Yette, histoire d’une jeune créole/12

J. Hetzel et Cie (p. Illust.-148).

XII


Mlle DE CLAIRFEU VINT REGARDER YETTE SOUS LE NEZ.


CHAPITRE XII

la classe et la récréation


Un bruit de cloche réveilla Yette en sursaut. Elle se dressa sur son séant et vit une foule de petites filles qui s’habillaient en toute hâte. Sans se préoccuper de suivre leur exemple, elle se blottit de nouveau dans ses draps, essayant de ressaisir le sommeil interrompu, mais à peine eut-elle retrouvé le fil d’un joli rêve qui la ramenait à son bain habituel du Macouba, un pur cristal bondissant sur des roches attiédies, qu’une grosse servante la secoua sans façon :

« Allons, mademoiselle, tout le monde est en classe, il est grand temps de vous lever. »

Pauvre Yette ! Quel contraste avec ses réveils d’autrefois ! Elle était naturellement fort dormeuse, mais les rires de sa petite sœur, qui ouvrait l’œil avec les oiseaux, venaient toujours l’arracher si gaiement à son sommeil ! Puis sa mère entrait avec quelque belle fleur éclose dans la nuit et encore chargée de rosée, dont le parfum remplissait toute la chambre. Les enfants couraient à leurs ablutions matinales comme à un jeu, avec l’entrain de petits canetons dont le premier instinct est de plonger.

Une débarbouillerie de pension avec ses robinets surmontant la longue rangée de cuvettes n’invite à rien de semblable. Il fallut beaucoup de temps pour démêler la chevelure de Yette, un fouillis, disait la servante préposée à cette besogne, une vraie broussaille ! Comment pouvait-on être assez sauvage pour ne pas porter de bonnet de nuit ! Yette ignorait même ce que c’est qu’un bonnet, mais elle se voyait, grâce à ses cheveux, fort en retard et commençait à comprendre, sinon à goûter, le conseil que lui avait donné Mlle Hortense Aubry de se faire tondre.

Pour une fois, on lui pardonnerait son inexactitude. Elle dut cependant faire toute seule les prières qui se disent en commun dans la salle de classe et manger froide, après toutes les autres, la simple soupe qui désormais remplacerait pour elle la délicieuse eau de café adoucie au gros sirop ; puis on la poussa dans une grande pièce où douze fillettes uniformément vêtues de noir étaient occupées à écrire devant une rangée de pupitres. Mlle Agnès, assise à son bureau, sur une estrade, leur expliquait quelque leçon de grammaire. À sa droite, il y avait un globe terrestre ; à gauche, un tableau noir bigarré d’opérations d’arithmétique était accroché au mur. L’œil de Yette se fixa d’abord sur ces deux objets inconnus. Cependant un murmure courait parmi les élèves ; c’étaient des chuchotements, des rires étouffés ; la nouvelle venue excitait au plus haut degré la curiosité générale. Malgré les précautions prises par la directrice pour tenir cette affaire secrète, on racontait déjà qu’elle avait voulu battre quelqu’un au débotté, que la grande glace du salon avait reçu le coup destiné à Mlle Aubry, que la petite créole, en un mot, était une espèce de bête fauve. Plusieurs de ces demoiselles, même, ignorant que les créoles sont des Européens transplantés aux colonies, s’attendaient à voir quelque créature noire et crépue avec un anneau passé dans les narines. La déception fut complète au premier aspect. Yette n’avait d’autre particularité qu’une taille élancée, rare à son âge, et qui rendait d’autant plus inexplicable la présence d’une si grande fille dans la petite classe. Son teint mat, ses traits peu réguliers mais expressifs ne présentaient d’ailleurs aucun caractère extraordinaire, et les curieuses qui s’étaient bercées de si étranges illusions lui en voulurent d’abord de ressembler à peu près à tout le monde. Un mot de Mlle Agnès rétablit le silence et l’ordre ; elle pria la nouvelle élève de s’asseoir à l’extrémité d’un des bancs et reprit sa leçon. Cette leçon était, on peut le croire, absolument inintelligible pour Yette. Il s’agissait de participes, dont elle ne se souciait guère, ne les ayant jamais rencontrés nulle part ; aussi, après avoir regardé à la dérobée chacune des figures qui l’entouraient et qui lui parurent avoir toutes la même physionomie moqueuse, très déconcertante, commença-t-elle à s’ennuyer beaucoup. Jamais elle n’avait su se tenir tranquille longtemps. Elle commença par se démener sur son banc ; les élèves échangeaient des coups de coude significatifs ; puis elle se leva pour aller regarder de près la mappemonde et le tableau noir, et alors un bruyant éclat de rire força Mlle Agnès d’interrompre sa démonstration. Mlle Agnès avait fait semblant, jusque-là, de ne rien voir ; mais, jugeant enfin que les incartades de Yette troublaient toute la classe, elle se tourna vers la nouvelle, comme on l’appelait, qui, tout éperdue des railleries que provoquaient ses allures insolites, ne savait plus que devenir, et la pria de regagner sa place. Yette obéit volontiers ; mais, arrivée là, elle se mit à chercher ce qu’on pouvait bien attendre d’elle. Sans doute elle crut deviner à la fin, car, tirant une paire de ciseaux de sa poche, elle prît de l’autre main un cahier neuf placé sur le pupitre, et, pour déployer ses talents, se mit à découper en bonshommes les belles pages toutes blanches.

