Wyandotté/Chapitre XII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 151-163).


CHAPITRE XII.


Du haut de la montagne de Hodden les Écossais contemplent l’armée anglaise. Ils laissent dans les bois de Barmore leur poste du soir, et surveillant attentivement leurs ennemis, pendant qu’ils traversent le Till.
Scott


En ce moment, presque toutes les femmes de la colonie sortirent rapidement de la cour et se répandirent de tous côtés en dedans de la palissade. Mistress Willoughhy et Beulah étaient en avant ; le capitaine avait aussi quitté la porte ; les hommes qui allaient soulever le dernier battant suspendirent leur ouvrage. Il était tout à fait évident que quelque cause d’inquiétude s’était élevée soudainement parmi eux. Cependant les colons ne touchèrent pas aux faisceaux d’armes, et les Indiens ne firent aucune nouvelle démonstration. Le major regardait attentivement à travers la lunette.

— Qu’est-ce donc, cher Bob ? demanda Maud inquiète. Je vois ma mère ; elle semble alarmée.

— Savait-elle que vous quittiez la maison, quand vous êtes sortie pour vous promener ?

— Je ne crois pas ; elle était avec Beulah auprès du petit Evert, et mon père était aux champs. Je suis partie sans parler à personne, et je n’ai rencontré personne en entrant dans la forêt.

— Alors, c’est qu’on s’aperçoit que vous n’êtes pas là ; oui, c’est cela. Il n’est pas étonnant qu’on s’en alarme. Bon Dieu ! que doivent-ils éprouver dans un moment comme celui-ci ?

— Tirez un coup de carabine, Bob, afin d’attirer leurs regards dans cette direction. Je vais faire signe avec mon mouchoir, peut-être que nous serons aperçus. J’ai déjà fait à Beulah de semblables signaux.

— Non il faut que nous restions cachés et que nous surveillions leurs mouvements, afin de pouvoir les aider quand il en sera temps. Il est pénible d’être ainsi en suspens, mais ce désagrément doit être soumis à la nécessité de mettre en sûreté quelqu’un qui nous est si précieux à tous.

Malgré la terrible position dans laquelle s’était placée Maud, elle se sentit flattée de ces paroles. Le langage de l’affection, venant de Robert Willoughby, lui était cher dans tous les temps, et encore plus en ce moment, quand leur vie était suspendue, pour ainsi dire, à un cheveu.

— Vous avez raison, répondit-elie en lui donnant la main avec son ancien abandon, nous nous trahirions et nous serions perdus. Mais que signifie ce mouvement dans la Hutte ?

En effet, il y avait un mouvement en dehors de la palissade. L’absence de Maud était maintenant certaine, et il est inutile de dire quelle sensation produisait cette découverte. Personne ne pensait plus au second battant de la porte ; on avait examiné toutes les parties de la maison pour retrouver la jeune fille. Cependant la dernière remarque de notre héroïne était produite par certains indices qui montraient qu’on avait l’intention de descendre par une des fenêtres du parloir. Cette pièce, si l’on s’en souvient, donnait sur le petit rocher au-dessus d’un ruisseau qui en baignait la base. Ce rocher avait à peu près quarante pieds de hauteur, et quoiqu’il fût presque impossible de l’escalader, il était facile à un homme hardi de le descendre en s’aidant d’une corde. Cet endroit se trouvait complétement caché à une partie de ceux qui étaient restés sur le rocher près du moulin, à une distance d’un demi-mille des portes de la palissade. Ce fait facilitait grandement la sortie, et une fois dans le lit du ruisseau, qui était bordé de buissons, on pouvait suivre ses détours et gagner le pont sans être vu. Le major mit sa lunette au niveau des fenêtres et reconnut immédiatement la vérité de ce que nous venons de dire.

— Ils se préparent probablement à vous envoyer chercher, Maud, dit-il. C’est faisable, pourvu que les sauvages restent encore un peu comme ils sont placés. Je suis surpris qu’ils n’aient pas envoyé quelques-uns des leurs derrière la Hutte, dont les fenêtres sont moins bien disposées pour tirer ; la forêt aurait offert un abri aux assaillants. Sur le devant, les palissades sont trop basses. C’est, je suppose, ce qui les fait rester à distance.

