Wyandotté/Chapitre XIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 175-187).


CHAPITRE XIV.


Il ne pouvait ni dormir ni rester dans sa tente pour y attendre le jour, mais il se promenait sur le sable où reposaient mille soldats.
Le siège de Corinthe


Il était si tard, que presque tous les hommes de la Hutte, les femmes et les enfants, avaient fait leurs arrangements pour la nuit. Le major courait donc peu de risques en s’aventurant au dehors, déguisé comme il l’était, et en ayant soin de ne pas s’approcher des lumières, dont un grand nombre, filtrant à travers les fenêtres de l’aile occidentale du bâtiment, montrait qu’il y avait beaucoup de monde dans ses murs et donnait à la place une apparence de vie et d’animation qui ne lui était pas ordinaire. La cour était aussi éclairée. Les hommes arrangeaient leurs lits de camp avec promptitude pour leur garde de nuit, pendant que les femmes s’occupaient du grand intérêt de leur vie, du soin des enfants.

Le capitaine, le major et le chapelain, chacun portant une carabine, les deux premiers des pistolets, traversèrent rapidement la cour et franchirent la porte. Le battant qui s’ouvrait n’avait pas été barré, le capitaine ayant ordonné aux sentinelles, en cas d’alarme, de se retirer dans la cour, puis d’en fermer les portes.

La nuit était étoilée et froide, ce qui est assez ordinaire dans cette région. Il n’y avait ni lampe, ni chandelle à l’extérieur de la maison ; les meurtrières mêmes, étaient dans l’obscurité ; on ne courait pas grand danger en circulant autour des fortifications. Les sentinelles étaient postées si prés des palissades qu’elles pouvaient prévenir rapproche de l’ennemi sans être découvertes ; le capitaine voulut les éviter pour que son fils ne fût pas reconnu, et tous trois restèrent éloignés dans l’ombre projetée par les côtés de la Hutte.

Le premier objet qui frappa les regards de nos deux soldats fut le rocher, qui s’élevait au-dessus du moulin. Les Indiens avaient allumé leurs feux, non loin desquels ils étaient probablement couchés, car ils avaient apporté des planches du moulin et s’en étaient servis pour se faire un camp. Pourquoi restaient-ils dans cette position, et pourquoi négligeait-on les quinze ou vingt cabanes qui bordaient le côté occidental de la vallée ? Voilà ce qui donnait lieu aux conjectures.

— C’est tout à fait surprenant pour des Indiens, dit le capitaine à voix basse. Jamais je n’avais vu des sauvages se couvrir de cette manière, ni allumer des feux pour indiquer la place qu’ils occupent, comme le font ces gens-là.

— N’est-ce pas pour nous tromper, Monsieur ? répondit le major. Pour moi ce camp, si on peut l’appeler ainsi, me fait l’effet d’être désert.

— Il y a là quelque chose de prémédité dont il faut nous défier.

— C’est irrégulier, Monsieur, pour deux soldats comme nous, de rester dans le doute sur un tel point. Mon orgueil militaire se révolte devant cet état de choses, et, avec votre permission, j’irai au dehors faire une reconnaissance.

— L’orgueil militaire est une bonne chose. Bob, quand il est bien entendu. Mais un bon soldat doit se faire un point d’honneur de ne faire que ce qui est précisément nécessaire. Certaines gens s’imaginent que l’armée gagnerait à maintenir les notions exagérées de l’honneur militaire. J’ai connu des hommes assez aveuglés pour assurer qu’un soldat est obligé de maintenir son honneur aux dépens même de la loi, et cela dans un pays libre où le soldat n’est rien qu’un des appuis de la loi. Quant à nous, nous sommes ici pour défendre cette maison et ceux qu’elle contient, et notre honneur militaire doit plutôt nous engager à le faire efficacement et par de bons moyens qu’à courir le risque de ne pas le faire du tout, pour nous soumettre aux exigences des notions abstraites d’un faux code. Faisons ce qui est raisonnable, mon fils, et ne crois pas que notre honneur doive en souffrir.