Nouveaux rires.

Mlle Agnès, voyant qu’elle ne réussissait plus à distraire au profit de la grammaire une seule parcelle de l’attention concentrée sur Yette, appela cette dernière, auprès d’elle, en ordonnant aux autres pensionnaires de repasser le devoir qu’elle leur avait dicté.

« À votre tour, ma petite amie, dit-elle, nous allons lire un peu. »

Le livre qu’elle ouvrit était en gros caractères et des plus enfantins ; néanmoins, Yette ânonna de telle sorte en défigurant tous les mots, que l’hilarité recommença de plus belle.

« Elle ne sait pas lire, cette grande perche ! Jusqu’à quel âge, dans ce pays-là, reste-t-on donc en nourrice ? »

Yette était pourpre.

« Mesdemoiselles, dit gravement Mlle Agnès, je vous prierai de remarquer que, si vous savez quelque chose, c’est qu’on vous l’a enseigné. Peut-être cette enfant n’a-t-elle pas été aussi favorisée que vous. »

Yette l’interrompit tout bas ; il lui semblait qu’on adressait là un reproche indirect et très injuste à ses parents.

« Non, dit-elle, c’est moi qui n’ai jamais voulu apprendre.

— Ah ! elle l’avoue, vous entendez ! dit une petite rousse au nez retroussé impertinent.

— Chut ! mademoiselle Raymond ! J’entends qu’elle est sincère et qu’elle ne laisse accuser personne à sa place. C’est une qualité que vous n’avez pas toutes. Allons ! un bon mouvement ! venez en aide à votre compagne au lieu de vous moquer d’elle. Il va être midi. Faites-lui les honneurs du réfectoire. »

Toute la classe se leva, mais personne n’offrit de donner la main à l’étrangère, confuse et dépaysée, personne, sauf une petite fille que Yette n’avait pas aperçue parce qu’elle était à l’extrémité opposée du banc et assidûment courbée sur son pupitre, tandis que ses voisines pensaient à toute autre chose qu’à leur leçon. Les enfants, pris séparément, ne sont pas méchants pour la plupart ; mais, réunis, ils sont trop disposés à prendre le mot d’ordre d’un groupe de meneurs gais et amusants, presque toujours populaires par conséquent, bien que leur turbulence ne soit pas inoffensive. Il en est ainsi dans les pensions de jeunes filles et dans les collèges de garçons ; heureusement le groupe des plus sages et des plus studieux a aussi son autorité qui finit par prévaloir, mais peu à peu, avec le temps, au lieu que la malice des « mauvaises pièces » se fait jour et éclate tout de suite. Les « mauvaises pièces » du pensionnat Aubry étaient la fille d’un riche agent de change, Mlle Raymond, et Mlle Hélène de Clairfeu. Toutes deux devaient à leurs façons délibérées, autant qu’à l’habitude de dire tout ce qui leur passait par la tête, une fausse réputation d’esprit. Un noyau de péronnelles s’étudiait à les imiter. Jusqu’à l’arrivée de Yette, qui allait la remplacer dans ce rôle peu enviable, Héloïse Pichu avait été leur souffre-douleur, à cause de son nom, de sa figure et de ce qu’on appelait son idiotisme. Elle était plus chétive encore que laide ; ses yeux bleu-faïence démesurément écartés, ses cheveux d’un blond fade lui donnaient une mine étrange. Le perpétuel ahurissement qu’on reprochait en outre à la pauvre fille pouvait bien être le résultat d’une maladie cérébrale, qui avait affaibli et engourdi ses facultés au point qu’elle était presque toujours la dernière de la classe. Les incessantes taquineries de ses compagnes augmentaient encore l’embarras de son maintien. En ce moment, néanmoins, la compassion pour des souffrances qu’elle connaissait trop fut plus forte que la timidité de chien battu qui la distinguait d’ordinaire. Elle osa traverser la classe, et, avec un craintif sourire qui, on ne sait comment, rendit à Yette quelque courage, lui prit le bras pour la conduire au réfectoire dont la cloche sonnait.

