laquelle un bateau noir, plus sinistre que la barque des ondes, apportait les coupables et venait reprendre les condamnés à mort. La Tour n’est pas, comme son nom semblerait l’indiquer, un donjon, un beffroi solitaire ; c’est une bastille en règle, un pâté de tours reliées entre elles par des murailles, une forteresse entourée de fossés, alimentée par la Tamise, avec des canons, des ponts-levis ; une forteresse du moyen âge, aussi sérieuse pour le moins que notre Vincennes, où se trouvent une chapelle, une messagerie, un trésor, un arsenal, et mille autres curiosités. — Si je tenais à allonger cette lettre outre mesure, mon cher Fritz, je pourrais te donner là-dessus une infinité de détails que tu sais mieux que moi, et que tout le monde peut apprendre en ouvrant le premier livre venu.

Je pourrais m’attendrir sur le triste sort des enfants d’Édouard, de Jane Grey, de Marie Stuart, et surtout de la pauvre Anne de Bolein, que j’ai toujours beaucoup aimée à cause du joli réseau de veines bleues qui s’entrelacent sous la blonde transparence de ses tempes, dans le délicieux portrait caressé avec tant de patience et d’amour par le précieux Hans Holbein. Il m’eût été facile de déployer une science que je n’ai point, et de remplir une page ou deux de noms propres et de dates, mais je laisse cette besogne à de plus érudits et de plus patients que moi.

Nous approchions du terme du voyage ; encore quelques tours de roue, et le bateau à vapeur allait toucher à la cale du Custom-House (la douane), où nos malles ne devaient être visitées que le lendemain, car le dimanche est célébré à Londres aussi scrupuleusement que le sabbat des juifs à Jérusalem.

Jamais je n’oublierai le magnifique spectacle qui s’offrit à mes yeux : les arches gigantesques du pont de Londres traversaient la rivière de leurs cinq enjambées colossales, et se détachaient en sombre sur un fond de soleil couchant. Le disque de l’astre, enflammé comme un bouclier rougi dans la fournaise, descendait précisément derrière l’arche du milieu, qui traçait sur son orbe un segment noir d’une hardiesse et d’une vigueur incomparables.

Une longue traînée de feu scintillait en tremblant sur le clapotis des vagues ; des fumées et des brumes violettes baignaient l’espace jusqu’au pont de Southwark, dont on apercevait les arches vaguement ébauchées. À droite, un peu dans l’éloignement, on voyait briller les flammes de bronze doré qui surmontent la colonne gigantesque élevée en mémoire de l’incendie de 1666 ; à gauche jaillissait au-dessus des toits le clocher de Saint-Olave ; des cheminées monumentales, qu’on pourrait prendre pour des colonnes votives si les chapiteaux ioniens ou doriens étaient dans l’usage de vomir de la fumée, brisaient heureusement les lignes de l’horizon, et par leurs tons vigoureux faisaient encore ressortir les tons orange et citron-clair du ciel.

En se retournant, l’on avait derrière soi une vraie ville navale, avec des quartiers et des rues de vaisseaux, car c’est à ce pont, le premier de Londres, que s’arrêtent les navires : jusque là les deux rives de la ville ne communiquent que par des bateaux. Le tunnel, qui se trouve entre Rotherhithe et Wapping, remédiera à cet inconvénient lorsqu’il sera achevé, c’est-à-dire dans deux ou trois mois. La difficulté consistait à pouvoir combiner des rampes de façon à faire descendre les voitures jusqu’à cette profondeur. Elle a été vaincue au moyen de chemins circulaires dont l’inclinaison n’est que de quatre pieds sur cent : ne pouvant faire un pont sous lequel les vaisseaux passeraient, on a pris le parti de faire passer le pont sous les vaisseaux et sous la rivière. Cette idée audacieuse est sortie de la tête d’un Français M. Brunel. Les deux galeries qui forment le tunnel sont entièrement rondes, cette forme étant celle qui présente le plus de résistance. La portion inférieure du cercle a été comblée pour établir un plan horizontal sur lequel pussent rouler les voitures. Les parois des murs latéraux sont concaves. Celui du milieu est percé de petites arcades qui permettent au piéton d’aller d’une galerie dans l’autre. La longueur du tunnel est de treize cents pieds. Le lit du fleuve au-dessus de la voûte a quinze pieds d’épaisseur.

L’on débarqua.

Ne sachant pas un mot d’anglais, je ne laissais pas que d’être inquiet sur la manière dont j’allais m’y prendre pour trouver la personne à laquelle j’étais adressé. J’avais écrit fort correctement sur une carte le nom de la rue et le numéro de la maison ; je montrai le tout à un cocher qui heureusement savait lire, et partit pour l’endroit indiqué avec la rapidité de l’éclair. Les plaisanteries, fort bonnes à Paris, sur la lenteur des chevaux de fiacre et de cabriolet, seraient fort mauvaises à Londres, où les voitures de place vont aussi vite qu’ici les équipages les mieux attelés. La voiture dans laquelle j’étais assis, et qui répond à peu près à nos citadines, avait la forme la plus à la mode maintenant à Paris : des roues très-basses, une portière droite et carrée comme un battant d’armoire, toute la physionomie d’une chaise à porteurs montée sur roulettes. Ce genre de voitures, qui est le suprême de l’élégance chez nous, n’est affecté à Londres qu’aux voitures de place. L’intérieur en est garni tout simplement de toile cirée. Le cocher donne un sol au pauvre diable qui ouvre la portière, ce qui n’a pas lieu en France, où c’est le voyageur qui paye le valet de place. La course se calcule sur le pied d’un schelling par mille, et se rétribue selon la longueur. Pour en finir avec les voitures de place, ce que j’ai vu de plus singulier ce sont des cabriolets très-bas, où le conducteur n’est pas placé à côté de vous, comme dans nos cabriolets de régie, ni par devant, comme dans nos cabriolets à quatre roues, mais bien par derrière, à l’endroit où sont assis ordinairement les domestiques : les guides passent sur la capote, et le cocher conduit par-dessus votre tête. Ces petits détails paraîtront sans doute fort mesquins aux amateurs de dissertations esthétiques, aux admirateurs jurés de monuments, aux commissaires-priseurs d’antiquités ; mais c’est tout cela qui constitue la différence d’un peuple à un autre, qui fait qu’on est à Londres et non pas à Paris.