— Il n’est pas probable qu’ils connaissent la vallée. À l’exception de Nick, nous n’avons été visités que par un petit nombre d’Indiens et très-rarement. Ceux que nous avons vus étaient paisibles et faisaient partie de tribus amies ; il n’y avait pas un guerrier parmi eux ; Nick est le seul qui puisse être ainsi désigné.

— Est-il possible qu’il dirige ce parti ? Je ne me suis jamais confié à lui qu’à demi ; cependant c’est un trop vieil ami de la famille pour qu’il puisse se rendre coupable d’un tel acte de bassesse.

— Mon père dit que c’est un coquin, mais je ne pense pas qu’il ait de lui une aussi mauvaise opinion. D’ailleurs il connaît la vallée, et il aurait conduit les Indiens derrière la maison, si la place est favorable pour l’attaque, comme vous le dites. Ces misérables sont venus par les routes ordinaires qui vont rejoindre la rivière en bas des moulins.

— C’est vrai. J’ai perdu mon chemin à quelques milles d’ici ; il est facile de s’égarer sur la route de l’est, que je n’ai parcourue qu’avec Nick et que je croyais être la plus sûre. Heureusement, je reconnus la crête de cette montagne à sa forme, sans quoi je n’aurais pu me retrouver. Aussitôt que je suis arrivé au sentier des Vaches, j’ai vu qu’elle me conduirait aux granges et aux hangars. Regardez, voici un homme qui descend par la fenêtre.

— Oh ! Bob j’espère que ce n’est pas mon père ; il est trop vieux, il courrait trop de risques en quittant la maison.

— Je pourrai vous le dire quand il aura touché la terre. Je ne me trompe pas, c’est l’Irlandais O’Hearn.

— Honnête Mike ! il est toujours en avant, quoiqu’il ne sache guère que piocher. N’y en a-t-il pas un autre qui le suit ?

— Oui, il a aussi touché le sol. On pourrait se dispenser d’en agir ainsi, Maud, si l’on savait que vous êtes gardée par un homme qui mourrait avec joie pour empêcher le malheur de vous atteindre.

— Ils n’y songent pas, Bob, répondit Maud tout bas. Personne de la vallée ne peut avoir l’idée que vous êtes en ce moment plus près de nous que de l’armée royale, mais ils n’en font pas descendre un troisième ; je suis contente qu’ils n’affaiblissent pas davantage leurs forces.

— Ils ont certainement raison. Les hommes ont chargé leurs carabines, et se préparent maintenant à agir c’est Joël Strides qui est avec Mike.

— J’en suis fâchée. C’est un homme que j’aime peu, Bob, et je ne voudrais pas qu’il sût que vous êtes ici.

Ceci fut dit rapidement et avec une émotion qui surprit le major ; il demanda vivement à Maud quelles étaient ses raisons pour penser ainsi. Elle lui avoua qu’elle les savait à peine elle-même ; qu’elle haïssait Joël parce qu’elle pensait qu’il avait de mauvais principes, et que Mike lui avait confié certaines choses qui pouvaient éveiller la méfiance.

— Mike parle en hiéroglyphes, dit le major, riant malgré la triste situation où il se trouvait ainsi que sa compagne, et l’on ne peut jamais être sûr de ce qu’il veut dire. Joël est depuis plusieurs années avec mon père, et il me paraît jouir de sa confiance.

— Il se rend utile, et il est très-circonspect dans tout ce qu’il dit à la Hutte ; pourtant je désire qu’il ignore votre présence.

— Ce serait difficile, Maud. J’irais sans crainte dans la vallée si je ne vous avais rencontrée accidentellement ici, persuadée que mon père n’a auprès de lui personne qui soit capable de trahir son fils.

— Ne vous fiez pas à Joël Strides. Je répondrais de Mike sur ma vie, mais je serais vraiment désolée que Joël Strides sût que vous êtes au milieu de nous ; il vaudrait mieux peut-être que la plupart des ouvriers ignorassent aussi ce secret. Regardez, les deux hommes ont quitté le pied du rocher.

