Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 127-139).


CHAPITRE X.


Ô princes de Jacob, la force et l’appui de la fille de Sion, regardez-la maintenant ; les chasseurs l’ont frappée et l’ont laissée isolée et sanglante. Elle gémit comme le léopard dans le désert. Prenez vos coursiers de bataille, levez vos étendards, et venez la défendre avec la lance et l’épée.
Lunt.


Les quinze jours ou trois semaines qui suivirent, n’apportèrent d’autres changements que ceux qui sont une suite des progrès de la saison. La végétation déployait toutes ses richesses. Le blé et les pommes de terre, récemment labourés, embellissaient les plaines ; le froment et les autres grains dressaient leurs épis, et les prairies commençaient à échanger leurs fleurs pour des fruits. Les forêts voilaient leurs mystères sous des ombrages d’un vert si brillant et si vif, qu’on ne peut les trouver que sous un soleil généreux, tempéré par des pluies bienfaisantes et par l’air des montagnes. Les compagnons de Beekman quittèrent la vallée le lendemain du mariage, ne laissant derrière eux que leur chef.

L’absence du major ne fut pas remarquée de Joël et de la bande, à cause des soins qu’exigeait la réception de tant d’hôtes, et du mouvement du mariage. Mais aussitôt que le fait fut avéré, l’inspecteur et le meunier prirent le prétexte d’une suspension de travaux, et obtinrent la permission d’aller à la Mohawk pour leurs affaires particulières. De tels voyages étaient assez ordinaires pour qu’ils n’éveillassent pas les soupçons. La permission accordée, les deux conspirateurs partirent de compagnie le matin du second jour, ou quarante-huit heures après le major et Nick. Comme on savait que ce dernier était venu par la route du fort de Stanwix, il était assez naturel de supposer qu’il reviendrait par le même chemin, et Joël se détermina à se diriger vers la Mohawk, près de Schenectady où il pourrait se faire un mérite de son patriotisme, en trahissant le fils de son maître. Le lecteur ne suppose pas que Joël eût l’intention d’agir ouvertement ; loin de là, son plan était de rester en arrière, tout en attirant l’attention sur le prétendu loyalisme du capitaine et sur son attachement à lui Joël pour les colonies.

Il est à peine nécessaire de dire que ce plan échoua à cause du nouveau chemin que prit Nick. Pendant que Joël et le meunier logeaient dans une auberge hollandaise, à quinze ou vingt milles de Schenectady, en attendant que les deux autres voyageurs descendissent la vallée de la Mohawk, Robert Willoughby et son guide traversaient l’Hudson avec une sécurité momentanée. Après être resté à son poste jusqu’à ce qu’il lui fût bien prouvé que la proie lui avait échappé, Joël, accompagné de son ami, retourna à la colonie. L’inspecteur avait profité de l’occasion pour prendre une connaissance plus positive de l’état du pays, pour ouvrir des communications avec certains patriotes d’une valeur morale égale à la sienne, mais d’une plus grande influence pour lancer des insinuations secrètes sur le capitaine et pour spéculer sur les propriétés. Mais la poire n’était pas encore mûre, et tout ce qu’on pouvait faire en ce moment, c’était de débarrasser le chemin pour l’avenir.

Cependant Evert Beekman, ayant rassuré sa charmante femme, commença, quoique avec tristesse, à songer à ses devoirs politiques. Il devait avoir un régiment dans les nouvelles levées, et Beulah se promettait de se séparer de lui avec une apparente résignation. C’était en vérité un curieux spectacle de voir comment les deux sœurs laissaient entraîner leurs pensées et leurs désirs, en matière politique, par le sentiment qui domine si facilement les femmes. Maud était fortement disposée à soutenir la cause royale, et la jeune épouse inclinait pour celle dans laquelle son mari était enrôlé, cœur et bras.

Le capitaine Willoughby s’occupait peu de la politique, mais le mariage de Beulah eut sur lui une puissante influence, en continuant à pousser son esprit dans la direction qu’il avait prise après la mémorable discussion avec le chapelain. Le colonel Beekman était un homme d’un grand sens, quoique n’ayant pas de brillants dehors, et ses arguments étaient si clairs qu’ils avaient plus de poids que ceux des violents partisans de cette époque. Beulah s’imaginait qu’il était un Solon pour la sagacité, et un Bacon pour la sagesse ; le capitaine, sans aller tout à fait aussi loin, était charmé de rencontrer en lui un jugement calme et solide, souvent d’ailleurs d’accord avec ses propres opinions. Quant au chapelain, on le laissait en dehors des discussions comme incorrigible.