Pendant que la voiture parcourait avec vélocité les rues qui séparent la douane de High Holborn, je regardais par la vitre, et j’étais dans un profond étonnement de la solitude et du silence profond qui régnaient dans les quartiers où je passais. — On eût dit une ville morte, une de ces cités peuplées d’habitants pétrifiés dont parlent les contes orientaux. Toutes les boutiques étaient fermées, aucun visage humain ne paraissait aux carreaux des fenêtres. À peine quelque rare passant qui filait comme une ombre en longeant les murs. Cet aspect morne et désert contrastait si fort avec l’idée d’animation et de bruit que je m’étais faite de Londres, que je ne revenais pas de ma surprise ; enfin je me souvins que c’était dimanche, — et l’on m’avait vanté les dimanches de Londres comme l’idéal de l’ennui. — Ce jour-là, qui est chez nous, du moins pour le peuple, un jour de joie, de promenade, de toilette, de festins et de danse, de l’autre côté de la Manche se passe dans une tristesse inconcevable. Les tavernes ferment la veille à minuit, les théâtres ne jouent pas, les boutiques sont closes hermétiquement, et, pour qui n’aurait pas fait ses provisions la veille, il serait très-difficile de trouver à manger ; la vie semble être suspendue. Les rouages de Londres cessent de fonctionner, comme ceux d’une pendule lorsqu’on met le doigt sur le balancier. De peur de profaner la solennité dominicale, Londres n’ose plus faire un mouvement, c’est tout au plus s’il se permet de respirer. Ce jour-là, après avoir entendu le prêche du pasteur de la secte à laquelle il appartient, tout bon Anglais se claquemure dans sa maison pour méditer la Bible, offrir son ennui à Dieu, et jouir devant un grand feu de charbon de terre du bonheur d’être chez lui et de n’être ni Français ni papiste, source de voluptés inépuisables. À minuit, le charme est rompu ; la circulation, figée un instant, reprend son niveau, les maisons se rouvrent, la vie revient à ce grand corps tombé en léthargie, le Lazare dominical ressuscite à la voix de cuivre du lundi et se remet en marche.

Le lendemain, d’assez bonne heure, je me lançai à travers la ville, tout seul, comme c’est ma coutume en pays étranger, ne haïssant rien comme d’avoir un guide qui me fait voir tout ce dont je ne me soucie pas et me fait passer à côté de ce qui m’intéresse. — Nous professons tous les deux, mon cher Fritz, les mêmes théories sur les voyages ; nous évitons les monuments avec soin, et en général tout ce qu’on appelle les beautés d’une ville. Les monuments sont ordinairement composés de colonnes, de frontons, d’attiques et autres architectures que les gravures et les dessins représentent avec beaucoup de fidélité. Je puis dire que je connais tous les monuments de l’Europe comme si je les avais vus, et même beaucoup mieux. Je sais par cœur les églises et les palais de Venise, où je n’ai jamais mis les pieds, et même j’ai écrit une description de cette dernière ville tellement exacte, qu’on ne veut pas croire que je n’y ai pas été. Les beautés d’une ville consistent dans des rues ou des places trop larges bordées de maisons neuves et régulières : c’est toujours ce que l’on m’a fait voir en pareille occasion.

Ce qui me frappa d’abord, c’est l’immense largeur des rues côtoyées de trottoirs où vingt personnes peuvent marcher de front. Le peu d’élévation des maisons rend encore cette largeur plus sensible. La rue de la Paix de Paris ne serait là-bas qu’une rue assez étroite ; le pavé de bois, dont on a fait chez nous un essai de quelques toises, est généralement adopté à Londres, où il résiste parfaitement à une circulation de voitures trois fois plus nombreuse et plus active que celle de Paris. Les roues tournent sur ce parquet de sapin, muettes et sourdes, comme sur un tapis, et épargnent aux habitants des rues fréquentées le tapage assourdissant que font les voitures sur des pavés de grès. Mais il est vrai de dire qu’à Londres le développement des trottoirs permet aux piétons d’abandonner la chaussée aux chevaux et aux véhicules, ce qui prévient les accidents nombreux que ne manquerait pas de causer l’absence de bruit. Les rues qui ne sont pas parquetées en bois sont macadamisées.

Me voilà donc prenant au hasard les rues qui se présentaient devant moi, et marchant d’un pas délibéré comme un homme sûr de son chemin. Les boutiques s’ouvraient à peine. Paris se lève plus tôt que Londres : ce n’est que vers les dix heures que Londres commence à s’éveiller ; il est vrai qu’on s’y couche beaucoup plus tard.

Les servantes en chapeau, car le chapeau ne quitte jamais la tête des femmes, lavaient et frottaient les marches des escaliers.

Puisque les habitants ne sont pas encore levés, occupons-nous des habitations ; décrivons le nid avant l’oiseau. — Les maisons anglaises n’ont pas de portes cochères ; presque toutes sont privées de cour : un fossé recouvert de barreaux ou garni de grilles les sépare du trottoir. C’est au fond de cette tranchée que sont placées les cuisines, l’office et les dépendances. Le charbon de terre, le pain, la viande, que l’on porte sur des espèces de planches creusées, enfin toutes les provisions de bouche se descendent par là sans causer aucun dérangement aux maîtres ; les écuries sont habituellement placées dans d’autres bâtiments, quelquefois assez éloignés ; la brique est la base ordinaire des constructions. Les briques anglaises sont assez souvent d’une couleur d’ocre d’un ton jaunâtre et faux qui ne vaut pas à mon avis les tons rouges et chauds des nôtres. Les maisons construites avec des briques de cette couleur ont une physionomie malade et malsaine désagréable à l’œil. Les étages ne dépassent guère le nombre de trois, et ne comportent que deux ou trois fenêtres de front, car une maison n’est ordinairement habitée que par une seule famille. Les fenêtres affectent cette forme connue chez nous sous le nom de châssis à guillotine. Un perron de pierres blanches, jeté comme un pont-levis sur le fossé où se trouvent les offices, relie la maison à la rue, et la porte, peinte en chêne, est souvent ornée d’un écusson de cuivre où sont écrits les noms et qualités des propriétaires ; tels sont les traits caractéristiques d’une vraie maison anglaise.

Une chose qui donne à Londres un aspect tout particulier, outre la largeur de ses rues et de ses trottoirs, et le peu de hauteur des maisons, c’est la couleur noire uniforme qui revêt tous les objets. — Rien n’est plus triste et plus lugubre : ce noir n’a rien des teintes rembrunies et vigoureuses que le temps donne aux vieux édifices dans les contrées moins septentrionales : c’est une poussière impalpable et subtile qui s’attache à tout, qui pénètre partout et dont on ne peut se défendre. On dirait que tous les monuments sont saupoudrés de mine de plomb. L’immense quantité de charbon de terre que l’on consomme à Londres pour le chauffage des usines et des maisons est une des principales causes de ce deuil général des édifices, dont les plus anciens ont littéralement l’air d’avoir été peints avec du cirage. Cet effet est particulièrement sensible sur les statues. Celles du duc de Bedford, du duc d’York au bout de sa colonne, de George III sur son cheval, ressemblent à des nègres ou à des ramoneurs, tellement elles sont encrassées et défigurées par cette funèbre poussière de charbon quintessencié qui tombe du ciel de Londres. — La prison de Newgate, avec ses bossages et ses pierres vermiculées, la vieille église de Saint-Sauveur, et quelques chapelles gothiques dont les noms ne me reviennent pas, semblent avoir été bâties en granit noir plutôt qu’assombris par les années. — Je n’ai vu nulle part cette teinte opaque et morne qui prête aux édifices, demi-voilés par la brume, l’apparence de grands catafalques, et suffirait pour expliquer le spleen traditionnel des Anglais. En regardant ces murailles teintes par la suie du charbon, je songeais à l’Alcazar et à la cathédrale de Tolède, que le soleil a revêtus d’une robe de pourpre et de safran.