Le capitaine Willoughby fit cette observation parce qu’il s’imaginait qu’un défaut du caractère de son fils était de confondre quelquefois la fin avec les moyens. C’est souvent le fait de ceux qui portent les armes. Il était plus facile de réprimander le major que de le convaincre, car, en général, la jeunesse n’aperçoit pas à quel point sont justes les avis de l’âge mûr.

— Mais, dit le fils, les cabanes, les moulins et toute la propriété sont exposés au feu et à d’autres accidents ; ne serait-il pas sage de me laisser faire une petite excursion afin de connaître l’état des choses ?

— Peut-être cela serait bon, Bob, répondit le père après quelques instants de réflexion. Ce serait un grand point de gagné de voir les bâtiments et aussi les chevaux. Les pauvres bêtes doivent souffrir du manque d’eau ; mais la première chose serait de nous assurer si nos sauvages visiteurs sont réellement là et quelles sont leurs dispositions actuelles. Woods, venez avec nous jusqu’à la porte, et faites-nous sortir. Je compte sur vous pour ne rien dire de notre absence, excepté aux deux sentinelles les plus voisines de nous, afin que notre retour ne les inquiète pas.

— N’est-ce pas hasardeux de s’aventurer ainsi hors de la fortification pendant la nuit ? Quelques-uns de nos hommes pourraient tirer sur vous.

— Vous leur direz d’être circonspects et nous le serons aussi de notre côté. Et puis je vais vous indiquer un signal pour nous faire reconnaître.

Cela fait, les deux officiers quittèrent l’endroit où ils se trouvaient dans l’ombre et vinrent jusqu’à la porte. Là, ils firent halte pendant quelques minutes, délibérant sur les moyens de voir sans être vus. Ensuite le chapelain ouvrit la porte, et ils marchèrent de la pelouse vers les rochers avec de grandes précautions. Le capitaine connaissait parfaitement tous les sentiers, les fossés, les ponts et les champs de ses belles possessions. Le sol d’alluvion qui s’étendait autour de lui s’était formé d’âge en âge aux endroits que l’eau avait couverts. Mais comme le débordement de l’eau avait été causé par une digue, après que cette dernière eut été enlevée les prairies étaient exemptes de toute humidité. Cependant il y avait deux ou trois grands fossés pour recueillir l’eau qui descendait des montagnes voisines et celle des sources près de la lisière du bois. Ces fossés étaient traversés par des ponts. La connaissance de tous les détours était actuellement d’une grande utilité, d’abord pour s’avancer vers le camp des Indiens, et en second lieu, s’il fallait battre en retraite, elle devait servir aussi à préserver la vie ou la liberté des deux aventuriers.

Le capitaine ne suivit pas la grande route de la vallée qui conduisait de la Hutte aux moulins ; de là on aurait pu les observer, et il voulait prévenir une sortie hostile contre le camp ; mais il inclina à l’ouest, afin de visiter les cabanes et les granges qui se trouvaient de ce côté. Il fut frappé de l’idée que les envahisseurs avaient peut-être pris tranquillement possession des maisons, ou même volé les chevaux et décampé. Lui et son fils s’avancèrent donc avec la plus grande précaution, s’arrêtant de temps à autre pour examiner les feux qui s’éteignaient peu à peu sur le rocher, et pour jeter derrière eux un regard sur les fortifications. Tout était plongé dans le calme profond qui rend l’aspect d’un établissement dans une forêt si solennel et si imposant, après que les mouvements journaliers ont cessé. L’attention la plus grande n’eût pu saisir un son inaccoutumé. On n’entendait pas même l’aboiement d’un chien ; tous ces animaux ayant suivi leurs maîtres à la Hutte, comme si leur instinct leur eût appris que leur principale affaire était d’empêcher qu’on approchât de cet endroit. Chacune des sentinelles en avait un près d’elle, couché au-dessous des palissades, pour pouvoir leur donner l’alarme. Tous deux avaient traversé la distance comprise entre l’établissement et la forêt, quand le major posa tout à coup la main sur le bras de son père.

— Il y a quelque chose qui remue à notre gauche, lui dit-il tout bas, là, au-dessous de l’enclos.