La moitié du mois de juin était passée quand le colonel Beekman songea à se séparer de sa femme, pour retourner au milieu des scènes actives qu’il avait abandonnées depuis peut-être trop longtemps. Habituellement, la famille se rassemblait à la fin du jour sur la pelouse ; les fenêtres de la Hutte donnant sur la cour rendaient cette sortie en plein air presque indispensable. On s’y trouvait comme de coutume dans la soirée du 25 juin ; mistress Willoughby faisait le thé ; ses filles, assises auprès d’elle, causaient ; et les hommes discutaient sur les propriétés des différentes espèces de grains.

— Voici un étranger, s’écria tout à coup le chapelain en regardant le rocher situé près du moulin, à un endroit où l’on ne pouvait passer sans être vu de la Hutte. Il arrive comme un homme pressé, que vient-il faire ici ?

— Dieu soit loué, dit le capitaine en se levant, c’est Nick, et c’est à peu près le temps où il devait être de retour pour nous apporter de bonnes nouvelles. Une semaine plus tôt eût été d’un meilleur augure ; mais n’importe, il arrive comme s’il avait quelque chose a nous communiquer.

Misstress Willoughby et ses filles suspendirent leurs occupations, et les hommes restèrent dans une attente silencieuse, pendant que le Tuscarora traversait rapidement la plaine. En quelques minutes, l’Indien fut sur la pelouse et s’avança avec gravité. Le capitaine Willoughby, qui le connaissait bien, attendit encore une minute pendant laquelle l’Homme Rouge s’appuya contre un pommier, puis il l’interrogea.

— Soyez le bienvenu, Nick ! Où avez-vous laissé mon fils ?

— Il le dit ici, répondit l’Indien en présentant une lettre que lut le capitaine.

— C’est bien, Nick, et cela montre que vous avez été fidèle. Vous serez payé ce soir. Mais cette lettre a été écrite sur la rive orientale de l’Hudson, il y a trois semaines. Pourquoi ne vous a-t-on pas vu plus tôt ?

— Pas voir quand Nick pas venir.

— C’est assez évident ; mais pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ? voilà ma question.

— Voir le pays ; avoir été sur les bords du grand lac salé.

— Oh ! c’est la curiosité alors, qui a été la cause de votre absence.

— Nick, guerrier, pas femme ; pas curieux.

— Non non, je vous demande pardon, Nick ; — je ne vous accuse pas d’avoir des sentiments féminins ; loin de là, je sais que vous êtes un homme. Dites-nous d’où vous venez ?

— De Boston, répondit Nick sentencieusement.

— De Boston ! C’est vraiment un voyage. Nous n’avez probablement pas traversé Massachussetts avec mon fils.

— Nick allait seul. Deux routes ; une pour le major, une pour le Tuscarora. Nick arriver le premier.

— Je le crois. Vous étiez pressé. Vous questionna-t-on dans la route ?

— Oui. Dis que j’étais de Stokbridge. Faces Pâles savoir pas mieux, Nick adroit.

— Mon fils est-il arrivé à Boston avant que vous en soyez parti ?

— Il le dit à vous, répondit l’Indien en tirant une autre missive des plis de sa chemise de calicot.

Le capitaine reçut la lettre, qu’il lut avec autant de gravité que de surprise.

— C’est l’écriture de Bob, dit-il, c’est daté de Boston, 18 juin 1775, mais sans aucune signature.

— Lisez, cher Willoughby, s’écria la mère inquiète. Ces nouvelles nous intéressent tous.

— Des nouvelles, Wilhelmina oui, on peut dire que ce sont des nouvelles, mais elles n’en sont pas meilleures pour cela. Cependant, telles qu’elles sont, il n’y a aucune raison pour en faire un secret que le temps d’ailleurs ferait connaître, « Mon cher monsieur, Dieu merci, je suis sain et sauf. Mais nous avons eu beaucoup à faire. Vous connaissez les exigences du devoir. Mes affectueux compliments à ma mère et à Beulah, et aussi à ma chère et capricieuse Maud. Nick était présent, il vous dira tout sans rien augmenter ni rien diminuer. » Et aucune adresse ? pas de signature ? rien que la date. Qu’est-ce que cela veut dire, Nick ?