« Elles font bien la paire ! » dit à Mlle de Clairfeu Mlle Raymond.

Des quolibets accompagnèrent la marche effarée du malheureux couple jusqu’à la salle du réfectoire, située tout au bout d’une sorte de cloître extérieur, donnant sur la cour. Les élèves des classes supérieures avaient déjà répondu à l’appel de la cloche, et Yette se trouva, en entrant, au milieu d’une imposante assemblée de grandes demoiselles, dont plusieurs n’avaient pas moins de seize ou dix-sept ans. Malheureusement, leurs manières, comme on le verra bientôt, n’étaient pas en rapport avec leur âge. Au réfectoire, du reste, aucun mauvais sentiment ne pouvait se faire jour puisqu’il était défendu de parler. Mlle Aubry présidait le repas sans y prendre part ; rien n’échappait à ses yeux de lynx. Tout autour d’elle, des tables couvertes de toile cirée étaient placées symétriquement les unes à côté des autres. Une timbale, un couvert passé dans le rond de serviette, une assiette qu’on ne changeait jamais, marquaient la place de chaque élève. En outre, chaque table était pourvue d’une carafe d’eau et de vin, mélange connu sous le nom d’abondance.

Mlle Agnès se mit à lire tout haut après le benedicite. C’était l’histoire d’un héros de l’antiquité aussi étranger à Yette que les participes eux-mêmes. Elle crut qu’on parlait grec et s’y résigna. Cependant les plats circulaient. Ces plats n’étaient ni meilleurs, ni pires que ceux dont se compose le menu ordinaire des bonnes pensions parisiennes ; mais Yette, habituée aux courts-bouillons et aux sauces épicées, pimentées, qui, dans les pays chauds, sont indispensables pour aiguiser l’appétit, eût trouvé fade le meilleur dîner. Le bœuf à la mode de Mlle Aubry lui inspira un dégoût insurmontable. Elle toucha du bout des dents une carotte, puis elle y renonça. La directrice s’en aperçut.

« Mademoiselle de Lorme, dit-elle sans quitter sa place, aucune règle ne vous oblige à prendre du plat que vous n’aimez pas, mais, une fois servie, on doit manger sans rien laisser sur son assiette.

— N’ayez pas peur, dit à voix basse Héloïse Pichu, assise à côté de Yette, je suis là ; passez-moi tout ce que vous voudrez. »

Et le bœuf à la mode disparut aussitôt, grâce à l’obligeante gloutonnerie d’Héloïse, qui rendit à Yette les plus fidèles services jusqu’au jour où, grâce à un régime régulier et à un climat vivifiant, elle eut faim pour son propre compte.

Le dîner terminé, car ce repas de midi s’appelait un dîner, l’essaim des pensionnaires s’envola dans le jardin, enclos assez vaste, dont toutes les allées aboutissaient à une sorte de butte que couronnait un belvédère et qu’on appelait le labyrinthe. Ce labyrinthe était entouré d’une barrière toujours fermée. Mlle Aubry s’en réservait l’accès, et on la soupçonnait d’être présente même aux récréations, de surveiller les ébats des pensionnaires du haut de sa tour. Cette pensée inspirait une crainte, salutaire qui cependant ne suffisait pas toujours à empêcher beaucoup de sottises.

Yette, en sortant de table, fut entourée par ses compagnes, et les plus grandes lui firent subir un véritable interrogatoire fort indiscret, sur son pays, sur sa famille. Les réponses naïves de la pauvre petite étaient aussitôt tournées en ridicule.

« Voulez-vous bien, mademoiselle, nous indiquer le calendrier nègre où vous avez, déniché votre nom d’Éliette ?

— Parbleu, c’est le féminin du grand saint Éloi ! » s’écria Mlle Raymond.

