Wyandotté/Chapitre XVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 199-211).


CHAPITRE XVI.


Craintive, elle se penche sur la toile, lit en tremblant l’histoire que tu y as tracée ; puis elle explique le texte en souriant et pleurant tour à tour.
Fawcett.


Maud ne savait pas dissimuler, c’est à peine si elle avait pu cacher les impulsions de son cœur. Nous n’allons donc pas raconter une scène dans laquelle une miniature longtemps chérie mais cachée, va révéler à deux amants l’état de leurs cœurs respectifs ; cette scène est d’un caractère tout différent. Il est vrai que Maud avait tâché de faire de mémoire quelques esquisses du visage de Bob mais c’était à la connaissance de toute la famille ; et son caractère de sœur le lui permettait sans exciter les suppositions. Son père, sa mère et Beulah avaient tous prononcé que ses succès dépassaient leurs espérances ; mais Maud avait jeté de côté les portraits à moitié finis, mécontente de son propre travail. De même que les artistes dont la fertile imagination rêve des sujets impossibles à rendre, de même Maud trouvait que son crayon n’avait jamais, selon elle, assez bien retracé les traits que sa mémoire lui représentait si fidèlement. En un mot, la jeune fille en commença mille dont la ressemblance ne lui parut pas parfaite. Cependant ses efforts n’avaient pas été tenus secrets et une demi-douzaine d’esquisses étaient encore dans le carton qu’elle ouvrit aux yeux de l’original.

Jamais le major n’avait trouvé Maud plus belle qu’à ce moment. Le plaisir donnait plus d’éclat à son teint, et il y avait sur sa physionomie un tel mélange de franchise, d’affection fraternelle et de réserve féminine, que le jeune homme la trouva charmante. La lumière de la lampe, quoique faible, suffisait pour trahir les sourires de Maud, ses rougeurs, et chaque émotion qui se peignait sur son gracieux visage.

— Maintenant, Bob, dit-elle en ouvrant le carton avec simplicité et confiance, vous savez assez que je ne suis pas un de ces vieux maîtres dont vous m’avez si souvent parlé, mais votre propre élève, et si vous trouvez plus de défauts que vous ne vous y attendiez, vous aurez la bonté de vous souvenir que le maître a déserté ses paisibles occupations pour courir à la guerre. — Voilà d’abord votre caricature qui vous regarde.

— Cela me paraît ressemblant. Vous l’avez donc faite de mémoire, ma chère Maud ?

— Et comment l’aurais-je faite autrement ? Jamais nous n’avons pu vous décider à nous envoyer même une miniature. Vous avez eu tort, Bob car ma mère désire actuellement posséder votre portrait : c’est ce qui m’a portée à faire cette entreprise.

— Et pourquoi aucun de ces portraits n’est-il fini ? En voilà six ou huit commencés, tous plus ou moins ressemblants, et aucun n’est plus qu’à moitié fait. Pourquoi ai-je été traité si cavalièrement, miss Maud ?

Les belles couleurs de l’artiste devinrent plus vives, mais ce fut avec un sourire à la fois doux et railleur qu’elle répondit :

— Caprice de jeune fille, je suppose. Ils ne me plaisent ni les uns ni les autres. Pour être sincère, cependant, je crois que c’est à peine s’il y en a un qui vous ressemble tout à fait.

— Quel défaut trouvez-vous à celui-ci ?

— Il manque d’expression.

— Et cet autre, qui est encore mieux ? Vous pourrez l’achever pendant que je suis ici, je vous donnerai quelques séances.

— Ma mère elle-même ne l’aime pas ; on y voit trop le major d’infanterie. M. Woods dit que c’est une peinture martiale.

— Est-ce qu’un soldat ne doit pas ressembler à un soldat ? Il me semble que c’est là un point capital.

— Ce n’est pas ce que ma mère ou Beulah, ou mon père, ou même chacun de nous demande il est trop plein de Bunker-Hill. Vos amis désirent vous voir comme vous leur paraissez à eux, et non pas comme vous paraissez à vos ennemis.

