Zevaco - Triboulet/Chapitre 7

Triboulet (1901)
A. Fayard (p. 35-41).


VII

LE SERMENT D’ÉTIENNE DOLET


Maître Dolet, le célèbre imprimeur, avait ses ateliers dans l’enceinte de l’Université, sur la montagne Sainte-Geneviève, à l’enseigne de la Dolouère d’Or. Mais il habitait rue Saint-Denis, avec sa femme, Julie, et sa fille, Avette.

Mme Dolet était une femme de trente-cinq ans, d’une belle intelligence, d’une haute bonté. Elle secondait son mari dans ses travaux, et c’était pour lui la compagne idéale, l’ange du foyer, la consolatrice dans les heures de trouble et de désespérance, comme le savant traducteur en avait eu déjà de si douloureuses dans sa vie.

Avette était une jeune fille de dix-huit ans. Avette est un mot qui, dans quelques vieilles provinces de la France signifiait « abeille ».

Elle était en effet svelte et gracieuse comme une abeille ; mais de l’abeille aussi, elle avait la sagesse et la prévoyance. C’était un caractère ferme et droit, une nature vaillante, un cœur délicat et tendre…

Telle était la famille où un violent hasard de la vie agitée de cette sombre époque tourmentée avait jeté Gillette Chantelys.

Après le départ précipité de Manfred, Étienne Dolet avait soigneusement refermé sa porte, l’avait barrée d’une chaîne et, se tournant vers Gillette toute tremblante :

— Ici, mon enfant, vous êtes en sûreté… Ne tremblez donc pas ainsi… Julie ! Avette ! appela-t-il à haute voix.

Les deux femmes, réveillées déjà par le bruit, s’étaient habillées en toute hâte.

Elles apparurent au haut d’un bel escalier de bois qui conduisait à l’étage supérieur et descendirent.

— Avette, dit gravement Dolet, mon ami Manfred est presque le frère de ton fiancé Lanthenay… Il nous fait l’honneur de nous confier cette jeune fille… Aime la donc comme si elle était ta sœur.

En quelques mots, il mit sa femme au courant de ce qui venait de se passer. Et déjà les deux femmes comblaient Gillette de leurs caresses… Elle se sentait revivre, souriait doucement…

— Comme vous êtes belle ! disait Avette. Savez-vous que nous vous connaissons bien, n’est ce pas, mère ?…

— Certes, reprenait Julie, nous vous avons vue passer plus d’une fois…

— Et nous vous admirions… je vous trouvais si jolie…

— Vous aussi, vous êtes belle ! dit Gillette avec une sincère et naïve admiration.

— Manfred est donc votre ami ?… Quel bonheur !… Il est si brave… et si bon… Lanthenay l’aime tant !…

— Je ne le connais que depuis tout à l’heure ! répondit Gillette en rougissant… mais je l’avais vu quelquefois… Je crois en effet qu’il est bien brave… Il m’a sauvée d’un grand péril… Jamais je ne l’oublierai !

Elle joignit les mains avec force, par un geste nerveux qui lui était habituel. Ses beaux yeux se voilèrent. L’affreuse scène se représentait maintenant à son imagination avec une effrayante netteté.

Trop délicates pour l’interroger, Julie et sa fille s’ingéniaient à consoler Gillette. Dolet regardait cette scène paisible et douce de ses yeux graves de penseur.

— Oh ! dit alors Gillette, dans un mouvement de réaction de son effroi, ces inconnus qui sont entrés soudainement… et cet homme qui m’insulte de son regard, de sa parole et de son geste… qui me saisit… qui m’emporte !… Oh ! cet homme surtout ! J’en ai peur ! il m’inspire une insurmontable aversion !…

— Chère enfant !… Ne craignez plus rien !…

— Oh ! non, n’est-ce pas, madame… je n’ai plus rien à redouter ?…

— Vous êtes en parfaite sûreté ici, reprit Étienne Dolet.

À ce moment, le marteau de la porte résonna durement, impérieusement.

Gillette devint blanche comme une morte.

Julie et Avette se tournèrent vers Étienne Dolet avec un regard d’interrogation angoissée.

Très calme, le maître imprimeur fit un geste pour recommander le silence aux trois femmes.

Puis il souleva une tenture, ouvrit une porte… une sorte de réduit apparut… C’est là que Dolet mettait sur des rayons les livres précieux qu’il imprimait.

On frappa une deuxième fois plus violemment.