— Le major était là, Nick était là. L’affaire a été chaude. Un mille de tués. Habits rouges comme du sang.

— Il y a une autre bataille ? s’écria le capitaine. Parlez, Nick qui a gagné ? les Anglais, ou les Américains ?

— Difficile à dire. Les uns les autres se battent. Habits Rouges prennent le terrain Yankees se battent. — Si le Yankee voulait, scalperait beaucoup ; mais pauvres guerriers pour scalper. Pas savoir.

— Sur ma parole, Woods, je n’y comprends rien. Est-il possible que les Américains aient osé attaquer Boston, défendu par une forte armée, des troupes britanniques ?

— Cela ne se peut pas, dit le chapelain avec emphase, ce n’est qu’une escarmouche.

— Quoi vous appeler escarmouche ? demanda vivement Nick ; escarmouche, quand mille hommes tués ! Ah !

— Dites-nous ce que vous savez, Tuscarora, reprit le capitaine en engageant son ami à rester silencieux.

— Bientôt dit, bientôt fait, Yankees sur la montagne, soldats en canots. Cent, mille, cinquante canots pleins d’Habits Rouges. Grand chef était là. Dix, six, deux, tous allèrent ensemble. Faces Pâles venir à terre, se mettre en défense, puis marcher… Boum, boum, coups de canon, coups de fusil. Ah ! comme ils courent !

— Ils fuient ! Qui, Nick ? Je suppose que ce sont les pauvres Américains.

— Habits Rouges courent, répondit tranquillement l’Indien.

Cette réponse produisit une sensation générale. Les dames tressaillirent et se regardèrent mutuellement.

— Les Habits Rouges se sont sauvés ! répéta le capitaine lentement. Finissez votre histoire, Nick. Où fut livrée cette bataille ?

— De l’autre côté de Boston, sur la rivière. Venus en canots pour se battre, comme Indiens du Canada.

— C’est sans doute à Charlestown, Woods. Vous vous rappelez que Boston est sur une péninsule et Charlestown sur une autre. Cependant je ne pensais pas que les Américains fussent dans cette dernière ville. — Beekman, vous ne m’en aviez rien dit.

— Ils n’étaient pas si près des forces royales quand j’ai quitté Albany, Monsieur ; répondit le colonel. Quelques questions directes adressées à l’Indien, nous feront connaître la vérité tout entière.

— Nous allons procéder plus méthodiquement. Combien y avait-il de Yankees dans ce combat, Nick ? Calculez comme nous le faisions dans la guerre contre la France.

— Atteindre d’ici au moulin, trois, deux rangs, capitaine. Tous fermiers, pas de soldats. Des fusils, pas de baïonnettes, pas de havresacs, pas habits rouges. Avoir l’air de bourgeois combattre comme diables.

— Une ligne longue comme d’ici au moulin, trois rangs. Il devait y avoir deux mille hommes, Beekman. — Est-ce bien ce que vous voulez dire, Nick ?

— À peu près.

— Bien. Alors il y avait environ deux mille Yankees sur cette montagne. Et combien y avait-il de soldats du roi dans les canots ? Deux fois et une fois autant d’abord, et ensuite moitié. Nick tout près ; lui, compter.

— Ce serait trois mille en tout ! Par saint George, on a eu de l’ouvrage ! — Ont-ils tous marché, Nick ?

— Non. Premiers qui ont marché, battus et mis en fuite alors d’autres allèrent, battus aussi ils se sauvent. Les troisièmes, plus hardis, mirent le feu au wigwam, gravirent la montagne, et Yankees se sauvèrent.

— Ceci me paraît clair et exact. Le wigwam en feu ! Charlestown est-il brûlé, Nick ?

— Oui. Semblable à un grand feu du conseil. Gros canons firent feu. Boum, boum. Nick, jamais avoir vu pareille guerre. Hommes morts en aussi grand nombre que les feuilles des arbres. Sang coulait comme torrent.

— Étiez-vous à cette bataille, Nick ? Comment avez-vous appris tout ceci ?

— Pas besoin d’aller là. Mieux dehors ; pas à scalper, Homme Rouge que faire ? Voir, c’était tout. Derrière les pierres du mur. Bonne vue.

— Avez-vous traversé l’eau, ou êtes-vous resté à Boston, et avez-vous vu de loin ?