C’était vrai, et Robert Willoughby suivait leurs mouvements avec sa lunette. Comme on s’y attendait, ils descendirent dans le lit du ruisseau, marchant à gué le long des rives, protégés par les broussailles ; bientôt on ne les vit plus, même de la hauteur qu’occupaient Robert et Maud. Il était évident qu’ils avaient l’intention d’atteindre ainsi la forêt pour commencer la recherche de la jeune fille égarée. Peu d’instants s’écoulèrent, et Robert et Maud aperçurent les deux aventuriers quittant le courant et s’enfonçant dans la forêt. Le major et sa compagne délibérèrent. Dans les circonstances ordinaires, le plus court parti eût été peut-être de descendre et d’aller à la rencontre des messagers, quoique d’ailleurs ils dussent découvrir bientôt une des retraites habituelles de la jeune fille. Mais Maud se déclara si vivement contre cette résolution, et d’une manière si flatteuse pour le jeune homme, qu’il ne sut pas comment s’opposer à ce qu’elle désirait. Elle le supplia de ne pas se confier légèrement à Joël Strides, d’attendre qu’il n’y eût pas d’autre alternative ; car jusqu’à ce que les véritables intentions des Indiens qui occupaient la vallée fussent connues, la confidence serait prématurée. Rien n’était plus facile que se cacher jusqu’à la nuit ; alors il pourrait s’approcher de la Hutte et y être admis sans que sa présence fût connue de personne que de ceux auxquels la famille pouvait se fier. Le major insista sur l’impossibilité de quitter Maud jusqu’à ce qu’elle fût rejointe par les deux hommes envoyés à sa recherche, et alors il serait trop tard, puisqu’il aurait été vu. Quoiqu’il pût ne pas être reconnu immédiatement sous le costume qu’il portait, la présence d’un étranger exciterait les soupçons et nécessiterait une explication. À ceci Maud répondit que les endroits qu’elle fréquentait habituellement dans les bois étaient bien connus, surtout de Michel, qui travaillait souvent dans leur voisinage. C’était d’abord une petite chute d’eau située à cent verges de la rivière, et pour laquelle on avait fait un chemin ; là un cabinet de verdure, un siège et une table avaient été arrangés pour travailler, pour lire ou pour prendre des rafraîchissements. Cet endroit devait ses embellisements aux hommes ; mais il y avait à quoique distance un profond ravin que Maud visitait à cause de sa sauvage beauté, et où elle allait plus souvent peut-être qu’à une autre place, Michel y mènerait certainement son compagnon. On pouvait s’attendre ensuite à les voir arriver près de Maud et Robert comme au dernier endroit dans lequel on pût retrouver la jeune fille. Il faudrait à peu près une heure pour visiter les deux premières retraites de Maud et les bois environnants, et pendant ces recherches, non-seulement le soleil serait couché, mais le crépuscule même disparaîtrait. Jusqu’à ce moment le major devait rester près d’elle, et lorsqu’il entendrait les pas des messagers, il se retirerait derrière une projection du rocher, et ensuite se dirigerait vers l’habitation.

Ce plan était trop sage pour être rejeté, et Robert y trouvant une heure de conversation non interrompue avec Maud, l’adopta comme offrant plus de sûreté que les autres. Ceux qui étaient près des moulins restant parfaitement tranquilles, il était inutile de changer de position, ce qu’il aurait fallu faire dans tout autre cas. Loin de montrer des intentions hostiles, les Indiens n’avaient pas touché une seule cabane, et la fumée de l’incendie qu’on s’attendait à voir s’élever des moulins et des habitations de la vallée, ne se montrait pas le moins du monde. S’ils devaient se livrer à des actes de cruauté et assiéger les colons, ils attendaient au moins que la nuit vînt les couvrir de son obscurité.

C’est toujours un grand soulagement pour l’esprit, dans les moments d’épreuve, d’avoir pris une décision. Telle était la position de Maud et du major. Il s’assit auprès d’elle et commença à causer avec plus de calme qu’il ne l’avait fait jusque-là. Plusieurs questions furent faites sur l’état de la famille, sur son père, sur sa mère, sur Beulah et sur son enfant qui était encore un étranger pour le jeune soldat.

— Ressemble-t-il à son rebelle de père ? demanda l’officier royal en souriant péniblement, ou a-t-il un peu de la physionomie des Willoughby ? Beekman est un bel Hollandais, mais cependant je préférerais que l’enfant ressemblât à la vieille race anglaise.

— Ce charmant enfant ressemble à son père et à sa mère, mais plutôt au premier, à la grande joie de Beulah. Papa dit que c’est un vrai Hollandais, quoique ni maman, ni moi, nous ne voulions l’admettre. Le colonel Beekman est un très-digne homme, Bob, un mari affectionné et attentif. Beulah, sans la guerre, ne pourrait être plus heureuse.