— Sur ma parole, Maud, vous avez fait de grands progrès. Voilà une vue du Rocher, en voilà une du moulin, de la chute d’eau, et tout cela parfaitement fait. Qu’est ceci ? Avez-vous entrepris de faire votre propre portrait ? Le miroir doit avoir été secrètement consulté, ma belle coquette, pour vous rendre capable de faire cela.

Le rouge monta d’abord au visage de Maud, quand son compagnon fit allusion à la miniature inachevée qu’il tenait à la main ; ensuite ses traits devinrent blancs comme de l’ivoire. Confuse, respirant à peine, elle resta immobile et les yeux baissés, tandis que Robert regardait tour à tour le visage de la jeune fille et la miniature, et faisait ses observations et ses comparaisons. Enfin elle s’aventura à lever timidement vers lui des regards suppliants, comme pour lui demander de passer à quelque autre chose. Mais cette jolie esquisse occupait tellement l’attention du jeune homme, qu’il ne comprit pas l’expression muette de Maud, ou ne voulut pas se rendre à ses souhaits.

— C’est vous-même, Maud s’écria-t-il, quoique dans un étrange habillement. Pourquoi avoir gâté une chose aussi belle par cette mascarade ?

— Ce n’est pas moi ; c’est une copie d’une miniature que je possède.

— Une miniature que vous possédez ! De qui tenez-vous une aussi charmante miniature, et pourquoi ne l’ai-je pas vue ?

Un faible sourire illumina la physionomie de Maud, et les couleurs revinrent à ses joues. Elle étendit sa main vers l’esquisse, et la regarda fixement jusqu’à ce que les larmes vinrent à s’échapper de ses yeux.

— Maud, très-chère Maud, ai-je dit quelque chose qui vous ait affligée ? Je ne comprends pas tout cela ; mais j’avoue qu’il y a des secrets auquel je puis ne pas avoir la prétention d’être admis.

— Non, Bob, ce serait y attacher une trop grande importance ; après tout, un peu plus tôt, un peu plus tard, il faudra bien en parler ouvertement parmi nous. C’est une copie d’un portrait en miniature de ma mère.

— De ma mère, Maud ? vous n’y pensez pas. Il n’y a là ni ses traits, ni son expression ni la couleur de ses yeux. C’est le portrait d’une plus belle femme, quoique ma mère soit belle aussi ; mais ceci c’est une beauté parfaite.

— Je veux parler de ma mère, de Maud Yeardley, la femme de mon père, le major Meredith.

Cette parole fut dite avec une fermeté qui surprit notre héroïne elle-même, quand elle vint à penser à tout ce qui s’était passé, quant à son compagnon, il sentit le sang lui monter au cœur.

— C’est étrange ! s’écria Willoughby après une courte pause. — Et ma mère… notre mère, vous a donné ce portrait et vous a dit qui il représente. Je n’aurais pas cru qu’elle pût avoir ce courage.

— Ce n’est pas elle qui me l’a donné. Vous savez, Bob, que je suis majeure maintenant, et mon père m’a remis depuis un mois quelques papiers ; ils contenaient un acte de mariage et d’autres choses de cette espèce qui montrent que je suis maîtresse d’une fortune dont je ne saurais que faire si je ne la destinais pas au cher petit Evert. Avec les papiers étaient d’autres objets que votre père n’a jamais regardés, je suppose ; c’est parmi ces choses qu’était cette belle miniature.

En disant ces Mots, Maud tira la miniature de son sein et la plaça dans les mains de Robert. Quand cet acte si simple fut accompli, son esprit sembla soulagé, et elle attendit avec un intérêt naturel les réflexions de Robert.

— C’est donc là votre propre mère ! dit le jeune homme après avoir étudié la miniature avec une physionomie pensive. C’est bien elle, c’est bien vous.

— C’est bien elle, Bob ? Comment pouvez-vous le savoir ? Je suppose que c’est ma mère, parce que ce portrait me ressemble, et parce qu’il ne serait pas facile de dire quelle autre ce pourrait être ; mais vous ne pouvez le savoir.

— Vous vous trompez, Maud ; je me souviens bien de votre père et de votre mère ; il ne peut en être autrement, car ils m’aimaient beaucoup. Rappelez-vous que j’ai vingt-huit ans maintenant, et j’avais sept ans quand vous êtes née. Pourquoi me fut-il dès lors recommandé de ne jamais parler de tout cela en votre présence ?