— Traversé en canot. Habits Rouges croyaient général avoir envoyé lettre par Nick. Le major dit : C’est mon ami. On laissa aller Nick.

— Mon fils était dans cette sanglante bataille ! dit mistress Willoughby ; il nous écrit qu’il n’est pas blessé, Hugh ?

— Oui, ma chère Wilhelmina, et Bob nous connaît trop bien, Nick, pour nous tromper à ce sujet. Avez-vous vu le major sur le champ de bataille, quand vous avez eu traversé la rivière, je veux dire ?

— Voir tous, six, deux. Sept mille. Moi, tant près, comment pas voir ? lui droit comme un pin, tuer tout autour de lui, pas blessé. On dit à lui être folie de rester là, pas vouloir s’en aller.

— Et combien supposez-vous qu’on ait laissé de morts sur le champ de bataille ? êtes-vous resté pour voir ?

— Resté pour prendre fusils, havresacs et autres bonnes choses ; en avoir beaucoup. — Ici Nick ouvrit froidement un petit paquet et exhiba une épaulette, plusieurs bagues, une montre, cinq ou six paires de boucles d’argent et divers autres articles de pillage dont il avait dépouillé les morts. — Tout cela bonnes choses les avoir eues sans les demander.

— Je le vois, maître Nick ; mais ce butin a-t-il été pris sur les Anglais, ou sur les Américains ?

— Habits Rouges étaient plus près, avoir plus de choses. Aller plus loin, trouver plus mal, comme disent Faces Pâles.

— C’est tout à fait satisfaisant. Y avait-il plus d’Habits-Rouges dans les morts que d’Américains ?

— Habits-Rouges, comme ceci, dit Nick en levant quatre doigts, Yankees ainsi, en levant un doigt. Prendre grand tombeau pour contenir Habits-Rouges, et petit pour les Yankees. Beaucoup Habits Rouges ! plus que mille guerriers. Les Anglais gémissaient comme une squaw qui a perdu son chasseur.

Telle fut la description que fit Saucy Nick du célèbre combat de Bunker-Hill, dont il avait été témoin, en prenant, toutefois, la précaution de se mettre à couvert. Il ne crut pas nécessaire de raconter qu’il avait donné le coup de grâce au propriétaire de l’épaulette. Il ne lui sembla pas non plus essentiel d’expliquer la manière dont il s’était servi pour obtenir tant de boucles. À tous autres égards, son récit fut assez exact, rien de diminué, rien d’argumenté. Les auditeurs avaient écouté avec attention, et Maud, quand on fit allusion à Robert Willoughby, cacha son visage pâle dans ses mains et pleura. Pour Beulah, elle regarda plusieurs fois son mari avec anxiété, et pensa aux dangers auxquels il serait bientôt exposé.

La réception de cette importante nouvelle confirma Beekman dans son intention de partir. Le jour suivant, il se sépara de Beulah et se dirigea vers Albany. Washington nommant un grand nombre d’officiers, Beekman fut fait colonel, et l’on peut dire qu’alors la guerre commença systématiquement. Des bruits éloignés parvinrent de temps en temps à la Hutte, mais l’été se passa sans amener d’événement qui pût troubler la tranquillité de la colonie. Les projets de Joël furent contrariés pour un temps ; il se trouva forcé de continuer à porter le masque et à recueillir pour un autre la moisson qu’il espérait recueillir pour lui-même.

Beulah avait pour son mari toutes les craintes d’une jeune épouse, mais comme les mois se succédaient et qu’une affaire en suivait une autre sans qu’il lui arrivât rien de fâcheux, elle commençait à subir les inquiétudes inséparables de la situation avec moins de tourment et plus de raison. Sa mère et Maud étaient pour elles des amies inappréciables dans ces moments fâcheux, quoique chacune d’elles eut aussi ses propres inquiétudes sur le compte de Robert Willougbby. Comme il n’y eut pas d’autre grande bataille dans le cours de l’année 1775, Beekman resta en sûreté avec les troupes qui investirent Boston et le major avec l’armée dans la ville. Ni l’un ni l’autre ne fut exposé, et ceux qui les aimaient étaient heureux d’apprendre que la mer séparait les combattants.