— Alors je lui pardonne à moitié sa trahison ; pour le reste je l’abandonne au hasard. Maintenant je suis oncle, mon cœur commence à s’attendrir un peu pour ce petit rebelle. Et vous, Maud, comment se comportent vos sentiments de tante ? Mais les femmes ont le cœur tendre, elles adoreraient un rat.

Maud sourit, mais elle ne répondit pas. Quoique l’enfant de Beulah lui fût presque aussi cher que s’il eût été le sien, elle se rappelait qu’elle n’était pas sa vraie tante, et quoiqu’elle ne sût pas pourquoi, en cette compagnie et dans ce grave moment, cette embarrassante pensée lui fit monter le sang aux joues. Le major ne s’aperçut probablement pas de ce changement de contenance, puisque après une courte pause, il continua naturellement sa conversation.

— L’enfant se nomme Evert, n’est-ce pas, tante Maud ? demanda-t-il en appuyant sur ce mot tante.

Maud aurait désiré que cette parole ne fût pas prononcée, et pourtant Robert Willoughby n’avait pu vouloir lui faire de la peine. Tante Maud était le nom que la famille lui donnait depuis la naissance de l’enfant. En s’en souvenant, Maud sourit.

— C’est ainsi que Beulah m’appelle depuis six mois, dit-elle, c’est-à-dire depuis qu’Evert est né. Je suis devenue une tante le jour qu’il est devenu un neveu, et notre chère et bonne Beulah ne m’a pas, je crois, appelée une seule fois sa sœur depuis ce temps.

— Ces petites créatures introduisent de nouveaux liens dans les familles, répondit le major pensivement. Ils prennent la place des générations précédentes, ils nous enlèvent le rang que nous devons avoir dans les affections, et finissent par nous supplanter. Beulah m’aimera seulement comme l’oncle de son fils. Je ne voudrais pourtant pas être vaincu par l’enfant d’un Hollandais, un enfant qui à peine est né.

— Vous, Bob ! s’écria Maud, vous êtes son véritable oncle, et Beulah ne peut jamais se souvenir de vous et vous aimer que comme son propre frère.

La voix de Maud baissa tout à coup, comme si elle eût craint d’en avoir trop dit. Le major la regarda attentivement, mais il ne parla pas ; elle ne s’aperçut de rien, ses yeux étaient modestement baissés vers la terre. Un long silence s’ensuivit, et la conversation revint à ce qui se passait dans la vallée.

Le soleil était couché et les ombres du soir commençaient à empêcher de distinguer les objets. Pourtant on pouvait encore voir que l’inquiétude régnait au dedans et au dehors de la Hutte, sans doute à cause de l’absence de notre héroïne. En effet, cette inquiétude était si grande, qu’on ne s’occupait plus du battant de la porte qu’on laissait devant l’ouverture qu’il devait fermer, étayé par des pièces de charpente, mais non placé sur ses gonds. Le major pensa qu’on avait pris des mesures pour que les habitants pussent passer et repasser par le côté suspendu et se défendre quand tout serait clos.

— Chut, murmura Maud, dont les facultés étaient excitées par le danger de son compagnon, j’entends la voix de Michel ; ils approchent. Le sentiment du danger ne peut réprimer l’éloquence du pauvre O’Hearn. Les idées semblent monter à sa langue en même temps qu’à sa pensée, le hasard décide de celles qui paraissent les premières.

— C’est vrai, ma chère. Comme vous semblez le désirer vivement, je vais me retirer ; mais comptez sur ma présence près de vous, si vous pouvez en avoir besoin.

— Vous n’oublierez pas de venir au bas des fenêtres, Bob, dit Maud avec inquiétude mais rapidement, car les pas des deux hommes se rapprochaient, celle par laquelle ils sont descendus.

Le major se pencha et embrassa une joue que la peur avait glacée, mais que cette action fit devenir brûlante comme le feu. Il disparut derrière l’éminence du rocher qu’il avait lui-même indiquée. Maud se composa un maintien en attendant ceux qui approchaient.

