Yette, histoire d’une jeune créole/18

J. Hetzel et Cie (p. Illust.-220).

XVIII


« BON COURAGE, MADEMOISELLE YETTE. »


CHAPITRE XVIII

aide-toi, le ciel t’aidera


Quelques jours après, dans la même semaine, Yette arriva chez son tuteur plus gaie qu’elle ne l’avait jamais été ; elle bondissait au lieu de marcher ; Mlle Polymnie en fit la réflexion à demi moqueuse.

« Eh bien ! dit Yette, tout est arrangé, mieux encore que je ne l’espérais, et j’ai obtenu de Mlle Aubry de venir vous parler sans attendre dimanche prochain, car il ne faut pas que Cora soit mise au courant… cela pourrait la troubler, la tourmenter, elle est trop jeune et trop impressionnable… Le croiriez-vous ? Je vais dès à présent gagner le prix de sa pension moi-même !… »

Elle promena sur les trois visages qui l’écoutaient, graves, anxieux ou étonnés, un regard ravi.

« Je suis si contente ! Il me semble avoir grandi d’une coudée depuis hier. Mais je ne vous raconte pas ce qui s’est passé ! J’ai parlé à cœur ouvert à Mlle Aubry, je ne lui ai rien caché de notre situation ni de mon désir de me rendre utile. Alors elle m’a dit :

« Avant tout, il faut vous assurer vos diplômes ; nous verrons ensuite.

— Mais, mademoiselle, cela prendra au moins trois ans ! »

« Trois ans !… Je calculais en moi-même les dépenses qu’eussent entraînées pour vous, monsieur Darcey, ces trois années de pension ! Songez donc ! ma sœur et moi !… — Mlle Aubry a compris :

« Dès à présent, m’a-t-elle dit, je pourrais vous charger d’une petite classe, la classe de couture. Vous êtes très adroite, vous vous entendez à tous les petits ouvrages d’aiguille, et je suis sure que, si une heure par jour était consacrée à ce genre de travail, bon nombre de ces demoiselles voudraient être vos élèves. Et puis, tout en étudiant pour votre compte, vous donneriez encore quelques répétitions aux plus petites ; vous avez fait faire de grands progrès à Cora. Pourquoi n’auriez-vous pas le même zèle et la même patience avec d’autres ? J’en parlerai aux parents. »

« Et elle en a parlé ! et je commence dès demain ma classe. Toutes ces demoiselles veulent en être. Comme j’ai bien fait d’apprendre, pour m’amuser, le filet, le crochet, la tapisserie, les broderies sur toile et sur étoffes ! Et quant aux répétitions, j’en ai déjà aussi ! Mme Pichu, la mère de cette bonne Héloïse, est venue me demander de faire travailler sa fille, sous prétexte que seule, j’obtiens quelque chose d’elle.

« Ma fille vous est redevable de tout ce qu’elle sait, » m’a-t-elle dit.

« Figurez-vous que cette excellente femme avait apporté pour Cora une boîte de chocolat énorme ! — Mais, madame, lui ai-je répondu, à quoi bon parler de cela ? Nous ferons toujours nos devoirs ensemble comme par le passé. — Mlle Aubry m’a interrompue :

« Non, non, vous n’avez plus le droit de prodiguer ainsi votre temps, il faut en devenir avare.

« Mademoiselle a raison, a dit Mme Pichu, si nous donnions nos marchandises au lieu de les vendre, nous ne pourrions pas les payer à ceux qui nous les fournissent. Il faut penser à ce qu’on doit avant de se permettre le grand plaisir de donner.

« C’est une digne personne que cette Mme Pichu, malgré son extérieur commun. On a tort décidément de juger les gens sur la mine ! J’ai cru Mlle Aubry si méchante autrefois, et elle est la bonté même. Tout le monde est bon, je crois, si l’on sait seulement regarder sous l’écorce.

— Mais, Yette, dit Mlle Polymnie qui avait écouté d’un air piteux, avec tout cela vous n’aurez plus un instant de récréation ?…

— Est-ce qu’une grande fille comme moi en a besoin ? Oh ! je devrai renoncer aussi aux arts d’agrément qui coûtent trop cher. Ce n’est pas un grand sacrifice, car je n’y mordais pas… Pauvre monsieur Mayer ! lui ai-je donné de la peine ! Et, avant lui, à ce vieux professeur si ennuyeux qui est bien un peu coupable, quand j’y pense, de m’avoir fait prendre le piano en grippe…

— Mais, Yette, reprit Polymnie sur le visage de laquelle se combattaient la stupeur et je ne sais quelle perplexité, comme si pour la première fois elle eût entrevu des choses dont elle ne s’était jamais doutée, mais, Yette, vous allez être l’esclave de toutes ces petites filles…

— Leur maîtresse, voulez-vous dire ? répliqua Yette en secouant la tête d’un geste fier et mutin. Soyez tranquille ! Je saurai me faire respecter, car j’espère pouvoir me faire aimer. »

Mme Darcey semblait chercher en elle-même quelque moyen de seconder ou de récompenser cette enfant, qu’elle se surprenait à considérer comme une héroïne.

« Polymnie ? dit-elle.