Avette entraîna Gillette dans le réduit… Dolet laissa retomber la tenture. Julie était demeurée près de lui. Il alla écouter à la porte et il entendit une voix qui le fit tressaillir… une voix qu’il reconnut !…

Des chocs terribles ébranlèrent alors la porte.

Il était évident qu’elle céderait avant peu.

Étienne Dolet s’était retourné vers une étincelante panoplie d’armes qui ornait l’un des panneaux de bois sculpté de cette salle.

Mais après un instant de méditation, dans le fracas des heurts, il secoua la tête.

Alors il poussa un fauteuil au milieu de la salle aux ornements sévères et riches.

Il le tourna vers la porte de la rue, il s’assit, et la figure empreinte d’un calme majestueux, il attendit !

Les sénateurs romains qui, silencieux, immobiles sur leurs chaises curules, attendaient les barbares, durent jadis avoir de ces physionomies…

Soudain, dans un bruit strident de bois qui se déchire, la porte céda.

Plusieurs hommes firent irruption dans la salle…

Dolet était demeuré assis…

— Qu’est ce à dire, messieurs ! dit-il de sa voix imposante et digne. Comment, en pleine ville, on assiège un paisible logis ! On défonce une porte ! On entre par violence ! Prenez garde, messieurs, je me plaindrai au roi, qui dans sa haute justice

— Maître Dolet ! interrompit soudain la voix même que l’imprimeur avait reconnue au dehors, c’est par mon ordre que mes gens sort entrés ici…

— Le roi ! fit Dolet avec le même calme impassible.

Il se leva et s’inclina profondément.

- Votre Majesté est la bienvenue dans ma demeure. Cette visite en dépit des circonstances où elle se fait, demeurera un éternel honneur pour le logis et le fidèle sujet qui l’habite… Daigne votre Majesté prendre sa place en ce fauteuil… Julie, prends la coupe d’or vermeil, prends ce vieux vin de Bourgogne qui date de la naissance de notre fille. Hâte toi d’offrir à notre sire les marques de l’hospitalité et de la soumission auxquelles il a droit…

— C’est bien, c’est bien, maître ! dit le roi avec un étrange embarras.

— Ah ! sire ! reprit l’imprimeur, jamais je ne me consolerai d’avoir fait attendre Votre Majesté… Si j’avais su quel auguste visiteur frappait à ma porte ! Si, tout au moins, Monsieur avait crié la parole devant laquelle tout bon sujet s’incline : « Au nom du roi ! »

— C’est vrai, balbutia le lieutenant, j’ai omis de crier « Au nom du roi ! » mais…

— Silence ! commanda François Ier. Maître Dolet, Je ne vous incrimine pas. Venons donc au fait. Vous avez reçu tout à l’heure la courte visite d’un homme… une espèce… un gueux… nommé Manfred…

— Oui sire, dit Dolet : c’est mon ami…

— Votre ami ! Vous avez de singulières amitiés, maître !…

— Ah ! sire, on aura fait, sans doute, quelque méchant rapport à Votre Majesté sur ce jeune homme ! Jamais cœur plus loyal ne battit dans poitrine plus chevaleresque ! Jamais esprit plus charmant ne s’éveilla ! J’avoue qu’il a la tête un peu chaude… Mais il posséde par-dessus tout une qualité qui le ferait certainement priser du roi qui s’y connaît : c’est le courage !

— Assez, maître !… Ce… noble chevalier s’arrangera avec mon grand prévôt et… le bourreau… Il amené ici une jeune fille ?…

— Oui, sire.

— Cette jeune fille est encore dans votre maison ?…

— Oui, sire.

— Maître Dolet, amenez-la-moi à l’instant…

— Non, sire.

— De la rébellion ! gronda le roi.

— De l’honneur, sire. J’aime mieux encourir votre colère que votre mépris. J’ai fait serment, sire, que cette enfant ne sortirait pas d’ici. Que penserait votre Majesté de celui de ses sujets qui parjurerait la parole donnée !

Le roi garda un instant le silence.

Il comprenait ce qu’il y avait de faux dans sa position, d’odieux dans sa démarche. Il se sentait humilié ; il se comparait involontairement à ce simple bourgeois, à cet imprimeur dont le regard calme, la physionomie empreinte de dignité lui imposaient une sorte de respect… et cela le rapetissait.