Le dôme de Saint-Paul, lourde contrefaçon de Saint-Pierre de Rome, édifice de la famille du Panthéon et de l’Escurial, avec sa coupole bossue et ses deux clochetons carrés, souffre cruellement de l’influence de l’atmosphère de Londres. Malgré les efforts que l’on fait pour le tenir blanc, il est toujours noir, au moins par un côté ; on a beau l’empâter de peinture, l’imperceptible poussière de charbon que tamise le brouillard va plus vite que la brosse du badigeonneur. Saint-Paul est un exemple de plus pour prouver que la forme de la coupole appartient à l’orient et que le ciel du Nord demande à être déchiqueté par les aiguilles et les angles aigus de l’architecture gothique.

Le ciel de Londres, même lorsqu’il est dégagé de nuages, est d’un bleu laiteux où le blanchâtre domine, son azur est plus pâle sensiblement que celui du ciel de France ; les matins et les soirs y sont toujours baignés de brumes, noyés de vapeurs. Londres fume au soleil comme un cheval en sueur ou comme une chaudière en ébullition, ce qui produit dans les espaces libres de ces admirables effets de lumière si bien rendus par les aquarellistes et les graveurs anglais. Souvent, par le plus beau temps, il est difficile d’apercevoir nettement le pont de Southwarck du port de Londres, qui, cependant sont assez rapprochés l’un de l’autre. Cette fumée, répandue partout, estompe les angles trop durs, voile les pauvretés des constructions, agrandit la perspective, donne du mystère et du vague aux objets les plus positifs. Avec elle, une cheminée d’usine, devient aisément un obélisque, un magasin de pauvre architecture prend des airs de terrasse babylonienne, une maussade rangée de colonnes se change en portiques de Palmyre. La sécheresse symétrique de la civilisation et la vulgarité des formes qu’elle emploie s’adoucissent ou disparaissent, grâce à ce voile bienfaisant.

Les marchands de vins, si communs à Paris, sont remplacés à Londres par les distillateurs de gin et autres liqueurs fortes. Les boutiques de gin sont fort élégantes, ornées de cuivres, de dorures, et forment un contraste pénible par leur luxe avec la misère et le délabrement de la classe qui les fréquente. Les portes sont creusées à hauteur d’homme par les mains calleuses qui sans relâche en poussent les battants. Je vis entrer dans une de ces boutiques une vieille pauvresse qui est restée dans ma mémoire comme un souvenir de cauchemar.

J’ai étudié de près la gueuserie espagnole, et j’ai souvent été accosté par les sorcières qui ont posé pour les caprices de Goya. J’ai enjambé le soir les tas de mendiants qui dormaient à Grenade sur les marches du théâtre ; j’ai donné l’aumône à des Ribeira et à des Murillo sans cadre, enveloppés dans des guenilles où tout ce qui n’était pas trou était tache ; j’ai erré dans les repaires de l’Albaycin, et suivi le chemin de Monte-Sagrado, où les gitanos creusent leurs tanières dans le roc sous les racines des cactus et des figuiers d’Inde ; mais je n’ai jamais rien vu de plus morne, de plus triste et de plus navrant que cette vieille entrant dans le gin-temple.

Elle avait un chapeau, la malheureuse ; mais quel chapeau ! Jamais âne savant n’en a porté entre ses oreilles velues un plus lamentable, plus éraillé, plus chiffonné, plus bossué, plus piteusement grotesque. La couleur depuis longtemps n’en était plus appréciable ; s’il avait été blanc ou noir, jaune ou violet, c’est ce que je ne saurais vous dire. À la voir ainsi coiffée, on eût dit qu’elle avait sur la tête une écope ou une pelle à charbon. Sur son pauvre vieux corps pendaient confusément des haillons que je ne saurais mieux comparer qu’aux guenilles accrochées au-dessus des noyés au porte-manteau de la Morgue ; seulement, ce qui était bien plus triste, le cadavre était debout. Quelle différence de ces lambeaux terribles aux bonnes guenilles espagnoles, rousses, dorées, picaresques, qu’un grand peintre peut reproduire, et qui font l’honneur d’une école et d’une littérature ; entre cette misère anglaise, froide, glacée comme la pluie d’hiver, et cette insouciante et poétique misère castillanne, qui, à défaut de manteau, s’enveloppe d’un rayon de soleil, et qui, si le pain lui manque, étend la main et ramasse par terre une orange ou une poignée de ces bons glands doux qui faisaient les délices de Sancho Pança !

Au bout d’une minute, la vieille sortit de la boutique ; elle marchait droit comme un soldat suisse ; sa figure terreuse s’était ranimée, une rougeur fiévreuse couvrait ses pommettes. — Un sourire d’une béatitude idiote voltigeait sur ses lèvres ridées en passant près de moi. Elle leva les yeux et me jeta un regard noir, profond, fixe et pourtant sans pensée. — Les morts sans doute regardent ainsi quand un doigt impie relève par curiosité leurs paupières, qui ne doivent plus s’ouvrir que pour contempler Dieu. — Puis ses prunelles se troublèrent et s’éteignirent dans leur orbite comme des charbons qu’on plonge dans l’eau ; la force du gin agissait, et elle continua sa route en balançant la tête avec un ricanement stupide. Béni sois-tu, gin, malgré les déclamations des philanthropes et des sociétés de tempérance, pour le quart d’heure de joie et d’assoupissement que tu donnes aux misérables ! Contre de tels maux, tout remède est légitime, et le peuple ne s’y trompe pas. Voyez comme il court boire à grands coups l’eau du Léthé sous le nom de gin. Étrange humanité, qui veut que les pauvres aient toujours toute leur raison pour sentir sans relâche l’étendue de leurs malheurs ! Anglais, vous feriez bien d’envoyer en Irlande les cargaisons d’opium dont vous voulez empoisonner la Chine.

À quelques pas de là, je vis un spectacle du même genre et non moins triste : un vieillard à cheveux blancs et déjà ivre chantait je ne sais quelle chanson glapissante et ridicule, en faisant des gestes désordonnés ; son chapeau avait roulé à terre sans qu’il eût la force de le reprendre, et il s’épaulait de son mieux contre un mur de trois ou quatre pieds de haut surmonté d’une grille de fer.