Et toutes d’entonner en chœur le refrain du Roi Dagobert.

« Que fait monsieur votre papa ?

— Il est sucrier, » répondit Yette avec un certain orgueil, car à la Martinique les habitants sucriers forment une sorte d’aristocratie au-dessus des simples vivriers, qui cultivent un peu de tout.

Ces demoiselles se pâmèrent.

« Sucrier ! joli métier ! que fait ce mot-là au féminin ? Comment appelle-t-on votre maman ?

— Mon père est plus beau et meilleur que ne peut l’être aucun de vos papas ! dit Yette qui commençait à trembler de colère, et je vous défends de parler de maman, entendez-vous !

— Comment ! vous défendez ! vous défendez !… Vous !… »

Mlle de Clairfeu vint regarder Yette sous le nez de son air le plus impertinent, mais presque aussitôt il lui sembla qu’un serpent l’enlaçait, l’étouffait ; et elle alla tomber meurtrie sur le maigre gazon qui représentait la pelouse.

Yette, malgré la petitesse de ses mains et les attaches extraordinairement fines de tous ses membres, était d’une souplesse, d’une vigueur remarquables. Plusieurs pensionnaires tombèrent sur elle à la fois sous prétexte de venger leur compagne. Les plus raisonnables se tenaient à l’écart de la bagarre. Yette se défendait, aidée de la seule Héloïse qui, bientôt accablée par le nombre, dut battre en retraite.

« Cette petite diablesse mord ! cria soudain Mlle Raymond.

— Pourvu qu’elle ne soit pas enragée ! »

Avec des cris et des rires le troupeau s’éparpilla de tous côtés.

Yette, le visage égratigné, la robe en loques, alla s’asseoir dans un coin avec Héloïse.

« Sont-elles toujours comme cela ? demanda-t-elle en versant quelques larmes de rage, plus encore que de douleur.

— Non, dit Héloïse, c’est parce que vous êtes nouvelle. On éprouve les nouvelles. Cela passera. Moi, cependant, on me tourmente encore, bien que je sois ici depuis deux ans.

— Pourquoi ?

— Parce que je suis laide et stupide, à ce qu’on dit, » répliqua la pauvre Héloïse en rougissant.

Yette l’embrassa par un de ces mouvements spontanés qui la rendaient soudain très aimable.

« Je vous trouve jolie, dit-elle, car vous êtes bonne ! »

Jamais Héloïse n’oublia le plaisir que lui avait causé ce compliment, le premier qu’elle eût reçu, et elle voua en retour à Yette une affection qui ne se démentit plus.

« Si nous jouions ensemble ? dit-elle.

— À quoi jouerions-nous ? répondit Yette ; pour bien jouer, il faut pouvoir courir partout, et nous sommes enfermées entre quatre grands murs.

— N’avez-vous pas une poupée ? dit Héloïse. J’en avais une aussi, mais elle n’a plus de tête, Laure Raymond l’a cassée. Je serais contente de connaître la vôtre.

— Cette vilaine Aubry l’a prise et cachée sans doute.

— Cette vilaine Aubry ! N’appelez pas vilaine Mlle Hortense. Vous nous feriez renvoyer.

— Chasser d’ici ? J’en serais ravie.

— Mes parents en auraient du chagrin ! dit Héloïse, qui, à défaut d’autre intelligence, avait du moins celle du cœur. C’est une chose honteuse que de se faire renvoyer. Attendez ! je vais aller demander votre poupée. »

Elle revint, l’instant d’après, portant une splendide négresse dans ses bras. Lorsqu’elle revit Nana, — c’était le nom de sa poupée, — Yette fut saisie d’une émotion violente.

« Elle est toute pareille à ma pauvre da ! dit-elle à Héloïse. Voyez-vous, ma da est de la même couleur et habillée de la même façon. Oh ! ma pauvre da ! comme elle doit avoir du chagrin ! Je suis sûre qu’elle tourne autour de ces murs affreux, qu’elle demande à entrer, mais on ne veut pas, on la repousse… »

Yette devinait juste. Sa nouvelle amie lui essuya les yeux, et elles se mirent à jouer ; mais déjà l’accoutrement étrange de la poupée avait frappé les pensionnaires. Quelques-unes accoururent de nouveau, demandant à l’examiner de près ; sur le refus hautain de Yette, Hélène de Clairfeu prit brusquement Nana et l’emporta en courant. Cette malice fut généralement désapprouvée ; une des grandes chercha même à l’empêcher, mais Mlle de Clairfeu avait de bonnes jambes.