— Jamais ! peut-être n’était-ce pas un sujet que je dusse entendre, si cela se rattachait à mes parents.

— Oui, ce dut être la raison qui empêchait que les commencements de votre vie vous fussent racontés.

— Sûrement, sûrement, mais je suis assez âgée maintenant pour entendre cela. Ne me cachez rien, Bob.

— Si je le voulais, je ne le pourrais pas maintenant ; il est trop tard, Maud. Vous savez comment le major Meredith mourut ?

— Il tomba sur le champ de bataille, du moins je l’ai toujours supposé, répondit la jeune fille d’une voix étouffée et avec un accent de doute, car personne ne m’a jamais parlé directement, même de ce fait-là.

— J’étais près de lui lorsqu’il mourut. Les Français et les sauvages nous attaquaient, et nos deux pères s’étaient élancés pour les repasser ; j’étais un enfant impatient, même à cet âge si tendre, de voir un combat et, j’étais à leur côté. Votre père tomba un des premiers, mais Joyce et notre père écartèrent les Indiens de son corps et le sauvèrent de la mutilation. Votre mère fut enterrée dans le même tombeau, et alors vous fûtes l’élue ici où vous êtes toujours restée depuis.

Les larmes de Maud coulaient abondamment, et cependant ce n’était pas tant de chagrin que par un sentiment de tendresse dont elle pouvait à peine se rendre compte. Robert comprit ses émotions, et s’aperçut qu’il pouvait poursuivre.

— J’étais assez âgé pour me souvenir très-bien de vos parents ; j’étais leur favori, je crois. Je me souviens de votre naissance, Maud, et on me laissait vous porter dans mes bras, que vous aviez à peine une semaine.

— Alors vous avez su dès le commencement qu’on me donnait un nom qui n’était pas le mien ?

— J’ai su que vous étiez la fille de Lewelleh Meredith, certainement, et non réellement pas celle de Hugh Willoughby.

— Bob ! s’écria Maud, tandis que son cœur battait avec violence et qu’un flot de sentiments surgissaient en elle. La crainte de découvrir son secret, qui venait se mêler à ses émotions involontaires, la priva pour le moment de l’usage de ses sens.

Il n’est pas facile de dire ce qui aurait suivi cette explication, si un cri parti de la pelouse n’était venu avertir le major que sa présence était nécessaire, en bas. Après avoir rassuré Maud par quelques mots, il éteignit la lampe, dont la lumière aurait pu exposer la jeune fille à être atteinte d’un coup de fusil puis il se dirigea vers les escaliers, et fut à son poste en une minute. Ce n’était pas trop tôt, l’alarme était générale, et l’on s’attendait à un assaut instantané.

La situation de Robert Willoughby offrait peu d’intérêt à un soldat. Ignorant ce qui se passait sur le devant, il ne voyait derrière aucun ennemi, et il était condamné à l’inaction quand par son expérience, son âge et son titre de fils de maître de la place, il aurait dû être en face de l’ennemi. Il est probable qu’il aurait oublié la promesse de se tenir enfermé, si Maud n’avait pas paru dans la bibliothèque et ne l’avait supplié de rester caché jusqu’à ce qu’il eût acquis la certitude que sa présence était nécessaire de l’autre côté.

À cet instant, tout autre sentiment que celui du danger fut oublié. Willoughby avait assez de considération pour Maud pour insister auprès d’elle afin qu’elle rejoignît sa mère et Beulah dans la partie de la maison où l’absence des fenêtres extérieures rendait la sécurité complète tant que l’ennemi serait tenu en dehors des palissades. En cela il fut écouté, mais après avoir promis à plusieurs reprises d’être prudent en ne s’exposant à aucune fenêtre, et particulièrement de ne se laisser reconnaître que lorsque cela deviendrait indispensable.