— Le diable me brûle et tous les Indiens d’Amérique avec moi, dit Mike en gravissant le rocher par un chemin qui coupait court. Je pense que nous trouverons la jeune dame ici, ou alors nous ne la trouverons pas de la nuit. C’est un maudit pays, monsieur Strides, que celui où une jeune femme, aussi belle que miss Maud, peut être perdue dans les bois comme une bête égarée qui irait manger dans les pâturages du voisin.

— Vous parlez trop haut, Mike, et vous dites des bêtises par dessus le marché, répondit le prudent Joël.

— Oh ! je ne crois pas que vous réussiriez aujourd’hui à me donner encore une rame et un bateau contre mes inclinations, comme vous l’avez fait dans le vieux temps. Je vous connais trop bien pour être pris deux fois dans la même trappe. C’est de miss Maud que j’ai besoin, c’est miss Maud que je veux trouver, ou… que Dieu bénisse sa charmante figure et son caractère et tout ce qui lui appartient. N’est-ce pas un joli bouleversement : les sauvages au moulin, les maîtresses dans les larmes, le maître inquiet et chacun de nous dans l’embarras. Regardez ! elle est sur ce siège que j’ai mis là pour elle de mes propres mains ; elle se montre, bien ce qu’elle est, la reine des bois et les délices de nos yeux.

Maud était trop accoutumée aux rapsodies de l’homme du comté de Leitrim pour faire attention à cette préface ; mais résolue d’agir avec discrétion, elle se leva pour aller à sa rencontre.

— Est-il possible que vous me cherchiez ? dit-elle ; qu’est-il arrivé ? Je rentre habituellement à cette heure.

— À cette heure ! ne parlez pas de l’heure, quand dans un quart d’heure il peut être trop tard, répondit sentencieusement Mike. Votre mère est mécontente que vous soyez dans le bois la nuit, et votre vieux père est plus inquiet qu’il ne veut le confesser. Longue vie à l’église dans laquelle la confession est reconnue pour être nécessaire et convenable, selon l’Évangile de saint Luc. Ne vous effrayez pas, miss Maud prenez ce que j’ai dit comme si vous n’en croyiez pas un mot. Mais le diable me brûle s’il n’y a pas assez d’Indiens sur le rocher du moulin, pour scalper une province entière et un comte avec, si on leur en donnait le temps.

— Je vous comprends, Michel, mais je ne suis pas le moins du monde alarmée, répondit Maud avec un air de résolution qui aurait charmé le capitaine. J’ai vu quelque chose de ce qui s’est passé là-bas, et je crois qu’avec du calme et de la raison, nous échapperons au danger. Dites-moi seulement si tout va bien dans la Hutte ? Comment se trouvent ma chère mère et ma sœur ?

— La maîtresse ! och ! elle est courageuse comme un paon, seulement elle est abattue à cause de vous. Pour miss Beuly, où trouver sa pareille à moins que ce ne soit sur ce morceau de rocher ? Il faut voir le capitaine s’occupant de tout comme le commandant en chef de six ou huit régiments, ordonnant aux uns d’aller par ici, aux autres d’aller par là. Par saint Patrick, jeune dame, j’espère que ces vagabonds arriveront aussitôt que vous serez de l’autre côté des broussailles, afin de donner au vieux gentleman l’occasion de jouer au soldat contre eux. S’ils gravissaient les palissades, j’ai le meilleur shilletah que des yeux mortels ait jamais vu. Il briserait une tête et même un casque. Mais ils ne portent pas de casque, cependant nous verrons.

— Je vous remercie, Mike, pour le courage que vous montrez et pour l’intérêt que vous prenez à notre bonheur. N’est-il pas trop tôt pour nous aventurer dans la plaine, Joël ? Je me fie à vous comme à un guide.

— Allons, Mike doit être averti de ne pas tant parler, ou tout au moins de parler moins haut. Quelquefois on pourrait l’entendre à douze verges de distance.

— Averti ! s’écria Mike avec chaleur ; et, ne m’avez-vous pas averti vingt fois déjà par vos paroles insinuantes. À quoi sert de redire une chose quand un homme a des oreilles ? Ce sont les gens comme vous qui aiment à parler.

— C’est bien, Mike ; à ma considération vous garderez le silence, j’espère, dit Maud. Souvenez-vous que je ne suis pas en état de me battre, et que la première chose est d’arriver en sûreté à la maison. Plus tôt nous atteindrons la montagne, et mieux cela vaudra.

