Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/VIII. Orthopédie

ZigzagsV. Magen (p. 253-257).

VIII. — Orthopédie.


Tout en contemplant ces deux têtes d’enfant, je me demandais : Quel sera leur destin, qui aimeront-elles, à qui les mariera-t-on ?

Et d’abord vivront-elles ?

La consomption, la gelée de ces fleurs de beauté, ne les fera-t-elle pas tomber de l’arbre avant l’heure ; la dernière, surtout, a le charme de ce qui doit peu durer ; elle est pâle de sa mort future, et le reflet du paradis brille déjà dans ses yeux ; l’ange commence à paraître.

À propos d’ange et de petite fille, laissez-moi vous raconter une histoire qui m’a été dite par un poëte qui ne veut plus écrire, et qui en sait bien d’autres ; si le conte n’est pas charmant, ne vous en prenez qu’à moi.

L’idée de tout jeune couple, c’est d’avoir un bel enfant. Un et deux font trois en arithmétique amoureuse. La mère, le père, l’enfant, composent la trinité humaine. La trinité céleste, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, est moins heureuse ; il y manque une femme. La naissance d’Annah combla ses parents de joie ; il est vrai que c’était la plus délicieusement mignonne petite fille qui se pût imaginer. Elle était réellement ce qu’elle paraissait aux yeux de son père, et même de sa mère, ceci rend toute description superflue.

Jusqu’à l’âge de dix ans, elle crût en grâces du corps et de l’esprit, en beautés du visage et de l’âme. Les êtres les plus grossiers éprouvaient à son aspect une admiration respectueuse. Ses petites camarades, bien qu’elle fût d’une douceur extrême, osaient à peine jouer avec elle, tellement elles comprenaient qu’Annah venait d’une région supérieure, et n’avait rien de commun avec les autres enfants.

Comme la mort est jalouse, et ne peut souffrir la vue du bonheur, au lieu de prendre de pauvres paralytiques brisés par les ans, de misérables grabataires toussant et râlant dans les greniers, elle emporta un jour, sans raison, sans en avoir besoin, l’heureuse mère d’Annah, faisant ainsi d’un seul coup un triple désespoir. — La douleur d’Annah fut profonde, concentrée ; mais au bout de quelque temps elle parut, sinon se consoler, du moins avoir maîtrisé son chagrin : seulement elle restait des heures entières les yeux tournés en haut, et ne s’occupant pas plus de ce qui se passait autour d’elle, que la statue d’albâtre de la Mélancolie placée sur un tombeau.

Deux ans se passèrent. Annah devenait d’une beauté inquiétante, surhumaine, presque fatale ; sa peau, éclairée en dedans par son âme, avait une limpidité incroyable ; ses mains dépassaient en blancheur l’hostie et la cire vierge, et sans la légère teinte rose des ongles, et les fils d’azur tracés par les veines, on aurait dit que la vie de ce monde n’y circulait pas.

Un matin, en l’habillant, la gouvernante d’Annah crut apercevoir que les épaules de sa pupille étaient un peu saillantes : elle observa avec plus d’attention le dos de son élève ; la déviation augmentait, les omoplates formaient une protubérance assez sensible. Annah devenait bossue ; on la mit dans une maison orthopédique. Elle fut revêtue d’un corset de fer, couchée sur un lit de torture, où elle subit des tractions énormes avec une patience héroïque. Rien n’y faisait : ce n’était pas une bosse ordinaire, mais plutôt deux prolongations des épaules. Les médecins, selon leur ordinaire, n’y comprenaient absolument rien ; enfin, voyant l’inutilité des remèdes, on débarrassa la pauvre fille de sa cuirasse, et alors il arriva une chose merveilleuse. Des plumes plus blanches que neige commencèrent à pointer sur son dos. Ce que l’on avait pris pour des bosses était tout bonnement des ailes d’ange ; ces ailes se mirent à palpiter et enlevèrent tout doucement Annah dans le Paradis, où l’attendait sa mère ; — car c’était elle qu’elle regardait ainsi à travers les plafonds ; le désir de s’élancer dans ces bras tendus vers elle du fond des cieux l’avait enlevée de terre. Après cela, mettez des corsets aux jeunes filles.