Le major se sentit soulagé quand Maud l’eut quitté ; il ne craignit plus pour elle, et il écouta de toutes ses oreilles pour entendre le bruit de l’assaut qu’il supposait être sur le devant. À sa surprise, cependant, les décharges d’armes à feu ne se succédaient pas ; et même les cris, les ordres et les appels de point en point qui suivent d’ordinaire une alarme dans une garnison irrégulière, avaient entièrement cessé, et il en vint à supposer que la commotion avait été produite par une fausse alarme. Les briseuses en particulier, dont les vociférations s’étaient fort bien fait entendre pendant les premières minutes, étaient muettes maintenant, et les exclamations des femmes et des enfants avaient cessé.

Le major Willoughby était trop bon soldat pour abandonner son poste sans ordres, quoiqu’il regrettât amèrement la facilité avec laquelle il avait accepté un commandements peu important. Cependant, il négligea assez ses instructions pour se placer devant une fenêtre, afin de voir ce qui se passait, car il faisait maintenant grand jour, quoique le soleil n’eût pas encore paru. Cette imprudence ne lui apprit cependant rien, et alors il lui vint à l’esprit qu’en qualité de commandant d’un détachement séparé, il avait parfaitement le droit d’employer quelques-uns de ses subordonnés immédiats pour les envoyer à la découverte. Le choix d’un agent était assez limité, il est vrai, ne reposant qu’entre Mike et les Plines ; après un moment de réflexion, il se décida à choisir le premier.

Mike, relevé de sa faction, fut remplacé par le plus jeune Pline, et il se rendit dans la bibliothèque. Là il reçut les ordres rapides mais clairs du major, et sut ce qu’il avait à faire ; il fut poussé plutôt que conduit hors de la chambre, tant son supérieur était pressé d’apprendre tes nouvelles. Trois ou quatre minutes pouvaient s’être écoulées quand une salve irrégulière de mousqueterie se fit entendre sur le devant ; une autre décharge y répondit, dont le son paraissait étouffé et éloigné. Un seul coup de fusil partit de la garnison une minute plus tard, et alors Mike s’élança dans la bibliothèque, les yeux dilatés par une sorte de joie farouche, et traînant plutôt que portant son fusil.

— Les nouvelles ! s’écria le major aussitôt qu’il eut aperçu le messager. Que signifient ces décharges ?

— Hé bien, il n’y a qu’une bonne manière, c’est de se servir de poudre et de balles, et c’est plus sérieux que l’ouvrage du Shillelah. Si les misérables n’ont pas dirigé sur la Hutte un feu de peloton comme le sergent Joyce appelle ça, je ne m’appelle pas Michel O’Hearn.

— Mais la salve de mousqueterie est d’abord partie de la Hutte. Pourquoi mon père a-t-il ordonné à ses gens de faire la première décharge ?

— Mais il n’a pas donné cet ordre. Och ! il fronça le sourcil quand il entendit les fusillades, et M. Woods ne prêcha jamais mieux à ce moment que le sergent. Et quand on pense que ces misérables répondent à un feu qui n’avait pas été ordonné, et qu’ils tirent sur la maison comme sur une forêt inhabitée, tandis qu’elle est remplie d’un peuple raisonnable. Och ! n’est-ce pas agir en vagabonds ?

— Si vous ne voulez pas me faire devenir fou, Mike, dites-moi clairement ce qui s’est passé, que je puisse vous comprendre.

— Est-ce que c’est compréhensible ? Ah ! Votre Honneur, si vous pouviez comprendre maître Strides, vous seriez un sage homme. Il dit être un fils des puritains, ils ont produit là un pauvre homme. Les ordres avaient été donnés aussi nettement que possible. Vous ne ferez pas feu, avait dit le sergent Joyce, avant que l’ennemi ait commencé l’attaque. Les sauvages, après s’en être allés, étaient revenus sur les rochers, dont ils avaient pris possession hier dans l’après-midi, et sûrement c’est assez l’usage de déjeuner où l’on a soupé.

— Vous voulez dire que les sauvages ont reparu sur les rochers, et que les hommes de Strides ont fait feu sans recevoir d’ordre. Est-ce cela ?

— C’est justement cela, major, et j’aurais voulu que vous pussiez entendre le sergent réprimander Joël et ses puritains à cause de ce désordre. Il n’est pas de la famille des puritains, le sergent, mais c’est un grand homme quand il parle.

— Et les sauvages répondirent à ce premier feu, ce qui m’explique la décharge éloignée que j’ai entendue.