En novembre, la famille abandonna la Hutte, comme elle l’avait fait les années précédentes, et alla dans un district plus habité pour y passer l’hiver. Ce fut à Albany que le colonel Beekman les rejoignit et passa quelques heureuses semaines avec sa bien-aimée Beulah. La vieille ville dont nous parlons n’était pas gaie dans un moment comme celui-là, mais il y avait beaucoup de jeunes officiers du parti américain qui cherchaient à se rendre agréables à Maud. Le capitaine n’était pas fâché de voir plusieurs de ces jeunes gens assidus auprès de celle qu’il avait été si longtemps habitué à considérer comme sa fille ; car, à cette époque, ses opinions penchaient si fortement en faveur des droits des colonies, que Beekman lui-même était à peine plus joyeux quand il entendait parler du moindre succès des armes américaines.

— Cela ira bien à la fin, disait souvent le digne capitaine pour convaincre son ami le chapelain. Ils ouvriront les yeux avant peu, et l’injustice de la taxe des colonies sera reconnue. Alors tout deviendra facile. Le roi sera aimé comme toujours, et l’Angleterre et l’Amérique, se respectant mutuellement, n’en seront que meilleures amies. Je connais bien mes compatriotes ; ils tiennent à leurs droits et ils respecteront ceux des autres aussitôt que leur ressentiment aura diminué et qu’ils examineront froidement la mérite. Je réponds que la bataille de Bunker-Hill nous a donné (le capitaine s’exprimait ainsi depuis quelques mois), nous a donné un millier d’avocats là où nous n’en avions qu’un. C’est la nature de John Bull. Donnez-lui des raisons pour vous respecter, et il vous rendra bientôt justice ; mais s’il a des motifs pour penser autrement, il devient un maître indifférent sinon absolu.

Telles étaient les opinions du capitaine Willoughby sur sa terre natale qu’il n’avait pas vue depuis trente ans, et où il avait si récemment hérité d’honneurs inattendus sans avoir senti s’éveiller en lui le désir d’y retourner pour en jouir. Ses opinions étaient certainement droites en partie, mais elles suivaient la loi de la nature, et il est probable qu’elles étaient injustes en ce qui regardait les qualités d’une portion particulière de la chrétienté. Il n’y a pas de maxime plus vraie que celle-ci : les mêmes causes produisent les mêmes effets, et comme les mortels sont gouvernés par des lois semblables sur toute la surface du globe, rien n’est plus certain que la ressemblance de leurs idées.

Maud n’eut pas de sourire au delà de ceux qui venaient de ses dispositions naturellement douces et de son désir d’obliger, pour aucun des jeunes soldats et des jeunes bourgeois qui l’entouraient pendant l’hiver qu’elle passa à Albany. Deux ou trois amis du capitaine Beekman eussent été très-heureux de contracter une alliance avec un officier si respecté, mais aucun encouragement ne les enhardit, ni les uns, ni les autres, à aller au delà de l’attention et des assiduités d’une politesse marquée.

— Je ne sais pas comment cela se fait, dit mistress Willoughby à son mari un jour qu’ils étaient en tête à tête, Maud semble prendre moins de plaisir aux attentions de votre sexe, que ne le font ordinairement les jeunes filles de son âge. Pourtant son cœur est aimant et tendre, j’en suis certaine, mais je n’ai pu découvrir dans cette enfant aucun signe de préférence ni de partialité pour ces beaux jeunes gens. Ils lui sont tous indifférents.

— Son temps viendra comme est venu celui de sa mère, répondit le capitaine. La coqueluche et la rougeole ne sont pas plus inévitables pour des enfants que l’amour pour une jeune femme. Toutes sont faites pour cela, ma chère Willy, et la jeune fille attrapera la maladie un de ces jours, et cela sans aucune espèce d’inoculation.

— Je ne désire pas me séparer de mon enfant, dit mistress Willoughby, qui parlait toujours de Maud comme de sa fille, mais comme nous ne pouvons pas toujours vivre ensemble, il vaudrait peut-être mieux la marier comme l’autre. Le jeune Verplanck lui est très-attaché ; ce serait un mariage sortable. Il fait partie du régiment d’Evert.

— Oui, cela pourrait se faire. Cependant je crois que Luke Herring vaudrait mieux.

— C’est parce qu’il est plus riche et plus influent, Hugh. Vous autres hommes, vous ne pouvez penser à l’établissement d’une jeune fille sans considérer les maisons et les terres comme une partie du mariage.