« Elle va la mettre en morceaux ! Elle lui arrache les bras ! Elle la traîne par terre ! Voilà Nana qui perd son madras, criait Yette au désespoir. Je vais le dire à Mlle Aubry !

— On ne dérange pas Mlle Aubry pour si peu de chose, dit Héloïse. D’ailleurs, c’est mal de rapporter.

— Et Mlle Agnès qui est là-bas, qui a l’air de regarder de notre côté, pourquoi ne pas l’appeler à mon secours ?

— Elle viendra d’elle-même si tu te conduis bien. Attends ! »

Mlle Agnès, quoiqu’elle feignît de lire en se promenant de long en large, voyait tout en effet, et avait adressé déjà de sévères réprimandes aux bourreaux de Yette.

« Attends ! répéta Héloïse frappée d’une inspiration soudaine. Je vais te faire rendre ta poupée. Il paraît que tu as apporté beaucoup de confitures avec toi ?…

— Un grand panier tout plein !

— Eh bien ! je cours annoncer à ces demoiselles que tu promets de les régaler à la récréation de quatre heures, si elles veulent bien te rapporter Nana.

— Et me demander pardon, » ajouta Yette, acceptant d’un signe de tête.

Héloïse était décidément moins stupide qu’on ne le croyait. Elle avait su deviner le côté faible du camp ennemi, et en même temps elle s’assurait une part des fameuses marmelades, au mérite desquelles elle était loin d’être indifférente.

Yette obtint aussitôt non seulement sa poupée, mais encore les excuses demandées. Nana avait bien le nez un peu plus écrasé qu’auparavant, les broderies de sa chemise étaient souillées de boue, son collier de courbaril s’était rompu, et toutes ses articulations restaient légèrement disloquées, mais Yette ne l’en aima pas moins. Il lui semblait qu’elles avaient souffert ensemble.

Dans l’après-midi, plusieurs des meneuses furent punies sur la dénonciation de Mlle Agnès. Yette demanda généreusement que la punition n’allât pas jusqu’à les exclure de la distribution des confitures, et s’attira ainsi sans calcul leur tardive bienveillance. Elle présida elle-même à l’ouverture du panier descendu dans la cour avec l’autorisation de Mlle Aubry. Ce jour-là le goûter ne fut pas de pain sec, et les cris de « Vive la créole ! » succédèrent à un régal dont le pensionnat garda longtemps le souvenir. Néanmoins, dans la courte récréation qui suivit, une nouvelle bataille s’engagea entre Yette, Laure Raymond et Hélène de Clairfeu. Mlle Agnès vint les séparer.

« Encore ? dit-elle. Il faudra renoncer à vous servir si lestement de vos poings, mademoiselle Éliette. Vous êtes un garçon manqué.

— Cette fois, répondit Yette d’un air maussade, je ne me suis pas battue pour mon compte, mais à cause de vous.

— De moi ?

— Oui ; ces demoiselles imitaient votre manière de marcher clopin-clopant. Je leur ai défendu de le faire, et, comme elles ne supportent pas qu’on leur défende rien, elles m’ont donné deux soufflets, voilà ! »

Une rougeur légère, un fugitif sourire passèrent sur le visage de la sous-maîtresse. Personne encore parmi ces petites ingrates, qu’elle soignait et instruisait de son mieux, n’avait peut-être pris son parti avec autant de vivacité.

« Ma chère enfant, balbutia-t-elle, je vous remercie de votre affection ; mais, à l’avenir, laissez-les dire et, ne vous battez plus ni pour moi, ni pour aucun autre motif.

— Mon affection ! interrompit Yette. Croyez-vous donc que je vous aime ? Ma foi non ! Je n’aime ni vous, ni Mlle Aubry, ni personne ici… excepte toi, dit-elle en se tournant vers Héloïse Pichu, et la singularité de son choix fit rire tout le monde ; mais se moquer d’une maladie, d’un malheur, c’est affreux, c’est lâche, maman me l’a toujours dit, et je les aurais battues tout de même si elles s’étaient moquées d’un chien boiteux ! »

Mlle Agnès ne se chagrina pas d’être assimilée à un chien boiteux. Au contraire, elle sourit de nouveau, presque gaiement.