— On voit bien, major, que vous êtes le fils de votre père, nourri comme lui dans l’armée. – Oui, les sauvages en renvoyèrent autant qu’ils en avaient reçu.

— Et le seul coup qui suivit, qui l’a fait partir ?

Mike répondit par une grimace significative qui dénotait une satisfaction toute personnelle ; cependant le major lui dit de mieux s’expliquer.

— C’est moi major, et c’était un coup de fusil aussi bien tiré que tous ceux que vous avez jamais entendus au service du roi. Je n’ai pas voulu que Joël eût quelque avantage sur moi. Non, non, je tirai mon coup par-dessus les fortifications, et c’était bien visé.

— Ainsi, pour avoir enfreint les ordres vous n’avez pas de meilleure raison à donner si ce n’est que Joël les avait enfreints le premier ?

— Joël a enfreint les ordres, vous avez vu. La chose une fois faite, il était difficile de se contenir et de ne pas faire feu aussi.

De question en question, Robert Willoughby reconnut qu’il ne pourrait jamais savoir clairement de Mike comment les choses s’étaient passées. Les simples faits étaient qu’à l’approche du jour les Indiens avaient repris possession de leur bivouac de la veille, et s’étaient mis à faire des préparatifs pour leur déjeuner, quand Joël, le meunier et quelques autres, dans un paroxysme de valeur, avaient dirigé sur eux une salve de mousqueterie ; la distance rendait l’attaque inutile. On y avait répondu de l’autre côté, et le tout s’était terminé par le coup de fusil de l’Irlandais. Comme il faisait alors trop jour pour appréhender une surprise, Robert crut peu dangereux d’envoyer un des Plines vers son père pour en obtenir une entrevue. Quelques minutes après, le capitaine parut accompagné de M. Woods.

— Les mêmes Indiens ont reparu et semblent disposés à occuper Leur ancienne position près du moulin, dit Willoughby en réponse aux questions de son fils. Il est difficile de dire quelles sont les vues de ces gens-là ; il y a des moments où il me semble voir plus ou moins de blancs parmi eux. – J’ai fait part de cette idée à Stride, chapelain, et il a paru croire à la justesse de la remarque.

— Joël est à peu près une énigme pour moi, capitaine Willoughby, répondit le chapelain ; il saisit, quelquefois une idée aussi vite qu’un chat jette sa griffe sur une souris, puis il s’en amuse comme le chat qui n’a pas assez d’appétit pour manger sa proie.

— Och ! c’est un précieux puritain grommela Mike du coin où il était.

— Si les blancs sont parmi les sauvages, pourquoi ne se feraient-ils pas connaître ? demanda Robert Willoughby. On connaît généralement votre caractère, et il faut que nous sachions ce qu’ils viennent faire ici.

— Je vais faire venir Strides pour savoir décidément quelle est son opinion, répondit le capitaine après un moment de réflexion. Vous vous retirerez, Bob. Cependant vous pourriez laisser votre porte un peu entr’ouverte, de sorte que vous entendrez la conversation et me dispenserez de vous la répéter.

Comme Robert tenait à entendre ce que l’inspecteur pouvait avoir à dire sur le présent état des choses, il se retira dans sa chambre et laissa la porte entr’ouverte. Mais comme toutes les mauvaises natures, Joël Strides ne soupçonnait jamais qu’on pût être plus adroit que lui et son esprit était sans défiance. Connaissant ses mauvaises intentions personnelles, il ne songeait pas à se mettre en garde contre les machinations des autres. Si le capitaine Willoughby n’avait pas été l’un de ceux qui sont lents à voir le mal, il aurait pu découvrir quelque chose de faux dans la physionomie de Joël, au premier regard que celui-ci jeta autour de lui en entrant dans la bibliothèque.

Joël s’était continuellement occupé de la rencontre qu’il avait faite la nuit précédente ; il s’était livré à toutes tes recherches possibles, et il était parfaitement assuré que quelque mystère reposait sur l’inconnu qu’il avait rencontré en compagnie de son maître. Pour avouer la vérité, Joël ne soupçonnait pas que le major Willoughby se fût aventuré à ce point dans l’antre du lion, mais il s’imaginait que les circonstances offraient une belle occasion pour faire perdre au capitaine la faveur publique, et pour la gagner un peu lui-même à son tour. Il n’était pas fâché toutefois d’être appelé à cette conférence, espérant que cela ouvrirait la voie à ses découvertes.