— Prenez ce chemin, Joël, et je vous suivrai. Michel ira derrière vous et je formerai l’arrière-garde. Il vaudra mieux pour tous garder un silence de mort jusqu’à ce qu’il soit nécessaire de parler.

Cet arrangement fait, ils partirent, Maud restant un peu en arrière afin que le major pût se guider en la suivant dans les ténèbres de la forêt et ne pas se tromper de route. En quelques minutes ils arrivèrent au niveau de la plaine. Là, Joël, au lieu d’entrer dans les champs, se dirigea vers les bois en suivant toujours un des sentiers. Son intention était de traverser le ruisseau à couvert ; un endroit favorable se trouvait à une courte distance du point ou les eaux sortaient de la forêt ; arrivé là, Joël suivit tranquillement son chemin, s’arrêtant de temps en temps pour écouter si aucun mouvement d’importance ne se manifestait dans la plaine. Les yeux de Maud se dirigeaient fréquemment en arrière, car elle craignait que Robert Willoughby ne s’égarât à cause de son peu de connaissance des mille sinuosités du sentier qu’il parcourait. Mais il la suivait, et voyant qu’il était dans la bonne route, elle n’eut bientôt plus d’autre crainte que celle qu’il fût aperçu de ses compagnons. Pourtant, comme ils étaient un peu en avant et que les broussailles étaient épaisses, elle espérait que ce malheur serait évité. Le sentier étant circulaire, il fallut quelque temps pour trouver l’endroit que cherchait Joël. Enfin, y étant arrivés, ils traversèrent le ruisseau sur un arbre jeté là comme un pont rustique, expédient très-commun dans les forêts de l’Amérique. Comme notre héroïne l’avait souvent traversé seule, elle n’eut besoin d’aucune assistance, et il lui sembla que la moitié du danger avait disparu quand elle se trouva sur la même rive que la Hutte. Joël ne soupçonnant rien et mettant toutes ses facultés à écouter ce qui pouvait se passer en avant, abandonna le chemin et atteignit bientôt la lisière du bois. Puis il s’arrêta pour donner à ses compagnons le temps de le rejoindre. Le crépuscule avait presque disparu. Il faisait pourtant encore assez clair pour que Maud pût s’apercevoir que beaucoup de personnes guettaient son retour, soit aux fenêtres, au-dessus du rocher, soit aux alentours des palissades. La distance était si rapprochée qu’on aurait pu, en élevant la voix, se faire entendre, mais c’eût été un peu hasardeux dans le cas où quelque vedette ennemie se serait trouvée près de là.

— Je ne vois rien, miss Maud, fit observer Joël après avoir regardé soigneusement autour de lui. En prenant le sentier qui suit le bord de la rivière, quoiqu’il soit tortueux, nous marcherons en sûreté et nous serons à demi cachés par les broussailles. Allons vite et en silence.

Maud l’engagea à marcher devant, et elle resta derrière un arbre pour laisser les deux hommes la précéder d’une petite distance. Le major fut bientôt près d’elle. Quelques mots d’explication suffirent, puis elle courut après les guides, laissant Robert Willoughby assis sur une souche. La distance était si courte qu’elle les rejoignit bientôt, et ils se trouvèrent tous trois au bas du rocher. En suivant un chemin qui y conduisait, ils en tournèrent les flancs et montèrent jusqu’au pied des palissades. Ce qui nécessitait ce circuit, c’est qu’il fallait atteindre les portes. Maud les franchit rapidement, et elle vit dans un faible rayon de lumière plusieurs figures qui la regardaient et se montraient entre les charpentes. Elle ne s’arrêta pas ; ne parla pas, respirait à peine. Un profond silence régnait sur le rocher, mais quand Joël se présenta à la porte elle fut ouverte à l’instant et il s’introduisit. Il n’en fut pas de même de Mike, qui attendit, pour entrer, que Maud fût en sûreté, c’est-à-dire qu’il la fit passer avant lui.

Maud se trouva dans les bras de sa mère dès qu’elle eut passé la porte. Mistress Willoughby avait été à l’angle du rocher ; elle avait suivi sa chère enfant dans sa rapide ascension, et elle était prête à la recevoir. Beulah arriva bientôt, et le capitaine, tout en pleurant, embrassa et gronda sa petite favorite.