— Notre vie rurale ne t’est plus familière, Bob, répondit le père, car tu aurais reconnu que c’est une vache. C’est notre vieille vache blanche. Mais la voilà avec nous dans le petit défilé, à la portée de la main. Il n’y a pas de plus doux animal dans l’établissement. Par Jupiter ! cette vache a été traite. Il est certain qu’aucun de nos gens n’a quitté la maison depuis la première alarme. Ce fait nous annonce de mauvais voisins.

Le major ne répondit pas, mais il tâta ses armes pour vérifier si elles étaient en état de lui servir immédiatement. Après quelques instants d’attente, ils continuèrent leur marche avec plus de précaution encore. Pas un mot ne fut proféré ; ils entrèrent dans le verger, puis dans la forêt. Ils arrivèrent bientôt à une cabane, elle était vide. Il n’y avait dans le foyer que des cendres chaudes. C’était l’habitation de celui qui était chargé de soigner les chevaux ; derrière étaient les écuries. Le capitaine Willoughby était un homme prévoyant et bon, et il pensa qu’on pouvait faire entrer ces animaux dans un champ tout près, où il y avait non-seulement un riche pâturage, mais une eau courante et limpide. Le seul danger à craindre était les mouvements brusques des chevaux, qui n’étaient pas accoutumés à rester si longtemps enfermés, et qui devaient être impatients de sortir.

Le major ouvrit la porte du champ, et s’arrêta pour faire prendre aux animaux la direction convenue, tandis que son père entrait dans l’écurie pour les détacher. Le premier sortit avec calme ; c’était un vieux cheval, dont les fatigues du labourage avaient ralenti l’ardeur, et le major le dirigea aisément dans le champ. Celui qui vint ensuite ne fut pas aussi facile à mener ; c’était un poulain qu’on dressait pour le capitaine. Dès qu’il se sentit en liberté il se précipita dans la cour, puis bientôt dans le champ, autour duquel il galopa jusqu’à ce qu’il eût trouvé de l’eau. Les autres imitèrent ce mauvais exemple. Le bruit des sabots qui foulaient un épais gazon retentit cependant assez dans le silence de la nuit pour être entendu de l’autre côté de la vallée. Le capitaine rejoignit son fils.

— Cette bonne action a été faite un peu maladroitement, Bob, dit-il en reprenant sa carabine. Une oreille indienne ne manquera pas d’entendre les piétinements des chevaux.

— Cette circonstance peut nous être utile, Monsieur. Regardons encore les feux, et voyons si ce bruit a mis quelqu’un en mouvement près de là.

Ils regardèrent, mais ne virent rien. Pendant qu’ils étaient là sans mouvement, cachés sous un pommier, ils entendirent un bruit tout près d’eux qui leur parut devoir être causé par des pas. Tous deux s’apprêtèrent, comme des chasseurs qui s’attendent à voir les oiseaux se lever ; le bruit approchait. Enfin ils virent une forme humaine suivre lentement le sentier et s’approcher de l’arbre près duquel ils étaient, comme pour s’y mettre à couvert. Ils la laissèrent s’approcher de plus en plus. Enfin le capitaine, s’écartant tout à coup du tronc derrière lequel il s’était caché, posa la main sur l’épaule de l’étranger, et lui demanda sévèrement, mais à voix basse : Qui va là ?

Le tressaillement, l’exclamation et le tremblement de cet homme, tout dénota l’excès de sa surprise. Il lui fallut même quelque temps pour revenir de son effroi ; alors seulement il put se faire reconnaître par sa réponse.

— Miséricorde ! s’écria Joël Strides, c’est vous, capitaine ? J’ai cru voir un esprit. Qu’est-ce donc qui a pu vous porter à sortir des palissades, Monsieur ?

— Il me semble que c’est une question que je devrais plutôt vous adresser, monsieur Strides. J’avais donné l’ordre de tenir la porte fermée, et même que personne ne quittât la cour, à moins qu’on n’ait des hommes à poster ou qu’on ne soit appelé par une alarme.

— C’est vrai, Monsieur, tout à fait vrai, vrai comme l’Évangile. Mais modérons-nous un peu, capitaine, et parlons plus bas ; car le Seigneur seul connaît ceux qui sont dans notre voisinage. — Qui est avec vous, Monsieur ? N’est-ce pas le révérend M. Woods ?