— Asseyez-vous, Strides, dit le capitaine Willoughby en lui indiquant une chaise éloignée de la porte ouverte de la chambre de Robert, asseyez-vous ; j’ai voulu vous consulter sur l’état des choses du côté du moulin. Pour moi, il me semble qu’il y a plus de Faces Pâles que de Peaux-Rouges, parmi nos visiteurs.

— Ce n’est pas impossible, capitaine : le peuple s’est mis à se peindre et à imiter les Indiens depuis que la hache a été déterrée contre les îles Britanniques.

— Mais pourquoi les blancs prendraient-ils ce déguisement pour venir vers notre Rocher ? Je ne me connais pas un ennemi sur la terre qui puisse vouloir faire du tort à moi ou aux miens.

Hélas ! le pauvre capitaine ! Pour qu’un homme de soixante ans eût encore à apprendre qu’avec de la droiture, de la générosité, de la fortune, car ceux qui entouraient le capitaine lui croyaient de la fortune ; pour qu’un tel homme pût croire qu’avec tout cela on était sans ennemis, il fallait donc conclure que l’esprit de ténèbres n’avait plus d’empire sur les hommes. Joël savait mieux à quoi s’en tenir là-dessus quoiqu’il ne vît aucune nécessité de faire part de ses appréciations à celui qui y était principalement intéressé.

— On aurait pu supposer que le capitaine était populaire, si quelque homme est populaire dans ces temps-ci, répondit l’inspecteur.

— Puis-je demander pourquoi le capitaine suppose que ces Indiens ne sont pas des Indiens ? Ils me font l’effet, à moi, d’être des sauvages, quoique je ne connaisse pas très-bien les usages des Peaux-Rouges.

— Ils agissent trop ouvertement, et cependant d’une manière trop incertaine, pour des guerriers des tribus. Je pense qu’un sauvage se serait déjà montré en ami ou en ennemi.

Joël sembla frappé de cette idée, et l’expression de sa physionomie qui, lorsqu’il entra, était rusée et soupçonneuse, devint tout à coup réfléchie.

— Le capitaine a-t-il remarqué quelque autre particularité qui le confirme dans cette idée ? demanda-t-il.

— Leur manière de camper, leur exposition imprudente, sont tout à fait opposées aux habitudes des Indiens.

— Le messager qu’ils ont envoyé à travers la prairie, hier, me semble être un Mohawk ?

— En effet, c’était une vraie Peau-Rouge, on ne peut le mettre en doute ; mais il ne pouvait parler ni comprendre l’anglais : nous parlâmes en bas-hollandais. Notre dialogue fut court ; car, dans la crainte d’une trahison, je le terminai le plus tôt possible.

— Oui, la trahison est une cruelle chose, dit le consciencieux Joël ; on ne peut trop se mettre en garde contre la trahison. Le capitaine a-t-il réellement l’intention de défendre la maison ? doit-on s’attendre incessamment à une sérieuse attaque ?

— Si je la défendrai ! voilà une question extraordinaire, monsieur Strides. Pourquoi aurais-je fait bâtir la maison de cette manière, si je n’avais pas eu cette intention ? pourquoi l’aurais-je fait palissader ? pourquoi y aurais-je amené mes gens, établi une garnison enfin ?

— Je supposais que tout cela pouvait avoir été fait pour prévenir une surprise, mais non pas dans l’espoir de soutenir un siège. Je serais fâché de voir nos femmes et nos enfants sous ce toit si l’ennemi dirigeait contre nous le fer et le feu.

— Et moi, je serais fâché de les voir en tout autre endroit. Mais nous perdons notre temps. Mon intention, en vous envoyant chercher, Joël, était de vous demander votre opinion sur le vrai caractère de nos visiteurs. Avez-vous quelque opinion ou quelque information à me donner sur ce point ?

Joël appuya son coude sur son genou et son menton dans sa main, et sembla réfléchir. — Si l’on pouvait trouver quelqu’un qui veuille s’aventurer à sortir avec un drapeau, dit-il enfin, vous pourriez tout savoir en quelques minutes.