— Par saint George ! ma femme, les maisons et les terres rendent le mariage encore plus doux.

— Mais, Hugh, j’ai toujours été une heureuse femme, et vous n’avez pas été un trop misérable mari, et cela sans avoir des richesses pour adoucir notre état, répondit mistress Willoughby avec reproche. Vous auriez été général que je n’aurais pu vous aimer plus qu’étant simple capitaine.

— Tout cela est vrai, ma chère Wilhelmina, répondit Willoughby en embrassant sa femme avec affection, très-vrai, mais vous trouverez un mariage comme le nôtre dans un million, et je désire que notre chère et capricieuse Maud n’ait pas un plus mauvais mari que Luck Perring.

— Elle ne sera jamais sa femme, je la connais trop bien, elle et mon sexe, pour le croire. Mais vous êtes injuste, Willoughby, en appliquant de telles épithètes à notre enfant. Maud n’est pas capricieuse, surtout dans ses affections. Voyez quel fidèle et sincère attachement fraternel elle porte à Bob. Je dois déclarer que je suis souvent honteuse de voir que sa propre mère a pour lui moins de sollicitude que cette chère fille.

— Ne vous affligez pas de cette idée, Willy ; Bob sera nommé lieutenant-colonel. Je vivrai assez pour le voir officier général, si je deviens aussi vieux que mon grand-père, sir Thomas. Pour Maud, elle voit les inquiétudes de Beulah, et n’ayant pas elle-même de mari ni d’amant pour lequel elle donnerait une obole, elle considère Bob comme un pis-aller. Je vous garantis qu’elle n’a pas plus d’affection pour lui que n’en a le reste de la famille, que moi, par exemple. Cependant, en ma qualité de vieux soldat, je ne pousse pas des cris chaque fois que je songe aux coups de fusil qui se tirent là-bas à Boston.

— Je voudrais que tout cela fût fini. Il est si peu naturel de voir Evert et Robert dans des camps opposés.

— Oui, c’est vrai. Malgré cela tout ira bien. Ce M. Washington est un habile homme et me paraît jouer sa partie avec esprit et jugement. Il était avec nous à cette désagréable affaire de Braddock’s, et, entre vous et moi, Wilhelmina, il couvrit les troupes régulières, sans quoi nous aurions laissé nos os sur ce maudit champ de bataille. Je vous écrivis à cette époque ce que je pensais de lui, et vous voyez que je ne m’étais pas trompé.

C’était un des faibles du capitaine de se croire un prophète politique. Et comme il avait réellement parlé avec éloge de Washington, à l’époque qu’il mentionnait, ses opinions s’étaient trouvées influencées par le plaisir d’être du même parti que son favori. Les prophéties produisent souvent elles-mêmes leur propre accomplissement dans des cas beaucoup plus graves, et il n’est pas étonnant que notre capitaine se trouvât fortifié dans ses sentiments par les circonstances.

L’hiver se passa sans qu’aucun des adorateurs de Maud fit une impression visible sur son cœur. Dans le mois de mars, les Anglais évacuèrent Boston ; Robert Willoughby partit avec son régiment pour Halifax, et de là pour l’expédition contre Charlestown, sous les ordres de sir Henry Clinton. Le mois suivant, la famille retourna au Rocher, où il était plus sage et plus sûr de rester pendant un moment si critique, que dans un endroit plus fréquenté. La guerre continuait, et au grand regret du capitaine, sans aucune apparence de la réconciliation qu’il avait prédite avec tant de confiance. Ceci refroidit son ardeur pour la cause coloniale : Anglais de naissance, il était au fond opposé à la rupture du lien qui unissait l’Amérique à la mère patrie, événement politique dont on commençait à parler sérieusement parmi les initiés.