— Qu’importe ? Celui qui est avec moi y est par mes ordres, tandis que vous, vous êtes ici contre ma volonté. Vous me connaissez assez, Joël, pour comprendre qu’il n’y a que la vérité qui puisse me satisfaire.

— Mon Dieu ! Monsieur, je suis un de ceux qui désirent ne jamais rien dire contre la vérité. Le capitaine m’a connu assez longtemps pour apprécier mon caractère il n’est pas besoin d’en dire davantage là-dessus.

— Hé bien, Monsieur, donnez-moi vos raisons, et cela sans aucune réserve.

— Oui, Monsieur ; le capitaine les connaîtra. Il sait que cette après-midi l’alarme produite par l’arrivée des Indiens nous a fait emporter nos affaires de nos maisons assez précipitamment. Ce fut un terrible moment de désordre. Hé bien, le capitaine sait aussi que nous ne travaillons pas pour lui sans en recevoir de salaire ; j’ai économisé chaque année assez pour avoir maintenant quelques centaines de dollars, et j’ai pensé que l’argent serait en danger si les sauvages commençaient par le pillage, et je suis sorti pour chercher mon argent.

— Si cela est vrai, comme je l’espère, vous devez avoir cet argent sur vous.

Joël étendit son bras et fit toucher au capitaine un mouchoir dans lequel était certainement une bonne quantité de monnaie. Cela fit croire à ses paroles, et leva les soupçons du capitaine. L’inspecteur fut interrogé sur le moyen dont il s’était servi pour franchir la palissade ; il avoua qu’il l’avait simplement escaladée, ce qui n’offrait pas une grande difficulté à l’intérieur. Comme le capitaine connaissait trop bien Joël pour ignorer son amour pour l’argent, il lui pardonna facilement d’avoir désobéi à ses ordres. C’était le seul homme qui ne confiât pas son petit trésor au coffre de fer de la Hutte ; le meunier lui-même avait pleine confiance dans le propriétaire de l’établissement ; mais Joël appréciait trop bien ses propres intentions pour ajouter foi aux intentions des autres.

Pendant tout ce temps le major se tint assez loin pour ne pas être reconnu, quoique deux ou trois fois Joël eût paru vouloir s’assurer qui il était. Maud avait éveillé des soupçons qui s’emparèrent plus aisément des pensées du père et du fils, au moment où les circonstances venaient si mal à propos jeter cet homme à travers leur chemin. Aussi le capitaine désirait-il se débarrasser de son inspecteur le plus tôt possible. Il jugea prudent cependant de l’interroger encore.

— N’avez-vous rien remarqué du côté des Indiens depuis que vous vous êtes éloigné de la fortification, Strides ? Nous n’apercevons pas d’autres traces de leur présence que les feux que voilà, quoique nous pensions que quelques sauvages aient dû passer par ce chemin, car la vache blanche a été traite.

— Je vous avouerai que je crois qu’ils ont quitté la vallée ; Dieu seul sait quand ils reviendront. Quant à la vache, c’est moi qui l’ai traite, car c’est celle que le capitaine a donnée à Phœbé pour sa petite laiterie. J’ai pensé que cela pourrait faire souffrir la pauvre bête d’attendre si longtemps. Le seau est près de là à côté des palissades, et les femmes et les enfants seront contents de le voir demain matin.

Ce trait caractérisait Joël Strides. Il n’avait pas hésité à désobéir aux ordres du capitale et risquer sa vie pour mettre son argent en sûreté mais, puisqu’il sortait, il avait eu la prévoyance d’emporter un seau, afin de pourvoir aux besoins de ceux qui étaient en dedans des palissades, et qui étaient trop accoutumés à ce genre d’aliment pour n’en pas sentir la privation. Si nous ajoutons que, dans cette attention prudente aux besoins de ses compagnons, Joël avait eu en vue le désir de se populariser, et que justement pour cette raison il avait choisi sa propre vache, le lecteur devinera certainement le caractère de l’homme qui est devant lui.