— Maître, fit-il avec un tremblement de colère, vos paroles me prouvent une dernière fois ce que je savais déjà : que vous êtes animé d’un mauvais esprit et que l’autorité sacrée du roi n’a pas plus de prise sur votre obéissance que l’autorité vénérée de l’Église… Cependant, je comprends le sentiment qui vous a poussé, — je veux bien oublier ce que je viens d’entendre… Cette jeune fille, maître !

Le lieutenant et les soldats écoutaient cette conversation avec une stupéfaction grandissante. Quel trouble inconnu bouleversait assez l’esprit du roi pour que la résistance de l’imprimeur ne provoquât point une terrible explosion de colère !…

Et ils frémirent d’indignation lorsque Dolet répondit.

— Sire, à ce que Votre Majesté vient d’entendre, je n’ai rien à ajouter rien à retrancher.

— Qu’on fouille cette maison ! ordonna François Ier. Qu’on saisisse cet homme ! Qu’on le traîne à la Bastille !…

Julie poussa un cri de terreur et voulut se jeter au cou de son mari

Mais déjà celui-ci était entouré de gardes… La malheureuse femme, violemment repoussée, alla retomber sur le fauteuil.

À ce moment, la tenture du réduit se souleva.

Gillette parut, très pâle, mais très ferme, et s’avança vers le roi qui, bouleversé, en proie à une foule de sentiments contradictoires, la regardait avec une avide curiosité.

— Ma fille ! murmura-t-il d’une voix si basse que personne ne l’entendit.

Dolet avait jeté à sa fille Avette un regard de terrible reproche.

— Père ! père ! J’ai fait ce que j’ai pu pour l’en empêecher !… s’écria la jeune fille.

— Sire ! dit alors Gillette d’une voix qui tremblait à peine, j’ignore la cause de la persécution dont je suis victime… J’attends que vous me l’appreniez !

Un silence de mort s’établit dans la salle.

Dolet, entouré de soldats, jeta un regard d’admiration sur Gillette… Julie et Avette joignirent leurs mains avec angoisse…

Quant au roi, il pâlissait et rougissait coup sur coup… Les pensées se heurtaient dans sa tête… Il était acculé à une impasse…

— Mon enfant, balbutia-t-il enfin… vous n’êtes point persécutée… je vous jure… je vous donne ma parole de gentilhomme et de roi que vous serez respectée… que pas un mot, pas un geste offensant… Gillette, il faut que vous veniez au Louvre !…

Une idée perverse traversa tout à coup son cerveau.

— Vous viendrez au Louvre, acheva-t-il avec plus de sang-froid apparent, ou maître Dolet ira à la Bastille… Choisissez !

— Sire ! sire ! s’écria Dolet, vous abusez de l’innocence de cette enfant ! Ceci est odieux !

— Silence ! ou par le ciel, maître Dolet, votre dernière heure est venue ! Ma patience est à bout !… Le bourreau vous regarde, maître !

— Et vous, sire, c’est l’histoire qui vous regarde — bourreau plus terrible pour vous que ne peut l’être votre exécuteur pour moi !…

— Par Notre Dame, c’en est trop !… Officier, à la Bastille !…

— Sire, un mot ! cria Gillette en s’élançant au-devant des soldats. Je vous suis si vous faîtes relâcher l’homme de courage qui veut bien, en cette minute mortelle, servir de père à celle qui n’a point de père !…

À ces mots, François Ier, qui pas un instant n’avait perdu Gillette des yeux, et qui manifestait d’incompréhensibles revirements de physionomie, de geste et de voix, François Ier tressaillit et pâlit.

— Celle qui n’a point de père ! balbutia-t-il.

Il fit un signe : les soldats s’écartèrent d’Étienne Dolet.

Puis il s’avança et prit la main de Gillette.

La jeune fille frissonna. Elle eut un brusque mouvement de recul et d’effroi.

Mon enfant, dit le roi — et il appuya sur ce mot, sa parole trembla étrangement — mon enfant, je vous inspire donc de l’horreur ?… Ne redoutez rien, je vous en prie… Ma parole royale vous est un garant dont nul au monde, jusqu’ici, n’a douté !…

— Sire, je vous suis ! répondit-elle avec la fermeté de son désespoir.

Et elle jeta à Étienne Dolet un regard d’infinie reconnaissance.

Le maître imprimeur voulut intervenir une dernière fois… mais déjà le roi, conduisant Gillette par la main, franchissait le seuil de la porte.

— Infamie ! gronda Dolet, les poings serrés.

— Pauvre enfant ! murmura Julie en s’essuyant les yeux.