Ce mur était celui du cimetière d’une paroisse, car à Londres les cimetières sont encore dans la ville ; une église de l’aspect le plus lugubre, enfumée comme le tuyau de cheminée d’une forge, s’élevait au milieu de tombes noires, dont quelques-unes avaient cette vague forme humaine que les bandelettes et les boîtes des momies conservent au corps qu’elles renferment. Ce vieillard ivre, qui chantait à deux pas de ces tombes, faisait le contraste le plus pénible par sa dissonance.

Ces deux échantillons de la misère de Londres n’étaient rien en comparaison de ce que je devais voir plus tard dans Saint-Gilles, le quartier des Irlandais ; mais ils me firent une forte impression, car cette vieille et ce vieillard furent les premiers êtres vivants que je rencontrai. Il est vrai que ceux qui n’ont pas de lit se lèvent de bonne heure.

Cependant les rues commençaient à s’animer ; les ouvriers, leur tablier blanc retroussé la ceinture, se rendaient à leur ouvrage ; les garçons bouchers portaient la viande dans les auges de bois ; les voitures filaient avec la rapidité de l’éclair ; les omnibus, éclatants de couleurs et de vernis, chamarrés de lettres d’or indiquant leurs destinations, se succédaient presque sans intervalle, avec leurs voyageurs en outside, et leurs conducteurs qui se tiennent debout sur une planchette à côté de la portière ; ces omnibus vont fort vite, car Londres est une ville si vaste, si démesurée, que le besoin de la rapidité s’y fait sentir bien plus vivement qu’à Paris. Cette activité de locomotion contraste bizarrement avec l’air impassible, la physionomie phlegmatique et froide, pour ne pas dire plus, de tous ces marcheurs imperturbables. Les Anglais vont vite comme les morts de la ballade, et pourtant on ne lit dans leurs yeux aucun désir d’arriver. Ils courent et n’ont pas l’air pressé : ils filent toujours droit comme un boulet de canon, ne se retournant pas s’ils sont heurtés, ne s’excusant pas s’ils heurtent quelqu’un ; les femmes elles-mêmes marchent d’un pas accéléré qui ferait honneur à des grenadiers allant à l’assaut, de ce pas géométrique et viril auquel on reconnaît une Anglaise sur le continent et qui excite le rire de la Parisienne trotte-menu : les bambins vont vite, même à l’école ; le flâneur est un être inconnu à Londres, quoique le badaud y revive sous le nom de cokney.

Londres occupe une énorme surface : les maisons sont peu hautes, les rues très-larges, les squares grands et nombreux ; le parc Saint-James, Hyde-Park et Regent’s-Park couvrent d’immenses terrains : il faut donc presser le pas, autrement l’on n’arriverait à sa destination que le lendemain.

La Tamise est à Londres ce que le boulevard est à Paris, la principale ligne de circulation. Seulement, sur la Tamise, les omnibus sont remplacés par de petits bateaux à vapeur étroits, allongés, tirant peu d’eau, dans le genre des Dorades, qui allaient du Pont-Royal à Saint-Cloud. Chaque trajet se paye six pence. L’on va ainsi à Greenwich, à Chelsea ; des cales sont établies près des ponts où se prennent et se déposent les passagers. Rien de plus agréable que ces petits voyages de dix minutes ou d’un quart d’heure qui font défiler devant vous, comme un panorama mobile, les rives si pittoresques du fleuve. Vous passez ainsi sous tous les ponts de Londres. Vous pouvez admirer les trois arches de fer du pont de Southwark, d’un jet si hardi, d’une ouverture si vaste ; les colonnes ioniennes qui donnent un aspect si élégant au pont de Blackfriars, les piliers doriques d’une tournure si robuste et si solide de Waterloo-Bridge, le plus beau du monde assurément. En descendant de Waterloo-Bridge, vous apercevez, à travers les arches du pont de Blackfriars, la silhouette gigantesque de Saint-Paul, qui s’élève au-dessus d’un océan de toits, entre les aiguilles et les clochers de Sainte-Marie-le-Bone, de Saint-Benoît et de Saint-Mathieu, avec une portion de quai encombrée de bateaux, de barques et de magasins. Du pont de Westminster vous découvrez l’antique abbaye de ce nom élevant dans la brume ses deux énormes tours carrées qui rappellent les tours de Notre-Dame de Paris, et qui portent à chaque angle un clocheton aigu ; les trois clochers bizarrement tailladés à jour de Saint-Jean-l’Évangéliste, sans compter les dents de scie formées par les aiguilles des chapelles lointaines, les cheminées de fabriques et les toits de maisons. Le pont du Vauxhall, qui est le dernier qu’on trouve de ce côté, clôt dignement la perspective. Tous ces ponts, qui sont en pierre de Portland ou en granit de Cornouailles, ont été construits par des sociétés particulières, car à Londres le gouvernement ne se mêle de rien, et les dépenses en sont couvertes par un droit de péage. Ce péage, pour les piétons, est perçu d’une façon assez ingénieuse. On passe par un tourniquet qui, à chaque tour, fait avancer d’un cran une roue graduée placée dans le bureau de perception ; de cette manière on sait exactement le nombre de gens qui ont traversé le pont dans la journée, et la fraude est impossible de la part des employés.

Pardonnez-moi si je vous parle toujours de la Tamise, mais le panorama mouvant qu’elle déroule sans cesse est quelque chose de si neuf et de si grandiose, qu’on ne saurait s’en détacher. — Une forêt de trois mâts au milieu d’une capitale est le plus beau spectacle que puisse offrir aux yeux l’industrie de l’homme.