Désireux d’éloigner autant que possible de désagréables pensées, le digne propriétaire de la vallée s’occupa de ses récoltes, de ses moulins et de ses améliorations. Il avait l’intention de louer ses terres en friche, et d’étendre la colonie dans un but d’avenir ; mais l’état du pays empêcha l’exécution de ce projet, et il fut obligé de conserver les anciennes limites. La position géographique de la vallée la mettait hors des obligations ordinaires du service militaire, et comme on avait quelques doutes sur les opinions de son propriétaire à cause de la présence de son fils dans l’armée royale, de ses propres relations avec les Anglais, et des secrètes machinations de Joël, les autorités furent très-contentes de laisser la colonie tranquille, pourvu qu’elle voulût bien prendre soin d’elle-même. Malgré le patriotisme proéminent de Joël Strides et du meunier, ils furent très-satisfaits de l’état des choses, préférant la paix et la tranquillité aux tumultueuses scènes de la guerre. Leurs plans, d’ailleurs, avaient rencontré quelques obstacles dans les sentiments des habitants de la vallée qui, dans une occasion faite pour mettre à l’épreuve leur attachement pour leur patron avaient plutôt montré qu’ils se souvenaient de sa justice de sa libéralité, de sa conduite droite, que des insinuations de Joël. Cette manifestation de respect eut lieu quand il fut question d’élire un représentant, et tous les individus de l’habitation, à l’exception des deux conspirateurs, donnèrent leurs voix au capitaine.

Cette expression de sentiments fut si générale qu’elle força pour ainsi dire Joël et le meunier à se mettre d’accord avec les autres, et à voter contrairement à leurs propres désirs. Quelqu’un qui eût habité la Hutte pendant l’été de 1776 n’aurait jamais pu s’imaginer qu’il était dans un pays troublé par une révolution et bouleversé par une guerre. Là tout était paisible et calme : les bois gémissant avec les vents dans leur sublime solitude, le soleil donnant sa chaleur à un sol reconnaissant et fertile, la végétation mûrissant et produisant avec toute l’abondance d’une généreuse nature, comme dans les jours les plus tranquilles de paix et d’espérance.

— Il y a quelque chose d’effrayant dans le calme de cette vallée, Beulah, dit Maud un dimanche qu’elle et sa sœur regardaient par la fenêtre de la bibliothèque, admirant le calme de la forêt et écoutant les sons mélancoliques de la cloche. Il y a ici un calme effrayant et à une heure où peut-être les combats et le carnage marchent activement dans le pays. Oh ! pourquoi cet odieux congrès a-t-il pensé à faire la guerre !

— Evert m’écrit que tout va bien, Maud, que les temps arriveront où le peuple sera satisfait, et que l’Amérique sera une nation et, il le pense du moins, une grande, très-grande nation.

— Ah ! c’est l’ambition qui pousse les rebelles. Pourquoi ne sont-ils pas satisfaits d’être les respectables sujets d’un pays comme l’Angleterre, au lieu de se détruire les uns les autres pour ce fantôme de liberté ? en seront-ils plus heureux ou plus sages ?

Ainsi raisonnait Maud sous l’influence de ses sentiments intimes. Beulah répondit doucement mais avec des pensées plus patriotiques.

— Je sais qu’Evert a un sens juste et droit, Maud, et tu avoueras qu’il n’est ni fier ni ambitieux. Si son jugement calme approuve ce qui a été fait, nous pouvons bien supposer qu’on n’a pas agi en hâte et sans nécessité.

— Pense, Beulah, dit Maud en pâlissant et d’une voix tremblante, qu’Evert et Robert sont en ce même moment engagés dans la querelle l’un contre l’autre. Le dernier messager nous a apporté la malheureuse nouvelle du débarquement de sir William Howe avec une grande armée, près de New-York, et les Américains se préparent à marcher à sa rencontre. Il est certain que Bob est à son régiment, et ce régiment, nous le savons, fait partie de l’armée. Comment peux-tu avoir des idées de liberté dans un moment si critique ?

Beulah ne répondit pas, car, malgré sa nature tranquille et la confiance sans bornes qu’elle avait en son mari, elle ne pouvait s’empêcher d’être inquiète. Le colonel avait promis de profiter, pour écrire, de toutes les bonnes occasions, et il tenait sa promesse.

Elle pensa que, sous peu de jours, elle recevrait quelque missive importante ; elle arriva en effet, mais sous une forme qu’elle n’avait pas prévue et par un messager qu’elle ne désirait pas voir.

À cette époque, la saison des travaux avançait. Le mois d’août était terminé, et septembre avec ses fruits lui avait succédé. L’année promettait de finir sans qu’aucun incident extraordinaire vînt changer la position des habitants de la Hutte. Beulah n’était mariée que depuis un an et déjà elle était mère. Tout ce temps s’était écoulé depuis que le fils avait quitté la maison de son père. Nick avait disparu peu de temps après son retour de Boston, et, pendant cet été rempli d’événements, on ne l’avait pas vu, dans la vallée.