— En ce cas, répondit le capitaine, me voilà déjà rassuré en découvrant que les sauvages n’ont pas trait cette vache. Reprenez le seau et rentrez, Joël. Aussitôt que le jour paraîtra je vous recommande de ramener les vaches en dedans de la fortification et de les faire toutes traire ; elles paissent justement près des palissades, et viendront promptement à votre appel. — Allez, mais ne dites pas que vous m’avez rencontré en compagnie de…

— De qui parle le capitaine ? demanda Joël avec curiosité, remarquant que l’autre s’était arrêté.

— Ne dites pas que vous nous avez rencontrés, voilà tout. Il est très-important que mes mouvements soient tenus secrets.

Le capitaine et son fils continuèrent alors leur route, avec l’intention de passer devant les cabanes, qui bordaient cette partie de la vallée, et suivirent un sentier qui devait les conduire à la grande route allant de la Hutte au moulin. Le capitaine marchait devant, tandis que son fils se tenait en arrière à une distance de deux ou trois pas. Tous deux s’avançaient lentement et avec précaution, portant au bras leurs carabines, toutes prêtes à leur servir s’il était nécessaire. Ils avaient parcouru de la sorte une petite distance, quand Robert sentit qu’on lui touchait le coude et vit le visage de Joël à quelques pouces du sien ; car l’inspecteur essayait de le reconnaître sous son chapeau à larges bords. Cette action fut si soudaine et si inattendue qu’il fallut au major tout son sang-froid pour ne pas se laisser découvrir.

— Est-ce vous, Daniel ? c’est ainsi que s’appelait le meunier. Qu’est-ce qui a donc pu porter le capitaine à faire cette sortie, quand la vallée est pleine d’Indiens ? dit tout bas Joël en prolongeant ses paroles, afin d’avoir le temps de se convaincre de la justesse de ses conjectures. Racontez-moi donc cela.

— Vous allez me mettre dans l’embarras vis-à-vis du capitaine, répondit le major en s’écartant un peu de son déplaisant voisin, et parlant aussi à voix basse. Le capitaine aime aller à la découverte, et vous savez qu’on ne peut pas le contredire. Laissez-nous donc, et n’oubliez pas le lait.

Comme le major s’éloignait et semblait déterminé à ne pas se faire connaître de l’inspecteur, il fallut que ce dernier en demeurât là ; tenant à paraître respectueux et soumis, il ne voulait pas enfreindre les ordres du capitaine. Jamais cependant Joël Strides n’avait laissé un homme glisser de ses doigts avec autant de répugnance. Il avait bien vu que le compagnon du capitaine n’était pas le meunier, mais le déguisement était trop complet pour qu’il eût pu se guider sur la taille de l’inconnu. À cette époque on distinguait les différentes classes de la société par le costume que chacune portait habituellement, et, accoutumé à voir le major Willoughby dans l’uniforme qui appartenait à sa profession, il ne l’aurait jamais découvert ainsi déguisé, surtout ne connaissant ni ne soupçonnant sa visite. Cette fois, son habileté se trouvait complétement en défaut ; certain que ce n’était pas son ami Daniel, il était incapable de dire qui c’était.

Dans cette incertitude, Joël, pour le moment, oublia les sauvages et les dangers qu’il courait dans leur voisinage. Il se rendit, comme poussé par une mécanique, à l’endroit où il avait laissé le seau, et se dirigea ensuite lentement vers la Hutte réfléchissant à chaque pas sur ce qu’il venait de voir. Lui et le meunier avaient des communications secrètes avec certains agents des révolutionnaires, en sorte que malgré leur position isolée, ils connaissaient des faits que leur maître ignorait complètement. Il est vrai que c’étaient des agents d’une classe inférieure qui s’attachent à toutes les grandes entreprises politiques dans le but unique d’y trouver leur propre bénéfice ; cependant, comme ils étaient actifs, adroits et hardis, et qu’ils avaient l’adresse de se rendre utiles, ils passaient dans la foule pour des patriotes et pouvaient donner à leurs pareils d’utiles informations.