Nous allons, si vous voulez, pour être tout de suite au cœur des beaux quartiers, nous transporter, du pont de Waterloo, par Wellington-Street, dans le Strand, que nous allons remonter dans sa longueur. À partir de la jolie petite église de Sainte-Marie, si singulièrement posée au milieu de la rue, le Strand, qui est d’une énorme largeur, est garni de chaque côté de boutiques somptueuses et magnifiques qui n’ont peut-être pas l’élégance coquette de celles de Paris, mais un air de richesse et d’abondance fastueuses. — Là se trouvent les étalages de marchands d’estampes où l’on peut admirer les chefs-d’œuvre du burin anglais, si souple, si moelleux, si coloré, et par malheur appliqué aux plus mauvais dessins du monde ; car, si le graveur anglais est supérieur comme outil, le graveur français l’emporte de beaucoup sur lui pour la perfection du dessin. — Le portrait de la reine Victoria rayonne sous toutes les formes possibles à toutes les devantures : tantôt elle est revêtue de ses habits royaux, couronne de diamants et manteau de velours, tantôt en simple jeune femme, une rose dans les cheveux, seule ou accompagnée du prince Albert ; une gravure les montre côte à côte dans le même tilbury, et se souriant de l’air le plus conjugal du monde. Je ne crois pas exagérer en disant que le portrait de la reine Victoria est au moins aussi commun en Angleterre que le portrait de Napoléon en France. Le petit prince est aussi fréquemment portraituré, et chez les marchands de jouets d’enfants il y a des espèces de pêches de cire qu’on appelle fruits de Windsor, et qui en s’ouvrant laissent voir couché dans ses langes un marmot abondamment fardé de laque, qui a la prétention assez mal fondée de représenter le prince de Galles. — Il faut dire aussi que si les portraits adonisés, flattés, embellis, caressés amoureusement par un burin courtisan, sont en majorité, il ne manque pas non plus de grossières pochades crayonnées avec la verve humoristique des caricatures anglaises, qui traitent her majesty aussi cavalièrement que possible. — À propos de marchands de jouets d’enfants, je fis la remarque que les joujoux anglais étaient bien autrement sérieux que les nôtres. Peu de tambours, peu de trompettes, disette de polichinelles et de soldats, mais force bateaux à vapeur, force vaisseaux à voiles, force chemins de fer avec leur locomotive et leurs wagons en miniature ; les verres des lanternes magiques, au lieu de représenter les infortunes burlesques de Jocrisse ou tout autre sujet analogue, offrent un cours d’astronomie, un système planétaire complet. Il y a aussi des jeux d’architecture avec lesquels on peut bâtir toutes sortes d’édifices au moyen de pièces détachées, et mille autres amusements géométriques et physiques qui réjouiraient fort peu les bambins de Paris. Puisque je suis à parler de boutiques, je vais te raconter ici, mon cher Fritz, une petite drôlerie industrielle que nos charlatans de Paris regretteront bien de ne pas avoir trouvée. — Il s’agit de makintosh, de water-proof imperméables. Pour démontrer victorieusement l’imperméabilité de ses étoffes, le marchand a eu l’idée triomphante de faire clouer sur un châssis le pan d’un water-proof de manière à former une espèce de creux ; dans ce creux il a versé à peu près la contenance d’une cuvette d’eau où nagent et frétillent une douzaine de poissons rouges. Faire un vivier d’un paletot et donner aux amateurs la facilité de pêcher à la ligne dans le pan de leur redingote, n’est-ce pas l’idéal de l’annonce, le sublime du charlatanisme ?

En marchant du côté de Charing-Cross, vous trouvez, au coin de la place Trafalgar, la façade de l’hôtel du duc de Northumberland, reconnaissable à un grand lion dont la queue relevée en l’air et toute droite produit un effet sculptural assez médiocre, quoique nouveau ; c’est le lion des Percy, et jamais lion héraldique n’a plus abusé du droit qu’il avait d’affecter des formes fabuleuses. — On vante beaucoup l’escalier de marbre qui conduit aux appartements et la collection de tableaux, qui se compose, comme toutes les collections possibles, de Raphaël, de Titien, de Paul Véronèse, de Rubens, d’Albert Durer, de Van-Dyck, sans compter les vieux Franck, les Fatti, les Tempesta, les Salvator Rosa, etc. Je ne veux pas suspecter ici la galerie du duc de Northumberland, que je n’ai pas vue, mais je crois qu’il n’y a pas beaucoup de certitude à fonder sur les tableaux anciens qui se trouvent en Angleterre. — Bien qu’ils aient été, pour la plupart, payés des sommes folles, ils n’en sont pas moins en général de simples copies. La quantité de Murillo que j’ai vu fabriquer à Séville pour le compte des Anglais me met en garde sur leurs Raphaël : les Van-Dyck et les Holbein sont beaucoup plus authentiques ; ce sont des portraits de grands seigneurs, de grandes dames ou de hauts personnages peints dans le pays, qui ne sont pas sortis de la famille, et dont la filiation est parfaitement connue. Ceci soit dit sans affliger personne ; que ceux qui s’imaginent posséder un Raphaël ou un Titien, et qui en réalité n’ont autre chose que sept ou huit couches de vernis dans un riche cadre, n’en soient pas moins heureux pour cela. Il n’y a que la foi qui sauve.

Au milieu de la place de Trafalgar, l’on est en train d’élever un monument à la mémoire de Nelson. En attendant, sur l’enceinte de planches qui entoure l’espace qu’occuperont les constructions, se prélassent des placards gigantesques, des affiches monstres avec des lettres de six pieds de haut des formes les plus bizarres ; c’est là que se placardent les phénomènes, les exhibitions extraordinaires et les représentations théâtrales.

Les Anglais abusent, en vérité, de Waterloo et de Trafalgar. Je sais bien que nous ne sommes pas non plus exempts de cette manie d’affubler nos rues et nos ponts du nom de nos victoires, mais au moins notre répertoire est un peu plus varié.

Regent-Street, qui a des arcades comme la rue de Rivoli, Piccadilly, Pall-Mall, Hay-Market, l’Opéra italien, qu’on ne saurait mieux comparer qu’à l’Odéon de Paris, Carlton-Palace et Saint-James’s-Park, le palais de la reine avec son arc de triomphe imité de celui du Carrousel, font de cette portion de la ville une des plus brillantes de Londres.

L’architecture des maisons, ou plutôt des palais qui forment ce quartier, habité par les classes riches, est tout à fait grandiose et monumentale, quoique d’une composition hybride et souvent équivoque. Jamais l’on n’a vu tant de colonnes et tant de frontons, même dans une ville antique. Les Romains et les Grecs n’étaient pas si Romains et si Grecs assurément que les sujets de sa majesté britannique. Vous marchez entre deux rangs de Parthénons ; c’est flatteur. Vous ne voyez que temples de Vesta et de Jupiter-Stator, et l’illusion serait complète si dans les entre-colonnements vous ne lisiez des inscriptions du genre de celles-ci : — Compagnie du gaz. — Assurances sur la vie. — L’ordre ionique est bien vu, le dorique encore mieux ; mais la colonne pestumnienne jouit d’une vogue prodigieuse ; on en a mis partout, comme la muscade dont parle Boileau. Ces colonnades et ces frontons ne manquent pas, au premier coup d’œil, d’un certain aspect splendide ; mais toutes ces magnificences sont pour la plupart en mastic ou en ciment romain, car la pierre est fort rare à Londres. — C’est surtout dans les églises de construction nouvelle que le génie architectural anglais a déployé le cosmopolitisme le plus bizarre et fait la plus étrange confusion de genres. Devant un pylône égyptien se déploie un ordre grec entremêlé de pleins cintres romains, le tout surmonté d’une flèche gothique. Cela ferait hausser les épaules de pitié au moindre paysan italien. À très peu d’exceptions, tous les monuments modernes sont de ce style.

