Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/I. Idées rétrogrades

ZigzagsV. Magen (p. 197-205).


POCHADES, ZIG-ZAG ET PARADOXES.


I. — Idées rétrogrades.


Que doit dire là-haut ou là-bas (car ce n’est qu’une question d’antipodes) le créateur de toutes choses de la conduite que nous menons sur ce globe terraqué ? Il avait inventé une assez jolie machine à quatre pieds que l’on appelait cheval. Cette machine vivante, qui se reproduisait d’elle-même, s’attelait à des voitures, se laissait mettre des selles sur le dos, et nous transportait d’un endroit à un autre avec une rapidité qui avait paru suffisante jusqu’à présent ; mais il y a des gens qui ne sont jamais contents de rien, et qui regrettent, comme ce roi d’Espagne, de ne pas s’être trouvés là lorsque Dieu fit le monde, parce qu’ils lui auraient donné de bons conseils. Ces gens-là, à force de recherches, de combinaisons et d’efforts, sont parvenus à fabriquer un animal de fer, de cuivre et d’acier, qui boit de l’eau bouillante et mange du feu, a des roues au lieu de jambes, et ne peut marcher que sur des tringles. Cette bête monstrueuse, qui grogne, qui glapit, éructe et produit toute sorte de bruits singuliers, traîne des fardeaux énormes plus vite que le vent !… Le vent ! qu’ai-je dit là ? quelle comparaison antique et surannée ! le vent reste bien en arrière de la vapeur. — Cette bête ne se fatigue pas, bien qu’elle se couvre de sueur ; toutefois, elle a cela de commun avec l’ex-cheval, qu’elle prend le mors aux dents si on la surmène, éclate comme un obus, et fait payer bien cher sa vélocité. — Dans l’esprit du peuple, une locomotive passe pour un être doué de vie, et j’avoue que je suis un peu de l’avis du peuple. — Un savant chimiste ne vient-il pas de découvrir que l’homme était un appareil consommant du carbone ? Dans les procès qui ont suivi le désastreux événement du 8 mai, n’avez-vous pas remarqué parmi les dépositions des témoins des phrases comme celles-ci : — Le Mathieu-Murray était une machine capricieuse ; Georges (le Baucher de ces chevaux de fer) se défiait de ses tours ; il la montait lui-même, car elle avait ses bons et ses mauvais jours. — Une machine capricieuse ! quel mot effrayant ! quel abîme de profondeur ! Le caprice, c’est la volonté, c’est la vie ; il y aura donc, dans quelques années d’ici, des machines qui vivront !

Au moyen de cette invention, je viens de faire trente lieues et plus en moins de quatre heures. — Je suis furieux ; je trouve qu’on s’est arrêté trop souvent, qu’on a perdu vingt minutes. Autant aller en fiacre, autant s’asseoir sur un colimaçon. Jadis, lorsqu’on faisait quatre lieues à l’heure, on appelait cela un train d’enfer, et l’on donnait dix francs de guides. Il est vrai que l’on avait du bruit pour son argent : les postillons faisaient claquer leurs fouets, les chevaux secouaient des grappes de grelots, arrachaient du pavé des milliers d’étincelles, les roues grondaient comme le tonnerre, on était cahoté, jeté d’un angle à l’autre, agité comme dans un van. Cette réflexion m’est venue, et ma colère s’est calmée.

Une seconde réflexion s’est présentée à mon esprit : — Un vertige de rapidité s’est emparé des populations modernes : toutes les idées convergent de ce côté. La vapeur ne suffit déjà plus : — on cherche dans l’air comprimé, dans le fluide électrique, des moteurs encore plus puissants. Cruishanck, le caricaturiste, représente des voyageurs qui partent pour le Bengale, et qui se placent au centre d’une énorme bombe qu’un mortier va lancer à sa destination. En 1945, cette plaisanterie sera du plus mauvais goût. La route de l’air va bientôt être ouverte. En France, en Angleterre, plusieurs de ces fous, qu’on nomme génies lorsqu’ils réussissent, cherchent les moyens de se diriger à travers les couches atmosphériques. — Ce moyen, on le trouvera ; il est peut-être trouvé. — En attendant, je vais vous raconter une petite histoire. — Un Anglais (c’est peut-être bien un Écossais) avait inventé une machine pour voler ; — la machine achevée, le Dédale britannique voulut en faire un essai solennel ; il invita beaucoup de monde à déjeuner ; — le repas fut long et magnifique ; les vins de France et d’Espagne y coulèrent à flots ; après quoi l’on descendit dans la cour pour l’expérience. Le gentleman, au moment de partir, allégua qu’il avait beaucoup mangé, bu davantage, qu’il était un peu lourd, qu’il lui serait difficile de s’élever de terre, et qu’il réclamait de la respectable société la faveur de monter avec la machine sur le bord d’un toit, du haut duquel il prendrait plus commodément son essor. Cette facilité lui fut gracieusement accordée : les aigles eux-mêmes se la donnent, et se jettent dans l’air de quelque rocher ou de quelque pic. — Arrivé au bord du toit, le gentleman prit deux ou trois fois son élan, sans toutefois quitter l’élément solide. L’assistance attendait avec anxiété ; mais notre homme, s’arrêtant tout à coup, se mit à crier d’une voix de Stentor : — John !