— Ne lui faites pas de reproches maintenant, dit mistress Willoughby, Maud n’est pas restée dehors plus longtemps que de coutume, et elle ne pouvait pas prévoir ce qui est arrivé.

— Ma mère, mon père, dit Maud en reprenant haleine, laissez-moi bénir Dieu de m’avoir sauvée, moi et ceux qui me sont chers. — Je vous remercie, cher monsieur Woods ; embrassez-moi. — Maintenant entrons dans la maison. J’ai beaucoup de choses à vous dire. — Venez, mon cher père, venez ma chère mère, ne perdons pas un moment. Allons dans la bibliothèque.

Comme c’était dans cette chambre que les dévotions se faisaient, les auditeurs s’imaginèrent que la jeune fille désirait adresser ses remerciements à Dieu, ce qui arrivait fréquemment dans cette pieuse famille ; et ils la suivirent avec une tendre sympathie pour ses sentiments. Aussitôt qu’ils furent entrés, Maud ferma soigneusement la porte et alla de l’un à l’autre afin de voir ceux qui étaient présents. Comme il n’y avait que son père, sa mère, sa sœur et le chapelain, elle raconta tout de suite ce qui s’était passé, et elle indiqua l’endroit où le major attendait le signal pour s’approcher. Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’étonnement et la joie mêlée d’inquiétude que produisit cette nouvelle.

Maud exposa rapidement son plan et pria son père de le faire exécuter. Le capitaine n’avait pas comme elle des appréhensions au sujet de la fidélité du peuple, mais il céda à ses vives supplications. Mistress Willoughby, agitée par tous les événements imprévus de la journée, se joignit sa fille, et Maud obtint, la permission d’agir comme elle l’entendrait.

Une lampe fut apportée, et placée par Maud dans un garde-manger qui était éclairé par une seule fenêtre longue et étroite placée à l’angle du bâtiment, près des offices ; la porte en était fermée. Cette lampe était pour le major le signal convenu et, le cœur palpitant, les femmes s’avancèrent vers les fenêtres, certaines qu’on ne pourrait les voir dans l’obscurité, qui couvrait maintenant toute la vallée. On n’attendit pas longtemps ; bientôt on put l’entendre et même le voir, quoiqu’il fût hors des regards des habitants de la Hutte, à l’exception de ceux qui étaient au-dessus de sa tête. Le capitaine Willouhgby avait préparé une corde dont on laissa flotter un bout que le major attacha autour de son corps. Une secousse fit savoir qu’il était prêt.

— Que ferons-nous ? demanda le capitaine avec une sorte de désespoir. Woods et moi ne pourrons jamais élever ce grand garçon à une telle distance ; il a six pieds et il pèse cent quatre-vingts livres.

— Paix, dit Maud à demi-voix, tout ira bien. Alors, se recueillant, la jeune fille, pâle, mais active, pria son père d’avoir patience. — J’ai pensé à tout, reprit-elle. Nous pouvons nous confier à Mike et aux nègres ; je vais les appeler.

Mike et les deux Plines furent bientôt arrivés.

— O’Hearn, dit Maud d’un ton interrogatif, je crois que vous êtes mon ami ?

— Quelle question ! Si vous désirez une de mes dents, vous pouvez prendre toute ma tête. Och ! autrement je serais un sot ! Je mangerais le restant de mes jours avec une cuiller, rien que pour le plaisir de vous obliger.

— Et vous, Pline et votre fils, vous nous avez connus enfants vous ne répéterez pas un mot de ce que vous verrez. Maintenant tirez cette corde, mais avec grand soin, de peur qu’elle ne casse. Les hommes firent ce qui leur était ordonné et élevèrent leur charge d’un pied ou deux à la fois, jusqu’à ce qu’elle fût presque au niveau de la fenêtre.

— C’est le capitaine qui fait monter un morceau de porc pour approvisionner la maison, en cas de siège, disait tout bas Mike aux nègres qui grimaçaient en tirant la corde.

En ce moment, la tête et les épaules d’un homme parurent à la fenêtre. Mike laissa aller la corde, saisit une chaise, et allait frapper l’intrus sur la tête, mais le capitaine arrêta le coup.

— C’est un de ces vagabonds d’indiens qui a enlevé le porc et qui a pris sa place, vociféra Mike.

— C’est mon fils, répondit doucement le capitaine ; prouvez-nous que vous êtes discret.