— J’y pensais, maman, répliqua vivement Polymnie. Ma chère Yette, — et elle se rapprocha de son amie avec un peu d’embarras, — puisque vous prenez si bien votre parti d’une besogne ennuyeuse, n’accueilleriez-vous pas une élève de plus ? Je serai assurément la plus maladroite de toutes et la plus ignorante, mais je m’appliquerai et vous me rendrez grand service. Vraiment, il est honteux à mon âge de ne pas savoir faire un point… »

Mlle Polymnie avait toujours professé pour l’aiguille un mépris indicible. C’était, disait-elle, l’affaire des femmes de chambre. Elle faisait donc en ce moment un effort méritoire. Son orgueil pliait en même temps que s’éveillait chez elle un sentiment plus noble que la simple pitié. elle se mit a rire, puis les larmes tombèrent sur ce rire étincelant, comme tombent parfois au printemps les gouttes de pluie dans un rayon de soleil.

« Je ne suis pas votre dupe, méchante, dit-elle ; mais je veux bien faire semblant de vous croire et vous permettre de nous obliger. »

Elle embrassa coup sur coup Polymnie, tandis que M. Darcey répétait à sa fille :

« Je suis content de toi, ma chérie, très content…

— C’est la première fois que vous me dites cela, papa ! s’écria Mlle Polymnie, d’un ton où le reproche se mêlait à la joie, et je le dois à Yette.

— Nous lui devons, je crois, beaucoup, » dit soudain Mme Darcey en passant une main un peu tremblante sur les tresses brunes de la jeune fille.

Elle lui devait pour sa part d’avoir appris ce que c’est qu’un devoir rigoureux simplement et gaiement accompli ; elle lui devait la première réflexion sérieuse qui fût entrée dans son esprit léger. Il y a des circonstances, l’Évangile nous l’apprend, où les grandes personnes peuvent aller avec fruit à l’école même des enfants. L’enseignement que Yette répandit sans le savoir, par son seul exemple, dans cette maison, ne fut point perdu.

Quand elle rentra au pensionnat, M. Mayer donnait la leçon de musique.

M. Mayer passait pour avoir un grand talent, et, bien qu’il eût trente ans à peine, était déjà célèbre. Il ne restait que par reconnaissance professeur de musique chez Mlle Aubry qui, disait-on, lui avait rendu service lors de ses débuts à Paris, des débuts singulièrement rudes dont il parlait pour sa part avec une certaine fierté. Le petit Mayer, comme on l’appelait alors, était arrivé, quinze ans auparavant, d’un village d’Alsace, à pied, toutes ses hardes nouées au bout d’un bâton blanc et son violon sous le bras. Il était maintenant connu non seulement comme virtuose, mais comme compositeur.

Les vieux peintres allemands ont peint des visages dans le genre du sien, austères, fins et naïfs à la fois. Quand une gaieté d’enfant, facilement excitée chez lui par des riens, entr’ouvrait, sous la barbe dorée qui la cachait d’ordinaire, sa grande bouche franche et laissait voir ainsi des dents comparables à deux rangées de perles, quand une innocente malice creusait dans ses joues maigres je ne sais quelles fossettes bizarres, M. Franz Mayer devenait charmant. Mais personne parmi ses élèves n’avait jamais songé à le considérer comme tel, ou seulement à le regarder… On l’écoutait tout au plus, car il était fort taciturne et ne disait rien que ce qui était utile à ses leçons. Les distractions du professeur de musique étaient devenues proverbiales. Il eût été homme à faire bouillir sa montre comme autrefois Newton, tout en regardant l’heure à l’œuf qu’il tenait dans sa main.

« Il a toujours l’air de tomber des nues, » disait Cora, répondant par des railleries aux éloges que lui accordait libéralement M. Mayer.

Comme la plupart des créoles, — bien que Yette fît exception à la règle, — Cora était née musicienne.

Ce jour-là particulièrement, le professeur aborda Mlle de Lorme l’aînée, en lui parlant des progrès surprenants de sa jeune sœur.

« Je suis bien contente de ce que vous me dites, répliqua Yette. Cela vous dédommagera de tout l’ennui que je vous ai causé.

— Nous avons eu un peu de peine ensemble, c’est vrai, répondit M. Mayer d’un air de bonne humeur. Toutes les facultés de Mlle Cora se concentrent sur la musique ; les vôtres, beaucoup plus variées, sont moins brillantes sur ce point.

— Oh ! n’allez pas croire que Cora soit moins intelligente que moi, s’écria Yette, tout autrement sensible à l’opinion qu’on pouvait avoir de sa sœur qu’à celle dont elle-même était l’objet. Elle a au contraire une facilité que je n’ai jamais eue. Je n’apprends rien sans efforts, ajouta Yette, et je vais avoir à redoubler de travail maintenant, en vue des examens de la Sorbonne. Mlle Aubry vous a peut-être dit que je m’y présentais ? C’est aujourd’hui la dernière leçon que je prends avec vous, M. Mayer. J’aurai besoin de tout mon temps pour…

— Je regrette beaucoup de vous perdre, dit le jeune homme, de sa voix vibrante qui rendait agréable jusqu’à un léger accent alsacien. Je reporterai, croyez-le, sur votre sœur, tout l’intérêt que vous m’avez inspiré.

— Oh ! monsieur, merci ! s’écria Yette, c’est justement ce que je voulais vous demander.

— Et si je ne suis plus votre maître, continua M. Mayer à qui Mlle Aubry avait, à n’en pas douter, raconté beaucoup de choses, voulez-vous me permettre de rester toujours votre ami ? »

Les joues de Yette s’empourprèrent. L’idée qu’un homme de ce mérite s’intitulât son ami lui était fort douce. Elle ne sut que répondre et mit sa main dans celle que lui tendait le professeur.

« Bon courage, mademoiselle Éliette, dit celui-ci. Avec de la volonté, de la persévérance et un but élevé dans la vie, rien n’est impossible. Vous avez ces trois talismans. Je puis vous affirmer que, pour ma part, ils m’ont toujours tiré d’affaire. »