John parut.

— Vous êtes mon domestique ?

— Oui, monsieur.

— Je vous paye pour me servir et faire ce que je vous commande.

— Oui, monsieur.

— C’est bien ! entrez dans cette machine, et lancez-vous…

— Monsieur m’excusera : je ne sais pas voler.

Le maître s’emporta, le domestique tint bon, et, au grand amusement des spectateurs, une querelle en règle s’engagea.

— Monsieur, je cirerai vos bottes, j’irai vous chercher de l’eau chaude, je brosserai vos habits, mais je ne veux pas me casser le cou pour vous obéir.

— Mais je réponds de tout, mes calculs sont justes ; et d’ailleurs, estimez votre carcasse, je vous la payerai.

John ne parut pas convaincu, résista, et fut glorieusement mis à la porte.

Ici se présente une question de droit des plus intéressantes : — Un maître inventeur peut-il exiger de son domestique, comme service, d’essayer ses mécaniques et de prendre part à ses expériences ?

Je disais tout à l’heure que la rapidité était un des besoins de l’époque. — On a donc découvert depuis peu des endroits bien délicieux, bien ravissants, pour qu’il soit nécessaire d’y arriver si vite ! À quelle Otaïti, à quel Eldorado, à quel paradis terrestre conduisent ces chemins, ces rails-ways inflexibles ? La terre n’a jamais été plus ennuyeuse ; toutes les différences disparaissent, et il est presque impossible de distinguer une ville d’une autre ; la rue de Rivoli menace d’étendre indéfiniment ses arcades ; les paletots et les makintosh ont fait disparaître tous les costumes pittoresques. — Et d’ailleurs, arriver est toujours triste, même quand on arrive à une belle chose. — Je voudrais qu’un nouveau bouleversement géologique vint tourmenter la face du globe, creusât les vallées en abîmes, soulevât les montagnes jusqu’aux cieux, et détruisît toutes les routes ! — Comme alors on réinventerait les chevaux, les ânes et les mulets ! — Quel beau voyage ce serait d’aller à Rouen !

Il y a quelques années, nous avons été à Rouen dans une petite barque, trois ou quatre amis ensemble, autant que cela, mais nous étions bien jeunes ! tantôt à la voile, tantôt à la rame, le plus souvent à la dérive. — Nous abordions à des îles inconnues, pleines de saules et d’osier, plus fiers de nos découvertes que des aventuriers espagnols allant à la conquête de l’Amérique. Nous surprenions les martins-pêcheurs dans leur intimité. De temps en temps la barque tournait. Quels jolis naufrages ! nous plongions, et nous allions repêcher notre cargaison moelleusement étalée au fond de la rivière, sur un lit de sable fin. — Une seule chose me contraria pendant cette délicieuse navigation : l’un de nous avait un fusil, et tirait aux hirondelles… J’avoue que je n’ai jamais compris le plaisir que l’on peut prendre à envoyer un grain de plomb à un pauvre petit oiseau qui jouit innocemment de la vie que Dieu lui a donnée, qui nage dans l’air et la lumière, poussant de jolis petits cris, et ne faisant de mal à personne. Heureusement la poudre se mouilla, et les hirondelles purent voltiger sans péril autour de notre canot. — Ce voyage mémorable dura trois jours. En mettant le pied sur le quai, je disais : Déjà ! — L’autre jour, au débarcadère, je disais : Enfin ! — Il est vrai que.