C’était à l’aide de semblables moyens que Joël connaissait l’importante mesure de la déclaration d’indépendance, qui était restée un secret pour le capitaine Willoughby. Dans l’attente d’une confiscation, plusieurs de ces hommes avaient déjà choisi la portion de terre qui devait être la récompense de leur patriotisme. On a dit que les ministres anglais précipitèrent la révolution américaine dans l’intention de partager entre leurs favoris les états qui allaient dépendre de la couronne. On peut concevoir des doutes raisonnables sur des motifs aussi odieux. D’un autre côté, cependant, il est certain que la postérité conservera avec les noms justement illustres que les événements de 1776 ont donnés à l’histoire, ceux de quelques individus qui n’ont agi que par les motifs les plus intéressés, et qui se sont enrichis avec les biens confisqués à leurs parents ou à leurs amis. Joël Strides était d’une trop basse classe pour arriver à faire enrôler son nom sur la liste des héros ; ce n’était pas un ambitieux d’une telle distinction ; il n’aspirait cependant à rien moins qu’à devenir propriétaire de la Hutte. Dans un état ordinaire de la société une vue aussi haute dans un homme de cette condition semblerait déraisonnable, mais Joël était né de gens qui mesurent rarement leurs prétentions sur leur mérite, et qui s’imaginent que marcher hardiment surtout dans le chemin de l’argent est le premier et le plus important degré de réussite. Cette doctrine est fausse dans des milliers de cas. Joël ne voyait pas d’autre obstacle que la loi qui s’opposât à ce qu’il devînt le seigneur de l’établissement aussi bien que le capitaine Willoughby, et la loi pouvant subir des changements favorables à ses desseins, il avait prudemment résolu de ne s’inquiéter d’aucune autre considération. La pensée de ce que deviendraient mistress Willoughby et ses filles le touchait peu ; elles avaient déjà possédé les avantages de leur situation assez longtemps pour donner à Phœbé et à la femme du meunier la prétention morale de leur succéder.

L’apparition d’un étranger en compagnie du capitaine Willoughby ne pouvait donc pas manquer de faire naître des conjectures dans l’esprit d’un homme qui chaque jour et à toute heure s’occupait de tous ces changements importants. Qui cela peut-il être ? pensait Joël tout en suivant lentement le sentier, et posant une jambe après l’autre, comme si un plomb était attaché à ses pieds. Ce n’est pas Daniel, ni personne de la Hutte. L’autorité du capitaine est grandement raffermie depuis le mariage de sa fille avec le colonel Beekman, c’est certain. Le colonel ne laisserait pas sortir cette nouvelle propriété de la famille sans faire des efforts pour l’empêcher. Mais s’il était tué, c’est un danger qu’on court à la guerre et cela peut arriver à lui comme à d’autres. Daniel trouve que le colonel paraît devoir vivre peu. Hé bien, demain je saurai probablement le nom du compagnon du capitaine, et alors je pourrai faire mes calculs avec plus de certitude.

Ce n’est là qu’un léger aperçu de ce qui se passait dans l’esprit de Joël tandis qu’il s’avançait, mais qui servira cependant à faire pénétrer le lecteur dans le secret des sentiments de l’inspecteur, ce qui est nécessaire pour la suite de notre histoire. Au moment où Joël s’approcha de la palissade, son esprit était tellement absorbé par ses pensées qu’il oublia le danger dans lequel il se trouvait ; les chiens aboyèrent, et il fut salué par un coup de fusil. Aussitôt Joël revint à lui, appela pour qu’on vînt lui ouvrir, et probablement sauva ainsi sa vie. Le bruit du coup de fusil produisit une alerte. Pendant que l’inspecteur chancelait à la porte, les gens du capitaine arrivèrent de la cour tout armés, et s’attendant à un assaut. Au milieu de cette scène de confusion le chapelain, non moins étonné de cet événement inattendu fit entrer l’inspecteur. Il est inutile de dire que les questions l’assaillirent de tous côtés. Joël répondit simplement qu’il avait été traire une vache par l’ordre du capitaine, et qu’il avait oublié de convenir d’un signal pour faire connaître son retour. Il s’aventura à nommer son maître parce qu’il savait qu’il n’était pas là pour le contredire, et M. Woods, craignant que ses deux amis n’eussent été vus, renvoya aussitôt tout le monde, retenant seulement l’inspecteur à la porte pour avoir avec lui seul une minute d’entretien. Avant de se retirer avec les autres, le meunier demanda le seau pour donner du lait à ses enfants ; mais quand il l’eut reçu, il s’aperçut qu’il était vide. La balle avait passé à travers, et le contenu s’était échappé.