Les Anglais sont riches, actifs, industrieux ; ils peuvent forger le fer, dompter la vapeur, tordre la matière en tout sens, inventer des machines d’une puissance effrayante ; ils peuvent être de grands poètes ; mais l’art, à proprement parler, leur fera toujours défaut, la forme en elle-même leur échappe. Ils le sentent et s’en irritent, leur orgueil national en est blessé ; ils comprennent qu’au fond, malgré leur prodigieuse civilisation matérielle, ils ne sont que des barbares vernis. Lord Elgin, si violemment anathématisé par lord Byron, a commis un sacrilége inutile. Les bas-reliefs du Parthénon apportés à Londres n’y inspireront personne. Le don de la plastique est refusé aux races du Nord ; le soleil, qui met les objets en relief, assure les contours et rend à chaque chose sa véritable forme, éclaire ces pâles contrées d’un rayon trop oblique que ne peut suppléer la clarté plombée du gaz. Et puis les Anglais ne sont pas catholiques. — Le protestantisme est une religion aussi funeste aux arts que l’islamisme, et peut-être davantage. — Des artistes ne peuvent être que païens ou catholiques. Dans un pays où les temples ne sont que de grandes chambres carrées, sans tableaux, sans statues, sans ornements, où des messieurs coiffés de perruques à trois rouleaux vous parlent sérieusement, et avec force allusions bibliques, des idoles papistes et de la grande prostituée de Babylone, l’art ne peut jamais atteindre à une grande hauteur ; car le plus noble but du statuaire et du peintre est de fixer dans le marbre et sur la toile les symboles divins de la religion en usage à son époque et dans son pays. Phidias sculpte la Vénus, Raphaël peint la Madone, mais ni l’un ni l’autre n’était anglican. Londres pourra devenir Rome, mais elle ne sera jamais Athènes, à coup sûr. Cette dernière place semble réservée à Paris. Là-bas, l’or, la puissance, le développement matériel au plus haut degré ; une exagération gigantesque de tout ce qui peut se faire avec de l’argent, de la patience et de la volonté ; l’utile, le confortable ; mais l’agréable et le beau, non. — Ici, l’intelligence, la grâce, la flexibilité, la finesse, la compréhension facile de l’harmonie et de la beauté, les qualités grecques, en un mot. Les Anglais excelleront en tout ce qu’il est possible de faire, et surtout dans ce qui est impossible. Ils établiront une société biblique à Pékin, ils arriveront à Tombouctou en gants blancs et en bottes vernies, dans un état de respectability complet ; ils inventeront des machines qui produiront six cent mille paires de bas à la minute, et même ils découvriront de nouvelles contrées pour écouler leurs paires de bas ; mais ils ne pourront jamais faire un chapeau qu’une grisette française voulût mettre sur sa tête. — Si le goût pouvait s’acheter, ils le payeraient bien cher. Heureusement, Dieu s’est réservé la distribution de deux ou trois petites choses sur lesquelles ne peut rien l’or des puissants de la terre : le génie, la beauté et le bonheur.

Cependant, malgré ces critiques de détail, l’aspect général de Londres a quelque chose qui étonne et cause une espèce de stupeur. C’est bien réellement là une capitale dans le sens de la civilisation. Tout est grand, splendide, disposé selon le dernier perfectionnement. Les rues sont trop larges, trop vastes, trop éclairées. Le soin des facilités matérielles est porté au degré le plus extrême. Paris, sous ce rapport, est en arrière de cent ans pour le moins, et jusqu’à un certain point sa construction s’oppose à ce qu’il puisse jamais égaler Londres. Les maisons anglaises sont bâties très-légèrement, car le terrain sur lequel on les construit n’appartient pas à celui qui les fait élever. Tout le terrain de la ville est possédé, comme au moyen âge, par un fort petit nombre de grands seigneurs ou de millionnaires qui permettent d’y bâtir moyennant une redevance. Cette permission s’achète pour un certain temps, et l’on s’arrange de manière à ce que la maison ne dure pas plus que le bail. Cette raison, jointe à la fragilité des matériaux employés, fait que Londres se renouvelle tous les trente ans, et permet, comme on dit, de suivre les progrès de la civilisation. Ajoutez à cela que le grand incendie de 1666 a fait place nette, ce que je regrette fort pour ma part, moi qui ne suis pas très-engoué du génie architectural moderne, et qui aime mieux le pittoresque que le confortable.

L’esprit anglais est méthodique de sa nature ; dans les rues, chacun prend naturellement la droite, et il se forme des courants réguliers de gens qui montent et d’autres qui descendent. — Une poignée de soldats suffit à Londres, et encore ne s’occupent-ils pas de police. — Je ne me rappelle pas avoir vu un seul corps-de-garde : les policemen, un chapeau numéroté sur la tête, un bracelet à la manche pour montrer qu’ils sont en fonctions, se promènent d’un air tranquille et philosophique, sans autres armes qu’un petit bâton long de deux pieds à peine, et traversent ainsi les quartiers les plus populeux. En cas d’alerte, ils s’appellent entre eux au moyen d’une crecelle de bois. Cette circulation immense, ce mouvement effrayant qui donne le vertige, est pour ainsi dire livré à lui-même, et, grâce au bon sens de la foule, il n’arrive aucun accident.

La population a l’apparence plus misérable que celle de Paris. Chez nous, les ouvriers, les gens des basses classes, ont des habits faits pour eux, grossiers il est vrai, mais d’une forme particulière, et qu’on voit bien leur avoir toujours appartenu. Si leur veste est déchirée aujourd’hui, on comprend qu’ils l’ont portée neuve autrefois. Les grisettes et les ouvrières sont fraîches et propres, malgré la simplicité de leur mise ; à Londres, ce n’est pas cela : tout le monde porte un habit noir à queue de morue, un pantalon à sous-pieds et un qui capit ille facit, même le misérable qui ouvre la portière des voitures de place.

Les femmes ont toutes un chapeau et une robe de dame, de sorte qu’au premier coup d’œil on croit voir des gens d’une classe supérieure tombés dans la détresse, soit par inconduite, soit par revers de fortune. Cela vient de ce que le peuple de Londres s’habille à la friperie ; et de dégradation en dégradation, l’habit du gentleman finit par figurer sur le dos du récureur d’égout, et le chapeau de satin de la duchesse sur la nuque d’une ignoble servante ; même dans Saint-Gilles, dans ce triste quartier des Irlandais, qui surpasse en pauvreté tout ce qu’on peut imaginer d’horrible et de sale, on voit des chapeaux et des habits noirs, portés le plus souvent sans chemise, et boutonnés sur la peau qui apparaît à travers les déchirures : — Saint-Gilles est pourtant à deux pas d’Oxford-street et de Piccadilly. Ce contraste n’est ménagé par aucune nuance. Vous passez sans transition de la plus flamboyante opulence à la plus infime misère. Les voitures ne pénètrent pas dans ces ruelles défoncées, pleines de mares d’eau où grouillent des enfants déguenillés, où de grandes filles à la chevelure éparse, pieds nus, jambes nues, un mauvais haillon à peine croisé sur la poitrine, vous regardent d’un air hagard et farouche. Quelle souffrance, quelle famine se lit sur ces figures maigres, hâves, terreuses, martelées, vergetées par le froid ! Il y a là des pauvres diables qui ont toujours eu faim à partir du jour où ils ont été sevrés ; tout cela vit de pommes de terre cuites à la vapeur, et ne mange du pain que bien rarement. À force de privations, le sang de ces malheureux s’appauvrit, et de rouge devient jaune, comme l’ont constaté les rapports des médecins.