— Et qui pourrais-je envoyer ? j’irais de grand cœur moi-même, mais ce ne serait guère excusable dans ma situation.

— Si des gens comme moi pouvaient être utiles à Votre Honneur, dit Mike avec promptitude, il n’est pas nécessaire de dire que vous pouvez vous servir de moi comme de votre propriété.

— Je ne pensais guère que Mike allait se présenter, dit Joël avec un sourire forcé ; il sait à peine distinguer un Indien d’un blanc ; quand il verrait leurs peintures, il se trouverait dans une terrible confusion.

— Si vous pensez que je puisse prendre des blancs pour des sauvages, vous vous trompez sur mon compte, monsieur Strides. Que le capitaine dise un mot, et j’irai tout de suite au moulin.

— Je n’en attendais pas moins de vous, Mike, dit le capitaine avec douceur ; mais je ne voudrais pas vous faire courir de pareils risques, je puis en trouver un autre.

— On dirait que le capitaine a quelqu’un en vue, dit Joël en regardant son maître d’un œil perçant. Peut-être est-ce le même homme qui est sorti avec lui la nuit dernière ; on peut se fier à lui je suppose. Vous ayez pensé juste ; c’est l’homme qui était dehors la nuit dernière, en même temps que j’y étais aussi, et son nom est Joël Strides.

— Le capitaine veut plaisanter ; il faudrait être au moins deux pour aller trouver ces sauvages. J’ai assez vu cet homme pour reconnaître qu’on peut se fier à lui, et s’il veut y aller, j’irai.

— Accordé, dit Robert Willoughby en entrant tout à coup dans la bibliothèque. Je vous prends au mot, monsieur Strides ; vous et moi nous courrons ces dangers, afin de dissiper l’inquiétude de la famille.

Le capitaine fut étonné de cette apparition, quoiqu’il ne sût s’il devait en être mécontent ou s’en réjouir. Quant à Mike, sa physionomie exprimait un grand désappointement, car il s’était imaginé que Joël ne pourrait jamais savoir ce qu’il désirait. Strides lui-même jeta un regard curieux sur l’étranger, le reconnut aussitôt, et sut assez bien se commander à lui-même pour cacher sa découverte. La présence du major, cependant, l’empêcha de faire d’autres objections à l’expédition proposée ; si c’étaient des Américains, lui il n’avait rien à craindre ; dans le cas contraire, un officier du roi ne pouvait pas manquer d’être une protection suffisante.

— Ce gentilhomme m’est tout à fait étranger, reprit Joël hypocritement ; mais comme le capitaine a confiance en lui, je dois être tranquille sur son compte. Je suis prêt à partir aussitôt que cela vous sera agréable.

— C’est bien, capitaine Willoughby s’empressa de dire le major afin de prévenir les objections de son père ; partons, le plus tôt sera le meilleur. Je suis prêt, et je pense que ce digne homme, que vous appelez Strides, a autant de bonne volonté que moi.

Joël fit un signe d’assentiment, et le capitaine, voyant qu’il n’y avait plus moyen de reculer, fut obligé de céder. Il prit le major à part dans la chambre à coucher, l’entretint pendant un instant, puis il revint vers Joël.

— Votre compagnon a ses instructions, dit-il au moment où ils sortaient ensemble de la bibliothèque, et vous suivrez ses avis. Montrez le drapeau blanc aussitôt que vous aurez franchi la porte ; si ce sont de vrais guerriers, ils le respecteront.

Robert Willoughby était pressé de terminer cette affaire et redoutait trop les reproches de Maud, pour différer. Il avait traversé la cour, et il était à la seconde porte avant que la garnison eut remarqué sa présence. C’est alors que le cœur du père se troubla, mais son orgueil militaire l’empêcha de revenir sur ce qui était décidé. Il pensa d’ailleurs qu’il était trop tard, et après avoir pressé la main du jeune homme, il le laissa sortir de la cour. Joël le suivit d’un pas ferme en apparence, quoiqu’il ne fût pas sans crainte sur les conséquences que l’entreprise pourrait avoir pour lui et pour sa famille.