— N’avez-vous rien vu, Strides ? demanda le chapelain dès qu’il n’y eut plus personne.

— Mon Dieu ! monsieur Woods, j’ai rencontré le capitaine. Je fus aussi étonné de le voir que je viens de l’être tout à l’heure en entendant le coup de fusil, car je ne m’attendais pas plus à cela qu’à vous voir monter au ciel dans cet habillement, comme Élie de vieille mémoire. Il y avait le capitaine, et… et

Ici Joël espérait que le chapelain ajouterait le nom qu’il désirait entendre.

— Mais n’avez-vous pas vu de sauvages ? Je savais que le capitaine était sorti, et vous ferez bien de n’en rien dire, de peur que cela n’arrive aux oreilles de mistress Willoughby et ne lui cause de l’inquiétude. Vous ne savez rien des sauvages ?

— Rien du tout. Ils sont en repos s’ils ne sont pas partis actuellement. Qui m’avez-vous dit qui était avec le capitaine ?

— Je n’en ai pas parlé. Je m’informe des Indiens qui, comme vous le savez, se tiennent parfaitement enfermés. Hé bien, Joël, allez vers votre femme qui doit être inquiète de vous, et soyez prudent.

Ainsi congédié, l’inspecteur n’osa pas hésiter, il entra dans la cour, où tout était encore en mouvement.

Quant aux deux aventuriers, ils poursuivirent leur route en silence. Ils entendirent le coup de fusil et saisirent quelques sons de l’alarme qui le suivit mais en devinant aussitôt la cause, ils ne s’en troublèrent pas : la tranquillité qui succéda leur montra bien qu’ils ne s’étaient pas trompés. En ce moment, ils étaient à cent pas des feux. Le major avait remarqué qu’aucun être vivant n’avait bougé auprès d’eux au bruit du coup de fusil. Aussi se persuada-t-il que la place était déserte, et il le dit tout bas à son père.

— Avec d’autres ennemis que les Indiens, répondit ce dernier, tu pourrais penser assez juste, mais avec ces coquins on n’est jamais sûr de rien. Il faut que nous avancions avec la précaution la plus grande.

Ils s’approchèrent des feux, qui étaient presque éteints ; aussi n’était-il pas difficile de regarder dans le camp sans être aperçu. Tout était désert. Le major gravit alors le roc avec la plus grande assurance ; car naturellement brave et accoutumé à se commander à lui-même quand l’occasion le demandait, il établissait de justes distinctions entre le danger réel et l’alarme inutile, et c’est là la plus vraie de toutes les preuves du courage.

Le capitaine, sentant sa responsabilité de mari et de père, parut un peu plus prudent, mais le succès lui donna aussitôt plus de confiance, et le rocher fut complètement exploré. Ils descendirent jusqu’au moulin, et ils y entrèrent, ainsi que dans les cavernes voisines ; ils ne trouvèrent personne, et reconnurent qu’aucun dégât n’avait été fait. Ils visitèrent ensuite plusieurs autres points suspects ; enfin le capitaine en vint à conclure que les Indiens s’étaient retirés pour la nuit au moins sinon complétement. Faisant un circuit, cependant, ils se rendirent dans la chapelle et dans une ou deux habitations de ce côté de la vallée, puis ils dirigèrent leurs pas vers la Hutte.

Quand ils furent près de la fortification, le capitaine appela avec force et frappa dans ses mains. À ce signal, les portes furent ouvertes, et ils se trouvèrent en face de leur ami le chapelain. Après avoir échangé quelques mots, ils entrèrent dans la cour et se séparèrent, chacun prenant la direction de sa chambre. Le major, fatigué d’une longue marche, fut aussitôt plongé dans un sommeil de soldat mais il s’écouta quelques heures avant que son père, plus réfléchi et encore inquiet, trouvât le repos dont il avait tant besoin.