Il y a dans Saint-Gilles, sur les maisons des logeurs, des inscriptions ainsi conçues : Cave garnie à louer pour un gentleman célibataire. Cela doit vous donner une idée suffisante de l’endroit. J’ai eu la curiosité d’entrer dans une de ces caves, et je t’assure, mon cher Fritz, que je n’ai jamais rien vu de si dégarni. Il paraît invraisemblable que des êtres humains puissent vivre dans de pareilles tanières ; il est vrai qu’ils y meurent, et par milliers.

C’est là le revers de la médaille de toute civilisation : les fortunes monstrueuses s’expliquent par des misères effroyables : pour que quelques-uns dévorent tant, il faut que beaucoup jeûnent ; plus le palais est élevé, plus la carrière est profonde, et nulle part cette disproportion n’est plus sensible qu’en Angleterre. — Être pauvre à Londres me paraît une des tortures oubliées par Dante dans sa spirale de douleurs. Avoir de l’or est si visiblement le seul mérite reconnu, que les Anglais pauvres se méprisent eux-mêmes, et acceptent humblement l’arrogance et les dédains des classes aisées ou riches. Les Anglais, qui parlent tant des idoles des papistes, devraient bien ne pas oublier que le veau d’or est l’idole la plus infâme et qui exige le plus de sacrifices.

Les squares, qui sont en grand nombre, corrigent heureusement la fétidité de ces cloaques. — La place Royale de Paris est ce qui peut donner la plus juste idée d’un square anglais ; — un square est une place bordée de maisons d’architecture uniforme, dont le milieu est occupé par un jardin planté de grands arbres, entouré de grilles, et dont le gazon d’un vert d’émeraude repose doucement les yeux attristés par les teintes sombres du ciel et des édifices. — Les squares communiquent souvent les uns avec les autres, et occupent des espaces immenses. — L’on vient d’en bâtir de magnifiques du côté de Hyde-Park, pour être habités par la noblesse ; aucune boutique, aucun magasin ne troublent la quiétude aristocratique de ces élégantes thébaïdes. — Il serait bien à désirer que l’usage des squares se propageât à Paris, ou les maisons tendent à se rapprocher de plus en plus, et d’où la végétation et la verdure finiront par disparaître complètement. — Rien n’est plus charmant que ces vastes enceintes, tranquilles, vertes et fraîches ; — il est vrai de dire que jamais je n’ai vu personne se promener dans ces jardins si attrayants, dont les locataires ont chacun une clef : il leur suffit d’empêcher les autres d’y entrer.

Les squares et les parks sont un des grands charmes de Londres. Saint-James’s-Park, tout près de Pall-Mall, est une délicieuse promenade. On y descend par un escalier énorme, digne de Babylone, qui se trouve au pied de la colonne du duc d’York. L’allée qui longe la terrasse égyptienne de Carlton-Palace est fort large et fort belle. Mais ce qui m’en plaît surtout, c’est la grande pièce d’eau peuplée de hérons, de canards et d’oiseaux aquatiques. Les Anglais excellent dans l’art de donner aux jardins factices un air romantique et naturel, Westminster, dont les tours s’élèvent par-dessus les touffes d’arbres, termine admirablement la vue du côté de la rivière.

Hyde-Park, où vont parader les voitures et les chevaux de la fashion, par l’étendue de ses eaux et de ses boulingrins, a quelque chose de tout à fait rural et champêtre. Ce n’est pas un jardin, c’est un paysage. La statue votée par les dames de Londres à lord Wellington se trouve dans Hyde-Park. — Le noble duc est idéalisé et divinisé sous la forme d’Achille. — Je ne crois pas qu’il soit possible de pousser le grotesque et le ridicule plus loin ; mettre sur le torse robuste du vaillant fils de Pélée et le col musculeux du vainqueur d’Hector la tête britannique de l’honorable duc avec son nez recourbé, sa bouche plate et son menton carré, est une des plus divertissantes idées qui puissent traverser un cerveau humain : c’est de la caricature naïve, involontaire, et par cela même irrésistible. — La statue, coulée en bronze par M. Westmacott avec les canons pris dans les batailles de Vittoria, de Salamanque, de Toulouse et de Waterloo, n’a pas moins de dix-huit pieds de haut. Le correctif de cette apothéose un peu exagérée est placé tout à côté. Par une de ces antithèses ironiques du hasard, ce grand railleur des choses humaines, Apsley-House, l’hôtel du noble duc, occupe le coin de Piccadilly, et de sa fenêtre il peut se voir chaque matin sous la forme d’un Achille de bronze, ce qui est un réveil fort agréable. Malheureusement lord Wellington jouit en Angleterre d’une popularité très-problématique. — La canaille ne connaît pas de jouissance plus vive que de casser à coups de pierre, et quelquefois à coups de fusil, les vitres d’Achille. Aussi toutes les fenêtres d’Apsley-House sont revêtues de lames de fer et garnies de volets doublés en tôle. Ce sont les gémonies à côté du Panthéon, la roche Tarpéienne tout près du Capitole. Hyde-Park est bordé de charmantes maisons de style tout à fait anglais, ornées de galeries vitrées, de jalousies vertes, et de pavillons en ronde-bosse sur les corps de logis, qui rappellent les tourelles gothiques et font le meilleur effet.

On s’étonne de voir de si grands espaces libres dans une ville comme Londres. Regent’s-Park, où se trouve enclavé le jardin zoologique et que bordent des palais dans le goût du Garde-Meuble et du Ministère de la Marine de Paris, est véritablement énorme, on s’y perd. Une ondulation du terrain, dont l’on a très-habilement profité, y produit les effets les plus pittoresques.

Voilà à peu près, mon cher ami, ce que j’ai vu en me promenant à travers la ville. Tout ceci est bien incomplet ; si je voulais faire une description exacte et détaillée de Londres, une lettre ne suffirait pas, il faudrait des volumes. Mais quel est ton avis sur la cuisine de Londres ? me diras-tu ; qu’y boit-on ? qu’y mange-t-on ? car les faiseurs de voyages, tout occupés de se quereller pour la mesure exacte d’une colonne ou d’un obélisque dont personne ne se soucie, passent ordinairement ces choses-là sous silence. Moi, qui n’appartiens pas à cette classe sublime, je te répondrai : La question est grave, aussi grave pour le moins que la question d’Orient. — Les Anglais prétendent qu’ils ont seuls le secret d’une nourriture saine, substantielle et abondante. — Cette nourriture se compose principalement de soupe de tortue, de beefsteak, de rump-steak, de poissons, de légumes cuits à l’eau, de jambon de bœuf, de tourtes de rhubarbe, et autres mets aussi primitifs. Il est bien vrai que toutes ces nourritures sont parfaitement naturelles et cuites sans aucune sauce ou ragoût, mais on ne les mange pas comme on les sert. L’accommodement se fait sur la table, et chacun le gradue à sa guise. Six à huit petites buires posées sur un plateau d’argent, renfermant du beurre d’anchois, du poivre de Cayenne, de l’Harvey-sauce, et je ne sais quels ingrédients hindous à vous faire venir des ampoules au palais, font de ces mets si simplement apprêtés quelque chose de plus violent que les ragoûts les plus sublimés. — J’ai mangé sans sourciller une friture de piments et des confitures de gingembre de la Chine. Ce n’était que miel et sucre à côté de cela. Le porter, la vieille ale d’Écosse, qui me plaît beaucoup, ne ressemblent en rien à nos bières de France, ni à celles de Belgique, déjà si supérieures aux nôtres. Le porter prend feu comme l’eau-de-vie, l’ale d’Écosse grise comme du vin de Champagne. Quant au vin qu’on boit en Angleterre, le claret, le sherry et le porto, c’est du rhum plus ou moins déguisé. On y absorbe aussi, sous prétexte de vin de Champagne, une grande quantité de poiré d’Exeter. Au dessert, avec le fromage de Chester et les petits gâteaux secs, on apporte du céleri fort proprement dressé dans une coupe de cristal. Les oranges, qui viennent de Portugal, sont excellentes et ne coûtent presque rien. C’est la seule chose qui soit à bon marché à Londres.

J’ai dîné à l’hôtel de Brunswick, près des docks des Indes, tout au bord de la Tamise. Les vaisseaux passaient et repassaient devant les fenêtres, et semblaient presque entrer dans la salle ; on m’y servit, entre autres choses, un rump-steak d’une telle dimension, si flanqué de pommes de terre, de têtes de choux-fleurs, et arrosé d’une si abondante sauce aux huîtres, qu’il y aurait bien eu de quoi rassasier quatre personnes. On me conduisit aussi à une table d’hôte, dans une taverne près du marché au poisson à Billingsgate. J’y mangeai du turbot, des soles et du saumon d’une fraîcheur exquise. Au commencement du repas, le landlord dit les Graces, et à la fin le Benedicite, après avoir frappé sur la table avec le manche de son couteau pour commander l’attention.

Les cafés, coffee-room, ne ressemblent en rien aux cafés de France. Ce sont des chambres assez tristes, divisées en petits cabinets ou cloisons, comme les stalles des chevaux dans les écuries, et qui n’ont rien de l’éclat de nos cafés de Paris, étincelants de moulures, de dorures et de glaces. Les glaces, du reste, sont assez rares en Angleterre : je n’en ai vu que de fort petites.

Il y a aussi dans tous les quartiers de la ville des tavernes-poissonneries où l’on va manger des huîtres, des crevettes, du homard, le soir à la sortie du théâtre. Comme ces tavernes ne payent pas patente de marchands de vin et d’esprits, si vous voulez boire il faut donner de l’argent au garçon, qui va chercher, au fur et à mesure, ce que vous lui demandez à la boutique voisine.

En fait de théâtre, je n’ai vu que l’Opéra-Italien et le Théâtre-Français. Te parler de Mlle Forgeot, de Perlet, t’amuserait médiocrement ; je préfère te dire quelques mots de l’Opéra-Italien.

La salle peut lutter de grandeur avec celle de la rue Lepelletier ; mais ses dimensions sont acquises un peu aux dépens de la scène, qui est fort petite. Les spectateurs empiètent sur le théâtre. Il y a trois loges d’avant-scène entre la rampe et le rideau, ce qui produit l’effet le plus bizarre : les espaliers, les chœurs, n’ont pas le droit de s’avancer plus loin que le manteau d’Arlequin, car alors ils empêcheraient de voir les jeunes gentlemen placés dans les baignoires. Les premiers sujets seuls se postent sur le proscenium et jouent hors du cadre de la décoration, à peu près comme les figures d’un tableau qui seraient découpées et posées à cinq à six pieds en avant du fond sur lequel elles se meuvent. Quand, vers la fin d’un acte, par suite de quelque combinaison tragique, les héros sont poignardés et meurent près de la rampe, il faut les prendre sous les bras et les traîner à reculons en remontant vers le théâtre, pour que la chute du rideau ne les sépare pas de leur suite éplorée.

Les loges sont garnies de rideaux de damas rouge qui les rendent un peu sombres ; la salle elle-même n’est pas très-éclairée ; toute la masse de lumières est réservée pour la scène. Cette disposition et la puissance des rampes de gaz permettent d’exécuter des effets vraiment magiques. Le lever de soleil qui termine le ballet de Giselle produit une illusion complète, et fait honneur à l’habileté de M. Greave. — L’on donnait avec Giselle un opéra de Donizetti, Gemma de Vergy, imité, pour le poëme, du Charles VII chez ses grands vassaux, de Dumas, et pour la musique de Donizetti lui-même, sans préjudice de Bellini et de Rossini. — Le ténor Guasco et Mlle Adélaïde Moltini, de Milan, ont trouvé moyen de s’y faire applaudir ; mais les épaules de la Moltini sont pour moitié au moins dans les applaudissements.

Quoique le beau monde ne fût pas encore arrivé, je vis à l’Opéra-Italien de charmantes physionomies féminines, encadrées admirablement dans le damas rouge des loges. Les keepsakes sont plus fidèles qu’on ne pense, et représentent très-bien la grâce maniérée, les formes élégantes et frêles des femmes de l’aristocratie. Ce sont bien là les yeux aux longs cils, aux regards noyés, les spirales de cheveux blonds faiblement contournées, et venant caresser de blanches épaules et de blanches poitrines généreusement livrées aux regards, mode qui nous paraît contraster un peu avec la pruderie anglaise. Quant aux toilettes, elles ont un caractère d’excentricité frappant. Les couleurs voyantes sont adoptées de préférence. Dans la même loge rayonnaient comme un spectre solaire trois dames habillées l’une en jonquille, l’autre en écarlate, et la dernière en bleu de ciel. Les coiffures ne sont pas d’un goût très-heureux. On sait tout ce que les Anglaises se mettent sur la tête : franges d’or, buissons de corail, branches d’arbres, coquillages, bancs d’huîtres, leur fantaisie ne recule devant rien, surtout lorsqu’elles ont atteint cet âge que l’on appelle âge de retour, et auquel cependant personne ne voudrait arriver, loin d’y vouloir retourner.

Voilà à peu près, mon chez Fritz, ce que peut voir, en allant à travers Londres tout droit devant lui, un honnête rêveur qui ne sait pas un mot d’anglais, n’est pas grand admirateur de vieilles pierres noires, et trouve la première rue venue aussi curieuse que l’exhibition la plus attractive.